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Origine : http://ecorev.org/article.php3?id_article=220
La pensée et l'engagement de Michel Foucault, avec notamment la publication
de Surveiller et punir en 1975, ont durablement marqué les
débats et les luttes autour des prisons en France. A l'heure où les
constructions de prisons reprennent de plus belle, Foucault peut-il
encore nous aider ? Entretien avec François Boullant, auteur
de Michel Foucault et les prisons (PUF "Philosophies", 2003).
Ecorev' : Comment Michel Foucault
en arrive-t-il à la question des prisons ?
François Boullant : Il
y arrive par deux voies différentes. D'une part, la voie spéculative
classique, à la fois philosophique et historienne : le thème
apparaît pour la première fois dans L'Ordre du discours, sa leçon
inaugurale au Collège de France en 1971, où il parle de Surveiller
et punir, qui n'a sans doute pas encore de titre, comme de "[son]
livre sur les peines". Il s'agit pour lui d'une sorte de prolongement
naturel à l'histoire de l'enfermement, déjà commencée avec l'Histoire
de la folie (1961).
L'autre voie, la voie militante, est ouverte par
sa rencontre avec le GIP (Groupe d'information sur les prisons)
et constitue un moment déterminant qui va modifier sensiblement
l'approche, peut-être trop théoricienne, de Foucault. Beaucoup
de textes sont produits, il y a beaucoup de militantisme et de
gens engagés dans un mouvement qui n'aura finalement duré qu'une
petite année. On commence aujourd'hui à faire l'histoire du GIP [1],
en montrant notamment que si Foucault a été un élément déterminant,
qui a infléchi puissamment l'esprit du GIP et ses combats, il
n'était pas seul. Il y avait un certain nombre de militants autour
de lui, en particulier Daniel Defert, qui a joué un rôle de premier
plan.
Comment s'articulaient chez Foucault
la recherche théorique et l'engagement militant ?
Foucault a écrit son livre au moment même où se
développaient les activités du GIP et une actualité carcérale
nationale et internationale très dense. On le vérifie aujourd'hui
à travers les textes intermédiaires de ses leçons au Collège de
France, qui attestent que tout le dispositif de Surveiller et
punir est déjà en place. Mais il va significativement retarder
la publication de son livre jusqu'en 1975, parce qu'il ne souhaitait
pas que les détenus puissent s'imaginer qu'il les avait exploités
intellectuellement. Il n'empêche qu'il y a dans le livre un écho
bien réel de ce militantisme. Ainsi, alors que celui-ci s'arrête
en 1840, un certain nombre d'incises font signe vers l'actualité
la plus contemporaine. Le travail avec les prisonniers a aussi
indiscutablement contribué à rectifier quelques thèses, par exemple
celle d'une pure "pénalité incorporelle" qui succéderait à "l'ère
des supplices". Certes la prison inaugure bien un nouveau type
de châtiment qui ne touche pas directement au corps et vise plutôt
l'âme. Mais, au contact de l'actualité carcérale, Foucault avoue
pourtant être frappé par le caractère éminemment physique des
revendications des prisonniers : nourriture, froid, propreté,
etc. Il en retiendra l'idée qu'un châtiment ne peut jamais se
passer d'un "supplément de douleur physique".
Quelle est la spécificité de l'approche
de Foucault ?
La question de l'enfermement est dans l'air du temps,
avec, par exemple, les travaux de Goffman [2].
Or Foucault, qu'on lit souvent comme "le philosophe de l'enfermement",
reproche justement à Goffman de considérer de manière trop indifférenciée
tous les types d'enfermement. La prison n'est pas l'hôpital psychiatrique
et ne saurait être abordée de la même manière, même si l'on peut
en tracer une histoire à peu près parallèle. Foucault fait œuvre
de novateur par le simple choix de son objet.
En 1975, le champ carcéral est quasiment déserté
par les historiens professionnels [3]
Foucault va combiner deux approches : l'approche proprement
historienne de l'archiviste méticuleux et celle, plus philosophique,
du "généalogiste de la morale". Contre une idée bien établie,
il va montrer qu'antérieurement au XVIIIe siècle, la prison ne
constituait pas une peine : on enfermait seulement les gens,
soit pour les oublier, soit pour qu'ils se fassent oublier un
temps donné, d'ailleurs jamais spécifié. La prison du XIXe siècle,
qui est encore la nôtre, s'édifiera sur trois valeurs qui seront
les vecteurs de la réforme morale : l'isolement individuel,
le travail et la durée variable de la peine.
