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MALAISE DANS LE FOOTBALL
Une industrie cannibale
Par Eduardo Galeano

Origine : Le Monde diplomatique août 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/GALEANO/10356

MALAISE DANS LE FOOTBALL
Une industrie cannibale
Par Eduardo Galeano

La mort subite, en plein match, le 26 juin, à Lyon, d’un joueur camerounais est venue rappeler la dimension tragique du football. Ce n’est pas la première fois que la mort survient dans les stades, mais elle résulte d’ordinaire de la violence des supporteurs. Celle-là a été causée par une conception industrielle du sport, des matches à la chaîne et l’exploitation maximale des athlètes. Faut-il le rappeler ? Le football est un jeu.

Par Eduardo Galeano
Ecrivain et journaliste uruguayen, auteur de la trilogie Mémoire du feu, Plon, Paris, 1988. A paraître en septembre, Sens dessus dessous, chez Homnisphères, diffusion Co-Errances, 45, rue d’Aubervillers, 75018 Paris.


En juin dernier, un joueur du Cameroun, Marc-Vivien Foé, est tombé foudroyé sur la pelouse du stade de Lyon. Il n’a pas été victime d’un coup de pied criminel. Nul ne l’avait touché. Foé est mort d’exténuation. Le rythme de la Coupe des Confédérations, un match après l’autre, l’a achevé. Aucun rapport des médecins ne dira jamais que Foé a succombé à une attaque de football professionnel, parce que cette fatale affection ne figure dans aucun vade-mecum médical. Mais la vérité, c’est que le plus beau et le plus populaire des sports, joie des jambes qui le pratiquent et des yeux qui le regardent, fonctionne, au niveau industriel, comme une machine à hacher de la viande humaine.

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L’an dernier, il y eut deux championnats du monde de football. Un pour les sportifs en chair et en os. L’autre, en même temps, pour des robots. Les sélections humanoïdes disputèrent la RoboCup 2002 dans la ville japonaise de Fukuoka, face aux côtes coréennes (1).

Les tournois de robots ont lieu chaque année dans une ville différente. Les organisateurs espèrent pouvoir affronter, d’ici quelque temps, les meilleures équipes humaines. Après tout, disent-ils, un ordinateur n’a-t-il pas déjà battu le champion Garry Kasparov aux échecs ? Ils imaginent sans peine les athlètes mécaniques réaliser un exploit identique dans un stade de football.

Programmés par des ingénieurs, les robots sont solides en défense, et rapides et buteurs à l’attaque. Ils ne se fatiguent ni ne se plaignent jamais. Aucun robot n’est jamais tombé raide mort sur un terrain de jeu. Et ils ne s’attardent pas avec le ballon : ils exécutent sans broncher les ordres du directeur technique, et pas un instant ils ne commettent la folie de croire que les joueurs jouent.

***

Quel est le rêve le plus fréquent des patrons, des technocrates, des bureaucrates et des idéologues de l’industrie du football ? Dans ce rêve, de plus en plus semblable à la réalité, les joueurs imitent les robots.

Triste signe des temps, le XXIe siècle sacralise la médiocrité au nom de l’efficience et sacrifie la liberté sur l’autel des succès. « On ne gagne pas parce qu’on a de la valeur, on a de la valeur parce qu’on gagne », avait constaté, il y a déjà quelques années, Cornelius Castoriadis. Il ne se référait pas au football, mais c’est tout comme.

Il est interdit de perdre du temps, il est interdit de perdre. Devenu un travail, soumis aux lois de la rentabilité, le jeu cesse d’être ludique. Chaque jour qui passe, comme tout le reste, le football professionnel paraît régi par l’UEB (Union des ennemis de la beauté), puissante organisation qui n’existe pas, mais dirige tout.

Ignacio Salvatierra, un arbitre injustement méconnu, mérite d’être canonisé. Il a témoigné de la véritable foi. Il y a sept ans, il exorcisa le démon de la fantaisie dans la ville bolivienne de Trinidad. L’arbitre Salvatierra expulsa du terrain le joueur Abel Vaca Saucedo. Il le sanctionna d’un carton rouge : « Pour qu’il apprenne à prendre au sérieux le football. » Vaca Saucedo avait commis un but impardonnable. Il avait esquivé toute l’équipe rivale, dans une débauche de dribbles, de feintes, de crochets, de passements de jambes, de petits et de grands ponts, de roulettes, de coups de sombrero et de râteaux, et il couronna son orgie, dos aux buts, en clouant, avec ses fesses, le ballon dans les filets.

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Obéissance, vitesse, force, et pas de traits de génie : tel est le moule que la globalisation impose.

On fabrique, en série, un football plus froid qu’une glacière. Et plus implacable qu’une machine à triturer.

