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DE LA GUERRE
DES RACES AU RACISME D’ETAT
à propos de : « Il faut défendre la société
»
Cours au Collège de France, 1976.
de Michel FOUCAULT
Édition établie sous la direction de François
Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertani et Alessandro Fontana.
Gallimard-Seuil (Hautes Études), 1997.
Faut-il considérer que la politique ne sert qu’à
entériner des rapports de force ? Ou, plus encore, qu’elle
n’est qu’une façon de poursuivre sous une autre
forme d’anciens conflits armés ? Cela reviendrait à
inverser la célèbre formule de Clauswitz, qui considérait
que la guerre était une façon de continuer la politique
par d’autres moyens, et cela reviendrait aussi à ne
plus penser le pouvoir en terme de contrat — conception juridique
chère aux philosophes du XVIIIe siècle — mais
au contraire à l’appréhender en termes d’affrontement.
Autrement dit, si on adoptait cette dernière conception,
il faudrait reconnaître que tout pouvoir politique se fonderait
sur un rapport de force issu d’une guerre réelle, et
que même si ce pouvoir agissait ensuite en sorte d’arrêter
la guerre, pour faire régner ou tenter de faire régner
une paix dans la société civile, ce ne serait pas
pour neutraliser le déséquilibre qui se serait manifesté
à l’issue du conflit, mais au contraire pour réinscrire
perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre
silencieuse, aussi bien dans les institutions que dans les structures
économiques.
Se demander si une telle conception est pertinente ou non a moins
de sens que de s’interroger sur sa diffusion. Car, en ce domaine,
les croyances font la réalité. Il suffit par exemple
que les instances du pouvoir y accordent du crédit pour qu’elles
agissent en conséquence : ainsi, à partir du moment
où le pouvoir se définit à travers un rapport
de domination, la répression qu’il exerce n’est
plus que la mise en œuvre des mécanismes d’assujettissement
pour perpétuer cette domination. Or, une telle conception
du pouvoir a effectivement traversé la société
française, voire européenne, de la fin du XVIIe siècle
au début du XIXe siècle. Née d’une contestation
de l’absolutisme monarchique, elle se retrouve en France dans
tous les récits historiques qui soulignaient le caractère
belliqueux des invasions franques — censées marquer
l’origine de la monarchie — et qui, tout en datant de
cette conquête le bien-fondé de la grande division
sociale entre roturiers et nobles, contestaient à la royauté
sa progressive annexion de la totalité du pouvoir.
De surcroît, ce thème de la guerre des races —
race franque contre race gauloise — loin de disparaître
complètement au XIXe siècle, se vit au contraire récupéré
par le pouvoir et transformé en un racisme d’État.
C’est du moins l’idée que défend Michel
FOUCAULT (1926-1984) dans les cours qu’il a donnés
au Collège de France en 1976 et dont ce livre est la retranscription
(voir sommaire p. 12). Dans le nouveau discours qui se mit alors
en place, l’autre race n’était effectivement
plus celle contre laquelle on s’était battu dans les
temps anciens, mais celle qui se recréait en permanence au
sein du tissu social et le corrompait. Autrement dit, la société
n’était plus le théâtre d’une guerre
entre deux races extérieures l’une à l’autre,
mais le dédoublement d’une seule et même race
en une composante normale et une composante dégénérée,
contre laquelle la première devait défendre ses valeurs
et son patrimoine biologique. Transformation dont témoigneraient
les discours biologico-racistes sur la dégénérescence
qui ont circulé au XIXe siècle, voire au XXe, et aussi
les institutions qui développèrent tout un système
de ségrégation et de normalisation des individus.
Et c’est de la généalogie de cette politique,
que Michel Foucault appelait le « bio-pouvoir » et qui
avait pour fonction de « défendre la société
» contre les éléments déviants qui se
développaient en son sein, qu’il est ici question.
Le discours historico-politique sur la guerre comme fond des rapports
sociaux apparaît véritablement, selon Michel Foucault,
à la fin du XVIIe siècle — du moins en ce qui
concerne la France. Et il apparaît comme l’expression
d’une contestation du pouvoir royal. Cette utilisation de
récits historiques pour revendiquer ses droits contre la
royauté est relativement iconoclaste puisque c’était
la monarchie qui, dans le but clairement défini d’asseoir
son autorité, avait été jusqu’à
cette période la grande ordonnatrice des discours historiques.
