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Origine
http://www.girafe-info.net/jean_lacroix/foucault.htm
L'oeuvre de Michel Foucault est essentiellement consacrée à l'histoire
de la médecine. Mais ce terme d'histoire demande à être précisé. Archéologie
ou histoire de la médecine ?, interroge Dagognet. Il s'agit en réalité
d'une réflexion de type kantien sur le devenir de la médecine. Foucault
lui-même l'a définie comme une critique, " dans la mesure où il s'agit,
hors de toute intention prescriptive, de déterminer les conditions
de possibilité de l'expérience médicale ". Mais Kant se trouvait en
face d'un donné, d'une science établie : la critique partait de ce
fait qu'il y a de la connaissance. En ce qui concerne la médecine,
histoire et archéologie restent mêlées. Il faut donc retracer une
histoire souterraine, qui est loin d'aboutir uniformément à une science
toujours valable. Aujourd'hui la possibilité et la nécessité de la
médecine sont liées " au fait qu'il y a du langage et que, dans les
paroles sans nombre prononcées par les hommes, un sens a pris corps
qui nous surplombe, attend dans l'obscurité notre prise de conscience
pour venir à jour et se mettre à parler ". D'où se dégage une leçon
épistémologique capitale : ce que l'homme voit et découvre dépend
du champ déterminé que sa problématique du moment lui interdit de
voir. Tout récemment, dans Les Mots et les Choses, Foucault a appliqué
sa méthode archéologique, non plus seulement à la Folie et à la Médecine,
mais à l'ensemble des sciences humaines.
Atteignant à la pleine maîtrise de cette méthode, en attendant un
ouvrage entièrement consacré à la méthodologie, il explicite ce que
ses précédentes oeuvres supposaient, ce qu'on pourrait appeler la
fin de l'humanisme. L'histoire des idées devient une sorte de lecture
des sens objectifs qui commandent la recherche d'une époque. Peut-être
même ne convient-il guère de parler d'histoire, car les structures
d'une civilisation nous sont données sans que soient encore expliqués
la genèse et le passage d'un type à un autre. L'archéologie en somme
c'est l'étude des soubassements, l'histoire des a priori d'un temps,
l'analyse du sous-sol qui rend possible la germination des sciences.
Foucault appelle épistémè l'ensemble de ces catégories objectives,
de ces quasi-transcendantaux qui déterminent l'ouverture - et la fermeture
- des connaissances. La méthode archéologique est donc l'étude de
l'épistémè d'une époque - comme Nietzsche avec la méthode généalogique
et Marx avec celle de l'infrastructure cessent d'opposer système à
système, mais creusent par en dessous et mettent à nu ce qui en rend
compte. L'existentialisme sartrien se trouve aussi dépassé que les
autres philosophies du sujet et la métaphysique cède la place à une
sorte d'ontologie. De même que pour jean Granier dans son admirable
volume sur Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche,
le langage est bien la question essentielle, non pas comme acte d'un
sujet parlant, mais comme réalité objective et structurée.
L'homme d'aujourd'hui n'est-il pas en train de périr à mesure que
brille plus fort à notre horizon l'être du langage ? Dans un article
de Critique (juin 1966) sur "La pensée du dehors", Foucault écrit
: "La percée vers un langage d'où le sujet est exclu, la mise au jour
d'une incompatibilité peut-être sans recours entre l'apparition du
langage en son être et la conscience de soi en son identité, c'est
aujourd'hui même une expérience qui s'annonce en des points bien différents
de la culture : dans le seul geste d'écrire comme dans les tentatives
pour formaliser le langage, dans l'étude des mythes et dans la psychanalyse,
dans la recherche aussi de ce Logos qui forme comme le lieu de naissance
de toute la raison occidentale. Voilà que nous nous trouvons devant
une béance qui longtemps nous est demeurée invisible : l'être du langage
n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet." Aussi
peut-on parler du ruissellement continu d'un langage qui n'est parlé
par personne : tout sujet n'y dessine qu'un " pli grammatical ". Les
catégories du " concret " et du " vécu " appartiennent au royaume
du non-Savoir. La pensée et le discours, ou plutôt leur indissociable
unité, loin d'offrir la pure et simple manifestation de ce que nous
savons, constituent " le lieu d'où peut naître toute connaissance
". Quoique éloigné du marxisme, Foucault n'en consonne pas moins avec
Althusser. Sans Canguilhem, Lacan, LéviStrauss notamment, leur oeuvre
à tous deux était impensable. Les précédents livres de Foucault devaient
aboutir à cette explicitation, puisqu'ils montraient déjà non pas
que le sujet parle, mais qu'il y a de la parole dans le Rêve, la Médecine
et surtout la Folie.