Dire que la prison a une histoire a pour Foucault
un double intérêt. D'une part, au strict plan historique, il montre
que la prison n'a pas toujours existé, mais est née à un moment
bien déterminé et pour des raisons extrêmement précises, d'ordre
économique, social et politique. Mais, d'autre part, au plan militant,
ce qui se profile aussi dans cette histoire, c'est l'effacement,
inéluctable à terme, de cette institution.
Pourquoi les prisons apparaissent-elles
alors, et à quoi servent-elles ?
La prison succède à l'ère des supplices, c'est-à-dire
à la pénalité de l'Ancien Régime : une pénalité physique
qui s'attaque de manière très violente au corps. Foucault montre
que, contrairement à une idée très répandue, la pénalité des supplices
ne disparaît pas à l'époque des Lumières parce qu'on commencerait
alors à trouver ces châtiments inutilement cruels et barbares.
La prison naît plutôt parce qu'on a besoin d'une nouvelle pénalité
pour un nouveau type d'illégalismes, issus d'une mutation économique.
Ce terme d'"illégalismes" est une invention assez géniale de Foucault,
car il sert clairement à éviter le mot "délinquance", celle-ci
renvoyant à une "nature" prédélinquante, reconnaissable à certains
signes, dont la criminologie fera son fonds de commerce. Il y
a, explique Foucault, de multiples formes d'illégalismes que les
sociétés gèrent de manière différentielle. Or ce qu'on a appelé
"délinquance" en focalise seulement une partie : en sont
exclus la délinquance d'affaires, les trafics d'armes, les fraudes
fiscales, les trafics d'influence, etc.
Ici se greffe l'une des thèses les plus célèbres
de Surveiller et punir : celle de l'échec
de la prison. Etrangement, dire que la prison échoue rallie tous
les suffrages : détenus, surveillants, magistrats, travailleurs
sociaux…, et ceci depuis l'origine. Mais Foucault pose alors
une question autrement dérangeante : à quoi sert l'échec
de la prison ? Pourquoi, si la prison échoue, la reconduit-on
sans cesse ? C'est que cet échec a aussi une utilité :
en fin de compte, on a besoin de la délinquance, à plusieurs niveaux,
mais surtout à un niveau "idéologique" et politique. "La
prison, dira Foucault, n'est donc pas un inhibiteur
de délinquance ou d'illégalisme, c'est un redistributeur d'illégalisme" [4].
Cette prison, censée réformer les gens et les rendre meilleurs,
produit en fait tout l'inverse…
Il y a une sorte de paradoxe, parce
que Foucault montre toute la violence de la prison, et en même
temps reste très critique sur les peines alternatives…
Dans les années 70, la prison est une institution
en crise. Certains réclament alors sans délai la fermeture des
prisons. Mais immédiatement se pose la question de savoir comment
les illégalismes seront gérés. Foucault, lui, raisonne toujours
sur le long terme, attentif aux effets pervers d'une mesure novatrice.
Ainsi, dénonçant la peine de mort, il avoue sa méfiance
quant aux peines incompressibles qui s'y substitueront immanquablement.
La prison, ne cesse-t-il de répéter, fabrique de la violence :
c'est une "machine de mort". Sans doute a-t-il alors en tête des
images bien précises : les 40 morts de la sanglante révolte
d'Attica ou l'exécution de Buffet et Bontemps, consécutive à leur
meurtrière tentative d'évasion. Pour les alternatives à la prison,
Foucault raisonne de manière un peu analogue en montrant que ces
peines sont fondées sur les mêmes valeurs que la prison.
Il critique ainsi l'idée d'une valeur rédemptrice
du travail, qui perdure dans le travail d'intérêt général, ou
l'idée qu'il faut renouer artificiellement les liens familiaux
défaillants chez les jeunes délinquants. D'où son extrême réserve
quant à toutes les peines alternatives, sauf l'amende, qui, dit-il,
"n'amende pas" et n'implique aucun jugement moral. Il y a là une
très remarquable continuité entre sa pensée théorique et ses développements
pragmatiques. Depuis Les Mots et les choses
(1966), Foucault porte un regard très critique sur les sciences
humaines, et l'on retrouve ce thème de leur nocivité sur le terrain,
une armée de professionnels ayant pris aujourd'hui, explique-t-il,
la relève du bourreau : infirmiers psychiatriques, psychologues,
éducateurs… De nouveaux pouvoirs naissent alors, dangereux
et liberticides, propageant la logique carcérale à la société
tout entière à travers des contrôles sociaux multiples et diffus.