En montrant le caractère ininterrompu du droit du souverain
et en faisant briller le nom des rois et des princes de toutes les
renommées qui les avaient précédés,
le récit du passé était en effet une justification
du pouvoir et par là même un moyen de le renforcer.
L’histoire jouait, en quelque sorte, le même rôle
que les sacres, les funérailles et les autres rituels liés
à la monarchie : elle était une façon de magnifier
l’éclat du trône.
Cette utilisation à des fins politiques des discours historiques
explique la pérennité de certains récits qui
y trouvaient leur raison d’être ; cela est particulièrement
vrai du récit qui faisait descendre les Français,
via les Francs, des Troyens. En affirmant que ces grands ancêtres
avaient, sous la conduite du roi Francus, fils de Priam, quitté
Troie au moment de l’incendie de la ville, et en affirmant
que, après s’être réfugiés sur
les rives du Danube, puis en Germanie sur les rives du Rhin, ils
étaient venus s’établir en Gaule, on laissait
entendre que le jour où l’État romain avait
disparu, il était revenu naturellement à la France
— sœur de Rome, en quelque sorte, au même titre
que l’Empire germanique — de lui succéder : le
droit de la monarchie française à exercer le pouvoir
était donc un héritage de l’imperium romain.
Conçu comme une véritable leçon de droit public,
un tel discours historique n’appelait aucune remise en cause
de la part des instances du pouvoir.
Or, à la fin XVIIe siècle, l’opposition nobiliaire
à la monarchie allait réinvestir le discours historique
pour revendiquer ses droits perdus. De quoi s’agissait-il
? Le développement de l’absolutisme, particulièrement
fort sous Louis XIV, laissait penser à une fraction de la
noblesse qu’elle avait été dépossédée
de toute une partie de ses prérogatives dans l’exercice
du pouvoir. Notamment, circulait l’idée que la monarchie
absolue s’était établie au dépens de
la noblesse, et que le roi s’était appuyé sur
les roturiers pour contrebalancer la puissance de ses adversaires
féodaux. Cela incitait alors la noblesse à évoquer
avec nostalgie ces temps de la monarchie primitive où le
roi était élu par les nobles — ses pairs —
comme cela était censé se passer à l’origine
dans les forêts de Germanie d’où étaient
sortis les Francs. En opposition à cette thèse, le
parti absolutiste célébrait au contraire le souverain
qui savait préférer les mérites de la roture
aux prétentions périmées des féodaux,
et ce parti s’appuyait sur le discours historique, conçu
comme source du droit, pour justifier ce pouvoir.
C’est pourquoi, à travers cette revendication politique
de la noblesse, allait se développer toute une critique de
la façon dont s’écrivait l’histoire, au
point de faire de l’historiographie un véritable champ
de bataille. Henri De Boulainvilliers (1658-1722), le représentant
type — selon Michel Foucault — de cette contestation
nobiliaire, liait effectivement la situation des nobles au fait
que le discours historique avait été annexé
par la royauté. Ce qu’il fallait donc regagner avant
toute position de pouvoir, c’était, disait-il, la maîtrise
de ce discours : d’où ses appels répétés
au réveil de la mémoire de la noblesse qui s’était
jusque là très peu intéressée à
l’histoire. Puis, en opposition à ce discours historique
qui avait pour fonction essentielle de magnifier la partie visible
du pouvoir, Boulainvilliers cherchait à déterrer dans
l’histoire quelque chose qui avait été caché,
non pas simplement négligé, mais délibérément
oblitéré. Ce qu’il voulait montrer, dans un
premier temps, c’était en effet que la monarchie avait
jeté un voile sur le fait qu’elle était née
dans la fureur et le sang des batailles. Non pas pour la juger injuste
en se référant à un certain schéma idéal
(loi naturelle, volonté divine, etc.), mais pour rappeler
que sous les lois et les institutions se trouvait toujours une longue
série de conflits, de luttes et de guerres. De surcroît,
Boulainvilliers voulait surtout rappeler que le développement
de cette monarchie absolue n’était que le résultat
d’une série de dépossessions, de trahisons et
d’infidélités, commises par le pouvoir royal
et commises à l’encontre de la noblesse. Du coup, à
côté d’une histoire qui fonctionnait comme une
réactivation rituelle des actes fondamentaux du pouvoir,
Boulainvilliers ouvrit ses récits à l’histoire
sombre des alliances et des rivalités. Ce n’était
plus l’histoire glorieuse de la monarchie, mais celle de ses
trahisons. Et la guerre devenait le principe d’intelligibilité
de tous les siècles écoulés depuis l’invasion
franque. Boulainvilliers cherchait ainsi à bousculer la société
là où les rois avaient voulu la pacifier par l’éclat
de leur puissance ; c’est-à-dire que pour mener à
bien son combat, Boulainvilliers cherchait à défaire
l’appartenance entre, d’une part, le récit de
l’histoire et, de l’autre, l’exercice du pouvoir.