Dès 1954, dans un excellent petit livre, Maladie mentale et personnalité,
Foucault montrait que la racine de la pathologie mentale ne peut
se trouver que "dans une réflexion sur l'homme lui-même", plus exactement
dans les structures sociales. Peu après, dans une longue introduction
à la traduction de l'étude de Binswanger, Le rêve et l'existence,
il établissait que le rêve n'est pas seulement objet, mais moyen
de connaissance, préfigurant sa thèse de 1961 sur La folie. Les
images ne sont pas la trame du rêve, mais ce que la conscience vigile
en retient ou en reconstruit: au cours du rêve lui-même, le mouvement
de l'imagination se dirige vers le moment premier de l'existence
où s'accomplit la constitution originaire du monde. Avant tout partage,
le rêve est ce moment qu'on retrouve dans l'âme romantique, où le
sujet et l'objet, la personne et l'univers naissent ensemble encore
indivises. En cela la parenté du rêve et de la folie est évidente.
La thèse aura donc pour but de faire connaître l'homme antérieurement
à tout partage, avant cet instant où il ne peut choisir la raison
qu'en ayant éprouvé la déraison et en s'en séparant. Faute de comprendre
vraiment la folie, la psychiatrie, malgré ses prétendus progrès,
sera sévèrement jugée : ici Foucault ne fait pas 1'liistoire d'un
langage, mais l'archéologie d'un silence. En 1963, Naissance de
la clinique sera plus optimiste. Avec Bichat et Broussais, le "
regard " médical s'ouvre enfin à la réalité et accède au corps.
Mais la maladie de l'esprit, comme on dit, est infiniment plus obscure
et pose de plus angoissants problèmes. Le corps la masque plus qu'il
ne la révèle.
A l'égard de la folie, Foucault éprouve à la fois une sorte de fascination
et une grande lucidité. Sa sympathie spontanée va à la protestation
des écrivains, artistes et poètes contre un monde qui veut la domestiquer.
En en faisant une maladie mentale, l'homme moderne a cessé de communiquer
avec elle. On répète trop que Pinel et les médecins qui l'ont suivi
ont libéré le fou : ils l'ont aliéné. Leur effort n'a rien à voir
avec celui des médecins du corps, comme Bichat et Broussais; il
est plutôt un " regard " qui fixe et détruit son objet. La raison
occidentale s'est constituée à partir de la négation de la folie,
mais c'est peut-être à sa présence obscure et subsistante qu'elle
doit quelque chose de sa profondeur, comme la sagesse grecque aurait
manqué sa grandeur sans la menace de la démesure. C'est au-delà
de cette séparation que Foucault veut remonter. Son étude n'est
donc point d'un psychiatre, car la psychiatrie n'est jusqu'ici qu'un
discours sur la folie, un monologue, mais d'un historien du sens,
d'un historien-psychologue qui écrit " l'histoire de la folie elle-même,
dans sa vivacité, avant toute capture par le savoir ".
A la Renaissance encore la folie reste présente à la société et
même à la raison : elle est aux confins du monde, de l'homme et
de la mort une figure d'eschatologie. Sans doute avec Érasme et
l'humanisme est-elle de plus en plus prise dans l'univers du discours.
