Flagrant délit n° 10 (1999)
Mouvement zapatiste et lutte des femmes
Entretien avec Jules Falquet
On avait envie de savoir comment tu voyais les différents liens
entre le mouvement zapatiste et la lutte des femmes, également
dans ses limites et ses ambivalences. Mais tout d’abord, peux-tu
nous expliquer comment le mouvement zapatiste est organisé et quelle
est la place des femmes?
Il y a tout d’abord l’armée zapatiste (EZLN); ensuite,
le Front zapatiste (FZLN), qui est une organisation civile ; enfin,
la société civile de l’ensemble du Mexique, qui
n’est pas forcément zapatiste. L’armée zapatiste
est à 99% indienne, il y a beaucoup de jeunes et on estime à
un tiers le nombre de femmes. Il faut voir ce que suppose pour ces dernières
l’enrôlement dans l’armée : pour qu’une
femme indienne quitte la famille, toute la culture traditionnelle et
prenne les armes, c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire,
si on connaît un peu la situation. La plus grosse partie des gens
ne sont pas armés de manière permanente et ne sont pas
particulièrement cachés : les forces zapatistes sont constituées
en majorité de paysans et de paysannes, qui mènent leurs
activités la journée et la semaine et qui ont des activités
militaires quand cela s’avère nécessaire. Ce sont
les bases d’appui, constituées de civils vivant dans les
villages. L’armée zapatiste est soumise à une instance
civile, le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène
(CCRI), composé exclusivement d’Indiens et d’Indiennes,
qui sont paysans et paysannes vivant dans la communauté. Ils
se réunissent pour décider des orientations à suivre.
C’est par exemple cette instance-là qui a décidé
de lancer la guerre en 1994. Dans cette instance, il y a aussi des femmes,
probablement moins que dans l’armée. Dans chaque communauté,
il y a deux ou trois personnes qui font partie de cette instance, qui
consultent la communauté et répercutent les décisions
à l’armée zapatiste. Les Zapatistes qu’on
appelle "commandants" ou "commandantes" font partie
du CCRI.
Le Front zapatiste est une instance zapatiste complètement civile
implantée dans l’ensemble du pays, dans la société
civile, qui regroupe beaucoup de personnes différentes. Il est
intéressant de constater que, tant dans le Front que dans la
société civile de manière générale,
les personnes qui prennent des initiatives, appuient les Zapatistes,
travaillent pour une démocratisation du Mexique, pour une transformation
profonde et radicale de la société de quelque manière
que ce soit, sont en grosse majorité des femmes. C’est
ce qui nous a amenées, à moment donné, à
nous demander si le zapatisme n’était pas un mouvement
de femmes. On peut se le demander dans la mesure où, d’un
point de vue quantitatif, il y a beaucoup de femmes, et d’un point
de vue qualitatif, un certain nombre d’éléments
amenés par le zapatisme ou qu’on découvre avec le
zapatisme, par exemple, un certain refus de l’autoritarisme, une
certaine volonté de démocratisation, une certaine volonté
d’usage horizontal de la parole, une certaine méfiance
par rapport aux organisations traditionnelles, tout cela, c’est
des réflexions qui ont déjà été faites
par d’autres groupes, et en particulier par des groupes de femmes
et par des groupes féministes. On peut se demander dans quelle
mesure le zapatisme n’est pas l’héritier… et
qu’est-ce qu’il fait avec des réflexions qui ont
été menées par des femmes.
Quelle place à ton avis l’EZLN attribue à l’émancipation
des femmes. Est-ce une chose qui te paraît relativement nouvelle
dans un mouvement d’Amérique latine ?
Je ne pense que ce soit nouveau que les femmes participent, en tous
cas dans les différentes luttes de libération nationale.
Au contraire, elles participent toujours dans les luttes en général,
déjà en temps de paix. La chose nouvelle c’est à
quel point leur participation est visible. Mais il faut dire qu’au
Mexique le mouvement zapatiste n’arrive pas du tout dans un vide
politique. Au contraire il y a déjà depuis bien longtemps
un mouvement des femmes, un mouvement féministe. Grâce
à cela a participation des femmes et leur voix, la voix des femmes
indiennes, a pu être entendue et a pu avoir de l’écho.