Dans la brèche ouverte par cet éclatement du discours
historique allaient apparaître d’autres objets de l’histoire,
c’est-à-dire d’autres acteurs autour desquels
les événements passés, les défaites,
les victoires, allaient prendre une autre configuration. Après
avoir été centrés sur les institutions, la
monarchie ou le royaume, les récits historiques commençaient
effectivement à se centrer sur quelque chose qui se passait
sous l’État, qui traversait le droit, qui était
à la fois plus ancien et plus profond que les institutions.
À l’histoire du Royaume succédait l’histoire
de la société, entendue non pas comme une multitude
indistincte, mais comme un ensemble de groupes d’individus
coexistant les uns aux côtés des autres. En concurrence
avec l’histoire écrite par et pour la monarchie, c’est
en quelque sorte l’histoire de la « nation » ou,
plus exactement, des nations — franque, gauloise... —
composant le royaume de France qui devint ainsi la substance des
récits du passé. De cette manière, Boulainvilliers
inaugurait l’analyse de ces phénomènes qui structurent
la société tels que les lois, les coutumes, les rapports
de dépendance, etc. Et même plus, en s’intéressant
à ce qui se passait sous les institutions, sous les événements,
sous les instances du pouvoir, il était peut-être le
premier à parler de l’histoire des sujets, c’est-à-dire
de ce qui allait devenir au XIXe siècle, avec Jules Michelet
surtout, l’histoire du peuple. Enfin, cherchant à comprendre
comment et pourquoi la noblesse avait perdu ses prérogatives,
Boulainvilliers interrogeait les rapports qui existaient entre organisation
militaire et organisation financière, comme par exemple la
relation qui pouvait exister entre l’élévation
de la fiscalité et l’utilisation de mercenaires par
la monarchie. Il déplaçait ainsi tout un système
d’analyses du fonctionnement de l’État —
telles que l’intendance royale les pratiquait — pour
en faire des principes d’intelligibilité de l’histoire.
C’est-à-dire que là où l’histoire
avait pour fonction de dire le droit en racontant les exploits des
héros ou des rois, Boulainvilliers mettait en place tout
un continuum historico-politique, où l’analyse politique
servait à construire l’histoire et où l’histoire
était au service du combat politique. Cette place fondamentale
accordée à la guerre eut pour conséquence de
faire disparaître l’identification — implicite
dans les discours de la monarchie — entre le peuple et son
monarque, entre la nation et son souverain. Était aussi réduit
à néant le postulat que l’histoire des grands
suffisait à raconter l’histoire de la nation et, plus
généralement, était affirmé que l’histoire
des uns n’était pas l’histoire des autres ; ou
encore, que ce qui était droit, loi ou obligation, si on
le regardait du côté du pouvoir, pouvait être
vu comme exaction dès lors que l’on se plaçait
de l’autre côté.
Quant à savoir comment cet éclatement du savoir historique
s’est produit, il faut regarder comment le thème de
l’« invasion » germaine datant des Ve-VIe siècles
fut réactivé. Si la monarchie faisait remonter ses
origines au Franc Clovis, voire à son ancêtre Pharamond,
elle justifiait la légitimité de son pouvoir en affirmant
que l’imperium romain lui avait été transmis.
