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Origine :
http://hal9000.cisi.unito.it/wf/FACOLTA/Scienze-Po/Didattica-/I-corsi-ol/Storia-del1/Area-Corso/Conferenze/Testo_Zarka.rtf
Le pouvoir de Machiavel à Foucault
Le pouvoir est devenu l'élément central du politique
à l'époque moderne et contemporaine, même si
des conceptions sur le meilleur gouvernement ou la société
idéale ont tenté de faire prévaloir d'autres
concepts. Toute réflexion sur les institutions, les lois,
la justice, le droit, le gouvernement, l'homme d'Etat reconduit
inévitablement au pouvoir. C'est en revenant ainsi au pouvoir
que la pensée rejoint le réel. Machiavel n'entendait
pas faire autre chose lorsqu'il affirmait au chapitre XV du Prince
“ mi è parso più conveniente andare drieto alla
verità effettuale della cosa, che alla imaginazione di essa
” .
Mais qu'est-ce que le pouvoir ? Comment se constitue-t-il ? Par
quelles voies s'inscrit-il dans les articulations de la société
? Quels sont ses modes d'institutionnalisation dans les structures
juridico-politiques et les codes sociaux qui pérennisent
la domination et reproduisent l'obéissance ? Quels sont ses
modes de légitimation ? A-t-il une histoire ?
Le présent ouvrage, Figures du pouvoir, entend répondre
à ces questions à travers une double interrogation.
1/ Si le pouvoir n'est pas une essence immuable, quelles sont les
figures qui l'ont successivement défini à l'époque
moderne et contemporaine ? 2/ Le pouvoir n'est pas séparable
de la manière dont il est exercé : comment penser
le rapport entre structures de pouvoir et formes de gouvernement
en particulier dans les démocraties contemporaines ?
Les réponses apportées ont pour objet de déterminer
la mesure dans laquelle nous serions sortis aujourd'hui des catégories
sur lesquelles la politique moderne s'est construite.
Les deux premières parties de l'ouvrage concernent des catégories
de la modernité politique liées à celle de
pouvoir : la patrie, le héros, l'histoire, le droit naturel.
La troisième s'efforce de penser le présent politique
à travers une réflexion sur le gouvernement de la
démocratie aujourd'hui où se trouvent engagés
des enjeux aussi considérables que ceux de la crise de l'Etat-Providence,
la redéfinition de la liberté politique, la fin de
l'utopie sociale, le rapport entre structures de pouvoir et formes
de gouvernementalité, ainsi que la question de l'histoire
du pouvoir.
1/ Le pouvoir à l'époque moderne
Si le pouvoir acquiert une position politique centrale dès
le début des temps modernes, c'est en vertu de modifications
fondamentales qui affectent l'histoire des Etats. Il s'agit, d'une
part, de la remise en cause, théorique d'abord, pratique
ensuite, au moment des guerres de religions, de la subordination
du temporel au spirituel. Dans la mesure même où le
spirituel éclate en une pluralité de confessions,
sa supériorité sur le pouvoir politique se trouve
fortement ébranlée et, avec elle, l'idée d'une
norme de justice transcendante qui juge et règle de l'extérieur
le politique. D'autre part, le pouvoir politique désormais
renvoyé à lui-même se présente sous la
forme d'une pluralité d'Etats, aspirant à l'indépendance
et à la souveraineté, entre lesquels les relations
sont définies en termes de puissance et d'équilibre
des puissances selon une configuration géopolitique qui va
devenir dominante au XVIIe siècle. Enfin, le pouvoir politique
de l'Etat doit se situer par rapport à d'autres instances
comme la société civile ou l'économie : le
pouvoir a-t-il une fonction normative ? Sur quel ordre de réalité
doit-il s'exercer ? Ces dernières questions viendront au
premier plan au XVIIIe siècles avec la naissance du libéralisme
économique.
