Onze intellectuels ont publié une contre-pétition dans
Libération (mardi 7 Octobre 1997) pour dire quils étaient
contre la régularisation de tous les sans-papiers. Cet acte politique
vient à point nommé pour la gauche au pouvoir, qui peut
ainsi se targuer davoir quelques grands noms avec elle, à
la différence de Debré, qui sétait mis à
dos la majorité de lélite intellectuelle française.
La première chose à remarquer cest quune grande
partie de ce document est faite dinvectives, danathèmes,
de qualifications péjoratives à légard des
autres des mauvais . Vous savez bien ceux
qui manient la démagogie, sont angéliques, pratiquent
la désinformation, lamalgame, utilisent les sans-papiers
pour justifier leur engagement ou avoir une existence institutionnelle,
ne sont pas représentatifs, font preuve dune intransigeance
aveugle, utilisent la provocation manipulatrice, les clichés,
tombent dans la naïveté caritative, ont des exigences irréalisables,
pèchent par abstraction, méprisent la loi, remplissent
le dictionnaire des idées reçues, ont recours à
des formules magiques, pseudo-politiques, au pieux rituel des lamentations
indignées, sont schizophrènes ( pensent dans un
monde et vivent dans lautre ), sont approximatifs, maximalistes,
menacent le pays de la guerre civile, etc... Tant de défauts
réunis au même endroit devraient surprendre. Ces intellectuels,
qui invoquent la Raison, utilisent les vieilles ficelles des rhéteurs
et des habitués des joutes oratoires : rabaisser son adversaire,
le disqualifier symboliquement pour lanéantir par la pensée
et la parole et se rehausser aux yeux de la foule qui écoute
et se rassurer sur sa propre force. En cela ce document est assez traditionaliste
quant à la méthode, les tchacheurs du café du commerce
ou de banlieue font de même sans avoir besoin de titres ou davoir
fait beaucoup détudes. Mais ce concentré de critiques
a un inconvénient, il rend le propos confus, peu lisible et la
démonstration laborieuse, ce qui aurait plutôt tendance
à se retourner contre ses auteurs et faire réfléchir
sur la méthode utilisée.
Le postmodernisme, lui, est bien visible dans la façon de critiquer
lengagement des personnes qui proposent la régularisation
de tous les sans-papiers. Cet engagement est décrit comme moral,
indignation qui permet daccéder sans efforts excessifs
à la bonne conscience et surtout saisit par lesprit totalitaire.
La volonté douverture renvoie à la fermeture du
FN et voilà renvoyées dos à dos les extrêmes.
Cette argumentation est typique du relativisme, qui pense que la politique
est affaire de gestion et non dutopie ou de volonté de
changement. Le désir de justice et de liberté ayant conduit
au goulag lengagement est inutile, disqualifié et suspect.
La révolution sera forcément trahie, il ne resterait donc
que lindignation morale. Si lutter pour la régularisation
des sans-papiers équivaut à la position du FN inversée,
tout se vaut, sauf la défense de ses intérêts bien
sûr. Si lissue totalitaire est contenue dans lengagement
qui ose critiquer lordre actuel, il ne faut rien changer.
Dailleurs le cynisme postmoderne apparaît clairement lorsquil
sagit de défendre les privilèges du nord européen
et de la France. La notion dintérêt est invoquée
pour limmigration qualifiée, elle, de nécessaire
pour les besoins de la société française. Le point
de vue particulier de nos hérauts de lEtat est donc évident
dans le souhait de laisser rentrer en France limmigration délite.
Effectivement on peut penser quil est temps de renouveler nos
élites quand on lit ce genre de texte, mais plus sérieusement
nous constatons quencore une fois cest du nous
quil sagit, la notion duniversalité si chère
aux défenseurs de la patrie de droits de lhomme a disparu.
Il est question de communautés politiques incontournables, dEtat-nation,
de frontières qui persistent et de protection face au danger
que représente les exclus de la planète entière
. Ici le point de vue est bien particulier, dans un monde menaçant
il faut se préserver et cest le rôle de lEtat
de droit français. Au nom de la lutte contre lordre économique
mondial il est normal daccepter que des humains soient maintenus
dans une situation dinfra-droit, que linjustice soit légale
en France. Cette thématique intérieur / extérieur
est utilisée plusieurs fois. Comme dans largumentation
de toute la misère du monde , elle sert à
bloquer les débats avant quils aient lieu. Pour éviter
de poser la question de la justice et de légalité
ici et maintenant, on nous intime de répondre au niveau du monde.
Comme cest impossible, on légitime le rapport de force
et létat des privilèges contemporains. Ce faisant
on rabat la politique sur la gestion alors que nos exigences sont, elles,
politiques et non seulement morales dans le sens où elles questionnent
la situation et remettent en cause la domination.
La posture post-moderne a besoin de tout rendre opaque et confus, selon
elle, lutter contre la fermeture des frontières cest faire
le jeu du FN, alors quappliquer sa politique cest le combattre.