Il n’était donc pas question de parler d’invasion
des Francs. Si invasions il y eut, ce fut celles des Burgondes ou
des Goths. Et c’est uniquement parce qu’ils ne pouvaient
pas résister à ce déferlement que les Romains
auraient fait appel aux Francs pour qu’ils leur viennent en
aide. Aussi ces derniers n’étaient-ils en fin de compte
que des alliés : d’ailleurs ils devinrent rapidement
des citoyens de l’Empire et Clovis fut même nommé
consul. Quant à leur installation proprement dite, elle se
passa sans trop de problème puisque leur petit nombre aurait
fait qu’ils se seraient vite fondus dans la masse des habitants
de la Gaule ; sauf leur roi, qui serait resté au sommet de
cette nouvelle entité et aurait hérité des
droits de l’empereur romain. Se trouvaient ainsi affirmés
à la fois que la monarchie française n’était
pas devenue absolue au cours de l’histoire, mais qu’elle
l’avait été dès ses origines, et que
l’arrivée des Francs, qui en somme prenaient la succession
des Romains, ne marquait pas une rupture dans l’exercice du
pouvoir. Les récits historiques reposaient donc sur l’idée
de continuité et sur celle d’une unité des différentes
composantes du royaume, ou à défaut sur celle d’une
cohabitation harmonieuse.
Prenant le contre-pied de cette vision, Boulainvilliers mit au contraire
l’accent sur toute une série d’antagonismes.
D’abord, dans la Gaule qu’il décrivait, les exactions
des armées romaines n’étaient pas oubliées.
Et, qui plus est, ce que les Francs trouvèrent quand ils
entrèrent en Gaule, ce fut une terre à conquérir
et non une terre à recevoir en héritage. En soulignant
aussi la férocité, la fierté, et l’esprit
de liberté qui régnaient chez les Germains, Boulainvilliers
pouvait expliquer à la fois pourquoi ces derniers avaient
refusé de se fondre dans la masse des Gaulois, comment ils
s’étaient emparés à titre individuel
de la terre, et pourquoi le roi, dont les possessions étaient
limitées, n’avait aucun droit rappelant celui de la
souveraineté romaine sur l’ensemble de la Gaule : simple
chef de guerre, il n’était en rien l’héritier
des empereurs romains. Pour se maintenir en position de force sur
cette terre conquise, Boulainvilliers rappelait ensuite que les
Germains durent désarmer les Gaulois et se constituer en
caste militaire nettement différenciée : aux uns était
réservé le métier des champs, aux autres, celui
des armes. D’où découlait la mise en place d’un
système de redevance à prélever sur les premiers
de façon à ce que les seconds puissent se consacrer
à leur activité ; en contre partie, ces derniers assuraient
la sécurité des terres. En somme, Boulainvilliers
inventait rien moins que la notion de féodalité. Mais
son problème consistait moins à décrire la
conquête et ses premiers effets, qu’à montrer
comment le rapport de force, qui était apparu alors, s’était
petit à petit inversé. Le problème, en quelque
sorte, revenait à savoir comment les forts (c’est-à-dire
les guerriers germains) étaient devenus les faibles (c’est-à-dire
les nobles actuels), et inversement. Son explication fut alors directement
dirigée contre le roi. Simple chef de guerre élu,
sans droit de succession, ce dernier aurait profité de la
perpétuation de l’état de guerre pour accroître
son pouvoir. Très rapidement il aurait même fait appel
à des mercenaires pour juguler la contestation des guerriers
francs et, surtout, il aurait fait appel à l’ancienne
aristocratie gauloise pour administrer ses terres. Et c’est
ainsi que l’élite gauloise — en privilégiant
l’instruction, l’apprentissage du latin et du droit
romain — aurait développé sa maîtrise
du savoir nécessaire à la gestion du royaume et à
l’écriture de l’histoire. De cette manière,
elle serait devenue petit à petit, en raison de ses compétences
et de l’orientation politique des rois, l’alliée
privilégiée de la monarchie absolue ; alors que de
leur côté les guerriers francs se seraient cantonnés
à leur activité guerrière et auraient perdu
toute connaissance de l’histoire.
En introduisant ainsi la guerre au centre de son analyse de la société
et en en faisant un principe d’intelligibilité de l’histoire,
Boulainvilliers bouleversait, comme on vient de le voir, tout le
champ historiographique. Il prenait aussi une position radicalement
iconoclaste sur le plan des théories juridiques. Avant lui,
la guerre était vue comme quelque chose qui provoquait une
rupture dans le cours du droit, pas comme quelque chose qui le fondait.