Cette centralité du pouvoir dans l'histoire politique des
temps modernes a été pensée sous différentes
formes : constitution d'un discours sur l'état d'urgence
et la possibilité de rétablir des institutions républicaines
qui réactivent le “ vivere libero e civile ”,
chez Machiavel ; transformation de la religion en une arme politique
et rationalisation de la puissance d'Etat, chez les théoriciens
de la raison d'Etat ; théories de la souveraineté,
c'est-à-dire liaison entre puissance et droit, chez Bodin,
Grotius et Hobbes ; historicisation de l'idée de nation et
description des changements qui affectent les structures de pouvoir
conformément à l'état de la société
chez Vico.
Mais plutôt que d'analyser les aspects les plus massifs des
théories indiquées à l'instant, j'ai préféré
envisager la question du pouvoir à l'époque moderne
par trois biais particuliers, susceptibles de nous révéler
quelque-unes des déterminations qui lui sont spécifiques.
Il s'agit de son enracinement historique et territorial : la patrie ;
de son fondement anthropologique : la conduite des individus ou
des groupes ; enfin de son détenteur : le prince comme héros
politique ou l'Etat.
a/ La patrie
C'est avec Machiavel que l'on peut prendre la pleine mesure des
enjeux du rapport entre le pouvoir et la patrie. Le pouvoir n'est
pas une entité abstraite, une machine à domination
qui fonctionne sans tenir compte des lieux et des temps. Le monde
de Machiavel est profondément différencié.
Il est traversé de frontières et d'histoires qui le
morcellent selon une pluralité hétérogène
de cités, d'Etats et de peuples. Il ne comporte donc rien
de ce que nous commençons à connaître au début
du XXIe siècle, c'est-à-dire un double effet de déterritorialisation
(les frontières existent toujours mais deviennent de plus
en plus abstraites) et d'homogénéisation qui tend
à supprimer l'idée de patrie. A l'opposé d'un
tel monde déterritorialisé et homogénéisé
qui, s'il va jusqu'au bout de sa logique, ne sera rien d'autre qu'un
désert, lieu de l'errance infinie de populations humaines
sans identité, l'idée de patrie renvoie à un
monde différencié selon la mémoire et le lieu.
Machiavel ne se limite nullement à l'examen des modalités
d'acquisition et de conservation du pouvoir, il lie ses analyses,
ses descriptions et ses récits à un patriotisme qui
les inscrit dans l'histoire de Florence. L'évocation de la
patrie n'a donc rien d'un motif réactionnaire comme la volonté
de maintenir un ordre de domination autoritaire contre des forces
de changement et de libération. Au contraire, Machiavel montre
comment cette évocation est liée au projet d'un rétablissement
d'institutions républicaines. Dans le Prince, les Discours
et les Histoires florentines la patrie renvoie à un double
registre de considérations. Premièrement, elle est
tenue pour une valeur quasi absolue, par rapport à laquelle
toute autre valeur est subordonnée. Ainsi, lorsque le salut
de la patrie est en cause, on doit la défendre par tous les
moyens nécessaires, qu'ils soient justes ou injustes, glorieux
ou ignominieux. Si la patrie était perdue, la liberté
le serait inexorablement aussi. Deuxièmement l'amour de la
patrie (amore della patria), dans les Histoires florentines, est
le ressort affectif qui soutient la possibilité d'une restauration
du vivere libero e civile. Cette position ne caractérise
pas seulement Machiavel, on en retrouvera des aspects importants
dans l'idéalisme allemand, chez Kant, Fichte et Hegel. Pour
Kant par exemple le patriotisme intervient lorsqu'il s'agit de définir
une constitution libre. La patrie traverse ainsi, plus ou moins
souterrainement, la pensée politique moderne : elle réinscrit
la question du pouvoir dans le contexte d'une terre et d'une mémoire
particulières.
