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De la chasse, des femmes et de quelques dimensions idéologiques
Nadia Veyrié

Origine : http://revueillusio.free.fr/textes%20en%20ligne/Illusio%204-5%20libido/veyrie%C3%8C%C2%81.pdf

Illusio n° 4/5 Automne 2007


Que représente la chasse, aujourd’hui, dans une société où tuer des animaux sauvages n’est plus un moyen de survie alimentaire ? Sans prétendre épuiser toutes les réponses que soulève cette question, il m’est apparu nécessaire d’exposer, tout d’abord, quelques remarques d’analyse sociopolitique. En effet, comment se fait-il que la chasse, souvent présentée comme une passion, soit fortement liée aux domaines politiques ? Quelles sont alors les dimensions idéologiques de cette activité ? Précisons ici que la description des techniques de chasse et l’analyse des clivages sociaux selon les différentes chasses (1) n’entreront pas dans le cadre de cette étude. Ensuite, j’ai souhaité mener une réflexion sur le positionnement des femmes par rapport à l’univers de la chasse. Comment la « passion de la chasse » telle que décrite et vécue par les chasseurs exclut-elle les femmes ? Mais encore, que symbolise la chasse pour les femmes – les femmes de manière générale, les femmes de chasseurs, les femmes qui ne chassent pas et celles qui chassent ? Pourquoi la chasse, majoritairement affaire d’hommes, intéresse-t-elle des femmes ? C’est dans la perspective d’une démarche socio-anthropologique que j’interrogerai, par l’intermédiaire de la chasse, les dialectiques fondamentales de la vie et de la mort, du féminin et du masculin. Et, plus spécifiquement, qu’est-ce qui nous fait violence dans le microcosme de cette pratique féminine de la chasse ?

1 Voir à ce sujet : Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Chasse à courre. Ses rites et ses enjeux, Paris, Payot, 1993 et « La vénerie : des valeurs intemporelles, une sociologie en mutation », in Philippe Dulac (sous la direction de), Vénerie d’antan, vénerie d’aujourd’hui. Tout change, rien ne change, Toulouse, Éditions Privat, 2006, pp. 75-82 ; Études rurales, n° 87/88 (« La chasse et la cueillette aujourd’hui »), Paris, Éditions de l’EHESS, juillet-décembre 1982.

Les chasseurs et les sportifs : un chassé-croisé ?

La chasse est-elle, en premier lieu, considérée comme un sport, et donc un loisir, ou est-elle inclassable ? Les chasseurs, dans leurs discours, se considèrent souvent comme « sportifs » par l’intensité physique de leur pratique, mais non comme « des sportifs ». Les sportifs associent rarement les chasseurs dans leur définition du sport. Les enquêtes réalisées en France par le ministère des Sports et l’Institut national du sport et de l’éducation physique (INSEP) sur les pratiques dites sportives, en 2000 et 2003 (2), confirment l’hypothèse d’un chassé-croisé entre sportifs et chasseurs. En effet, peu d’informations concernant la chasse y figurent. Le nombre de chasseurs âgés de 15 ans ou plus est comptabilisé : 1 578 000 en 2003, dont 92 % qui pratiquent de manière autonome, c’est-à-dire hors des institutions sportives. Aucune fédération sportive de la chasse n’a été, à ce jour, agréée par le ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative (3). Un écart significatif est évident en comparaison avec les chiffres communiqués par la Fédération nationale des chasseurs (FNC) qui comptabilise 1 374 183 et 1 335 973 chasseurs pour les saisons respectives de 2003-2004 et 20042005 (4). La FNC représente les fédérations départementales des chasseurs créées en 1941 et qualifiées d’établissements privés collaborant à une mission de service public. Les données de la FNC sont établies en fonction du nombre de permis de chasse délivrés par saison. Qui sont alors les 200 000 chasseurs supplémentaires comptabilisés par l’INSEP et le ministère ? Des chasseurs qui n’avaient pas de permis cette année-là, des chasseurs qui n’ont jamais eu de permis, des adolescents qui pratiquent la « chasse accompagnée » ou des chasseurs qui ont plusieurs permis dans différents départements ?… D’autres informations sont toutefois énoncées. En 2000, 59 % des pratiquants ont choisi la chasse pour « Faire comme les parents », alors que tous sports confondus, 22 % choisissent l’activité sportive des parents. Quant à l’âge moyen des chasseurs, il est de 49 ans toutes régions confondues ; 42 % des chasseurs sont des seniors (55-75 ans). Enfin, la chasse est classée dans la catégorie des « sports plutôt masculins », c’est-à-dire des sports qui comportent au moins 2/3 d’hommes. La part des hommes chez ces pratiquants est effectivement de 95 % dans l’enquête de 2000 et de 94 % dans celle de 2003 (5).

2 Les Pratiques sportives en France. Enquête 2000, Paris, Ministère des Sports et Institut National du Sport et de l’Éducation Physique, 2002 et La Pratique des activités physiques et sportives en France. Enquête 2003, Paris, Ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative et Institut National du Sport et de l’Éducation Physique, 2005.

3 La Pratique des activités physiques et sportives en France. Enquête 2003, op. cit., p. 251.

4 Chiffres donnés directement par les services de la FNC (par téléphone).

5 Les Pratiques sportives en France. Enquête 2000, op. cit., pp. 194, 166, 160 et La Pratique des activités physiques et sportives en France. Enquête 2003, op. cit., p. 251.

