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Du fichage subi, à l’affichage de soi
Eléments pour une approche communicationnelle du contrôle social
CARRE Dominique, PANICO Robert


Origine http://www.unamur.be/eco/schu/aislf2010/actes/Controle_social_Carre-Panico.pdf

CARRE Dominique : Professeur en Sciences de l’Information et de la communication, Labsic- MSH Paris Nord, Université Paris 13.

PANICO Robert : Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la communication Labsic, IUT de Valence.


INTRODUCTION : LA POSSIBILITÉ DU CONTRÔLE

Nous sommes partis du constat suivant : après en avoir été pendant plusieurs décennies le paradigme dominant, le fichage informatique dont la naissance remonte aux années 1970, a progressivement figé la notion de contrôle social 1 qui s’exerce aujourd’hui, et pour une très large part, en dehors de lui. Ainsi nous est-il apparu nécessaire d’envisager un revirement de perspective afin de mieux rendre compte de ce phénomène, le contrôle, très actuel et si particulier aux sociétés dites d’informations, à la fois ouvertes, incitatives et sécurisées, et qui font suite comme l’a montré Foucault aux sociétés disciplinaires quant à elles plutôt fondées sur l’enfermement, l’interdit ou disons la restriction, et la surveillance.

1 S’il est communément admis que le contrôle social est l'ensemble des moyens mis en œuvre dans une société pour faire en sorte que ses membres se conforment aux normes et aux règles dominantes, nous poserons ici qu’il n’est pas le fait seul des institutions sociales, mais qu’il s’exerce plus largement à travers les rapports sociaux qu’entretient tout individu.

Nous avons entrepris de traiter, dans un texte préparatoire à une autre communication, des modalités technologiques du contrôle social, mais aussi cognitives (la nature originale de l’information prélevée) et psychiques (le désir comme moteur de l’action à contrôler), et du changement de paradigme qui ainsi s’opère entre les décennies 1970 et 2000, années durant lesquelles on voit le fichage informatisé des populations supplanté peu à peu par le traçage consenti et le profilage continu des individus usagers de ces espaces médiatisés (Carré et Panico, 2010). Durant ce laps de temps, l’équipement domestique en ordinateurs connectés s’est fortement développé, la frontière de l’informatique s’est considérablement rapprochée des individus allant parfois jusqu’en épouser la vie dans ce qu’elle a de plus intime. Un fait saute aux yeux : autant le fichage a d’emblée été perçu par la société civile comme stigmatisant, sécuritaire et policier, et a très vite suscité un front d’opposition à qui l’on doit notamment la loi Informatique et Libertés de 1978 ; autant le traçage/profilage est diffus, invisible, sans auteur, prompt à dissimuler ses finalités sécuritaires, en un mot difficilement contestable et de fait difficilement contesté …quoique hautement liberticide.

Dans ce texte, nous avons donc insisté en premier lieu sur la nécessité de construire un nouveau cadre conceptuel afin de mieux appréhender le contrôle social à l’heure des technologies de connectivité et de mobilité. Nous avons montré en quoi l’utilisation de traces inaugure un contrôle social qui ne se dit pas, un contrôle sans contrainte et sans contrat. Et sans contact aussi, à l’image des technologies Rfid sur le point de se généraliser.

Nous avons esquissé la manière dont le marketing d’Internet, prenant appui sur les technologies du lien, de la connectivité et leur potentiel d’action, visait la banalisation d’un contrôle social subtilement enchâssé dans des activités perçues comme à forte valeur ajoutée, et se nourrissant de l’assiduité avec laquelle les individus usaient de ces nouveaux espaces sociaux.

C’est à cette condition de ne pas se restreindre, que les individus connectés prêtent le flanc à ce nouveau contrôle … auquel toutefois, et faute d’en saisir les contours, ils (notamment les plus jeunes) disent aujourd’hui consentir. Et c’est une part sensible et grandissante de la population des connectés qui non seulement renoncent à la maîtrise de ce contrôle, mais littéralement s’affichent et livrent ce qu’hier encore nous tenions pour l’intime.