b/ La "libido dominandi"
L'interrogation sur le fondement anthropologique du pouvoir concerne
le rapport du pouvoir aux individus et aux groupes. Si les sociétés
politiques se construisent à travers des structures de pouvoir,
n'est-ce pas parce que l'homme est un être qui a un goût
particulier pour le pouvoir, une libido dominandi, de sorte qu'il
doit être gouverné par un autre pouvoir qui le contraigne
et le soumette. Cette question du fondement anthopologique du pouvoir
a bien entendu été examinée par Machiavel,
mais c'est par l'intermédiaire de Hobbes que je l'envisage
dans le présent volume. Malgré les points de rencontre
importants entre Machiavel et Hobbes sur cette question, l'intérêt
tout particulier du second tient à ce que, contrairement
à ce que l'on croit le plus souvent, il n'enracine pas le
désir de puissance dans la nature du désir individuel,
c'est-à-dire dans la constitution de l'individu humain. Au
contraire, il en explique la genèse à partir, d'une
part, de la libido sciendi, du désir de connaître,
qui temporalise le désir humain et, d'autre part, de la dynamique
de la vie relationnelle (lorsqu'il n'existe pas de pouvoir politique)
qui produit une unification catégoriale de l'objet du désir
: tous les hommes ne désirent plus qu'une seule chose (parce
qu'elle leur permet d'atteindre toutes les autres) à savoir,
le pouvoir. Avant de définir la structure politique de l'Etat,
le pouvoir est d'abord l'objet du désir des individus. Il
faudrait dire plus exactement que, lorsque le pouvoir commence à
occuper le centre de la théorie de l'Etat, il investit également
l'anthopologie sous la forme d'une théorie relationnelle
de la machine désirante.
c/ Le héros politique
Le pouvoir est-il celui du prince ou de l'Etat ? Toute la pensée
du pouvoir à l'époque moderne a consisté en
un effacement progressif de la figure du prince comme héros
politique et en son remplacement par la définition des mécanismes
impersonnels qui assurent l'institutionnalisation du pouvoir dans
des structures juridico-politiques ou qui pérennisent une
domination par des procédures de reproduction de l'obéissance.
La conception la plus éclatante du héros politique
se trouve, bien entendu, chez Machiavel. L'un des schémas
selon lesquels le prince est pensé comme héros politique
est celui de la variabilité du rapport entre virtù
et fortuna. Le héros politique est celui qui est doté
d'une virtù exceptionnelle qui lui permet d'avoir le dessus
sur la fortune au point de la maîtriser et d'y inscrire son
action comme la forme dans la matière. Mais il s'agit là
d'une situation inévitablement provisoire : le héros
politique tombera sous les coups de la fortune dès que les
temps auront changé. Comme je viens de le dire, cette figure
du héros s'estompe dans la théorie politique pour
laisser la place à l'analyse des mécanismes de pouvoir
chez Hobbes, Pascal ou Spinoza. L'exemple le plus frappant est sans
doute celui de Hobbes dont théorie de la souveraineté
n'est à l'image d'aucun souverain particulier pour mieux
convenir à tous. Le pouvoir devient ainsi de moins en moins
l'arme ou l'instrument du héros, et de plus en plus un mécanisme
interne à l'Etat. Avec Vico le statut de l'héroïsme
change foncièrement : il s'agit moins pour lui de définir
une singularité hors du commun que de fournir un concept
historique de l'âge héroïque qui définit
la caste ou la classe dominante d'une époque particulière
dans l'histoire des nations.
Ces trois perspectives sur la centralité du pouvoir à
l'époque moderne sont complétées par l'analyse,
fournie dans la deuxième partie de l'ouvrage, de deux processus
qui affectent cette époque : l'historicisation de la conscience
de soi des peuples et la crise des trois dimensions fondamentales
du droit naturel moderne. Ces deux processus trouvent leur plein
achèvement, après Vico, chez Hegel.