Il y a donc, en 2003, près de 75 000 femmes qui chassent le gibier. Dans le regroupement des sports par grandes catégories, la chasse apparaît en tant que famille sportive en soi. À l’inverse de la pêche ou des arts martiaux, elle ne comprend pas de catégories – chasses à courre, en battue, traditionnelles, à l’arc, à tir, à l’affût, sous terre, en safari ; chasses individuelles et en groupe. Il est alors impossible de comparer ne serait-ce que le nombre de pratiquants de la chasse à courre avec celui de la chasse en battue. Des renseignements sur les chasseurs qui pratiquent des chasses individuelles, par exemple à l’arrêt, permettraient aussi de distinguer une approche différente de la chasse. En outre, si la chasse allie la précision du tir à la patience, à l’effort et au « contact » avec la nature, elle ne rejoint ni la famille des sports de loisirs de pleine nature, ni la famille du tir sportif. La pêche est aussi exclue des activités de loisirs de pleine nature. En revanche, le vélo, la marche, l’escalade, la voile, l’équitation, la plongée, le canoë et les sports aériens y figurent (6). De la sorte, les pratiquants des nouveaux sports de pleine nature – qui valorisent le risque, les sensations extrêmes et l’esthétisme du corps – refuseraient-ils l’image rugueuse et vieillissante des pratiquants de la chasse ? Ou serait-ce le fait de tuer qui déterminerait cette légère mise à l’écart du domaine sportif (7) ?

Un autre élément, souligné par la Ligue française des droits de l’animal (LFDA), distingue la chasse du sport. En France, les chasseurs ne fournissent pas de certificat médical (8) – contrairement aux sportifs, en vue de l’obtention d’une licence sportive – mais une « auto-certification du candidat au permis de chasse » : « Que la pratique de la chasse soit exemptée d’une surveillance médicale est doublement inadmissible. D’une part, elle échappe ainsi à une règle générale. D’autre part, et peut-être surtout, la certification médicale d’une absence d’infirmité ou de toute cause pouvant altérer la pratique de la chasse ne concerne pas seulement la sécurité de son détenteur, mais vise principalement à assurer la sécurité d’autrui. Il n’est pas acceptable que la sécurité publique pâtisse de complaisances accordées aux pratiquants d’un “sport”, dont l’instrument est fait pour tuer. Le fusil de chasse, la carabine à balle, et même la petite carabine à air comprimé peuvent donner la mort.

6 Les Pratiques sportives en France. Enquête 2000, op. cit., pp. 213 et 180.

7 Le dopage pourrait aussi être un élément de comparaison. Constaté dans le sport de compétition et dans le sport amateur, existe-t-il chez les chasseurs ? En fait, il semble que le dopage des chiens soit un problème (Connaissance de la Chasse, n° 366, octobre 2006, p. 20).

8 Code de l’environnement, Paris, Dalloz, 2006, p. 1758, article 1 selon l’arrêté du 30 juin 1975. Hormis les pièces habituelles (pièce d’identité, photo), le paiement d’un timbre (30 euros), les papiers nécessaires à la préfecture pour délivrer un permis de chasse sont l’autorisation du père, de la mère ou du tuteur pour les mineurs, le certificat d’obtention de l’examen du permis de chasse et « la déclaration sur les causes d’incapacité ou d’interdiction pouvant faire obstacle à la délivrance et qui est, mise à la disposition des intéressés par la préfecture ». Aujourd’hui, certaines fédérations départementales de chasse demandent un certificat médical.

Le simple bon sens exige que le permis de chasser ne soit délivré qu’après contrôle médical, mesure encore plus nécessaire au-delà d’un certain âge » (9).

Par la mise en évidence de cette absence de contrôle médical, un aparté sur les accidents de chasse est aussi édifiant. L’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) – établissement public national, à caractère administratif, qui contrôle essentiellement la gestion de la faune sauvage – a réalisé une enquête sur les « accidents de chasse » en 20022003 (10) : 181 accidents sont comptabilisés, dont 77 qui sont considérés comme des accidents graves sans décès et 28 qui sont mortels. En 19971998, 223 accidents étaient comptabilisés, dont 104 accidents graves et 44 mortels. Les accidents de chasse ont donc diminué depuis 1997, mais uniquement entre les chasseurs. Ils ont doublé pour les non-chasseurs. En 1997-1998, il y avait 3,5 % d’accidents auprès des non-chasseurs, alors qu’en 2002-2003, on en dénombre 11,6 %, soit 21 personnes qui ont été touchées. Les non-chasseurs blessés ou tués sont des promeneurs, des cyclistes, des cavaliers, des cueilleurs et une catégorie « Autre ». En 2002-2003, 6 promeneurs, 4 cyclistes et 11 autres individus ont été touchés. Cette catégorie « Autre » qui, au fil des statistiques depuis 1998-1999, est la catégorie la plus « criblée », n’est pas pour autant détaillée. Qui sont ces personnes : des propriétaires, des résidants, des professionnels, etc. ? Que conclure de ces données : les chasseurs auraient-ils appris à être prudents entre eux et à négliger les non-chasseurs ? Les chasseurs qui ont provoqué ces accidents sont, pour une majorité, en position du chasseur posté (48,1 %) et en position du chasseur traqueur (21,5 %) pendant des chasses qui se pratiquent très souvent en battue (11). Lorsque les chasseurs se blessent ou se tuent entre eux, il s’agit aussi de ces mêmes positions (41,3 % postés et 25 % traqueurs). Des accompagnateurs (9,4 %) sont aussi touchés et des chasseurs se blessent seuls (23,1 %). Les tirs qui provoquent les accidents sont majoritairement directs (73,3 % et 26,7 % par ricochet). En revanche, aucune indication n’est donnée sur l’âge, l’expérience – récente, occasionnelle, confirmée –, le sexe et le taux d’alcoolémie des chasseurs qui ont blessé ou tué.

9 Michel Gaillard, « Permis de chasser », in Bulletin trimestriel d’infos, n° 49, février 2006, site Internet de la LFDA (www.league-animal-rights.org).

10 « Enquête Accidents de chasse 2002-2003. Comparaison avec les résultats de 1997 à 2002 », Office national de la chasse et de la faune sauvage, site Internet de l’ONCFS (www.oncfs.gouv.fr.).

11 Pendant la chasse à courre, l’accroissement du nombre de suiveurs nécessite aussi une grande sécurité (Isabel Lerouge, « L’autre meute à discipliner », in Grand gibier, n° 41, avril-mai-juin 2007, pp. 68-69).