Même un penseur comme Hobbes, pourtant célèbre
pour avoir imaginé un état de guerre de tous contre
tous précédant la naissance de l’État,
n’aurait fait en réalité, selon Michel Foucault,
qu’éliminer la guerre de la genèse de la souveraineté.
Car tout le discours de Hobbes convergerait vers l’idée
que même s’il y avait eu guerre, même s’il
y avait eu conquête — et Hobbes songeait à la
conquête normande en Angleterre — l’État
s’était toutefois constitué à partir
d’un contrat. Au contraire, avec Boulainvilliers, la guerre
devenait ce qui recouvrait entièrement le droit naturel,
au point de le rendre abstrait et en quelque sorte secondaire :
la guerre n’interrompait plus le droit, elle en était
la matrice. D’ailleurs, rappelait-il, l’histoire n’offrait
jamais de situation où une sorte de droit naturel aurait
régi les rapports humains ; toujours, c’était
la guerre qui était au fondement de la société.
Or, toute cette thématique de la guerre, telle que l’avait
développée Boulainvilliers et telle qu’elle
fut reprise par la réaction nobiliaire, allait se modifier
à partir de la Révolution française et infiltrer
les sphères politique, économique et sociale de l’État
au XIXe siècle. La guerre n’allait effectivement plus
être ce qui avait été la matrice de la société
dans les temps anciens, ni le moteur de l’histoire, mais uniquement
ce qu’il fallait désormais entreprendre pour assurer
la survie de l’État contre les dangers qui naissaient
en son sein. D’une guerre des races, on passerait ainsi à
un racisme d’État, c’est-à-dire à
une guerre entreprise par l’État contre les éléments
« indésirables » de sa population. Cette transformation
aurait commencé, selon Michel Foucault, par la récupération
du discours historique par une bourgeoisie qui jusqu’alors
ne s’était pas beaucoup intéressée à
l’histoire. Puis, en opérant une inversion de la valeur
attribuée à l’axe temporel, c’est-à-dire
en faisant du présent, voire du futur, un moment plus fondamental
que le passé, la bourgeoisie se serait attribué un
rôle prépondérant dans la formation de l’État.
Ce nouveau rôle qu’elle s’attribuait lui aurait
alors permis de faire de son propre développement le moteur
de l’histoire et donc de faire perdre au thème de la
guerre des races son statut de principe d’intelligibilité.
Toutefois, ce dernier n’aurait pas disparu, puisqu’il
se serait au contraire mis à alimenter une volonté
politique de normalisation de la société qui prit
la forme d’un racisme d’État. C’est ce
que nous allons maintenant regarder de plus près.
Il y eut donc un temps où, ne s’y retrouvant pas et
ne sachant comment en tirer profit politiquement, la bourgeoisie
ne s’intéressait guère aux récits historiques.
Elle préférait se placer en dehors de l’histoire
et spéculer sur la notion de droit naturel ou de contrat
social. Mais la Révolution française lui permit de
récupérer le discours historique en inversant tout
simplement sa signification. Dans un premier temps, la bourgeoisie
pouvait considérer que si la conquête avait servi à
justifier les privilèges de la noblesse, elle pouvait aussi
servir à invalider ces mêmes privilèges : il
suffisait de rappeler à l’aristocratie qu’elle
avait perdu de sa puissance et qu’elle n’avait par conséquent
qu’à accepter les changements politiques, si elle ne
voulait pas être renvoyée dans ses forêts d’origine.
Mais l’élément déterminant pour une complète
appropriation du discours historique fut, selon Michel Foucault,
la réélaboration de la notion de « nation ».
Jusqu’à cette époque, s’opposaient deux
sens du mot « nation » mais aucun ne faisait jouer de
rôle particulier à la bourgeoisie. Ainsi, pour la monarchie
absolue, la nation n’existait que dans la personne du roi.
Le simple fait que des individus partagent des coutumes similaires
et habitent sur une même terre n’était pas suffisant
pour constituer une nation ; celle-ci se fondait uniquement sur
le rapport, à la fois juridique et physique, que tous ces
individus entretenaient, à titre individuel, avec le roi.