Ainsi, nous avons montré comment ce contrôle jusqu’à l’heure inédit jouait sur le triple registre :

Un, de ne pas apparaître a priori comme un contrôle spécifique, discriminant, ayant pour objet une population particulière ;

Deux, de ne pas apparaître comme un contrôle par la contrainte, et ce faisant, de n’être que très faiblement visible dans la mesure où il s’applique à recueillir ça et là ce qui s’est spontanément déjà dit ;

Trois, de faire de l’individu, l’homme ordinaire, le tout venant, celui-là même sur qui ce contrôle s’exerce, pour ainsi dire le pilier et l’actionneur de ce contrôle.

FaceBook ou Myspace, ces murs électroniques dédiés à l’affichage, ne seraient-ils pas alors en matière de renseignement et de contrôle social, du seul fait des pratiques de dévoilement spontané qu’ils encouragent et normalisent, plus efficaces désormais que les fichiers de police les plus musclés, ou les bases de clients hypersegmentées des entreprises ?

Dans cette communication nous souhaitons approfondir ce point essentiel pour comprendre le changement radical des modalités d’exercice et des enjeux attachés au contrôle social tel qu’aujourd’hui il a lieu dans nos sociétés ouvertes et prétendument permissives. A savoir, le rôle déterminant de l’affichage de soi dans la perspective parfois fantasmée d’une promotion sociale… dans le cadre d’un contrôle en apparence mou, à défaut d’être évalué pour ce qu’il est, systématique et intrusif comme jamais le contrôle social ne l’a été. Pour cela, nous voudrions questionner l’importance de la médiatisation de soi et de ce qu’elle a partie liée avec le contrôle social. C’est pourquoi nous tenterons de cerner de quelle manière aujourd’hui a lieu ce qu’on attend de tous, à savoir d’assurer sa permanence sur la nouvelle scène sociale que constitue l’Internet. Nous traiterons, pour commencer, de la médiatisation grandissante du rapport de soi aux autres qu’induit l’usage assidu des dispositifs de connectivité et de mobilité ; en tant que cette médiatisation participe de plain-pied, à travers la publicisation qui en résulte et l’affichage de soi qu’elle suscite, au contrôle continu et à distance des individus en partie conscients de ce qui pèse sur eux et néanmoins pleins de l’espoir de réussite et de fait globalement consentants.

Nous évaluerons dans un second temps la manière dont l’offre de systèmes communicationnels numériques participe à la valorisation et à la promotion sociale des actions individuelles et collectives dans l’espace public numérisé et encourage la quête ubiquiste de visibilité.

1. MÉDIATISATION CROISSANTE DU LIEN SOCIAL, RUPTURE OU CONTINUITÉ ?

Ou de la trace abandonnée à la marque élaborée…

Le fichage des individus est très certainement une réminiscence des sociétés disciplinaires du 19ème siècle qui, avec la modernité, entreprennent de se fonder sur une gestion de la vie, pratiquent pour cela l’enchaînement des lieux d’enfermement (école, famille, usine, hôpital, caserne…). Ces sociétés, comme l’a montré Foucault, ont laissé la place à des sociétés dites de contrôle, plus ouvertes et permissives, voire incitatives ; ce qui ne saurait laisser entendre qu’elles aient renoncé à la surveillance panoptique de leurs aînées. Simplement, ne s’y prennent-elles plus de la même manière afin d’exercer le pouvoir qui convient à leur développement. Deleuze (1986, p. 41) le relève lorsqu’il écrit : « la formule abstraite du panoptisme n’est plus ‘voir sans être vu’, mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque ».

Dans le passage du disciplinaire et de l’enfermement au contrôle à distance des individus en liberté, qui fait écho d’une certaine manière au passage du fichage subi à l’affichage de soi, il y a une stratégie des sociétés de contrôle qui vise à créer l’illusion qu’elles accroissent toujours davantage l’accès au savoir, au pouvoir, ou aux libertés. Le contrôle continu et permanent n’est en conséquence, et en rien, une intensification des mécanismes de surveillance, mécanismes qui toujours supposent que celle-ci vienne du haut, d’un pouvoir souverain. Non, le contrôle, intériorisé par tous, s’exerce à la base, il est un contrôle pour l’essentiel horizontal, pair à pair… voire un contrôle qui s’applique à soi, et dont la caractéristique est d’être hautement intégré aux relations sociales, non repérable et non identifiable en tant que tel.

