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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-05-15/2003-05-15-372090
Compte rendu. Michèle Riot-Sarcey montre combien le travail du philosophe
Michel Foucauld est devenu indispensable à l'historien.
" On ne pense jamais seul ", rappelait le 24 avril
dernier, dans le cadre des Rencontres philosophiques Espaces Marx-Regards-l'Humanité,
Michèle Riot-Sarcey, professeure d'histoire contemporaine à l'université
Paris-VIII, qui introduisait ainsi le propos de sa conférence
" Penser l'histoire avec Foucault ". " L'écriture de l'histoire
ne se fait pas sans être d'abord pensée ", et de poursuivre son
explication liminaire : travail sur le passé, même récent,
la discipline historique nécessite un effort préalable à toute
production, un effort théorique qui oriente la lecture des sources
à disposition des chercheurs.
L'enjeu de cet a priori réflexif est d'importance, souligne l'auteure
de Démocratie et représentation (1) : ainsi, la guerre d'invasion
menée en Irak par les USA a déjà commencé à être travaillée pour
aller dans le sens des dominants. Les documents informatifs créés
- reportages, images d'archives, discours - font la part belle
au point de vue de la coalition. Comment donc s'écrira cette histoire,
dans vingt ou trente ans, si l'on ne songe pas à interroger l'absence
de certaines images, la convergence des documents pour conserver
de la guerre ce qui nuit le moins aux vainqueurs militaires, aux
plus forts. Et comment songer à cela sans penser la manière dont
elle se construit, se fabrique. Car, ajoute Michèle Riot-Sarcey,
" on sait bien que l'histoire est invention. C'est pourquoi, j'ai
eu envie ce soir, de parler de l'un de ceux qui me permettent
de réfléchir mon métier, d'écrire et transmettre de l'histoire
".
" Si pour les philosophes Foucault est un historien,
pour les historiens, c'est un philosophe ", poursuit-elle. Ceci
ayant permis aux historiens de n'utiliser le philosophe qu'aux
marges de son travail. Marges qui, précisément, ne remettent pas
en cause les manières traditionnelles d'envisager l'histoire.
Cependant explique Michèle Riot-Sarcey, Foucault interroge fondamentalement
la matière historique. À propos en particulier de ces deux concepts
majeurs : le sujet et le pouvoir. Le sujet ? " Entre
les membres de la "multitude" et l'État, c'est toujours "l'intermédiaire",
représentatif ou représenté, qui est la source privilégiée de
l'historien traditionnel (...) : il est son unique interlocuteur.
L'homme abstrait - l'adhérent, le militant, le citoyen, l'électeur,
l'acteur de l'opinion publique etc. - semble l'emporter le plus
souvent sur l'individu concret : le modèle ou le référent
se substituent alors à la réalité mouvante, difficilement saisissable.
Et, de fait, la réalité (...) échappe pour l'essentiel à l'histoire
" (2). Autrement dit, ce que l'histoire traditionnelle retient
pour s'écrire c'est un sujet qui ne participe pas de sa construction
réelle. " Acteurs et sujets de l'histoire correspondent-ils ?
C'est une question que Michel Foucault m'a permis justement de
poser ", indique l'historienne. Or, faire la part entre le sujet
censé faire l'histoire et ceux qui parlent pour lui, en son nom,
est un enjeu extrêmement important de l'écriture de l'histoire.
C'est déterminer, distinguer le pouvoir en acte, dans son agir.
À ce titre Foucault écrit que le sujet, dans l'histoire, est une
construction du pouvoir. " Comprenez bien la portée politique
de cela, souligne la conférencière : pour être sujet de l'histoire,
il faut être en capacité de dire ce que l'on fait !