L’autre conception de la « nation » était
celle qu’avait élaborée la réaction nobiliaire.
Cette fois-ci, il suffisait que des hommes aient en commun des coutumes
ainsi qu’une même langue et se rassemblent au nom des
mêmes intérêts pour qu’ils forment une
nation, comme cela fut le cas pour les Germains qui avaient envahi
la Gaule. La réaction nobiliaire en déduisait que
plusieurs « nations » étaient présentes
sur le royaume de France et elle considérait que celles-ci
entretenaient entre elles des relations belliqueuses. Ici, ce n’était
pas le roi qui constituait la nation, c’était une nation
qui se donnait un roi pour lutter précisément contre
les autres nations.
Or, Michel Foucault considère qu’en cette fin du XVIIIe
siècle émerge une conception de la nation qui se centre
sur le tiers état. Le livre de l’abbé Sieyès
(1748-1836), Qu’est-ce que le tiers état ? (1789),
lui paraît sur ce point très représentatif de
cette nouvelle tendance. Or, qu’y trouve-t-on ? Pour qu’il
y ait nation, Sieyès considère qu’il faut à
la fois des conditions formelles et des conditions concrètes.
Les premières sont remplies quand il existe un ensemble de
lois communes et une instance reconnue qui les promulgue. Les secondes
sont remplies quand existe tout un système de production
(agriculture, artisanat, industrie...) et tout un réseau
d’organisations (armée, justice, Église, administration...).
Une fois ces conditions remplies, et uniquement dans ce cas, la
nation existe. Aussi la grande différence avec les conceptions
précédentes est-elle que ces aspects mis en avant
par Sieyès ne résultent pas de l’existence de
la nation, mais sont au contraire les conditions substantielles
de cette existence. Or, remarque Sieyès, toutes les conditions
concrètes sont assurées par le tiers état et
par lui seul. Il n’y a donc pour Sieyès qu’un
groupe qui détient la capacité d’assurer l’existence
substantielle de la nation. Non pas une nation à côté
d’autres nations, comme dans la conception nobiliaire, mais
l’unique nation possible. Le tiers état devenait ainsi
porteur d’une universalité : des différents
groupes présents sur les terres du roi de France, lui seul
pouvait fonder une nation. Cela avait comme conséquence fondamentale
d’inverser la valeur de l’axe temporel puisque désormais
le présent, et même le futur, avait plus d’importance
que le passé : ce n’était plus en effet au nom
d’un droit qui venait des temps anciens, établi soit
par un héritage, soit par une invasion, que devaient s’articuler
les revendications politiques, mais au nom d’une virtualité,
au nom de l’État à venir. Car finalement, ce
qui définissait chez Sieyès une nation, ce n’était
plus un quelconque rapport au passé, mais des capacités,
des virtualités, qui toutes s’ordonnaient à
une figure idéale de l’État. Et tout un nouveau
discours historique allait s’approprier cette nouvelle notion
de « nation » et se focaliser par conséquent
non pas sur les anciennes figures — les rois, les guerriers
germains — mais sur cette lente constitution de l’État.
Si ce dernier se retrouvait à nouveau au cœur du discours
historique, cela n’avait toutefois pas la même signification
qu’au XVIIe siècle. À cette époque, le
récit du passé avait des fonctions justificatrices,
voire liturgiques : l’État y racontait son passé
pour établir sa propre légitimité. C’était
contre cette utilisation de l’histoire qu’une partie
de la noblesse lança un autre type de discours historique
qui montrait, sous l’unité apparente de l’État,
tout un jeu de forces et de tensions remontant à une longue
suite de luttes ancestrales ponctuées de victoires et de
défaites. Or, le tout nouveau discours historique, qui s’articulait
de nouveau autour de l’État, n’était pas
simplement l’histoire telle que ce dernier se la racontait
pour se justifier, c’était aussi l’histoire du
rapprochement entre la nation et l’État. Ce qui rendait
possible — et là réside le point capital —
une conception progressive de l’histoire, et notamment d’une
histoire orientée vers le moment décisif de l’identification
de la nation avec l’État. Ce n’était donc
plus le point d’origine — l’héritage romain,
la première invasion — qui permettait d’interpréter
les étapes ultérieures de l’histoire ; c’était
au contraire le présent qui permettait de réécrire
le lent avènement de la nation française. Et le présent,
au XIXe siècle ou, plus exactement, après 1830, inspirait
aux historiens libéraux des idées de réconciliation
et d’unité française ; d’où la
nécessité de ne plus analyser l’histoire à
partir du thème de la guerre. On pouvait certes considérer
que la Révolution française était le dernier
épisode d’une lutte qui avait duré plus de treize
siècles, mais l’important consistait moins à
étudier les survivances d’un tel conflit, qu’à
montrer comment s’était développé en
parallèle à cette rivalité un État qui
avait une prétention à l’universalité
; c’est-à-dire qu’en montrant que, des deux parties
en conflit, il y en avait une qui était porteuse d’universalité,
on pouvait ramener l’histoire à d’autres lois
que celles de la guerre.