C’est ce que soulignent Hardt et Negri (2000) : « on doit comprendre la société de contrôle comme la société […] dans laquelle les mécanismes de maîtrise se font toujours plus démocratiques, toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Les comportements d’intégration et d’exclusion sociale propres au pouvoir sont ainsi de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes […] au contraire de la discipline, ce contrôle s’étend bien au-delà des sites structurés des institutions sociales, par le biais de réseaux souples, modulables et fluctuants ».

En l’occurrence, ce réseau c’est Internet, incluant technologies de connectivité et de mobilité. Le marketing, on a pu le montrer dans un texte précédent (Carré et Panico, 2010), est très présent et offensif dans cette mise en scène, ou plutôt sur la scène Internet, des masses. Car il s’agit bien, comme aux 19ème et 20ème siècles industrieux et productivistes, d’y concerner la totalité des individus formés à cet effet : hier, travailler et procréer afin que fructifie la société industrielle capitaliste… aujourd’hui communiquer sans entrave afin d’alimenter les réseaux d’informations à valeur ajoutée et ainsi se soumettre au contrôle nécessaire au maintien de la sécurité.

Quoique le terme de masses, lieu de l’indifférence et de la passivité, ne soit plus à même de révéler ce qui se joue ici. Hardt et Negri lui ont substitué celui de multitudes, alternative vivante à la domination du capitalisme qui maintient un ordre mondialisé à travers le conflit et le contrôle permanent (2004). C’est en résumé la question qui nous importe ici : quelle est la nature du média Internet ? Question qui rejoint celle de la nature du contrôle social qui s’y exerce. Doit-on voir, dans cette mise en scène de soi généralisée qu’opèrent les individus, une démarche individuelle, émancipatrice qui prend appui sur l’appropriation singulière du média Internet ? Certes, cette démarche qui se fonde sur le potentiel de créativité et le désir de reconnaissance des individus, déroge-t-elle en de nombreux points au rapport de type spectaculaire qu’instaurent historiquement les médias dits de masse vis-à-vis des individus, ne requerrant d’eux guère plus au fond qu’ils conforment leurs comportements sous l’effet de messages normatifs et prescriptifs. Rapport spectaculaire et anonyme – alors que sur Internet, l’anonymat n’est pas de mise – qui justifie en partie que se soit imposée comme modèle dominant au sein des recherches en communication de masse, la théorie somme toute minimaliste des effets limités et de l’influence sélective (ou différenciée) énoncée dès les années 1940 par Lazarsfeld et à sa suite Katz qui n’aura de cesse de montrer qu’il est nécessaire de « tenir compte des réseaux de relations interpersonnelles et de leur pouvoir vis-à-vis des types d'opinions et d'attitudes dans la recherche sur les effets » (Ledun, 2004, p.2).

De masse ou individualisé… il se pourrait que nous ayons franchi un cap, et que ce qui se joue désormais avec l’Internet ne soit rien de moins qu’un nouvel ordre où se recomposent les rapports entre pôles de diffusion et de réception, entre institutions politiques, activités économiques et activités humaines et sociales. En schématisant, se confrontent aujourd’hui deux modèles : le modèle décentralisé du pair à pair ou P2P, participatif et égalitaire, qui a tenu tête à la puissante industrie du disque ; et celui des réseaux sociaux, à tendance centralisatrice, et dont on a vu que le plus emblématique d’entre eux, FaceBook, avait pu trahir la confiance de ses millions d’usagers en vendant sans le dire leurs profils à des annonceurs.

On se gardera donc de parler trop tôt de média individualisé ; doit-on pour autant conclure que l’Internet maintient in fine un même rapport de domination, quoique sous des formes renouvelées de participation des dominés ? C’est en apparence la position de Miège qui nous met en garde contre la tentation de voir ici un procès d’individualisation l’emporter, procès qui selon l’auteur reste hautement hypothétique : « le risque est grand d’oblitérer dans ces nouvelles pratiques tout ce qu’elles doivent à des déterminations sociales et tout ce qu’elles comportent d’éléments de socialisation. C’est pourquoi il est préférable de qualifier ce procès comme caractérisé par une forte différenciation des pratiques » (Miège, 2007, p. 190).