2/ Le pouvoir à l'époque contemporaine
La question est désormais de savoir quels changements ont
modifié le pouvoir à l'époque contemporaine,
en particulier dans les démocraties occidentales. Si le pouvoir
n'est pas une essence abstraite qui demeure identique à soi,
il devrait être possible d'en assigner les transformations
en fonction de la modification des structures sociales et des formes
de gouvernement. Pour tenter cette analyse des figures contemporaines
du pouvoir, j'aborde dans la troisième partie du volume quatre
points : a/ les changements qui affectent l'époque contemporaine
et qui semblent nous ouvrir vers un monde très différent
de celui que nous avons connu jusqu'à présent. J'ai
tenté de penser ce moment de sortie de la modernité
en forgeant le concept d'ultra-modernité politique. Il s'est
agi pour moi de faire un diagnostic politique au tournant du XXIe
siècle. b/ La question de la part d'ombre du pouvoir sous
la forme d'une interrogation sur le statut de la raison d'Etat en
régime démocratique. c/ Le rapport entre structure
de pouvoir et forme de gouvernement. Ici, je tente de définir
les différents rapports entre le pouvoir et la fiction pour
montrer que les démocraties doivent échapper à
l'alternative entre un pouvoir qui manipule et un pouvoir qui surveille.
d/ L'étude de la définition non juridique du pouvoir
chez Foucault remet au centre de la réflexion la notion d'une
histoire du pouvoir.
a/ L'utra-modernité politique
Le concept d'ultra-modernité politique a pour fonction d'analyser
la triple crise contemporaine qui affecte l'existence de l'Etat-nation,
le sens de la liberté individuelle et le statut du travail.
Cette subsomption d'aspects divers de la réalité sociale
et politique sous un même concept a pour but de tenter de
repérer d'éventuels caractères permanents.
Ce qui est en jeu c'est la question de la sortie de la modernité,
que l'on peut définir d'une part, en fonction des mutations
impressionnantes de la réalité dans les champs de
l'échange, de l'information, des technologies, des pouvoirs
et des savoirs et, d'autre part, à travers l'exigence d'une
révision des concepts politiques.
b/ L'ombre du pouvoir
La raison d'Etat définit-elle un mode archaïque de l'art
de gouverner ou constitue-t-elle une dimension irréductible
du pouvoir politique ? Cette question se pose avec d'autant plus
de vigueur que la raison d'Etat continue à sévir dans
les régimes démocratiques. Je tâcherai de montrer
que c'est au moment où le régime démocratique
n'est plus à la hauteur des principes de légitimité
et de légalité qui définissent son essence,
que le pouvoir drape dans la raison d'Etat les multiples distorsions
et dérives, en particulier la substitution d'intérêts
privés à l'intérêt public, ou la quasi-monopolisation
partisane de l'appareil d'Etat. En un mot l'intervention de la raison
d'Etat s'opère lorsqu'il y a retournement des serviteurs
de l'Etat en maîtres de l'Etat.
c/ Structure de pouvoir et forme de gouvernement
Le pouvoir est certes lié à des institutions, à
des mécanismes à des lois, mais il est aussi un organe
de production de fictions. C'est sur ce plan que le rapport entre
structure de pouvoir et forme de gouvernement est analysé.
Deux sortes de fictions sont envisagées : la fiction-illusion
et la fiction-transparence. La forme de gouvernementalité
liée à la première est la manipulation , celle
qui est liée à la seconde est la surveillance. La
question centrale ici sera de savoir si le régime démocratique
peut sortir de cette alernative.
d/ L'histoire du pouvoir
La dernière étape de ce travail est constituée
par une analyse des concepts que Foucault élabore pour penser
la nature du pouvoir, sa structure juridico-politique et surtout
son histoire, concepts qui ouvrent un autre regard sur l'histoire
du pouvoir et, par conséquent, sur son statut dans les sociétés
contemporaines. La force théorique extraordinaire de la considération
du pouvoir, que Foucault élabore en particulier dans son
cours au Collège de France de 1976 (“Il faut défendre
la société”), tient à ce qu'elle opère
un renversement de l'historiographie convenue, c'est-à-dire
juridique, du pouvoir par la mise au jour d'une autre histoire,
celle de la “ guerre des races ”, retracée depuis
les origines des temps modernes (en particulier en Angleterre et
en France) jusqu'à ses dernières séquelles
contemporaines, à la fois antagonistes et complices, dans
les totalitarismes contemporains (communisme et nazisme). Le texte
de Foucault est analysé à la fois dans sa valeur explicative
et dans ses limites.