De le dire de manière à ce que le message, subsistant, puisse
être dans un troisième temps, retenu par les historiens. " La
plupart du temps, ceux qui disent l'histoire ne la font pas. D'où
résulte, en toute logique, que les acteurs de l'histoire, de l'histoire
réelle, les milliers d'anonymes qui participent du processus historique
sont oubliés, condamnés au silence lorsque s'écrit le procès de
l'histoire. " À tel point, note Michèle Riot-Sarcey, qu'Henri
Corbin a bien raison de dire : nous ne savons rien du prolétaire
du XIXe siècle français. À quoi je pourrais ajouter : nous
ne savons rien des communistes du XXe siècle.
Et nous n'en savons pas plus des femmes féministes. " Comment
sortir de cette impasse ? Là encore, Michel Foucault, grâce
à son Herméneutique du sujet (3), nous vient en aide. Il montre
la nécessité de s'émanciper de l'assujettissement aux réseaux
de dominations - nécessité individuelle autant que politique -
et cite Sénèque : " Être libre, c'est fuir la servitude,
bien sûr, mais la servitude de quoi ? La servitude de soi,
le soi qu'il faut libérer de tout ce qui peut l'asservir. " C'est
le souci de soi développé par Foucault dans ses dernières ouvres
mais qui achève le travail de toute une vie sur les contraintes
normatives, - identitaires, morales - contraintes qui obligent
les hommes et les femmes, commente l'historienne, à se comporter
selon ce que le système, la structure désirent d'eux. Ce qui vaut
pour nous tous, en tant qu'individus supposés sujets de l'histoire,
peut constituer une règle de travail pour l'historien, a terminé
Michèle Riot-Sarcey.
Cette règle devrait s'énoncer ainsi : " comment se fait-il
que je pense ce que je ne pense pas ". En d'autres mots :
comment, à quoi suis-je assujetti ?
Jérôme-Alexandre Nielsberg
(1) Démocratie et représentation. Actes du colloque
d'Albi, 19-20 novembre. 1994, Michèle Riot-Sarcey. Éd. Kimé, 1995.
(2) Le Réel et l'Utopie. Essai sur la politique
au XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey. Éd. Albin Michel, 1998.
(3) L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège
de France (1981-1982), Michel Foucault. Éd. du Seuil, 2001.
L'Humanité Article paru dans l'édition
du 15 mai 2003.
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-05-15/2003-05-15-372089
Parution Lectures de Foucault
Lectures de Michel Foucault, sous la direction de J.-C. Zancarini,
P.-F. Moreau et E. Da Silva, 3 tomes.
Éd. ENS, 2003. 14 euros le volume.
Presque deux décennies après la mort du philosophe,
comment l'oeuvre de Michel Foucault, augmentée des Dits et
Écrits (1) et de ses cours au Collège de France, continue-t-elle
de travailler ? En trois volumes, les éditions de l'École
normale supérieure de Lyon, tentent une réponse contemporaine.
Sous la triple direction de Jean-Claude Zancarini, Pierre-François
Moreau et Emmanuel Da Silva, une quinzaine de chercheurs en sciences
humaines disent la manière dont celui qui écrivait
" je rêve de l'intellectuel destructeur des évidences
et des universalismes " interroge leur pratique.
Des rapports de Foucault à Deleuze (Didier Ottaviani), Spinoza
(Olivier Remaud), Kant et Hegel (Franck Fischbach) aux généalogies
du bio-pouvoir (Mauro Bertani) et analyse des rapports de pouvoir
(Daniel Defert) dans Il faut défendre la société
(2), en passant par les liens du penseur à la littérature
(Philippe Sabot) et à l'Antiquité (Jean-François
Pradeau), les articles passent en revue toute une série de
figures foucaldiennes encore très opératoires dans
leurs propres recherches.
J.-A. N.
(1) Dits et écrits, Michel Foucault. 2 volumes. Éd.
Gallimard, coll. Quarto, 2002. Environ 1 200 pages et 28,97 euros
le volume.
(2) Il faut défendre la société, Michel Foucault.
Éd. du Seuil, coll. Hautes Études, 1997. 272 pages,
21,34 euros
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-05-15/2003-05-15-372090
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