Ce qui est nouveau peut-être aussi, c’est comment le mouvement
zapatiste a beaucoup plus intégré que d’autres guérillas,
de luttes armées, de mouvements indiens, des apports politiques
des femmes et des féministes. Mais ceci dit, ce n’est pas
un mouvement pour l’émancipation des femmes. Ce n’est
pas du tout son objectif premier mais quelque chose qui se passe en
quelque sorte à côté et qui, d’une certaine
manière, déborde presque le mouvement zapatiste.
Est-ce qu’on peut voir des différences avec ce qui a pu
se passer avec d’autres mouvements, des guérillas qui posaient
les choses différemment. Est-ce que tu penses qu’il y a
quand même un lien entre une certaine place du féminisme
dans le mouvement et aussi un aspect du zapatisme qui véhicule
un nouvel imaginaire, une nouvelle pratique de lutte si on compare à
des mouvements plus pratiques de guérillas d’Amérique
centrale. Est-ce que tu penses qu’il y a une inspiration aussi
dans le féminisme pour un mouvement et pour une guérilla
qui fait une rupture avec un certain nombre de schémas de guérillas
traditionnelles ?
Je pense qu’une chose, c’est le discours, et une autre
chose, c’est la pratique. Dans le discours, il y a vraiment plein
d’aspects novateurs très intéressants. Et c’est
déjà une innovation que ce soit accepté dans le
discours, que ça passe, qu’il y ait des propos y compris
sur les lesbiennes et les pédés, etc. Ça, c’est
renversant par rapport aux guérillas centre américaines
! Après dans la pratique, dans les faits concrets, je pense que
les femmes en général, et en particulier les lesbiennes
et les féministes, doivent faire des choses pied à pied
pour obtenir un petit bout d’espace, de reconnaissance, des résultats
concrets. Je pense qu’il y a une marge entre le discours et la
pratique. Mais il faut avoir conscience des conditions concrètes,
c’est quand-même une lutte paysanne et indienne, il y a
une très grosse répression, avec tout ce que ça
peut signifier. Donc entre le discours et la pratique il y a un espace
assez important. Et je pense aussi que ce qu’on entend des femmes
dans le mouvement zapatiste, ce sont les femmes qui ont lutté
pour pouvoir l’obtenir. Marcos est très clair là-dessus,
il dit : si les femmes ne nous avaient pas tannés, poussés,
il y aurait rien eu sur les femmes. A chaque instant, si les femmes
arrêtent de mettre la pression, il n’y aura rien.
Tu avais parlé pour le cas du Salvador des rapports tendus entre
les militants de l’armée de libération et les militantes
féministes. Il y a avait une certaine stigmatisation comme il
y a eu beaucoup dans des mouvements anti-impérialistes : des
féministes souvent ramenées à la bourgeoisie ou
stigmatisées comme lesbiennes, etc. Comment tu décrirais
les rapports entre le mouvement zapatiste et le féminisme mexicain
? Quelle réception l’EZLN réserve aux théories
féministes ou militantes au mouvement féministe ?
A mon avis, il y a un certain nombre de féministes et de lesbiennes
qui sont visibles en tant que telles et qui agissent dans la solidarité
avec le mouvement zapatiste en tant que société civile.
Les Zapatistes ont besoin de toutes les forces, de toutes les énergies.
Donc ils les accueillent entre guillemets mais, s’ils pouvaient
faire autrement, j’ai tendance à penser qu’ils feraient
autrement. C’est-à-dire dans les faits, dans la lutte quotidienne
c’est " bienvenue ". Après, Marcos n’est
pas féministe, il y a plein de commandants qui ne sont pas féministes.
Un exemple très concret c’est la rencontre Intergalactique
en 96 au Chiapas : il y a avait une question à la commandante
Trinida et on lui a demandé ce qu’elle pensait du lesbianisme.