Mais nos relativistes se dévoilent en ayant recours à
la puissance de lopinion. Lopinion est bon et le consensus
légitime, quimporte si les arguments sont ceux du FN. Sur
le chômage nous avons encore droit au chiffre fatidique de 7 Millions
de chômeurs qui justifierait la répression vis à
vis des immigrés. Ceci est largument de base de lextrême
droite depuis longtemps, ce qui est nouveau cest que cette idée
soit si banale quelle ne choque plus personne et quon ne
prend même plus la peine danalyser sa validité. Cest
ce raisonnement qui justifie la préférence nationale.
Si ce terme nest pas employé ici, on remarquera que le
thème de la menace implique la nécessité de la
préservation, cest une autre nomination de la thèse
lepéniste, pourtant connue pour sa malhonnêteté
et son absence de fondement.
On peut se demander si la fermeture des frontières ne saccompagne
pas de la fermeture des esprits, si la frontière nest pas
surtout symbolique et la fermeture un préservatif idéologique.
Car derrière les sans-papiers qui sont la partie immergée
de liceberg, il y a tous les étrangers en France. Cest
abordé de plusieurs façons par les notions dassimilation,
dintégration et de droit du sol. Certains immigrés
ne sont pas directement assimilables, le droit à lintégration
doit tenir compte des situations, le droit du sol intégral est
infantile, selon cette argumentation. De quelle intégration parle-t-on
? De celle dans la société marchande et spectaculaire
ou de lacquisition de La culture française
classique. Le droit du sang confirme lassimilation des générations
antérieures et lintégration culturelle cest
lacquisition, la maîtrise et la reproduction du discours
du maître. Les valeurs capitalistes sont déjà intégrées
avant larrivée en France, ce qui est souvent différent
cest la culture, la religion et les modes de vie familiaux. Il
est encore une fois question didentité nationale au sens
culturel du terme. La menace est aussi et peut-être surtout culturelle
et symbolique. Le racisme contemporain nest plus strictement physique
et racial, il se développe sur le mode différentialiste,
cest ce que nous a appris, à juste raison, un des signataires
de ce texte M. Taguieff à la suite de Robert Galissot. La nouvelle
droite sest emparée du concept de différence pour
le retourner contre la gauche qui lavait développé
dans son combat contre lethnocentrisme et pour le droit à
la différence. Cest à dire que le rejet nest
plus strictement basé sur des critères biologiques, mais
essentiellement sur des arguments culturels. La notion de menace est
un des pivots de cette argumentation, où il faut mettre en place
des limites symboliques fortes pour rester soi-même, où
la frontière et son contrôle deviennent un enjeu fondamental.
La peur de lautre étant aussi la peur de lautre en
soi, la société française voudrait nier quelle
est déjà pluriculturelle, elle saccroche au modèle
républicain unicitaire, alors quil est mythique et ne correspond
plus à la réalité contemporaine depuis longtemps.
Luniversalisme abstrait de la République nationalitaire
oublie les différences, si universalisme il doit y avoir, cest
un universalisme qui tient compte des différences, un universalisme
concret qui reconnaît le multiple et place le débat sur
le contenu des valeurs de justice et dégalité.
La vision de ce groupe de signataires est liée à la notion
dEtat, dEtat de droit. La difficulté vient du fait
que le droit en France est un droit différentiel, que la force
de la loi sexerce différemment selon que lon soit
étranger ou français. Cest visible dans le domaine
de la citoyenneté politique (le droit de vote est réservé
aux nationaux), dans le domaine du droit au travail (ici la préférence
nationale prend le nom dopposabilité à lemploi
), dans le domaine des droits sociaux (combien de cotisations
sociales de personnes étrangères ne pourront servir à
leur ouvrir de droits), en matière pénale (double peine),
en ce qui concerne la société de surveillance (contrôle
au faciès), en matière de droit civil (la suspicion sur
les mariages mixtes), dans le domaine de lacquisition de la nationalité
(automatique pour les français et sur demande pour les étrangers
à 16 ou 18 ans). La référence à LEtat
fonctionne comme un argument dautorité, cest le discours
du maître.
On peut se demander si pour certains signataires il ny a pas le
symptôme du dernier rentré ferme la porte .
Pour mieux profiter de lintégration à la française
il ne faudrait pas que de nouveaux arrivants viennent compromettre le
bel équilibre de lassimilation, celui de la chance que
la France représente pour les immigrés. Cest sans
doute pour cela quil faudrait distinguer parmi les bons et les
mauvais immigrés, trier le bon grain de livraie.
Dautre part ne sommes-nous pas encore une fois face au rève
dun capitalisme propre, cest à dire à lillusion
de pouvoir avoir en même temps la gestion du système au
mieux de leurs intérêts et la bonne conscience, ce qui
est assez difficile vu que la vitesse à la quelle la domination
broie les humains.
La dérive droitière de la société française
est très forte et cette pétition est une variante post-moderne
de cette évolution. Encore une fois, comme cela a déjà
été le cas au moment de la crise des années trente,
le danger ne vient pas de la gauche mais de la droite.
Philippe Coutant Nantes le 12/10/97
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