À propos de l’alcoolémie, le sujet est, semble-t-il, sensible. En 1999, un député a déposé une proposition de loi pour la répression des chasseurs qui chassent sous l’emprise de l’alcool, soulignant aussi que l’alcoolémie est une cause fréquente des accidents de chasse (12). Chez les chasseurs, cette proposition provoqua un scandale… Dans le magazine Chasse Sanglier Passion, une simulation d’accident est organisée à l’initiative de chasseurs. Le président de la société de chasse explique qu’un des premiers gestes consiste à désarmer le chasseur qui a provoqué l’accident : « “En effet, un pourcentage important de fauteurs d’accidents, lorsqu’ils prennent conscience de leur acte, retournent l’arme contre eux” » (13). Mais où se cachent ces statistiques qui sont fort intéressantes ? Parmi les mesures conseillées, il est aussi signalé la mise en place d’une « cellule de prise en charge psychologique » : « Il est évident qu’un tel drame peut laisser des séquelles chez les témoins, intervenants et surtout l’auteur de l’accident » (14). Et la victime ?…

12 Voir Véronique Mathieu, 1997-2007. La chasse vue de gauche, vue de droite, bilan comparé, brochure imprimée, 2007, pp. 9-10 (www.veronique-mathieu.net). Véronique Mathieu, élue au Parlement européen grâce au parti CPNT (Chasse pêche nature traditions) a depuis rejoint le parti politique de l’UMP.

13 Témoignage de Joseph Berrebi, président de la Diane (Jean Viane, « Simulation d’un accident de chasse par la Diane “De la Renaudière” », in Chasse Sanglier Passion, n° 56, avril-mai 2007, p. 28).

14 Jean Viane, « Simulation d’un accident de chasse par la Diane “De la Renaudière” », in Chasse Sanglier Passion, n° 56, op. cit., p. 33.

Continuons la comparaison avec le domaine du sport. Une autre enquête sur l’intérêt des adolescents pour le sport – réalisée en 2001 par les institutions précédemment citées (ministère des Sports et INSEP) – complète les précédentes remarques. La chasse y figure dans la liste des activités déclarées par les adolescents. Or, dans les tableaux statistiques des pratiques par âge et sexe, elle a disparu (15). Est-ce un oubli ou un acte volontaire ? La chasse a-t-elle été intégrée dans la pratique du tir ? Est-elle supposée indigne des adolescents du fait même de la manipulation d’armes ou de l’absence de reconnaissance en tant que fédération sportive agréée ? Enfin, n’a-t-elle aucun intérêt dans la mesure où elle ne concerne que très peu de jeunes ? Le permis de chasse est cependant accordé à des adolescents âgés de 16 ans, qui seront libres dans la nature avec une arme. La « chasse accompagnée » permet également aux mineurs de plus de 15 ans – qui n’ont pas passé leur permis – de chasser. Ces adolescents sont soumis à une formation pratique élémentaire, délivrée par les Fédérations départementales des chasseurs. Ils sont autorisés à traquer, à tirer et à tuer, accompagnés d’un « parrain » qui doit posséder son permis depuis plus de 5 ans et valide pour l’année en cours. Les parrains sont très souvent les pères et, de la sorte, la communauté des hommes se perpétue. Ces adolescents ne peuvent ni être propriétaires d’une arme, ni acheter des munitions (16). La pratique de la chasse par des adolescents, même si elle est minime (17) et localisée en milieu rural, ne mériterait-elle pas une analyse sociologique ? Quelles sont, par exemple, les raisons et les motivations de ces adolescents, aujourd’hui, à pratiquer la chasse ? Une transmission paternelle, un goût masculin pour les armes, une « passion » de la nature, une peur viscérale de s’ouvrir à des activités, des groupes et des milieux différents ou un profond ennui ? Un sondage sur « Les jeunes et la chasse », effectué à la demande de l’association ROC (Rassemblement des opposants de la chasse) par la SOFRES, en 1999, signale que 83 % des jeunes n’aiment pas la chasse, alors que 88 % et 86 % d’entre eux se retrouvent respectivement dans les domaines du sport et de la musique ; 95 % de ces jeunes et 100 % des filles n’ont pas l’intention de chasser quand ils seront adultes (18)…

En fonction de ces différents arguments, peut-on définir la chasse comme un sport ? Jean-Louis Fabiani donne un avis partagé sur le sujet, en privilégiant l’image contemporaine du chasseur gestionnaire et responsable de la nature :

15 Les Adolescents et le sport. Enquête 2001, Ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative et Institut National du Sport et de l’Éducation Physique, 2004, p. 183.

16 Fédération nationale des chasseurs, L’Examen du permis de chasser. 2007, Paris, Hachette, 2006, p. 27.

17 3 % des pratiquants chez les 15 ans et plus (La Pratique des activités physiques et sportives en France. Enquête 2003, op. cit., p. 251).

18 « Les jeunes et la chasse », Dossier ROC/Sondage réalisé par la SOFRES du 2 au 15 juillet 1999, échantillon représentatif de la population française de 402 jeunes âgés de 8 à 15 ans, interrogés en face-à-face, à leur domicile et avec l’autorisation des parents, site Internet du ROC (www.roc.asso.fr.).