Elle a commencé à dire "oui, et bien les pauvres
femmes, les maris les obligent, c’est pour des raisons économiques".
Au fur et à mesure qu’elle parlait, on s’est rendu
compte qu’elle avait compris, les prostituées. Quelqu’un
lui a expliqué et elle a dit : " ah oui, si les femmes s’aiment,
c’est très bien qu’elles s’aiment et surtout
qu’elles rejoignent le mouvement zapatiste." Donc voilà,
de la part d’une femme indienne, zapatiste, et pas vraiment à
la base mais qui n’est pas non plus dans la direction, on va dire
une femme moyenne du mouvement zapatiste: il y a une ouverture, une
volonté de connaître. Ça c’est une chose,
mais après très concrètement, dans les rapports
de force, y compris dans la société civile, il n’est
pas fait forcément une bonne place ni aux féministes,
ni aux lesbiennes. Et il y en a plein qui préfèrent s’abstenir
de déclarer publiquement ce qu’elles sont, faire leur travail
et faire avancer leurs idées comme cela.
Et inversement peut-être, quelle réception font les féministes
mexicaines du mouvement ? Est-ce qu’elles tentent d’y mettre
ce qu’elles peuvent y mettre avec toutes les limites qu’il
y a comme tu viens de le dire ?
Je pense qu’à l’heure actuelle, le mouvement féministe
au Mexique, est diversifié. Il y a plein de courants différents
et il y a une partie très enthousiaste qui dit : c’est
l’occasion ou jamais, le mouvement zapatiste nous ouvre des portes,
etc. C’est en partie vrai et c’est un point de vue intéressant.
Et puis, il y a le point de vue d’un certain nombre de femmes
qui connaissent les expériences de paix en Amérique latine
qui disent : il ne faut pas oublier que c’est une armée,
qu’il y a une hiérarchie et surtout, il ne faut pas oublier
que s’il y a une guerre - et de fait il y a une guerre, même
si elle est de basse intensité - la guerre n’a jamais fait
avancer la causes des femmes. Les projets qui utilisent d’une
certaine manière les armes et la violence, à la manière
"traditionnelle", même si c’est avec des objectifs
différents, au moins deux mille ans d’histoire nous montrent
que les résultats pour les femmes sont assez limités.
Donc c’est une perspective très critique qui s’exprime
ainsi, et qui n’est pas forcément fausse non plus. Ça
dépend du genre de féminisme que c’est, ça
dépend si c’est des objectifs plutôt à court
terme, moyen terme, long terme. En tous cas, ce qui est intéressant,
c’est que le mouvement zapatiste a fait apparaître la voix
des femmes indiennes et que des rapprochements peuvent se faire entre
les femmes indiennes et des féministes métis de la ville.
Elles ont sûrement beaucoup de choses à s’apprendre
les unes les autres.
Tu disais tout à l’heure que les expériences dans
la société civile mexicaine avaient une influence sur
ce qui s’est passé dans l’EZLN. Concrètement,
comment cela a été possible ? Quels liens y a-t-il eu
entre les deux, comment le féminisme a pu pénétrer
dans la jungle lacandonne ? Comment ce discours a-t-il pu arriver jusque
là ?
Je pense qu’il n’est pas arrivé en tant que tel.
C’est quelque chose qui s’est fait de manière très
progressive. C’est au moins vingt ans d’histoire. Je pense
qu’un des éléments qui a fait progresser la possibilité
pour les femmes indiennes de se réunir, de discuter, d’apprendre
l’espagnol, d’apprendre à lire et à écrier,
etc., c’est toute l’influence de l’église de
la théologie de la libération. Même si c’est
paradoxal, je pense que ça a joué vraiment un grand rôle
pour que les femmes aient l’occasion de sortir de chez elles,
d’apprendre à parler en public, de s’organiser, etc.