Mais cette analyse critique n'exclut pas son aspect tragique avec
Bosch ou Breughel. C'est la Nef des fous, chargée de visages forcenés,
qui peu à peu s'enfonce dans la nuit du monde, parmi des paysages
qui parlent de l'étrange alchimie des savoirs, des sourdes menaces
de la bestialité et de la fin des temps. La sensibilité à la folie
est liée à la présence de transcendances imaginaires. Chez Montaigne
encore la folie est à l'intérieur de la raison une sorte de point
aigu et dangereux, un peu comme joseph de Maistre disait de la superstition
qu'elle était un "poste avancé de la religion".
Au XVII e siècle cet aspect tragique disparaît - au moins de la
conscience claire. La grande folie baroque est réduite au silence.
La problématique cartésienne le montre nettement. La raison doit
se protéger de l'erreur et de l'illusion - et c'est l'office du
doute, cet héroïsme du vouloir. Mais elle ne peut comporter le moindre
grain de folie, puisqu'elle est maîtrise de soi et la folie dépossession
: l'homme peut être fou, mais non pas la pensée. Raison et folie
s'excluent radicalement. Et le choix de la raison, qui écarte la
déraison, s'opère sur fond de moralité : en un sens le rejet du
malin génie c'est le rejet même d'une volonté perverse, d'une sorte
de volonté folle. Cette exclusion de la folie se réalise dans le
domaine des institutions par l'enfermement. Puisque la folie est
exilée, le fou doit être interné : même comme fou du roi, il n'a
plus sa place dans la société des hommes ' libres. Si Cervantès
vivait encore, on l'enfermerait. 'L'internement est une véritable
catégorie de l'âge classique. C'est lui surtout dont Foucault dégage
le sens avec une pénétration exemplaire. Le XVIII e siècle a accompli
cette grande coupure de la raison et de la déraison, dont l'internement
n'est que l'expression institutionnelle et qui subsiste sous une
autre forme dans notre philanthropie positiviste et médicale.
L'âge classique voit dans les diverses formes de la folie la pointe
extrême de défauts. Le fou, enfermé avec les vénériens, les débauchés,
les libertins et les homosexuels, a rapport au mal, à la volonté
perverse. L'internement a une signification plus morale que médicale
: c'est un " exorcisme réussi ". La folie est un scandale - objet
de regard pour l'édification des gens sains. Le fou a choisi la
déraison ' c'est-à-dire l'animalité en l'homme. On exhibera donc
cette folie scandaleuse, pour en détourner, mais de l'autre côté
des grilles : les asiles prennent l'aspect de cages de ménageries.
La maison d'internement, à la fois de correction et de rédemption,
a une sorte de caractère sacré. Elle est "terre étrangère". Ce qui
ne va pas malgré tout sans une forme de réciprocité, puisque l'homme
sain y peut lire, comme en un miroir, le mouvement imminent de sa
chute possible dans l'animalité.
Ce qui suppose, pour ce rationalisme, que la folie commence exactement
là où se trouble le rapport de l'homme à la vérité. La folie ne
peut se dire que de l'extérieur : le XVII e siècle connaît un discours
sur, mais non un discours de la folie. En elle-même elle est un
" discours délirant ", une sorte de mixte de rêve et de peur. Pour
le philosophe, par exemple Malebranche, elle s'identifie à l'imagination
pure, puisqu'elle est esprit aveuglé. Ou plutôt éblouie, comme dit
Foucault, au sens que Nicole donnait à ce mot quand il se demandait
si le coeur avait part à tous les " éblouissements " de l'esprit.
Aussi n'y a-t-il pas à l'âge classique de littérature de la folie.
Comment tiendrait-elle sur soi un langage qui fût vrai, puisqu'il
n'y a de vérité que de la raison et que la raison exclut la folie ?
Il faudra attendre le Neveu de Rameau - et en un sens ambigu Sade
- pour que la folie puisse parler d'elle-même à la première personne.