« La redéfinition de la chasse comme activité sportive n’équivaut donc pas à l’alignement des représentations de la pratique sur le modèle aristocratique-bourgeois, mais à une tentative de justification de l’activité telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans le cadre communal : activité sobre, peu coûteuse, s’inscrivant dans le cadre naturel sans lui faire violence, à l’égal du jogging, du cyclisme ou de la course d’orientation, et surtout un bon moyen de se maintenir physiquement en forme […]. Les nouveaux chasseurs populaires ne sont pas nécessairement engoncés dans la tenue du sportman revêtue à la hâte et dans la méconnaissance des usages : si la référence au sport est quelquefois destinée à donner le change à l’interlocuteur, en particulier aux divers bureaucrates gestionnaires de l’espace et aux amis des animaux, elle est aussi l’indice de la prise en charge par les chasseurs populaires eux-mêmes d’une nouvelle représentation de la pratique » (19). Une autre hypothèse est envisageable dans cette discrète mise en marge du domaine sportif. En effet, l’association des chasseurs avec une mouvance politique risquerait-elle d’entacher l’idéal de perfection et d’esprit de fête pour tous sans effusions de violence, qui est revendiqué par les milieux sportifs ? À ce jour, les pratiquants des activités de loisirs de pleine nature et des activités en milieu rural n’ont pas constitué de parti politique : le parti des skieurs, le parti des randonneurs, le parti des boulistes, le parti des grimpeurs. Ces loisirs ne nécessiteraient-ils pas une représentation politique ? Notons toutefois que le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) a invité les cinq principaux candidats à la Présidence de la République, avant les élections présidentielles d’avril-mai 2007. Les candidats devaient s’exprimer sur « la reconnaissance du sport comme vecteur éducatif, l’instauration de la notion d’utilité sociale à destination des associations sportives, le financement du sport, la gouvernance du sport ». L’annonce de cette invitation avait pour entête « Votez sport ». Le président du CNOSF, Henri Sérandour, a déclaré : « Je rêve d’un “pacte du sport” à l’image de ce qu’a fait Nicolas Hulot dans le domaine de l’écologie […]. Nous ferons connaître ces déclarations aux 15,5 millions de licenciés pour qu’ils aient un éclairage supplémentaire dans l’isoloir » (20)… Dans cette perspective politique, chasse et sport révèlent des points communs.

Chasse et campagnes… électorales

À l’occasion de son forum sur « La chasse en campagne », qui se déroula en février 2007 à Paris, la FNC s’est aussi permis une convocation très médiatisée des candidats à la présidentielle. La direction de la Fédération s’en glorifie : « Qui peut se permettre de réunir, à deux mois de cette échéance capitale pour notre pays qu’est l’élection présidentielle, le même jour à la même tribune, les principaux candidats parmi lesquels, à coup sûr, le ou la futur(e) Président(e) de la République ?

19 Jean-Louis Fabiani, « Quand la chasse populaire devient un sport. La redéfinition sociale d’un loisir traditionnel », in Études rurales, n° 87/88, op. cit., pp. 317 et 320.

20 Site Internet du CNOSF (www.franceolymique.com).

La Fédération nationale des chasseurs l’a fait, illustrant ainsi de façon éclatante que la chasse, au-delà d’un loisir et d’un art de vivre, est l’une des composantes économiques et dynamiques du monde rural, objet de tous les enjeux électoraux. “L’électeur chasseur est une proie difficile à capter ; en cas de réussite, elle est difficile à garder” a prévenu le Président de Ponchalon. “C’est un électeur dont les choix sont plus dictés par une qualité de vie dans le monde rural que par une idéologie” » (21). Toutes tendances politiques confondues, les candidats s’empressèrent de répondre à cette convocation : « Très appliqués à démontrer, pour la plupart, que la chasse “est une activité de loisir protectrice de l’environnement ”, les candidats ont énuméré leurs propositions […]. Nicolas Sarkozy a, pour sa part, expliqué que la chasse est une activité “respectable” qui “fait partie de l’histoire de France” et qui favorise la “mixité sociale” » ; « Face à une salle très sarkozyste, Ségolène Royal a joué de l’appeau avec brio : “Je suis fille de chasseurs. J’ai connu dans mon enfance la participation aux chasses familiales. J’ai vu mon père parcourir la campagne. Et je connais bien le président de la fédération de chasse des Deux-Sèvres” […]. Sur le fond, la candidature socialiste a été “moins précise” que son rival de l’UMP, ont noté des participants » (22). Lors de cette même conférence, Jean-Marie Le Pen, pour le Front national (FN), n’hésita pas à établir un douteux parallèle entre la circulation des armes dans les banlieues et la réglementation des armes des chasseurs : « Des armes de guerre peuvent circuler sans contrôle dans les banlieues, mais les fusils de chasse, eux, font l’objet de 20 décrets et arrêtés pour les réglementer » (23). Dans la catégorie des propos insidieux, il oppose également une liberté réduite des chasseurs dans leur pratique à une liberté sans limites des homosexuels, taxés au passage de « chapons » :

« Dans le Marais de Paris, on peut chasser le chapon sans date d’ouverture ou de fermeture, mais dans le marais de Picardie, on ne peut chasser le canard en février » (24). D’autres formules apparaissent aussi dans cette intervention, notamment : « Ma génétique me rend cynégétique »…

Dans des entretiens donnés au magazine Plaisirs de la chasse, les deux principaux candidats répondent avec bien plus de retenue aux questions posées sur la législation des armes à domicile et des espèces protégées.

21 Site Internet de la FNC (www.chasseurdefrance.blogspot.com). Des extraits des allocutions y sont transcrits.

22 Sophie Huet, « Les candidats font la cour aux chasseurs », in Le Figaro, 21 février 2007, p. 8 et Matthieu Écoiffier, « Les chasseurs attirent les présidentiables sur leurs terres », in Libération, 21 février 2007, p. 11.