Il y a aussi le travail des coopératives de femmes, coopératives
de tisserandes, de potières, etc. Donc là, confrontées
à des choses très concrètes, elles réfléchissent,
elles avancent. Je pense qu’il y a aussi les profs, donc les syndicats
enseignants dont la majorité sont des femmes. C’est vraiment
un travail de fourmis, un travail invisible. Et puis le travail d’un
certain nombre de féministes, mais de manière isolée
et vraiment opiniâtre, très tenace. Parce que le discours
jusqu’à ce qu’il y ait la loi zapatiste disait que
les Indiennes étaient très contentes, que les métis
féministes se mêlaient de ce qui ne les regardaient pas,
qu’il y a la complémentarité traditionnelle entre
les femmes et les hommes indiens, que s’il y a des problèmes,
c’est justement la colonisation et la culture métis qui
les a apportés. Bref, le discours traditionnel qui veut que de
toute façon ça vient de l’étranger. Donc,
ça a vraiment été très lent et très
progressif. Aussi, très concrètement, les Indiennes ont
des yeux pour voir et des cœurs pour sentir qu’un certain
nombre de choses n’allaient pas. Elles n’avaient peut-être
pas trouvé jusqu’à présent la manière
de l’exprimer, et si elles l’exprimaient, il n’y avait
pas de canaux pour que ce soit rendu public. Je pense que c’est
surtout ça qui a changé. Et puis encore un autre élément
est que, au début, parmi les métis qui sont venus avec
un projet, une lutte, il y avait des femmes, et leur rôle a été
important. Elles n’étaient très probablement pas
féministes, mais le fait même qu’il y ait des femmes
qui parlent, qui prennent des responsabilités, ça a également
dû jouer un rôle assez important.
Quand tu parles des métis qui sont venus au Chiapas, tu fais
référence aux femmes guérilleras qui viennent avec
ce mouvement de migration de militantEs, des villes jusqu’aux
forêts chiapanèques, dans les années 70 ?
Disons au moment où Marcos est venu, et dans les vagues antérieures,
puisqu’il a fait partie d’une des dernières vagues
visiblement, il y avait des femmes. Pas beaucoup, sans doute deux ou
trois. Mais ça a créé déjà quelque
chose. Les Zapatistes insistent : c’est clair que ce ne sont pas
eux qui ont donné aux femmes, ce sont les femmes qui ont acharnément,
de haute lutte, fait des conquêtes.
Quelle place occupe la question de la maternité, de la contraception
? Tu avais expliqué que des femmes qui luttaient au Salvador
avaient été obligées de quitter le front suite
à des grossesses. Comment vois-tu l’avancée de cette
question-là au Chiapas? Quand on est dans les communautés
civiles, on perçoit vraiment tout le fossé qu’il
y a entre un discours et une pratique et particulièrement à
ce niveau-là. Il y a d’immenses lacunes d’information
et de mesures réelles. Comment vois-tu ces choses-là,
peut-être plus particulièrement pour les combattantes engagées
dans l’EZLN, mais qui sont aussi, le jour, des paysannes dans
les communautés ? Est-ce qu’il y a vraiment des brèches
qui s’ouvrent?
Je pense que dans les cultures indiennes, le fait d’avoir des
enfants est très important. Il y a tout l’aspect démographique,
de ne pas se laisser disparaître, d’essayer d’être
plus nombreux dans les équilibres par rapport aux métis.
C’est très important d’avoir des enfants. Donc d’une
certaine façon, les femmes sont attachées à la
maternité. Par contre, pour sûr, elles ne veulent plus
avoir autant d’enfants, toutes disent cela. Elles voudraient espacer
les naissances ou arrêter d’en avoir au bout d’un
certain temps. Mais plein de problèmes se posent sur les moyens
contraceptifs, il y a en effet très peu d’informations.
Comme moyens contraceptifs, il y a le stérilet. Mais avec le
stérilet, il y a plein de problèmes d’infections,
il est mal toléré, en plus on ne peut pas l’utiliser
tout le temps, il est expulsé et elles se retrouvent enceintes.