Dans ce Neveu de Rameau plus anticartésien que tout Locke, tout
Voltaire et tout Hume, nous pouvons découvrir rétrospectivement
la source de tout ce que la folie dira d'elle-même, de Nietzsche
à Antonin Artaud. "Ce que la folie dit d'elle même c'est, pour la
pensée et la poésie du début du XIXe, ce que dit également le rêve
dans le désordre de ses images : une vérité de l'homme, très archaïque
et très proche, très silencieuse et très menaçante; une vérité en
dessous de toute vérité, la plus voisine de la naissance de la subjectivité,
et la plus répandue au ras des choses; une vérité qui est la profonde
retraite de l'individualité de l'homme et la forme inchoative du
cosmos. " On songe invinciblement au grand livre d'Albert Béguin,
L'âme romantique et le rêve.
La folie n'existe que dans une société et par rapport à elle : c'est
un fait de civilisation. Son histoire à l'époque classique montre
que le psychiatre a moins créé un chapitre de la pathologie qu'entériné
des décisions, situations et pratiques qui le précédaient et qu'il
cautionnait. Foucault ne valide pas un savoir; il explique une illusion.
Le "voir" et la "chosification" portent sur une folie empirique,
qu'on peut baptiser du nom de schizophrénie pour donner l'impression
de la science, une folie phénoménale, si l'on peut dire, plus ou
moins assimilée à une faute, mais qui évite et ignore la vraie folie,
la folie nouménale, celle qui est une interrogation surl'homme,
de l'homme et qui ne cesse d'interroger en nous. " Tel est le pouvoir
de la folie : énoncer ce secret insensé de l'homme que le point
ultime de sa chute c'est son premier matin, que son soir s'achève
sur sa plus jeune lumière, qu'en lui la fin est recommencement.
" La pensée de Foucault est en route, et on a trop tendance à la
figer, en ne tenant compte que de son dernier livre, Les mots et
les choses, et de quelques formules provocantes. Il a lui-même déclaré
que le structuralisme n'était qu'un instrument pour donner forme
scientifique à un contenu venu d'ailleurs, une méthode pas même
nouvelle, " la conscience éveillée et inquiète du savoir moderne
". La fin de l'humanisme n'est peut-être que la fin d'une forme
d'humanisme. Le livre sur la folie montre qu'il est à la recherche
d'une vérité de l'homme au-delà ou plutôt en deçà du partage de
la raison et de la déraison. Et il n'a pas renié ses analyses du
rêve. Son nietzschéisme révèle un sens du tragique qui se lit en
filigrane dans toute son oeuvre. Sans doute affirme-t-il que pour
enfanter le surhomme il faut tuer l'homme. Mais quel homme ? Cette
" béance ", devant laquelle nous sommes toujours rejetés, ne serait
elle pas le signe que cette surhumanité est plutôt une source originaire
à partir de laquelle l'homme recrée sans cesse son humanité ? Vouloir
et aimer que la folie, comme dans Le Neveu de Rameau, parle à la
première personne, n'est-ce pas désirer la plénitude du je ?
Par-delà le XVIIe siècle Foucault n'éprouve-t-il pas la nostalgie
d'un âge plus classique encore, celui des Grecs, où le Logos, parce
qu'il n'avait pas rompu avec l'Hybris, ne connaissait pas de contraire
et demeurait primordial et indivis, antérieur à toute guerre, à
toute contradiction, à toute séparation ?
Consulter :
Foucault (Michel)
Maladie mentale et psychologie (Presses Universitaires de
France).
Histoire de lafolie à I'dge classique (Plon).
Naissance de la clinique (Presses Universitaires de France).
Les mots et les choses,, une archéologie des sciences humaines
(Gallimard).
La pensée du dehors (Critique, juin 1966).
Sur Michel Foucault :
Dagognet (François), Archéologie ou histoire de la médecine
(Critique, mai 1965).
Derrida (Jacques), L'écriture et la différence (Le Seuil).
Furet (François), Les Français et le structuralisme (Preuves,
février 1967).
Lefebvre (Henri), Position : contre les technocrates (Gonthier).
Origine http://www.girafe-info.net/jean_lacroix/foucault.htm
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