Origine :
http://hal9000.cisi.unito.it/wf/FACOLTA/Scienze-Po/Didattica-/I-corsi-ol/Storia-del1/Area-Corso/Conferenze/Testo_Zarka.rtf
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-07-13/2001-07-13-247363
Le " trou noir " du pouvoir ?
Le philosophe Yves-Charles Zarka questionne le pouvoir, son fondement,
ses modes d'existence, et la façon dont il s'institutionalise
dans un discours qui pérennise la domination et reproduit
l'obéissance.
La diversité des formes que peut prendre le pouvoir a longtemps
constitué l'impensé de toute philosophie politique.
À l'époque moderne et contemporaine, le pouvoir est
néanmoins devenu l'élément central du politique.
La métaphore du " trou noir " - qui est, en astrophysique,
le stade final d'évolution d'une étoile - met l'accent
sur le fait qu'un " trou noir " ne peut se révéler
que grâce à une lumière puisque sa propriété
est de ne pas en émettre. Le pouvoir, un trou noir ? Le philosophe
Yves-Charles Zarka, qui a quelques lumières sur les différentes
réponses possibles à cette question, vient de publier
aux Presses universitaires de France une dizaine d'études
qui conduisent leur lecteur depuis le Prince, de Machiavel (1532),
jusqu'au concept de pouvoir chez Michel Foucault (1966-1969). L'ouvrage,
significativement titré Figures du pouvoir (1), suppose que
l'on distingue préalablement le fondement du pouvoir, des
diverses formes qu'il a pris, prend, et prendra au cours de l'histoire.
L'interrogation sur le fondement anthropologique de cette notion
concerne le rapport du pouvoir aux individus et aux groupes. Si
la société civile se construit à travers des
structures de pouvoir, doit-on en induire que l'homme est un être
qui a tout naturellement un goût particulier pour l'autorité
et le plaisir qu'il trouve à l'exercer ? Jansénius
(1585-1638), évêque d'Ypres, distinguait trois sortes
de plaisir : celui que les sens procurent, " libido sentiendi
", celui que le savoir - qui est déjà presque
pouvoir -- fait éprouver, " libido sciendi ", et
celui de gouverner ou d'être gouverné, " libido
dominandi ". Nicolas Machiavel, puis Thomas Hobbes, ont analysé
les racines du pouvoir vécu. Si Yves-Charles Zarka valorise
le second par rapport au premier, c'est que l'originalité
de Hobbes réside dans ce qu'il refuse de situer le désir
de puissance dans la nature de l'individu. Ce qui l'amène
à épurer la notion de pouvoir de toutes les connotations
psychologiques qui la parasitent. Le pouvoir n'a fondamentalement
à voir, ni avec le sadisme vis-à-vis de l'autre, ni
avec la jouissance pour soi-même, ni enfin avec quelque aptitude
que ce soit à endurer la douleur.
" Le pouvoir est-il celui du prince ou de l'État ? Toute
la pensée du pouvoir à l'époque moderne, affirme
l'auteur de l'ouvrage, a consisté en un effacement progressif
de la figure du prince comme un héros politique et en son
remplacement par la définition des mécanismes impersonnels
qui assurent l'institutionnalisation du pouvoir dans des structures
juridico-politiques, ou qui pérennisent une domination par
des procédures de reproduction de l'obéissance. "
La seconde partie du livre d'Yves-Charles Zarka délaisse
" l'amour de la patrie " chez Machiavel, " la curiosité
à mi-chemin entre le désir de connaître et le
désir de pouvoir " chez Hobbes, et la force et la fragilité
du héros de Giambattista Vico, pour passer en revue les fondements
juridiques et non plus anthropologiques du pouvoir. À la
constitution d'une conscience historique, succède l'historicisation
de la conscience de soi et la crise du droit naturel moderne : c'est-à-dire
la refondation de la propriété et du pouvoir, et surtout
l'interrogation sur le rapport de la personne avec l'institution
du politique.