Mais en cessant d’être un principe d’intelligibilité
des récits historiques, ce thème de la guerre des
races se mit à alimenter tout un ensemble de pratiques d’exclusion
mises en place par l’État. Aussi, ce discours de la
lutte des races, qui au moment où il était apparu
était essentiellement un instrument de lutte contre le pouvoir
aux mains de ceux qui en étaient exclus, allait-il devenir
le discours du pouvoir contre tous les marginaux et les déviants.
L’élément déterminant fut, pour Michel
Foucault, l’immixtion des instances étatiques dans
les processus liés à la vie : natalité, maladie,
longévité... Dans la théorie classique de la
souveraineté, s’il y avait certes un droit de vie et
de mort, cela voulait dire que le souverain pouvait faire mourir
et donc laisser vivre, mais nullement qu’il avait la possibilité
de faire vivre. Or, au XIXe siècle, l’État aurait
voulu s’attribuer ce pouvoir ; d’où son intérêt
croissant, non pas pour le contrôle des individus comme cela
était déjà le cas au moins depuis le XVIIIe
siècle, mais pour tout ce qui concernait les fonctions biologiques
des corps. C’est-à-dire que le pouvoir ne cherchait
plus tant à discipliner et à enrégimenter les
individus qu’à en maîtriser la force vitale.
Et cette focalisation sur les fonctions biologiques constitue ce
que Michel Foucault appelle une « bio-politique ». Celle-ci
se caractérisait d’abord par tout un ensemble d’études
commandées par le pouvoir lui-même : analyse des taux
de natalité, de la proportion des naissances et des décès,
de la longévité, de la place des malades dans la société,
etc., à quoi il fallait ajouter toutes les analyses des implications
économiques et politiques de ces phénomènes.
Et pour faciliter ces études le pouvoir encouragea le développement
des premières mesures statistiques et des premières
démographies. Ensuite, cette bio-politique se caractérisait
par la mise en place d’une hygiène publique, avec des
organismes de coordination des soins médicaux, de centralisation
de l’information et de normalisation des savoirs. Études
et nouvelles infrastructures qui étaient développées
par le pouvoir dans le but avoué d’agir sur les fonctions
vitales de la nation et ainsi de baisser la mortalité, d’allonger
la durée de la vie, de stimuler la natalité...
Or, remarque Michel Foucault, cette volonté de faire vivre,
comme si elle était réinvestie par tout l’imaginaire
de la guerre permanente et nécessaire, s’accompagna
d’un désir de faire mourir : c’était en
quelque sorte une réactualisation de l’idée
que pour vivre, il fallait faire mourir ses ennemis. Aussi explique-t-on
facilement comment le thème du conflit, ou encore de la dualité
nationale, se retrouva comme arrière-fond de cette bio-politique.
On ne faisait plus référence à une guerre des
races, mais on évoquait une lutte entre ceux qui devaient
vivre parce qu’ils étaient sains, bien portants, dans
les normes, et ceux qui devaient être éliminés
parce qu’ils étaient malsains, mal portants, hors normes.
La population se subdivisait ainsi en sous-groupes qui, s’ils
n’étaient pas explicitement identifiés à
des entités historiques — gaulois, germains, juifs
—, en venaient de toute façon à constituer dans
l’imaginaire des entités bien distinctes. C’est
pourquoi, considérant que la spécificité du
racisme consiste à faire des césures dans le continuum
biologique, Michel Foucault se permet de parler de racisme d’État.