Comment penser alors autre chose
que la prison ?
Foucault a toujours été très réservé sur cette question.
Il reste intraitable sur le principe d'une nécessaire disparition
de la prison, mais sa position manifeste des évolutions notables,
en phase avec les mutations du monde carcéral. Radical dans les
années 70, il se montre, dans les années 80, ouvert à un travail
de réflexion sur la prison.
Au fond, il reste profondément cohérent avec l'idée
qu'il n'y a pas, en la matière, d'intellectuel providentiel et
prophétique voué à stigmatiser tous les pouvoirs. Une telle idée,
pourtant souvent attribuée à Foucault, lui est profondément étrangère
et sans doute ne veut-il pas confondre la fonction critique de
l'intellectuel avec un rôle toujours négateur. Bien au contraire,
Foucault paraît plutôt attaché à l'idée qu'il puisse jouer le
rôle d'une force de proposition, insistant alors sur le fait que
le véritable travail intellectuel ne peut être que collectif.
La genèse, longue, complexe de l'institution carcérale motive
sans doute cette prudence : si la prison est appelée à disparaître,
sans doute ne le pourra-t-elle qu'au terme d'un lent processus
de désagrégation interne et c'est bien ce processus que les intellectuels
doivent hâter et accompagner.
Comment ? D'abord et toujours en faisant savoir.
La prison, dit Foucault, est l'une des zones obscures, l'une des
"cases noires de notre société" : une zone de non droit.
Elle est "l'illégalisme institutionnalisé". Travailler à faire
reculer cet illégalisme et à rendre cette institution plus transparente
constitue une tâche modeste mais prioritaire. Toutefois Foucault
restera ferme sur l'idée que cette revendication de droit ne peut
qu'être celle des détenus eux-mêmes. On ne saurait, en conséquence,
se contenter de l'idée qu'il suffirait que l'Etat injecte d'en
haut du droit dans l'institution.
Aujourd'hui, les constructions de
prison sont reparties, et la prison elle-même semble plus d'actualité
que jamais…
Surveiller et punir a provoqué
dans le monde carcéral une salutaire et durable onde de choc.
En a résulté un certain malaise à l'égard de la prison, y compris
dans le grand public. Il y a aussi eu un phénomène de génération :
les jeunes gens qui ont créé le Syndicat de la magistrature dans
les années 70 sont devenus eux-mêmes des magistrats opérationnels,
voire des décideurs politiques.
A tous les niveaux de l'administration, jusqu'à
Badinter lui-même, qui a entretenu des relations personnelles
avec Foucault, il y a eu une sorte d'effet inhibant : on
a enfermé moins, certains juges ont essayé d'alléger les peines,
de promouvoir systématiquement les alternatives à la prison. Ne
vaut-il pas mieux, en effet, envoyer un jeune tondre les pelouses
municipales que de l'incarcérer à Fleury-Mérogis ?
Foucault, quant à lui, a toujours refusé ce pernicieux
dilemme. Force est de constater toutefois qu'entre 1975 et les
années 90, il n'y a pratiquement pas eu de construction de prisons
et il semble qu'on ait veillé à ne pas faire monter trop le chiffre
de la population carcérale. Cette mauvaise conscience est aujourd'hui
bien terminée. La nomination d'un secrétaire d'État à la construction
des prisons marque le coup d'arrêt de cette période d'hésitations.
Le carcéralisme semble avoir désormais encore de beaux jours devant
lui.
Comment cette évolution s'est-elle faite ?
Plus qu'une montée de la délinquance il y a eu, me semble-t-il,
un changement de visage des illégalismes, avec une prolifération
croissante de la petite délinquance se répercutant en demande
de sécurité. L'exemple de la sécurité routière est particulièrement
frappant. L'idée que ces délits étaient trop légèrement sanctionnés
fait aujourd'hui consensus. Mais cela débouche sur quoi ?
Sur des peines de prison ferme, ce qui relégitime clandestinement
une institution inadaptée et archaïque. On a cessé de s'interroger
sur la valeur de la peine et sur les effets dévastateurs de la
désinsertion.
Tout ce vaste débat, récurrent depuis l'origine,
semble aujourd'hui sans objet et chacun semble accepter ou se
résigner à ce qu'il y ait des prisons. C'est à cela, justement,
que peut servir l'œuvre de Foucault aujourd'hui : à
relancer ces interrogations fondamentales nées avec la prison
et qui ne disparaîtront qu'avec elle : à critiquer ce qu'il
nomme "l'évidence de la prison".