De ce qui précède, on peut toutefois dire que les médias de masse sont au mieux persuasifs ; qu’ils doivent, s’ils veulent produire durablement des effets désirés, toujours monter en puissance et occuper sans faillir l’espace public et privé, bref, qu’ils doivent s’adresser exagérément à un individu versatile ; et qu’ils sont très en deçà de ce que nous entendons – parlant du pouvoir non répressif, et incitatif, dont l’Internet est le support – par constitutif de l’individu. Un pouvoir entendu comme gouvernement des hommes, manière de « conduire leurs conduites » (Foucault, 2001). Le libéralisme est une rationalité gouvernementale, qui loin de libérer (de la consommation par exemple), entend paradoxalement emmener les individus à se gouverner eux-mêmes.

Ainsi, et du fait de la médiatisation croissante des rapports sociaux dont la médiation d’Internet constitue le principal vecteur, on assiste à la convergence de deux phénomènes structurants : d’une part l’ancrage de la quasi-totalité des individus sur le réseau grâce notamment à la banalisation des technologies et de l’offre de services ; d’autre part, et comme corollaire, l’empreinte inamovible, la marque durable de la technique dans leurs activités sociales, qu’elles soient privées, professionnelles ou publiques.

C’est ce que les grands médias de masse tels que presse, radio, télévision, faiblement interactifs, n’ont su réaliser : se rendre indispensables. Rétrospectivement, ils ne sont de ce fait jamais réellement apparus autrement qu’en tant qu’appendices à un vivre ensemble dont l’essentiel a lieu ailleurs, notamment dans les groupes d’appartenance ; jamais comme le support indispensable à de véritables sociabilités 2. A l’opposé, Internet réalise en quelque sorte la prouesse d’installer, de fixer sur le réseau technique les communautés dans lesquelles les individus se reconnaissent. Et, de là, d’opérer un contrôle d’envergure du fait des nombreuses traces qu’un individu se sentant chez lui, n’a conscience au fond de laisser.

2 Certes, le processus de médiatisation s’ancre dans le 19ème siècle avec le développement d’une presse commerciale et grand public, et transforme en profondeur le lien social organique des sociétés pré-modernes. Gabriel Tarde voyait déjà dans le journal le support d’une communion populaire… et dans l’espace journal, « l’espace social de la modernité, en rien la production d’une histoire, mais la réflexion d’une actualité » (Joseph, 1984, p.549). Pour notre part, nous situons le basculement à l’instant où l’essentiel de l’information qui se produit et s’échange émane d’acteurs autres que des institutions de presse, ou habilitées à communiquer, et notamment d’individus dans le cadre de leurs activités régulières.

Qu’il sait mais ne pense pas laisser… Sur ces réseaux sociaux qui comptent toujours plus d’usagers, on observe en effet des agissements spontanés, communautaires et participatifs.

Dernier point : comment, entre sensation d’agir et sentiment d’être épié, opère le dispositif « marketing /médiatisation /contrôle » pour faire pencher la balance et ainsi produire et obtenir de la part de l’individu, ce que nous nommons de l’affiche ? Comment s’empare-t-il de celui-ci dont le consentement tacite à se dire n’a de cesse de dérouter l’observateur instruit dans la méfiance vis-à-vis du pouvoir de l’information ? Au mieux ce consentement prématuré traduit-il selon nous la gratification affective, qui pour l’heure et selon lui, l’individu, ne doit en rien être remise en cause par une menace d’autant plus abstraite qu’elle ne concerne que ceux, les moins nombreux, qui tenteraient de s’en faire une idée. Et c’est bien là que se joue la partie de force engagée et qui, face aux rétributions substantielles de tous ordres, peine à porter les regards du côté du dévoilement irréversible de l’intime et de voir là – quand depuis 2000 ans on le traque dans les techniques coercitives de l’aveu – s’exhiber rien d’autre que le rapport exorbitant du pouvoir – pour le coup souverain – face à l’individu isolé.