23 L’intégralité de la communication de Jean-Marie Le Pen figure sur le site Internet du FN.

24 Ibidem.

Le candidat Nicolas Sarkozy ne modifia-t-il pas sa déclaration sur les dangers de la détention d’armes à titre privé : « “Ce débat portait uniquement sur la question de l’autodéfense. J’ai dit, et je le maintiens, que détenir une arme chez soi ne peut pas être considéré comme un moyen normal d’autodéfense. Ce sont les policiers et les gendarmes qui doivent seuls assurer la protection des biens et des personnes. Pour celles et ceux qui ne sont ni chasseurs, ni tireurs sportifs, ni collectionneurs, qui n’ont par conséquent pas la maîtrise du maniement des armes, cela peut être très dangereux d’en conserver une chez soi !” » (25) ? Dans un précédent numéro de ce magazine, la rédaction avait signé un éditorial vindicatif sur le sujet : « En cette période qui s’annonce politiquement très chaude, et où ce qui détermine le choix d’un bulletin de vote tient à peu de chose, Nicolas Sarkozy se doit de préciser sa pensée faute de quoi il risque de laisser faire mouche ce libellé qui court déjà les relais de chasse : “Vous croyez peut-être qu’une fois élu président, Sarkozy ne s’en prendra pas aux chasseurs ?… alors qu’il n’a pas hésité en tant que ministre à dépouiller les honnêtes citoyens dont le seul crime était de détenir une arme de “défense”… vous croyez au Père Noël. Conclusion : votez Sarkozy… et dites adieu à vos armes ! ” » (26). Si les citoyens ont certainement été rassurés par le contrôle des armes, en sera-t-il de même de ces armes qui restent légalement dans les mains d’individus qui ne servent pas l’État ? Une utilisation frauduleuse a d’ailleurs été révélée récemment dans la presse. Localisés en Camargue, 17 braconniers capturaient des lapins vivants en grande quantité. Ils chassaient dans des voitures, de nuit, avec des projecteurs, des silencieux et dans des zones protégées. Ces chasseurs revendaient les lapins à des sociétés de chasse afin de repeupler les terrains de ces sociétés : « Après l’achat du gibier braconné, les sociétés de chasse recevaient des subventions de la fédération départementale, qui a pour objectif de… lutter contre le braconnage » (27). Le responsable de cette fraude récoltait ainsi pas moins de 5 700 euros par mois pendant la saison de chasse. Il avait également 30 à 40 antécédents d’infractions à la chasse ! Les gendarmes ont saisi 130 armes, des espèces protégées dans des congélateurs, des lunettes à visée nocturne et des chants d’oiseaux enregistrés sur MP3 (pour attirer le gibier). Un des braconniers explique que le braconnage est un acte banalisé dans la région, qui relève des « traditions locales »…

25 « Ségolène Royal/Nicolas Sarkozy », entretiens réalisés par Jérôme Besnard, in Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 656, mars 2007, pp. 22-24.

26 Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 653, décembre 2006, éditorial signé de la rédaction. Voir aussi Antoine Corté, « La pêche aux chasseurs », in Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 657, avril 2007, pp. 20-21.

27 Michel Henry, « Le gang des voleurs de lapins », in Libération, 10 avril 2007, p. 31. En ce qui concerne les violences dirigées contre des élus qui se prononcèrent sur la question de la chasse, voir Hélène Constanty, Le Lobby de la gâchette, Paris, Éditions du Seuil, 2002, pp. 48-52 et 120-124. Les auteurs du saccage de la permanence électorale du député de la Somme, Vincent Peillon, en 1998, ont écopé de peines de prison avec sursis (Ibidem, p. 49).

Bien peu de candidats osent se prononcer ouvertement contre la chasse pendant cette conférence, mais certains s’enflamment, à droite comme à gauche. Le porte-parole du Parti communiste français (PCF), Gérard Le Cam, défend une chasse populaire, en opposition à une chasse élitiste, et déclare que « l’acte de chasse est légitime, et s’il n’existait pas, je n’ose imaginer les conséquences pour l’État » (28). Étonnant, car si la logique d’un étatisme communiste était respectée, les gestionnaires de la nature pourraient alors être uniquement des fonctionnaires de l’État rattachés à l’ONCFS sans aucun contact avec les chasseurs qui sont des propriétaires privés. Les propriétés privées des chasseurs pourraient également devenir des propriétés publiques et collectives de chasse… Certains n’hésitent pas à clamer leur ferveur envers cette « tradition », notamment Frédéric Nihous pour le parti Chasse pêche nature traditions (CPNT), Philippe de Villiers pour le Mouvement pour la France (MPF) et Jean-Marie Le Pen pour le Front national (FN) : « La salle semble retrouver ses repères avec les prestations de Nihous […], [mais aussi] de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen qui fustigent les directives de Bruxelles, assurant, tous deux, que “le charbonnier doit être maître chez lui ” » (29).

N’est-ce pas là un lobbying de la part des chasseurs et groupes structurés autour de la chasse, qui se présente au grand jour, au fil des élections ? Ce lobbying se révèle d’ailleurs sous différentes formes : l’unité entre les mouvances de chasseurs semble parfois contrariée. Ainsi, l’absence de positions fermes de l’actuelle direction de la FNC est dénoncée dans la presse spécialisée, plus particulièrement au sujet de la tutelle de la chasse revendiquée par les chasseurs au ministère de l’Agriculture, mais aussi en ce qui concerne la neutralité politique de la fédération : « Depuis le début de l’année, la FNC négocie un tournant qui en surprend plus d’un parmi les présidents de fédération […]. Pour expliquer que la FNC est politiquement neutre, il [Charles-Henri de Ponchalon] ose ce trait : “Si Jean-Marie Le Pen défend la chasse bec et ongle, je défendrai Jean-Marie Le Pen”» (30)…

28 Sophie Huet, « Les candidats font la cour aux chasseurs », in Le Figaro, op. cit.

29 Ibidem. Le Rassemblement anti-chasse (RAC) a aussi demandé aux candidats ce qu’ils pensaient de la chasse, voir le site Internet du RAC (www.antichasse.com).

30 Paul-Henry Hansen-Catta, « Nos instances prennent le vent », in Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 656, op. cit., p. 20. Voir aussi, du même auteur, « La FNC roule-t-elle pour nous ? », in Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 653, op. cit., pp. 20-21. Pour une analyse sociopolitique des organisations qui sont spécifiques à la chasse, voir Dominique Darbon, « La restructuration de l’organisation de la chasse » et « État juridique et enjeux de droit », in La Crise de la chasse en France. La fin d’un monde, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 121-221.