La troisième partie a pour objectif de penser la réalité
politique dans son actualité. L'époque moderne se
prolonge par ce que l'auteur désigne sous la notion d'"
ultra-modernité en politique ". Il s'agit du moment
où la modernité politique entre dans une crise dont
la nature exacte reste encore indécise sur le point essentiel
de savoir s'il s'agit d'une crise DANS la modernité ou d'une
crise DE la modernité. Triple crise qui se caractérise
à la fois par la déconstruction de l'État-nation,
la désidentification des individus, et le divorce du travail
d'avec l'utopie.
L'ouvrage s'achève par de subtiles interrogations sur ce
qu'il advient de la raison d'État dans cette crise, sur l'examen
du rapport entre la politique et la fiction, et une critique tout
à fait actuelle d'un programme juridico-politique soumis
à une raison avant tout utilitaire. La recherche d'Yves-Charles
Zarka ouvre pour finir la perspective envisagée par Michel
Foucault avec son concept de pouvoir. Trois points sont abordés.
Le renversement de l'histoire de ce concept, l'abstraction non juridique
qui renvoie à la " guerre des races ", et le passage
du concept non juridique du pouvoir à celui de biopouvoir
et à celui de gouvernementabilité. Yves-Charles Zarka
reste indécis dès lors qu'il s'agit de choisir entre
le concept non juridique - qui rend impossible de penser l'arrêt
d'une guerre - et le concept juridique - qui a précisément
la fonction inverse, celle de nous permettre de croire que la guerre
peut s'arrêter. Le lecteur devinera sans peine une certaine
préférence de l'auteur pour la seconde possibilité
conçue moins comme un piège que comme un recours.
La civilisation occidentale n'a, selon l'auteur, d'origine et d'issue
que dans le devenir d'un État de droit.
Arnaud Spire
(1) Yves-Charles Zarka : Figures du pouvoir. Étude de philosophie
politique de Machiavel à Foucault. Collection Fondements
de la politique, Éditions PUF. 164 pages, 98 francs.
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-07-13/2001-07-13-247363
Introduction
La pensée de Michel Foucault ne forme pas un système.
Influence de Nietzsche mais aussi de Marx
I) Le pouvoir rapport de forces
a) Définition du pouvoir
b) Analytique du pouvoir
c) Le Bio-pouvoir
II) Le pouvoir pastoral
a) Les deux formes de pouvoir : souveraineté et gouvernabilité
b) Le pouvoir pastoral : individualisant et total
c) Foucault et le totalitarisme
III) Le pouvoir comme stratégie
a) Le pouvoir níest pas une substance
b) Le pouvoir comme action sur líaction
c) Le pouvoir comme production
Conclusion
On a raison de se révolter
Origine : http://www.cerphi.net/lec/punir4.htm
Punir
III. La disparition de la punition
1. Punir pour montrer la force.
Chez Hobbes et encore chez Beccaria, punir renvoie à une nécessaire
manifestation du pouvoir et du châtiment. Punir s'inscrit dans
une économie du visible que l'on a jusqu'ici laissée
de côté, mais qui est au coeur même de la punition.
Foucault, dans Surveiller et Punir (Gallimard, 1975), analyse cette
"monstration" de la punition comme un aspect essentiel du
punir : il y a dramatisation de la punition, mise en scène
du supplice, et la souffrance est minutieusement installée
dans la durée et la démultiplication expiatoire. Tout
l'acte de justice est étroitement resserré autour de
l'acte même du châtiment, et ne vise donc pas le corps
public mais le corps privé, pas le corps social mais le corps
physique. Il s'agit de manifester le pouvoir dans sa plus grande pureté
: non pas de redresser, mais de montrer. Le punir est une apophasis
de la force collective, mais concentrée dans les mains du souverain
:
"Que la faute et la punition communiquent entre elles et se
lient dans la forme de l'atrocité, ce n'était pas
la conséquence d'une loi du talion obscurément admise.