D’après les chiffres publiés par France Football, le temps de vie utile des joueurs professionnels a diminué de moitié au cours des vingt dernières années. La durée, qui était de douze ans, a été réduite à six. Les ouvriers du football sont de plus en plus compétitifs, mais durent de moins en moins. Pour répondre aux exigences du rythme de travail, nombre d’entre eux n’ont d’autre recours que faire appel à l’aide chimique, piqûres et cachets qui accélèrent leur usure : les drogues ont mille noms, mais elles naissent toutes de l’obligation de gagner, et devraient plutôt s’appeler « succétoïne ».

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Deux mille cinq cents ans avant M. Sepp Blatter (2), les athlètes participaient aux compétitions, nus et sans aucun tatouage publicitaire sur le corps. Les Grecs, divisés en de nombreuses villes-Etats, avec chacune ses propres lois et ses propres armées, se rassemblaient à l’occasion des Jeux olympiques. En pratiquant le sport, ces peuples dispersés disaient : « Nous sommes grecs. » Comme s’ils récitaient avec leurs corps les vers de l’Illiade qui avaient fondé leur conscience de nation.

Bien plus tard, durant une bonne partie du XXe siècle, le football fut le sport qui exprima le mieux et affirma de la manière la plus nette l’identité nationale. Les différentes façons de jouer révèlent, et célèbrent, les diverses manières d’être. Mais la diversité du monde est en train de succomber à l’uniformisation obligatoire. Le football professionnel, que la télévision a transformé en spectacle de masses le plus lucratif, impose un modèle unique. Il efface les profils singuliers, comme il arrive parfois avec certains visages qui deviennent des masques, tous identiques, au bout de plusieurs opérations de chirurgie esthétique.

On prétend que cet ennui est dû au progrès, mais l’historien Arnold Toynbee avait déjà traversé beaucoup de passés quand il constata ceci : « La caractéristique la plus constante des civilisations en décadence est leur tendance à la standardisation et à l’uniformité. »

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Le football professionnel fonctionne comme une dictature. Les joueurs ne peuvent pas ouvrir leur bec au royaume despotique des maîtres du ballon rond, qui, du haut de leur château de la FIFA, dominent et détroussent. Le pouvoir absolu se justifie par l’habitude : c’est ainsi parce que ce doit être comme cela, et c’est comme cela parce que ce doit être ainsi.

Mais en a-t-il toujours été ainsi ? Il convient de rappeler, à présent, une expérience survenue au Brésil, il y a vingt ans, à l’époque de la dictature militaire. Les joueurs réussirent à s’emparer de la présidence du club Corinthians, un des plus puissants du Brésil, et ils y exercèrent le pouvoir en 1982 et 1983. Insolite et jamais vu : les joueurs décidaient de tout, entre eux, à la majorité. Démocratiquement, ils discutaient et votaient les méthodes de travail, le système de jeu, la gestion de l’argent et tout le reste. Sur leurs maillots, on pouvait lire : Democracia Corinthiana.

Au bout de deux ans, les dirigeants écartés reprirent les manettes et firent tout stopper. Mais tant que dura la démocratie, le Corinthians, gouverné par ses joueurs, offrit le football le plus audacieux et le plus éclatant de tout le pays, il attira les plus grandes foules dans les stades et remporta deux fois de suite le championnat.

Ses prouesses et ses finesses s’expliquaient par la drogue. Une drogue que le football professionnel ne peut se payer : cette décoction magique qui n’a pas de prix et qui s’appelle enthousiasme. Dans la langue de la Grèce ancienne, enthousiasme signifie : « avoir les dieux dedans ».

***

Comme on le sait, l’an dernier, à Tokyo, le Brésil remporta la Coupe du monde face à l’Allemagne. Au même moment, loin du Japon, et sans que nul ne l’ait remarqué, se disputait une autre finale.

Cela se passait sur les sommets de l’Himalaya. S’y affrontaient les deux équipes nationales qui perdent toujours, la dernière et l’avant-dernière au classement mondial : le royaume de Bhoutan contre l’île Montserrat, aux Caraïbes.

Le trophée en jeu était une grande coupe argentée, qui attendait les vainqueurs à l’orée du terrain. Les joueurs, tous inconnus, sans aucune star, s’amusèrent comme des fous. Leur unique obligation était de se divertir au maximum. Et lorsque les deux équipes terminèrent le match, la coupe, qui était constituée de deux moitiés collées, s’ouvrit en deux et fut par les deux partagée.

Bhoutan avait gagné, et Montserrat avait perdu. Mais un tel détail n’avait pas la moindre importance.
Eduardo Galeano.


(1) La RoboCup 2003 s’est déroulée du 5 au 11 juillet à Padoue (Italie) avec la participation de 200 équipes en provenance de 30 pays.

(2) Président de la Fédération internationale de football association (FIFA).


LE MONDE DIPLOMATIQUE août 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/GALEANO/10356