Le parti CPNT est aussi ciblé dans le contexte de ces élections, notamment par la dénonciation de son silence, ce qui fait réagir ses responsables : « Il est totalement faux d’en déduire un supposé mutisme de CPNT durant cette campagne, car le rajeunissement des cadres de CPNT, leurs engagements et leur parfaite osmose avec le candidat (jeune lui aussi) vont mettre en évidence un CPNT combatif, novateur dans ses propositions, sincère et crédible dans son engagement, et ce plus qu’auparavant » (31). Rappelons que le parti politique CPNT est apparu dans le paysage politique français lors des élections européennes, en 1989 (Chasse Pêche Traditions). Il obtient alors 4,13 % des suffrages exprimés. La particularité de ce parti est de ne pas se présenter comme tel, mais comme une « association, dénommée mouvement ». En fait, ce mouvement « regroupe un éventail très large de sensibilités politiques » (32). En 2002, lors du 1er tour des élections présidentielles, le candidat obtient 4,23 % des suffrages exprimés, soit 1 204 923 voix. Au 1er tour des élections présidentielles en avril 2007, CPNT n’obtient plus que 1,18 % des suffrages exprimés, soit 417 399 voix. Le nombre de voix est alors bien inférieur au nombre de chasseurs. Quels sont les partis politiques qui ont obtenu la majorité des voix des chasseurs ? Et quel parti bénéficia au 2ème tour des voix données au parti CPNT ?

Les gouvernements de droite et de gauche ayant déstructuré, depuis vingt ans, le service public français par des privatisations et réformes (France Télécom, EDF, La Poste), le parti CPNT a bien compris que, par l’intermédiaire de la défense de la chasse, un créneau s’offrait alors à lui : la représentation du milieu rural (33). Une zone rurale qui, certes, est très sensiblement affectée par ces mesures, notamment par la fermeture progressive et silencieuse des lieux emblématiques du service public – qui sont considérés comme non rentables (les bureaux de poste, par exemple) –, mais aussi par la suppression d’écoles ou de classes, l’absence de médecins, etc. Les électeurs de ce parti considèrent alors que la défense des campagnes constitue un projet politique, opposant inévitablement les ruraux aux citadins. Le programme de la dernière campagne électorale présidentielle, souvent présenté par le parti CPNT comme fédérateur de la population, n’avait-il pas pour slogan : « La ruralité d’abord ».

31 Eddie Puyjalon (délégué CPNT de la Gironde), Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 653, op. cit., p. 16, rubrique « C’est votre avis ». En 2002, la journaliste Hélène Constanty (Le Lobby de la gâchette, op. cit., pp. 144-151) souligne aussi que Charles-Henry de Ponchalon (FNC) et Jean Saint-Josse (CPNT) emploient le même conseiller politique, Thierry Coste, qui est aussi le fondateur du comité Guillaume-Tell (réunissant chasseurs, tireurs sportifs, collectionneurs d’armes, fabricants et distributeurs d’armes).

32 Hélène Constanty, « CPNT ou les braconniers de la politique », in Le Lobby de la gâchette, op. cit., p. 115. Voir aussi Christophe Traïni, « À l’assaut des arènes électorales », in Les Braconniers de la République. Les conflits autour des représentations de la Nature et la politique, Paris, Éditions du Seuil, 2003, pp. 145-202. Voir André Goustat, La Parole aux terroirs, Monaco, Éditions du Rocher, 1994, pp. 61 et 63 : « Il y a, chez nous, d’anciens proches du RPR, de l’UDF, du parti socialiste, et même du parti communiste. C’est notre force […]. Être élu, c’est aussi pour nous un moyen d’exercer un lobby ». L’auteur est l’un des fondateurs de CPNT. Des chasseurs se revendiquent aussi les héritiers de la Révolution française du fait de l’autorisation de la chasse pour tous, déclarée en 1789.

33 Dominique Venner, « Abécédaire », in Dictionnaire amoureux de la Chasse, Paris, Plon, 2000, p. 16 : « Dans nos sociétés urbanisées, le chasseur ne vit plus de la chasse, mais souvent la chasse est sa raison de vivre ».

De ce fait, on assiste à une des manifestations qui, aujourd’hui, participe d’un inquiétant repli sur la prééminence des « identités communautaires ». Dans cette logique, à la virilité de CPNT, pourquoi ne pas opposer un parti politique des amis de Bambi ou un parti des gentilles féministes ? Il n’est pas ici question de censurer les implications de manière locale dans des groupes, des associations ou des communautés, mais de dénoncer les mouvances qui afficheraient une prédominance de ces appartenances sur un projet politique commun à tous et donc à l’échelle de la représentation d’un pays.

Le parti CPNT, dans son projet politique, énoncé sur son site Internet, accorde une place importante aux traditions. Dominique Darbon, dans La Crise de la chasse en France, souligne que « l’appel à la tradition permet tout à la fois de s’opposer aux menaces de l’extérieur en affirmant une légitimité et de rassembler les forces en affirmant l’existence d’une menace sur l’identité » (34). En fait, CPNT se donne pour mission d’actualiser les traditions dans la société française : « Les traditions ne sont pas résolument tournées vers le passé : elles puisent dans l’identité nationale ce qui pérennise notre culture qui évolue chaque jour davantage. Un peuple sans racines est un peuple qui se meurt car pour voler de ses propres ailes, il faut se nourrir de toutes les acceptations des traditions : pratiques, rites, coutumes, habitudes, usages, héritage, légendes, mythes, observance, rituels, folklores, croyances, modes de vie, mémoire » (35). Dans cette argumentation, des propos confus sont repérables, particulièrement dans l’association des traditions et mœurs avec, par exemple, les fêtes des luttes historiques : « La France est en couleurs, pas en noir et blanc, elle a besoin de se retrouver aussi dans ses corridas à Nîmes, dans ses cafés pour le Beaujolais nouveau, dans les bois pour son muguet du premier mai, sur les Champs-Élysées le 14 juillet ou sur la promenade de Nice pour son carnaval » (36). Le danger de ces discours se trouve précisément dans la confusion des mœurs et traditions avec la transmission de valeurs : pourquoi les valeurs se trouveraient-elles dans les mœurs et traditions ?