La pilule pose plein de problèmes : il faut l’acheter,
et si le mari n’est pas d’accord, il le voit forcément
parce qu’il faut la prendre tous les jours. La méthode
de la stérilisation, c’est irréversible. L’usage
de préservatif est pratiquement nul, parce que les hommes considèrent
que c’est une atteinte à leur virilité, et c’est
pareil, il faut l’acheter. Donc d’une manière très
concrète, ça pose plein de problèmes. ça
suppose une information sur comment fonctionne le corps, quels rapports
il y a entre la sexualité et la procréation. C’est
un sujet difficile à aborder, il y a le poids de l’Eglise,
etc. Ceci dit, il y a une demande des femmes d’avoir une information
là-dessus, mais dans la pratique, il y a plein d’obstacles
à surmonter.
Concernant les femmes qui sont engagées de façon plus
militante dans le mouvement zapatiste, on remarque que les combattantes
sont jeunes. En fait, elles diffèrent le projet de la maternité,
elles se disent : on a 15 ans ou 20 ans, on peut encore attendre 5 ans
ou 10 ans. Mais je ne pense pas qu’elles excluent a priori le
fait d’être mère. Sinon les femmes des bases d’appui
sont mères ou grand-mères. En quelque sorte, elles libèrent
leurs filles qui n’ont pas encore d’enfant pour pouvoir
faire partie de la guérilla. Dans les forces armées zapatistes,
il y a l’utilisation de méthodes contraceptives, ça
c’est clair. Mais elles ne sont pas forcément adaptées.
Par exemple, je pense que les femmes utilisent pas mal la pilule, mais
ce n'est pas forcément la bonne pilule. Et une chose aussi :
si on a la diarrhée, ça ne marche pas, donc on se retrouve
enceinte et on croit que la méthode n’est pas efficace.
Dans le cadre de l’armée, est-ce-qu’il y a des groupes
de femmes qui pourraient tenter de faire pression, notamment sur le
collectif, par rapport à la question de l’avortement ou
de la contraception ? Est-ce des espaces de ce type sont possibles ou
est-ce que les femmes se retrouvent seules face à un certain
nombre de choix, voire exclues si elles se trouvent enceintes ?
Je ne peux pas dire avec certitude ce qui se passe dans l’armée
parce que je n’ai pas vu. Mais dans une armée, il y a une
seule organisation, c’est précisément l’armée.
Donc je ne pense pas qu’il y ait des groupes de femmes autonomes
dans l’armée. Peut-être que les femmes se réunissent
entre elles, mais au bout du compte, elles obéissent forcément
au chef militaire. C’est le fonctionnement d’une armée
et ça m’étonnerait que ce soit autrement. Par rapport
à l’avortement, je pense que c’est vraiment un sujet
difficile. Il y a eu une grosse valorisation de la vie, de la maternité,
donc il y a beaucoup de femmes indiennes pour qui l’avortement
n’est pas une solution, qui ne considèrent pas qu’il
faut avorter, même si à la limite elles le font quand même,
il peut y avoir un comportement schizophrène. Mais c’est
en dernier recours. Ceci dit, il y a aussi des femmes indiennes qui
le demandent.
Justement, dans la table des femmes qui a eu lieu vers la fin de l’année
95, il semblait que certaines aient demandé qu’il y ait
une possibilité d’avorter, notamment pour les cas d’incestes,
parce qu’apparemment il y a beaucoup d’incestes. Des métis
leur ont suggéré de ne pas marquer en toutes lettres ce
point dans leurs revendications pour ne pas s’aliéner l’Eglise.
Parce qu'à la limite l’Eglise peut être d’accord
avec des méthodes de contraception naturelles, mais sûrement
pas avec l’avortement. Donc l’avortement est un sujet difficile
à aborder, déjà en général avec les
métis, parce que le Mexique est un pays catholique, mais avec
les Indiennes, ce n’est pas évident. Ceci dit, l’avortement
existe, il est pratiqué. Souvent, les femmes aimeraient pouvoir
avorter mais elles ne peuvent pas. Et c’est intéressant
de voir comment elles avaient posé la question : par rapport
à l’inceste, donc ça veut dire qu’il y a un
problème.