Ainsi, le ‘double numérique’ auquel donne lieu la mise en scène de soi, et après avoir nourri l’espoir d’une émancipation, pourrait-il être le dernier avatar de la Société de spectacle si chère à Debord (1972), cette société qui a fait de l’individu, la proie facile de son pouvoir d’assujettissement, lui qui se pensait libre de consommer le spectacle, et que le spectacle a consommé 3.

3 Le spectacle, selon Debord, « n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (1972, p.4)

On le voit, il y a là des effets de miroir incessants dans ce développement conjoint des dispositifs de communication, des formes du lien social et du contrôle qui lui est inhérent et qui produit en retour de nouveaux agencements techniques et humains. Dans la seconde partie, nous allons nous centrer sur l’offre afin d’y déceler la manière selon laquelle se construit ce besoin d’Internet, pierre d’angle de l’édifice…

2. UNE OFFRE DE DISPOSITIFS SOCIOTECHNIQUES… qui encourage la publicisation des actions

On assiste depuis la fin des années 1980 à une reconfiguration de la séparation entre l’intime et le public ; et à l’affirmation d’une tendance : ne pas rester anonyme et se rendre visible.

Avec son corollaire, que les people elles aussi se donnent à voir… Bien avant le développement des réseaux sociaux numérisés, les émissions de télévision de type talk-show et téléréalité ont favorisé l’injonction de cette visibilité, en dévoilant la vie privée et parfois intime de vedettes du spectacle, de personnalités politiques et simultanément, d’individus anonymes, modifiant ainsi la perception, la représentation des relations entre vie publique et vie privée, espace public et espace privé.

Cette reconfiguration sociale n’aurait sans doute pas pu prendre une telle importance sans l’aide de supports d’information-communication appropriés qui se sont développés durant la période. Même si nous nous inscrivons dans la problématique de la double médiation – à la fois technique et sociale, ainsi que la définit Jouët et qui « réinstitue le lien entre l’innovation sociale et l’innovation technique et devient un cadre d’analyse des Tics » (2000, p.497), nous ne traiterons dans cette partie que de l’élargissement des moyens de production et de diffusion de l’information-communication qui a grandement favorisé tout à la fois la diffusion des messages, le développement des formes expressives et la démultiplication des échanges. Promesses de libertés nouvelles, technicisation et médiatisation de la communication reconfigurent le cadre communicationnel dans lequel s’inscrit la sociabilité.

Au-delà des techniques que les individus ont la possibilité d’acquérir et d’utiliser, le développement de cette « sociabilité numérique » résulte aussi de la constitution d’une offre de services communicationnels de plus en plus conséquente permettant aux individus de passer aisément d’un rôle de consommateur passif à un rôle de producteur et de diffuseur. Ainsi, à partir du moment où les équipements personnels en Tics se développent, se connectent aux réseaux, qu’une offre très souvent gratuite de services de communication est mise à disposition, on assiste à une évolution notoire, les individus étant eux-mêmes en capacité de produire l’essentiel de l’information sur eux ou sur les autres à travers des systèmes dont ils sont les usagers et… potentiels otages ; et dont, en tant que tels, ne maîtrisent qu’en partie les logiques à l’œuvre. Avec comme effet induit qu’au fur et à mesure que de nouveaux espaces de liberté se déploient, le contrôle social simultanément s’étend. C’est là que se joue la mutation qui nous intéresse et qui nécessite de bien prendre en compte la dimension proprement informationnelle et communicationnelle des Tics pour permettre un repositionnement méthodique en vue, non de se prononcer sur le caractère légitime du contrôle social (non réductible à la privation des libertés), mais sur le contenu de ce contrôle, et sur les conditions sociales de sa production.

L’accès à la fois massif et néanmoins individualisé aux produits et services communicationnels, ainsi que l’interposition de nouveaux dispositifs dans les échanges sociaux, permettent à l’information-communication de se médiatiser selon trois processus qui tous exposent l’individu : l’injonction à diffuser de l’intime, la diversité des productions, l’abandon de la vigilance à l’égard des données sensibles et, comme aboutissement de ces trois processus simultanés, la tendance à concerner les lieux traditionnellement les plus critiques. Ainsi, on constate que :

Les stratégies de présentation de soi, de rédaction de billets sur les blogs exposent l’individu tout en favorisant l’accès à un savoir inédit sur celui-ci. On est face à un « ‘soi exprimé’, un ‘soi textualisé’ qui se donne à lire, à écouter dans la multitude des billets postés au travers de ces ‘technologies du soi’ » (Allard, 2007, p. 58).