L’opéra des girafes (37) : la chasse à l’étranger

Élargir cette vision de la chasse, jusque-là cantonnée à la chasse populaire et française, à une chasse internationale est également indispensable.

34 Dominique Darbon, La Crise de la chasse en France. La fin d’un monde, op. cit., p. 84.

35 Site Internet de CPNT (www.cpnt.asso.fr).

36 Ibidem.

37 En référence à « L’opéra des girafes » de Jacques Prévert (« Contes pour enfants pas sages », in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1992, pp. 861-864, voir aussi « Scène de la vie des antilopes », pp. 865-868).

Il ne s’agit pas ici d’analyser les pratiques de la chasse propres à chaque pays – bien qu’une analyse des massacres des animaux et marchandages, notamment de la viande dite de brousse, serait complémentaire à cette étude (38) –, mais de dénoncer la chasse qui constitue un produit commercial. Allons chasser de la biche, du lion, de l’ours, de l’antilope et de l’éléphant dans des pays qui connaissent de grandes difficultés politiques et économiques ou qui, encore mieux, sont des anciennes colonies ! Cette chasse, qui met en avant le goût du risque et de l’exotisme, est d’ailleurs qualifiée de « chasse sportive ». Dans cette perspective, les magazines de chasse à l’étranger, qui se trouvent facilement en kiosque, sont explicites. De nombreuses pages montrent les exploits d’un chasseur viril, avec inévitablement la petite photo. Le chasseur est souvent l’arme à la main, à genou derrière l’animal tué, mais il peut aussi porter la bête sur ses épaules (ou mieux il la fait porter par des « guides locaux »). En légende de la photo, une petite définition des qualités de l’animal, de son vivant, est très souvent indiquée. Ainsi, on peut admirer un grizzly de Kamtchatka (Russie), une main d’homme tient son museau pour montrer sa gueule et le rendre « impressionnant » : « La gueule impressionnante d’un grizzly local. L’animal se nourrit principalement de saumons pendant l’été et de baies ensuite » (39). Le « devenir » de l’animal tué est aussi souligné. Une petite photo présente d’ailleurs les chasseurs et guides dans un champ de verdure autour de la peau étendue et pelée de l’ours : « Dépouiller un ours n’est qu’un jeu d’enfant pour des guides habitués à la vie en plein air et rompus à ce travail » (40). Plus loin, en Nouvelle-Zélande, un thars et un chamois sont définis avec la même délicatesse, toujours avec des photos des animaux morts, du guide, du chasseur fier et rougeaud : « Mi-chamois, mi-chèvre sauvage, le thar porte une pelisse laineuse. Il vit dans la montagne qu’il escalade avec une incroyable adresse/Les chamois eux aussi sont très nombreux et se sont bien adaptés à leur environnement/Ce n’est pas tout de tuer le chamois, il faut encore le descendre ! Les guides locaux sont heureusement costauds et rompus à cette manœuvre » (41). Continuons avec un impala d’Angola et un springbok, morts et étalés, avec derrière, le chasseur accroupi : « Ci-contre : impala d’Angola dit impala à face noire. Cette sous-espèce, probablement éteinte en Angola, subsiste en petit nombre en Namibie où le quota annuel en territoire ouvert n’est que de cinq animaux, avec une taxe d’abattage prohibitive/Le springbok fait partie des antilopes classiques de cette partie de l’Afrique. Une entrée en matière en quelque sorte » (42).

38 Voir notamment, Alain Zecchini, « La viande de brousse et son exploitation », in Bulletin de la société zoologique de France, n° 129, 2003, pp. 189-206 ; Isabelle et Jean-François Lagrot, Tristes Afriques. Chasse et massacre en forêt africaine, Paris, Le Cherche Midi, 2005.

39 Olivier Marchand, « Face aux grizzlis russes », in Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, février-mars-avril 2007, p. 40.

40 Ibidem, p. 41.

41 Jean-Pierre Boutinaud, « Cerfs géants des antipodes », in Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, op. cit., pp. 44-45.

42 Bernard de Polignac, « Drôles de zèbres ! », in Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, op. cit., pp. 70 et 72.

Parfaisons ce tableau par un faon tué en Écosse, saignant et allongé dans la neige : « [La chasse] se soldera, en effet, par le tir d’un tout petit faon, né tardivement, qui risquait de ne pas passer l’hiver et n’aurait, de toute façon, jamais fait un bon reproducteur » (43)… Anecdotiques ces photos et légendes ? Mortifères, ne s’agit-il pas de définir – sous la forme digne de vieux livres d’animaux destinés aux enfants – des catégories d’animaux après les avoir tués et, ainsi, se justifier d’une telle pratique ?

Les magazines de chasse consacrent aussi beaucoup de pages à la publicité pour l’achat d’armes. Les armes et accessoires (casque, radio, cartouches, chambre froide, etc.) constituent un véritable marché. Les nouvelles techniques de chasse, interdites en France, sont connues par le biais de ces magazines (44). Le Rassemblement anti-chasse (RAC) signale l’importance du marché des cartouches en France. En comptant une consommation de 150 cartouches par chasseur, 210 millions de cartouches sont vendues en moyenne par an (45). Dans ces magazines, des annonces pour des safaris sont aussi présentées, avec différentes tendances : le sanglier et les cervidés en Pologne (chasse préférée de la clientèle française) et en Bulgarie, l’ibex au Kirghizstan, le tur en Azerbaïdjan, le maral au Kazakhstan, la chèvre aégagre en Iran, le bharal en Chine, le lion au Burkina Faso, l’éléphant au Cameroun, le nyala de montagne en Éthiopie. Le francolin et l’outarde peuvent aussi être chassés au Mali : « Cette nouvelle destination plaît de plus en plus aux amateurs de petit gibier […]. Les liaisons aériennes sont très bonnes, les transferts ne posent pas de problème, la population est accueillante. De quoi assurer à cette destination un avenir souriant » (46). De ces destinations marchandes et de ces espèces qui semblent parfois protégées, le lecteur est très vite consolé sur la confusion possible entre chasse et braconnage : « Les pays qui refusent la chasse sportive (Gabon, Nigeria, Congo, Soudan, Niger, Côte-d’Ivoire) sont les pays les plus braconnés. En effet, une zone chassée est une zone constamment surveillée. En outre les populations locales quand elles sont intéressées aux recettes de la chasse comprennent vite qu’il vaut mieux préserver la faune plutôt que de la transformer en viande de brousse. Les braconniers deviennent vite d’excellents guides et gagnent bien davantage dans la légalité. Enfin, comme l’usage veut que l’on donne la viande des animaux tués aux villages tout le monde y trouve son compte » (47). Quel engagement humanitaire ! Ce raisonnement se poursuit un peu plus loin : « Le rite de la chasse au petit gibier en Afrique de l’Ouest est immuable.