Comment vois-tu la reproduction de la division sexuelle du travail
dans le cadre du mouvement zapatiste ? On a l’impression que les
tâches restent réparties de manière extrêmement
traditionnelle. Est-ce-qu'en ce qui concerne les militantes jeunes plus
engagées et plus proches de l’EZLN on se dirige vers un
dépassement de certaines divisions ou est-ce que même dans
le cadre de l’EZLN, on retrouve une division sexuelle du travail
: logistique ravitaillement pour les femmes et commandement, décisions
politiques, actions armées pour les hommes ?
ça m’étonnerait qu’il y ait une véritable
remise en cause de la division sexuelle du travail. Je pense que des
femmes assument des tâches qui sont traditionnellement considérées
comme masculines, pas toutes les tâches évidemment : plus
les tâches sont valorisées, moins elles y ont accès.
Mais je pense qu’il y a un changement à ce niveau-là.
Il y a un certain nombre de femmes qui font des tâches pas traditionnellement
féminines, par contre, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup
d’hommes qui assument des tâches traditionnellement féminines.
Donc là, si changement il y a, c’est que les femmes s’alignent
sur un modèle masculin. Est-ce que ça peut subsister au-delà
de la période de mobilisation, de lutte ? Ce n’est pas
du tout évident. Je pense qu’il y a des changements, il
ne faut pas dire que tout reste pareil. Il y a des transformations parce
qu'elles ont accès à plus d’informations, à
plus de connaissances en général. Elles peuvent sortir
de la communauté, elles peuvent rencontrer d’autres femmes,
discuter avec d’autres hommes. Mais le problème de la division
sexuelle du travail est que, même si les gens changent de tâches,
la division de maintient : ça glisse. Mais si on fait une comparaison
avec ce qui se passe ici, elle n’a pas changé beaucoup
la division sexuelle du travail. Voilà, elle peut donc changer
autant qu’ici !
Et là, tu as un peu parlé des hommes, tu disais : Marcos,
d’autres Zapatistes, ne sont pas féministes. Mais est-ce-que
tu as l’impression que dans l’EZLN, il a une volonté
des hommes de remettre en cause leur statut, de dépasser un certain
nombre de choses liées aux rapports sociaux de sexe ?
Il semblerait, j’ai vu une fois un mec indien qui disait "
oui, il faut qu’on fasse des efforts !", etc. Mais bon, c’est
difficile de juger comme ça ! Marcos, à mon avis, je ne
crois pas qu’il veuille laver des couches, moudre du maïs
et tout ça, les autres commandants non plus - moi non plus d’ailleurs,
je ne voudrais pas. Mais de fait, il faut bien que quelqu’un le
fasse, à moins qu’on change toute l’organisation.
Je pense qu’il y a une sincérité dans la volonté
des gens de changer un certain nombre de choses et en particulier chez
les Indiens et les Indiennes. Mais après, jusqu’où
cette sincérité s’applique dans les choses concrètes
? Ce n’est pas évident. Et puis il faudrait changer beaucoup
de choses. Je pense qu’il y a une prise de conscience qu’il
y a des choses qui n’était pas bien, qui n’était
pas justes. Mais de cette prise de conscience après, qu’est-ce-qu’on
en fait ?
Un certain nombre d’avancées sur le rôle politico-économique
des femmes dans les conflits sont souvent évacuées une
fois le conflit terminé. Est-ce que dans le cas du mouvement
zapatiste, qui tente de se poser comme force politique sur des bases
civiles et dont les actrices fondamentales sont des femmes, on ne peut
pas imaginer que les acquis puissent être différents, étant
donné qu’il y a moins cette séparation entre la
lutte armée et la lutte civile. Souvent on a cette image que
les Zapatistes hommes et femmes, le jour travaillent au champ ou à
la cuisine et la nuit sont… Est-ce que dans la situation d’un
mouvement qui est d’abord une force politique on ne peut pas imaginer
que la rupture serait peut-être moins lourde, à partir
du moment où les armes ne sont plus utiles parce qu’il
y a eu des accords ?