C'était l'effet, dans les rites punitifs, d'une certaine
mécanique du pouvoir : d'un pouvoir qui non seulement ne
se cache pas de s'exercer directement sur les corps, mais s'exalte
et se renforce de ses manifestations physiques ; d'un pouvoir qui
s'affirme comme pouvoir armé, dont les fonctions d'ordre
ne sont pas entièrement dégagées des fonctions
de guerre (...)" (I, 2, p. 60)
Ainsi la "proportion" du délit à la peine
n'est pas une proportion simplement rétributive : sous couvert
de s'enfermer dans le châtiment du coupable, c'est bien une
autre fin que visait le rattachement du punir à la force de
nature, une fin symbolique qui est la mise en spectacle de la puissance
matérielle, et qui sans surprise renvoie le punir à
une logique de guerre :
"Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que le
souverain détient de faire la guerre à ses ennemis
(...). Le châtiment est une manière aussi de poursuivre
une vengeance qui est à la fois personnelle et publique,
puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve
en quelque sorte présentée" (I, 2, p. 52).
C'est précisément cette "vengeance" de la
force du souverain qui tend à s'estomper entre la fin du XVIIIè
et le début du XIXè au profit d'une administration des
peines qui va adoucir la mise en scène de la souffrance.
"S'efface donc, au début du XIXè siècle,
le grand spectacle de la punition physique ; on esquive le corps
supplicié ; on exclut du châtiment la mise en scène
de la souffrance. On entre dans l'âge de la sobriété
punitive. Cette disparition des supplices, on peut la considérer
à peu près comme acquise vers les années 1830-1848."
(I, 1, p. 19-20)
Mais Foucault montre à partir de cette situation (symbolisée
par la description du supplice de Damien, op. cit. chapitre I, "le
corps des condamnés") deux choses : d'abord, qu'à
la suite de Beccaria s'ouvre un vaste mouvement qui tout au long de
la seconde moitié du XVIIIè met en branle le processus
d'adoucissement des peines. Ensuite, que ce processus va avec une
sorte de malaise de la peine : l'exécution même de la
sentence se cache, comme si le souverain acceptait de prononcer la
sentence mais refusait d'en assumer les conséquences concrètes.
Autrement dit, l'on accepte les présupposés (disposition
mauvaise et bien futur) mais pas les actes (crime, contre-violence
du punir) : il est au fond dangereux de réduire la justice
à cet acte ostentatoire et sanglant qui rappelle au peuple
que sa seule arme est analogue à son châtiment.
En effet, dans ce punir dramatique (voir poétique), c'est le
souverain lui-même qui punit directement : mais ce qui est vrai
symboliquement ne l'est pas administrativement, et cette centralisation
du punir implique une lourde diffraction du geste même de la
punition. Tant que le punir se jouera force contre force il sera hyperbolique
mais aussi hyper-bureaucratique :
"La paralysie de la justice est moins liée à
un affaiblissement qu'à une distribution mal réglée
du pouvoir, à sa concentration en un certain nombre de points,
et aux conflits, aux discontinuités qui en résultent.
Or ce dysfonctionnement du pouvoir renvoie à un excès
central : ce qu'on pourrait appeler le "surpouvoir" monarchique
qui identifie le droit de punir avec le pouvoir personnel du souverain"
(II, 1, p. 82)
Punir devient ici non-rentable, parce que le mode fondamental de structuration
du danger social lui-même change. La mutation du punir est en
effet avant tout une mutation du délit, qui voir au long du
XVIIIè le crime de sang disparaître au profit du crime
de fraude (vol, recel, détournement, pillage, etc...).
Dans une économie se convertissant lentement à la production
industrielle et ses nécessaires stockage et flux de biens et
de richesses, le principal danger social est le piratage de ces flux.
Foucault analyse alors la mutation qui affecte la punition en mettant
en avant non pas une simple humanisation des peines, mais bien une
mutation dans les raisons mêmes du punir (mutation qui affecte
tous les modes de la coercition, du règlement d'internat à
la prison, du cabinet de la comtesse de Ségur à Cayenne)
: le punir va se modifier pour s'adapter à la nouvelle situation.