La diversification des formes expressives des cultures numériques, qui peuvent aller de la simple pratique de caméraphones qui traquent et diffusent du banal, en passant par l’utilisation de mashup qui combinent contenus et programmes de différents sites, jusqu’à la réalisation de produits culturels innovants.

La montée des réseaux sociaux amicaux 4 ou professionnels qui créent des communautés et favorisent les échanges personnels, voire intimes, d’informations sensibles (opinions politiques ou religieuses) au sens de la loi Informatique et libertés (Forest 2009, pp. 107-108). Et que dire des plateformes d’hébergement et de partage de vidéos ?

4 Rappelons que 69% des adolescents de 13 à 17 ans ont un profil sur FaceBook et que six ans après son lancement en France ce réseau social rassemble 15 millions d’utilisateurs.

Ces processus à l’œuvre s’inscrivent dans le modèle des relations publiques généralisées 5 tel qu’il est défini par Miège à la suite des travaux menés par de la Haye.

5 Pour mieux prendre en compte la complexité des formes contemporaines de l’espace public et des actions menées en son sein, Miège propose quatre modèle de communication qui se sont succédés dans l’histoire des sociétés démocratiques : le modèle de la presse d’opinion à partir du 18ème siècle ; la presse commerciale de masse à partir de la fin du 18ème siècle ; les médias audiovisuels de masse et principalement la télévision généraliste ; et le modèle des relations publiques généralisées (Miège, 2004, p.145).

Pour rappel, le modèle dit des relations publiques généralisées rend compte des stratégies de communication des grandes et moins grandes organisations (État, entreprises, collectivités territoriales), et plus largement des syndicats, églises, associations, etc., qui ont pour conséquence de fragmenter l’espace public. Comme le précise cet auteur lors d’une conférence donnée en 2008, chaque modèle est « sous l’influence d’un média dominant qui ne supprime pas les précédents (actuellement c’est encore la télévision généraliste de masse) ; et si la presse d’opinion est bien affaiblie et si la presse de masse a connu son apogée sous les régimes de représentation parlementaire, l’une comme l’autre n’ont pas achevé leur cycle de vie), et le média dominant est toujours en interaction avec les autres ; l’important est à chaque fois la relation qui se noue entre producteurs et récepteurs, et ce qui en résulte. Enfin, et cet aspect est décisif, on ne lira pas cette proposition d’un point de vue médiacentré ou technocentré ; les changements techniques entraînent de nouvelles conditions de possibilité, mais l’avènement d’un nouveau modèle de communication répond à des logiques sociales et aux stratégies auxquelles elles donnent lieu, elle n’est pas directement sous l’emprise de la technique. »6

6 Bernard Miège, Conférence inaugurale du Colloque International de Tunis, organisé par l’ISD, l’IPSI et la SFSIC, 17-19 avril 2008.

Avec le déploiement d’actions communicationnelles numérisées plus différenciées, n’assiste-t-on pas d’une part à une extension de ce modèle à un acteur non collectif, l’individu ? Et d’autre part à l’élargissement et l’éclatement du modèle médiatique, de plus en plus concurrencé par certains internautes qui, constituant des « médias personnels », interviennent dans les espaces privés-publics ? Cette différenciation-individualisation croissante des pratiques sociales via l’usage des Tics ne permet-elle pas d’envisager une reconfiguration du cadre communicationnel qui déboucherait sur l’émergence d’un nouveau modèle qui reste encore à formaliser ? Et sur un type de contrôle social interindividuel généralisé ?