Le livre de Véronique Vasseur [5]
a joué ici un rôle assez ambigu. Dénoncer la saleté, la promiscuité,
la violence, c'est évidemment très bien, mais c'est aussi remettre
en selle un vieux fantasme carcéral : le fantasme d'une prison
propre, en tous les sens du mot. On aura beau jeu de répondre
qu'il suffit de construire des prisons neuves, sainement gérées,
et que le problème sera réglé. Mais il ne le sera pas, parce qu'il
ne peut l'être ! On feint aujourd'hui, hypocritement, de
s'émouvoir du taux record de suicides dans les prisons françaises.
Comment ignorer que la cause principale de ces suicides est la
prison elle-même ? On ne se suicide pas moins dans une prison
neuve, bien au contraire ! Les gestionnaires pénitentiaires
savent bien que les rares prisons neuves et aseptisées qui ont
pu réaliser ce vieux fantasme carcéral de l'encellulement individuel
ont fait monter en flèche le taux de suicides… Entre la
sociabilité criminogène et l'isolement suicidogène, il faut choisir :
autre version de ce "cercle carcéral" dont parle si bien Foucault…
Un groupe comme l'OIP [6]
aujourd'hui ne reprend-il pas le flambeau de ce qu'a été le GIP ?
Sur le plan des idées, de la promptitude à réagir
et à dénoncer l'inacceptable, indiscutablement. Toutefois, la
particularité du GIP est d'abord le mode de travail qui a été
inventé vis-à-vis des détenus et de leurs familles. L'histoire
du GIP commence avec ces militants maoïstes qui découvrent, à
l'occasion de leur incarcération, le monde des prisons. Leur candeur
a été de croire que le lumpen-proletariat des prisons les attendait
et qu'on allait y faire la révolution. Foucault a joué un rôle
important de distanciation par rapport à ce romantisme généreux
mais naïf. Il a proposé un travail plus modeste, consistant à
réaliser de simples enquêtes sur les conditions de vie dans les
prisons, et surtout, à donner la parole aux détenus. C'est là
une démarche caractéristique du GIP, qui a d'ailleurs inspiré
par la suite la création d'autres groupes [7].
Depuis le XIXe siècle, existait une tradition littéraire
carcérale : une bonne âme (visiteur, aumônier, éducateur…)
s'érigeait alors en porte-parole. Avec le travail du GIP quelque
chose change aussi dans cette distribution à sens unique de la
parole. Certes, il s'agit bien d'abord de faire sortir l'information,
mais aussi et du même coup, de fédérer les détenus eux-mêmes en
occasionnant la prise de conscience de leurs conditions de détention.
Certaines révoltes en ont indiscutablement résulté.
Les brochures du GIP sont platement narratives,
pas du tout théoriques, mais c'est cette narration du quotidien
qui est terrible. Cette prise de parole était prioritaire pour
Foucault et il reviendra par la suite sur ce "savoir des gens"
spontané qui constitue une forme de culture populaire. Comment
donner la parole aux gens qui ne l'ont pas, ou ne l'ont jamais
eue ? Comment inventer une autre modalité du politique ?
A cet égard, s'il faut chercher une filiation au GIP, ce serait
davantage dans l'action auprès des malades du Sida telle que la
conçoit l'association Aides, fondée précisément par Daniel Defert.
Je considère aujourd'hui que le mode de travail inventé par le
GIP a été au moins aussi important que les analyses de la prison
qu'il a pu produire, même si les deux choses sont, bien sûr, indissociables.
Propos recueillis par Sonia Pignot et Olivier Petitjean
[
1] P. Artières (dir.), Le
Groupe d'information sur les prisons : archives d'une lutte
1971-1972, IMEC éditions, Paris, 2002.
[2]
cf. par exemple Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades
mentaux et autres reclus, Minuit, Paris, 1990.
[3]
N'existaient que quelques articles de Michelle Perrot et une thèse
de Pierre Deyon, Le Temps des prisons, éd. Universitaires, 1975.
[4]
Conférence à l'Université de Montréal : "Les mesures alternatives
à l'emprisonnement" (mars 1976), Actes. Les cahiers d'action juridique,
n°70, 1990.
[5]
Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche
Midi, Paris, 1999.
[6]
Observatoire international des prisons. Voir l'entretien avec
P. Marest dans ce dossier.
[7]
Naîtront ainsi le GIS (Groupe d'Information-Santé), le GIA (Groupe
d'Information-Asile) et le GISTI (Groupe d'Information et de Soutien
aux Travailleurs Immigrés)
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