2. Punir et contrôler.
Dans ce cadre, l'adoucissement de la punition ne va pas du tout dans
le sens d'une proportion mieux réglée entre crime et
contre-crime, mais plutôt dans le sens d'une dissémination
du contrôle exercé par le pouvoir : le punir descend
dans les corps et y inscrit sa marque en permanence, non plus sous
la forme ostentatoire du supplice, mais sous la forme administrative
de la discipline.
"C'est dire que si, en apparence, la nouvelle législation
criminelle se caractérise par un adoucissement des peines,
une codification plus nette, une diminution notable de l'arbitraire,
un consensus mieux établi à propos du pouvoir de punir
(à défaut d'un partage plus réel de son exercice),
elle est sous-tendue par un bouleversement dans l'économie
traditionnelle des illégalismes et une contrainte rigoureuse
pour maintenir leur ajustement nouveau. Il faut concevoir un système
pénal comme un appareil pour gérer différentiellement
les illégalismes, et non point pour les supprimer tous."
(II, 1, p. 91).
Bien sûr, ce que l'on retrouve ici, c'est le souci de l'avenir
qui était affirmé par Protagoras. Le punir se recentre
sur sa fonction durative : il quitte l'économie naturelle
de la violence pour réintégrer l'économie politique
de la gestion. On passe d'un punir militaire à un punir économique
(1) :
"Punir sera donc un art des effets" (id. p. 95).
Et plus loin :
"Sous l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes
ces règles qui autorisent, mieux, qui exigent la "douceur",
comme une économie calculée du pouvoir de punir"
(id. p. 103)
C'est cette économie que la troisième partie du livre
de Foucault se donne pour tâche d'analyser : ni ostentation
du pouvoir, ni contrôle judiciaire des sujets, cette économie
est avant tout celle de la discipline qui descend dans les corps
et, acclimatée à la gestion de la durée, y
organise des contraintes et des habitudes.
Le corps est soumis parce que l'homme est assujetti : la punition
se dissout dans une pratique coextensive à la société
"obsédée de déperdition". Comme le
montre Alain Corbin, ("L'arithmétique des jours au XIXè
siècle", in Le Désir, le temps et l'horreur, essais
sur le XIXè, Champs-Flammarion), la société du
XIXè est obsédée par une arithmétique
du moi qui, du sexe à la nourriture en passant par l'emploi
du temps, capitalise toutes les fonctions du corps et de l'âme.
Dépenser, perdre, gâcher, c'est un crime ; toute liberté
est au fond apparentée à un délit : à
force de se garder du particulier, le collectif finit par chercher
à le résoudre, donc à l'assujettir.
Le pouvoir s'inscrit alors dans une économie quotidienne et
permanente du punir, qui finit par se confondre avec le contrôler.
Punir n'est plus essentiellement différent de surveiller lorsque
la discipline militaire, la discipline scolaire et la discipline pénitentiaire
sont construites sur le même modèle :
"Lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie
du corps, s'en rend maître, plie l'ensemble, le rend perpétuellement
disponible, et se prolonge, en silence, dans l'automatisme des habitudes
(...)" (III, 1, p. 137)
Ce modèle va culminer dans le Panopticon de Bentham, qui matérialise
cette mutation du punir : punir désormais n'est plus démembrer
le corps par la violence mais discipliner les individus par l'examen,
l'enquête, l'observation : le pouvoir n'est plus alors qu'une
vaste opération de quadrillage social qui descend jusque dans
les corps.
"Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines,
aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent
aux prisons ?" (III, 3, p. 229).
(1) Sur ce changement de paradigme devenu l'objet d'une analyse
classique, cf. G. Faraklas, Machiavel. Le pouvoir du Prince, PUF,
1997, chapitre III ("Guerre et politique") ;
Kant, Projet de paix perpétuelle ;
Adam Smith, La Richesse des Nations, I, 2 ;
M. Foucault, « Il faut défendre la société
» (cours au Collège de France, 1976), Hautes Études-Gallimard-Seuil,
1997.
Origine : http://www.cerphi.net/lec/punir4.htm
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