C’est intéressant comme manière de voir. Sans doute,
la rupture serait moins lourde. Mais on voit d’une manière
générale que quand un mouvement s’arrête,
les choses ont tendance à revenir au statu quo, même si
ce n’est pas un mouvement armé. Par exemple, dans le mouvement
des Sans-terre au Brésil, qui n’est pas un mouvement armé,
la phase d’occupation des terres se fait avec toutes les énergies.
On en a besoin, il y a de l’enthousiasme et il y a beaucoup de
participation des femmes. Mais après, quand les terres sont attribuées,
et souvent elles sont attribuées aux familles, la logique familiale
reprend le dessus et les femmes retournent à la maison. Un autre
élément important est la dépendance économique.
Est-ce-que les personnes dépendent de la famille, c’est-à-dire
soit du père soit du mari ou est-ce qu’elles dépendent
de l’organisation ? Je pense que ça joue un très
grand rôle. Et même dans un mouvement où c’est
pas tellement la question des armes mais la question de l’organisation
qui prédomine. Mêmes si elles ne sont pas armées,
les femmes, ou les hommes, dépendent d’une organisation
plus large à l’heure actuelle. Le jour où ça
s’arrête, c’est à nouveau chacun et chacune
pour soi, ce qui veut dire pour les femmes, la plupart du temps….
Alors dépendre économiquement du mari, c’est un
peu bizarre, parce que souvent c’est elles qui apportent le plus
de ressources économiques. Mais dans la structure psychologique,
même si elles apportent la majeure partie de l’argent et
du travail, elles sont considérées comme dépendantes
du mari, et c’est lui qui prend les décisions. C’est
ça qui prédomine.
Mais on pourrait imaginer qu’une fois le mouvement retombé,
les organisations comme les coopératives artisanales ne disparaissent
pas, qu’il y ait une continuation dans une organisation collective
qui pourrait se maintenir, et maintenir plus de liberté, moins
de dépendance économique face au mari?
Je pense qu’il y a toujours à la fois une base matérielle
et une base idéologique: les deux sont indissociables. Encore
une fois, même si les femmes avaient les moyens, parce que de
fait ce sont elles qui soutiennent économiquement le foyer, même
si dans leur esprit, elles ne sont pas convaincues qu’elles ne
dépendent pas du mari, mais c’est comme si elles en dépendaient.
Et de la même manière même si elles sont convaincues
qu’elles ne dépendent pas économiquement du mari,
ça ne marche pas. On pourrait se dire qu’il y a une logique
différente, mais il y a la fatigue au bout d’un moment.
Il y aussi l’aspect "l’on ferme une parenthèse"
: on retourne à la normalité, on oublie tout ce qui s’est
passé, on retourne en arrière à une période
bien heureuse où il n’y avait pas eu la guerre, pas la
violence. ça, dans l’imaginaire des gens, c’est la
famille, après tout le déferlement de violence. Au Salvador,
ça s’est passé comme ça.
En fait, je voulais dire tout à l’heure que ce n’est
pas que le zapatisme ait été influencé par le féminisme
et il ne reconnaîtrait sûrement pas. Mais ce qui est impressionnant
c’est de voir comment des trucs qui ont été dit
pendant des années par les féministes, et aussi, par exemple,
par les anarchistes, aucun écho, c’est de la merde, qu’est-ce-que
c’est que ces folles. Et puis, ce sont les Zapatistes qui le disent
et là c’est génial: on n'avait jamais entendu ça,
comme c’est bien, comme c’est nouveau ! Et en tous les cas,
ils reprennent des trucs qui n’ont pas été inventés
par eux. Ca ne veut pas dire qu’ils ne l’ont pas trouvé
par leur propre chemin, mais ça a existé, ça avait
déjà été dit. Ce n’est pas un véritable
héritage au sens où ils l’auraient reconnu et revendiqué,
mais il n’empêche que c’est pas eux qui l’ont
inventé.
Entretien réalisé le 19 mars 1999 à Lausanne par
Sabine et Olivier
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