Jusqu’à présent était dénoncé l’effet big-brother lors de la mise en œuvre d’applications informatiques sensibles, cachées à l’opinion. On pensait que la mise en visibilité, la démultiplication des expressions, la transparence… permettraient de s’affranchir d’un contrôle social, ou du moins d’y résister efficacement. Constatons qu’il n’en est rien dès lors que tout le monde filme tout le monde, contrôle tout le monde, dans une opulence informationnelle-communicationnelle numérisée. A l’inverse, cette opulence là donnée aux individus favorise la démultiplication des traces numériques indélébiles et finalement décide sans eux quelles seront la nature du contrôle social et son étendue. Que dire lorsque certains dispositifs du Web élargi, associant l’Internet au mobile, à la géolocalisation et la boussole numérique, permettent de suivre les déplacements de proches ou d’inconnus tout en étant localisable 24 heures sur 24, et ce de son plein gré ? Effet de mode ou nouvelle norme de sociabilité ? L’avenir le dira.

CONCLUSION

Un fait attire notre attention : une récente étude menée en Belgique par la Fondation Travail-Université sur les natifs numériques, ces jeunes nés avec l’Internet et qui ont aujourd’hui entre 16 et 25 ans, révèle incidemment qu'en moyenne les jeunes Belges ne sont pas aussi à l'aise avec les nouvelles technologies qu'on pouvait l'imaginer, et beaucoup moins que la génération précédente (FTU, 2009). Ceci est d’autant plus problématique que ces jeunes natifs numériques, loin de se reconnaître dans ces consommateurs passifs que montre l’étude, pensent dominer ces technologies.

L’éventualité d’un contrôle social inédit quant à sa puissance, et d’autant plus puissant qu’il est aux mains (non averties ?) de ceux sur qui il pèse, est donc à prendre très au sérieux… Car on voit bien en quoi ce contrôle qui utilise la médiatisation des relations humaines, est d’une toute autre nature que celui apparu avec l’informatique et les fichiers dans les années 1970.

La mise en place d'une logique transversale de médiatisation de la société qui passe par la médiatisation de soi nous apporte des éléments permettant de prendre en compte les nouveaux cadres de communication de notre société : injonction à la visibilité, médiatisation, mise en scène de soi ou du collectif, évolution de la reconnaissance attendue vers l’audience à atteindre (cf. la notion d’« ami » sur FaceBook), dévoilement de l'intime. La réussite… le bonheur … sont devenus des stratégies relationnelles qui laissent partout des traces numériques personnelles.

Comme suite à un premier texte (Carré, Panico, 2010), nous avons insisté sur la nécessité de construire un nouveau cadre conceptuel afin de mieux appréhender le contrôle social à l’heure des Tics. Nous avons montré aussi en quoi l’utilisation de traces inaugure un contrôle social qui ne se dit pas, un contrôle sans contrainte… et sans contrat, et nous avons esquissé la manière dont le marketing d’Internet, prenant appui sur les technologies du lien et leur potentiel d’action, visait la banalisation de ce contrôle social subtilement enchâssé dans des activités perçues à forte valeur ajoutée, et se nourrissant de l’assiduité consentie avec laquelle les individus usent de ces nouveaux espaces d’échanges.

Nous avons esquissé pour finir une approche communicationnelle du contrôle social qui repose sur la médiatisation croissante du lien social et le développement de dispositifs sociotechniques qui encourage la publicisation de l’action. ; et qui permet de saisir le passage du fichage subi à l’affichage de soi.

Pour continuer notre réflexion, nous voulons étudier, entre stratégie d’anonymat et médiatisation de soi, la manière dont sont vécues ces nouvelles libertés qui conduisent les individus à s’afficher eux-mêmes et comment, en même temps qu’émerge un profond espoir d’émancipation lié à ces dispositifs, ceux-ci accueillent l’idée d’un contrôle social high-tech, non contraignant, mais toujours plus présent et potentiellement répressif.

Foucault exhume dans la fin de son œuvre politique la question du sujet, de sa subjectivation qui passe par une relation vraie, de soi à soi ; ce sujet qui se risque à un assujettissement quand cette relation est… médiatisée par un tiers dont on ne saurait comme ici évaluer le projet.

Miège (2007, p.153), quant à lui, semble reprendre la vision 1984 d'Orwell (ou le Panoptique de Jeremy Bentham) comme un cinquième modèle d'action communicationnelle. Cette éventualité si c'est le cas, n’ouvrirait-elle pas la possibilité d'aborder le contrôle, ou l’autocontrôle, comme un modèle d'action communicationnelle ?

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