En 1982, avec l'Herméneutique du sujet, le philosophe explorait le "
souci de soi ", tentant de penser dans le même mouvement les " assujettissements
identitaires " et l'ensemble des rapports d'exploitation et de domination.
Comment, à l'occasion de la sortie en librairie de
l'Herméneutique du sujet, résister à la tentation de se laisser porter
par notre curiosité pour l'éthique de l'existence dans la Grèce ancienne ?
Malaise, pourtant. Car l'occasion est contrariée par la conjoncture :
SNCF et Danone. Intensification du travail et privation de travail.
Management bavard et licenciements sans phrases. Les deux piliers
de l'ordre capitaliste. " Intolérables ", comme dit Foucault et comme
il l'aurait peut-être dit. Que faire alors ? Détourner notre regard
du présent ou oublier Foucault ? Foucault, comme la philosophie :
" inutile et incertain " ?
Aucun combat ne peut être gagné grâce au silence de
la philosophie, même si certaine philosophie, qui fait de cécité vertu,
gagnerait parfois à se taire. Comme cette prétendue philosophie morale
qui célèbre le retour du sujet souverain et de la liberté impériale :
un sujet souverain qui régnerait sur soi, même quand son existence
est mutilée ; une liberté impériale qui vagabonderait gaiement dans
un monde dont les richesses sont des marchandises et les hommes des
déchets. Ainsi rêvent pourtant les zélateurs modernes du sujet investi
par la morale (mais délesté de toute pesanteur sociale) et de la liberté
retranchée derrière le droit (mais rétréci pour cause de grandeur
européenne).
Foucault n'était pas de ceux-là, lui qui pourtant,
en l'an I du règne de Mitterrand Premier, enseignait au Collège de
France les transformations du " souci de soi ", de Socrate aux penseurs
des Ier et IIe siècles après Jésus-Christ. Du gouvernement de soi
destiné au gouvernement des autres, à la culture de soi destinée à
la jouissance de soi, un même thème persiste et se métamorphose :
la constitution du sujet par lui-même. Mais que nous importe aujourd'hui
ce fragment d'" histoire des modes de subjectivation " ? Nous faudrait-il
prendre Grecs et Romains de l'Antiquité pour modèles ? Foucault ne
préconise rien de tel, et pour cause : il ne les trouve " pas fameux
". L'exigence inconditionnelle du souci de soi, telle qu'elle se formule
chez les stoïciens et les épicuriens notamment, ne suscite aucun enthousiasme
particulier : réservée à une " élite " qui vit aux dépens des esclaves,
des femmes et de la plèbe, elle ne prétend pas à l'universalité. Et
divers aspects de la morale grecque du plaisir nous valent cette conclusion :
" Tout cela est franchement répugnant. "
En quoi, alors, le détour par l'Antiquité peut-il éclairer notre
présent et les luttes actuelles ? Surtout si le diagnostic qu'en propose
Foucault est approximatif. Que dit-il en effet, dans un autre texte
paru la même année ? Qu'aujourd'hui, des trois types de luttes que l'on
peut en général distinguer, " c'est la lutte contre les formes
d'assujettissement - contre la soumission de la subjectivité - qui prévaut
de plus en plus, même si les luttes contre la domination et l'exploitation
n'ont pas disparu, bien au contraire ". " Bien au contraire
", dit Foucault : il faut le souligner, à l'intention de ceux qui voudraient
l'oublier. Mais s'il est vrai, comme il le note, que l'assujettissement
entretient avec la domination et l'exploitation des rapports d'imbrication
réciproque, on devrait en conclure que le combat contre la soumission
de la subjectivité n'est pas seulement un type de lutte, mais une composante
nécessaire de toutes les luttes. Avec cette précision et dans cette
perspective, le détour par les Grecs peut - pour penser les nouvelles
formes de contestation - s'avérer nécessaire et prospectif.