L’affrontement guerrier et militaire qui avait opposé
plusieurs nations entre elles dans le discours de Boulainvilliers
n’était certes devenu — dans le meilleur des
cas — qu’un affrontement sur le plan médico-sanitaire,
mais le rabaissement de la mauvaise race — que ce soit la
race inférieure, celle constituée des dégénérés
ou des anormaux —, voire son élimination plus ou moins
rapide, était toujours conçu comme ce qui permettait
de rendre la vie en général plus saine. Cette obsession
était si forte au XIXe siècle que tout problème
socio-politique était analysé en termes de race, et
en l’occurrence on avait tendance à expliquer toute
déviance — délinquance, criminalité,
prostitution, maladie — par l’existence d’une
race de criminels, d’une race de dégénérés,
ou tout simplement par l’existence d’une race inférieure
; les trois pouvant bien sûr se confondre. Ce qui fait dire
à Michel Foucault que ce discours raciste n’aurait
été qu’une reprise en des termes socio-biologiques
de ce vieux discours de la guerre des races, à des fins essentiellement
de conservatisme social, et aussi de domination coloniale. Autre
manière de dire que le racisme moderne fut consubstantiel
à l’État au XIXe siècle, voire même
au XXe siècle si on suit notre philosophe quand il établit
une filiation directe entre ce racisme d’État et le
nazisme...
Pour conclure cette présentation, rappelons que toutes ces
idées de Michel Foucault n’ont bien sûr pas fait
l’unanimité lors de la parution de ce cours. En se
focalisant sur sa dernière partie, et en laissant de côté
tout son propos concernant l’historiographie — de loin
le plus développé et le plus pertinent —, beaucoup
lui ont en particulier reproché d’avoir interprété
la formation de l’État moderne au XIXe siècle
comme un assujettissement de l’homme en tant qu’être
vivant, avec tout le racisme qui en découlait. Il y avait
quelque chose d’insupportable à ces critiques dans
l’idée que les démocraties libérales,
à travers leur étatisation du biologique, puissent
porter en elles des régimes politiques comme le nazisme.
De surcroît, il leur était difficile d’accepter
l’idée que la notion de contrat sur laquelle certains
penseurs politiques essayent de fonder la souveraineté du
peuple ne soit qu’un jeu de dupes dissimulant une guerre qui,
tout en restant silencieuse, serait néanmoins inscrite dans
les institutions et les inégalités sociales. Il n’est
bien sûr pas question ici de discuter du bien-fondé
de ces reproches. Remarquons d’abord que ce livre n’est
que la retranscription d’un cours et que Michel Foucault,
malgré le soin qu’il apportait à son enseignement,
ne le considérait pas comme l’exposition d’une
doctrine aboutie : ce n’était que l’ébauche
d’une recherche en train de se faire et telle ou telle idée
qu’il avançait devait plus être prise comme une
piste de recherche — et Dieu sait qu’elles sont nombreuses
— que comme une conclusion définitive à laquelle
il serait arrivé. Remarquons enfin qu’il y aurait peut-être
quelque naïveté à formuler ces reproches au nom
d’une « vérité » historique. Faut-il,
en effet, se demander si la vérité de l’histoire
se trouve, oui ou non, dans la guerre ? La réponse de Boulainvilliers
fut affirmative. Rétorquer que cela ne correspond pas à
l’histoire réelle, c’est retrouver le discours
historique de la monarchie ou celui de l’État moderne,
et cela revient à reconduire dans le champ de l’historiographie
la guerre que l’on nie dans celui de l’histoire. C’est
en fin de compte se mettre dans un camp contre un autre et c’est
donc courir le risque d’être dupe de l’histoire
que l’on se raconte...
Thomas LEPELTIER,
le 13 septembre 2000.
Sommaire
Avertissement des éditeurs
Cours, année 1975-1976 (du 7 janvier au 17 mars)
Situation du cours, par les éditeurs
Index des notions et des concepts
Index des noms de personnes
ORIGINE : HTTP://ASSOC.WANADOO.FR/REVUE.DE.LIVRES/CR/FOUCAULT.PDF
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