Le trajet de Michel Foucault peut se comprendre ainsi : aller
du sujet pris dans des relations de pouvoir au sujet constitué par la
culture de soi (ou, si l'on veut, par le pouvoir qu'il exerce
sur lui même). Produit et cible des relations de pouvoir, matière et
produit de sa propre activité, le sujet est la résultante toujours précaire
et provisoire d'un double " assujettissement ", où le sens de ce mot
varie avec le type de rapports auquel ce mot renvoie : les rapports
des pouvoirs et/ou le rapport à soi. Menacé quand il est pris dans les
rapports de pouvoir que stabilisent des rapports de domination, l'individu-sujet
n'est pas nécessairement affranchi quand il parvient à se prendre pour
objet d'une culture de soi. Sa liberté n'est pas celle de la souveraine
puissance qu'il exercerait sur ses choix et sur ses actes, mais le foyer,
toujours menacé de s'éteindre, des résistances qu'il oppose aux actions
et aux forces qui tentent de le réduire à l'impuissance. Notre problème
- que permet de penser la différence avec la Grèce et la Rome antiques
- serait celui-ci : " C'est peut-être une tâche urgente, fondamentale,
politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s'il
est vrai après tout qu'il n'y pas d'autre point, premier et ultime,
de résistance au pouvoir politique dans le rapport de soi à soi. " Provocation
unilatérale ? Sans doute, mais à méditer.
Chacun, d'un même mouvement, tend à être constitué
comme sujet et tente de se constituer comme sujet. Mais cette universelle
condition fait l'objet d'une répartition terriblement inégale : les
dominés, les exploités, les exclus, les gens-de-presque-rien et les
gens-de-peu ne peuvent se constituer comme sujets sans heurter de
front les machineries de la domination et de l'exploitation. Du sujet
soumis au sujet construit, de la résistance à l'envahissement par
les rapports de domination à la lutte contre ces mêmes rapports, il
n'y a aucune voie linéaire et triomphale, mais l'histoire souvent
souterraine des refus minuscules, à reprendre jour après jour, et
l'histoire parfois explosive des combats d'émancipation. " Récupéré
par les rapports de pouvoir, par les relations de savoir, le rapport
à soi ne cesse de renaître ailleurs et autrement " (Gilles Deleuze) :
l'éthique de soi peut être aussi une éthique de la révolte et de l'insoumission.
Et cette insoumission peut frayer le passage des luttes contre la
soumission de la subjectivité à l'invention de nouvelles formes de
subjectivité.
Résister à la domination, en effet, c'est lui opposer,
comme point d'appui des résistances et comme horizon d'appel à leur
généralisation, l'exigence de devenir - autant que faire se peut -
sujet de sa propre existence : pouvoir donner une forme à sa propre
vie, durant toute sa durée. Ainsi compris, le souci de soi n'est ni
l'exaltation de l'individualisme exclusif, retranché derrière la frontière
de la vie privée, ni la généralisation du narcissisme possessif, qui
se contemple dans le miroir tendu par les marchandises. Donner un
style à son existence ce n'est pas consommer les styles qui s'expose
dans les salons - de l'auto, du prêt-à-porter, de la bijouterie -
mais donner une forme à son individualité et à sa socialité : " promouvoir
de nouvelles formes de subjectivité ", de nouvelles formes de constitution
de notre être-sujet, individuel et collectif - une nouvelle culture
et de nouveaux mode de vie.
Comment créer les conditions d'émergence d'une individualité
et d'une socialité disponibles à une véritable éthique de l'existence
qui permettrait à chacun de donner à sa vie la forme qui lui convient ?
La réponse de Michel Foucault n'est sans doute pas satisfaisante.
Au moins a-t-il indiqué en pointillés le chemin à parcourir et fait
apparaître, au regard de cette exigence, toutes les formes de domination
et d'exploitation pour ce qu'elles sont : " intolérables ".
Henri Maler (*)
(*) Philosophe. Maître de conférences à l'université
de Paris-VIII Saint-Denis.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-04-05/2001-04-05-242345
Humanite journal Article paru dans l'édition
du 5 avril 2001