43 « Chasse hivernale dans les Highlands », in Grand gibier, n° 41, op. cit., p. 49.

44 Dominique Czermann, « Chasse en pays balte. Sangliers de Lituanie et nouveaux équipements », in Chasse Sanglier Passion, n° 56, op. cit., pp. 64-69.

45 Site Internet du RAC (www.antichasse.com).

46 « Guide de la chasse en Afrique », in Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, op. cit., p. 49.

47 Ibidem, p. 51, je souligne.

Levé avant le jour, le chasseur monte dans un véhicule tout terrain et va d’abord chercher les francolins qui se nourrissent, pendant les premières heures du jour, aux abords des villages, dans les “pailles”. Ces pailles sont des graminées feutrées de poussière qui peuvent arriver à la poitrine […]. Faute de chiens, on passe souvent à côté car ce gibier piète terriblement. De temps en temps, on demande aux enfants d’un village d’organiser un petit rabat. Ces derniers, ravis de participer à la fête, poussent les francolins vers la ligne des chasseurs qui les saluent au passage. Les Africains excellent à retrouver le gibier. Ils voient un frémissement de plume à vingt mètres » (48)… Distribution des activités selon les origines (place des guides), enfants qui remplacent les chiens, etc. : dans cette optique, une hiérarchie des hommes est assurée.

Ces arguments ne relèvent-ils pas d’une parfaite fausse conscience et d’une nostalgie, notamment d’un impérialisme déchu (49) ? Cette chasse sportive est alors considérée par les pratiquants et organisateurs soit comme un acte qui relève presque de l’humanitaire, soit comme une preuve de réalisme et de pragmatisme concernant les conditions de vie des êtres humains et la survie des espèces dans ces pays. De la sorte, la chasse sauvage des animaux – dont les espèces protégées – organisée par les autochtones pour alimenter les marchés locaux (viande de brousse) est distincte de la chasse sportive – contrôlée et civilisée – qui serait un moyen pour les gouvernements de mieux gérer la faune sauvage. L’étalage d’animaux, maltraités, écartelés et boucanés, morts ou vivants, notamment sur les marchés africains, est effectivement un autre type de problème lié à la chasse : « La chasse a toujours permis aux Africains de s’alimenter. Le seul fait répréhensible dont témoignent ces quantités déraisonnables est le passage d’une chasse de subsistance, censée répondre au besoin du chasseur et de ses proches, à une chasse commerciale qui déséquilibre les populations animales et met en péril leur survie à terme » (50). Ces braconnages internes à chaque pays justifient-ils pour autant de fermer les yeux sur les chasses de luxe destinées aux occidentaux et qui sont tout aussi commerciales ? Les tarifs de ces chasses sportives ne sont d’ailleurs jamais directement indiqués dans les magazines.

48 Ibid., p. 49, je souligne.

49 Voir Pascal Durantel, « Nos ancêtres les chasseurs. Aventures en Algérie coloniale », in Grand gibier, n° 41, op. cit., pp. 16-21.

50 Isabelle et Jean-François Lagrot, Tristes Afriques. Chasse et massacre en forêt africaine, op. cit., p. 36. Les auteurs expliquent que, dans l’organisation de cette chasse commerciale, les hommes capturent et tuent les animaux, mais ce sont les femmes qui commandent les animaux, qui gèrent les marchés et donc les ventes… Concernant le commerce des Nouveaux animaux de compagnie (NAC) – perroquet, chinchilla, furet, reptiles, etc. – à l’attention des occidentaux, voir Isabelle Autran, « Les animaux ont-ils une sexualité ? Anthropologie, fantasme et imaginaire », in Le Sociographe, n° 23 (« L’homme, la bête et le social. Homo Animalis »), Montpellier, IRTS, mai 2007, p. 68.

Quelques rares sites Internet donnent des tarifs : 2 500 euros par personne pour une semaine, avec ou sans les frais d’avion, avec la possibilité de tuer un ou deux animaux. Mais, très souvent, ces annonces ne comportent que des mails, des numéros de téléphone (souvent des téléphones portables) et des prénoms de contact. « Tuer un animal » ne sont pas les termes prononcés, il s’agit plutôt d’effectuer un safari… Il est toutefois possible de chasser un lion ou un éléphant durant un peu plus de 10 jours au Burkina Faso, pour un tarif de 15 000 euros par personne (avion, hébergement et nourriture compris), avec l’obtention d’une détention provisoire d’arme dans le pays et le rapatriement possible du trophée de l’animal en France (la tête) afin de l’empailler. Reste à savoir comment il est possible de tuer une espèce protégée dans ce pays (l’éléphant) et de rapatrier sa tête en France sans éveiller de soupçons. Avec la chasse sportive, une autre dimension idéologique est observable. Une définition de la chasse par le biais de l’unique description des pratiquants et des techniques est bien évidemment insuffisante : la pratique implique aussi des activités politiques et économiques.

La chasse est-elle un phénomène de masse ?

Tous les chasseurs ne s’identifient pas à une chasse en groupe, à un parti politique ou à ces chasses à l’étranger. Mais, pourquoi demeurent-ils silencieux devant ces organisations économiques et ces discours politiques tendancieux ? Dans Masse et puissance, Élias Canetti définit la masse par le biais de quatre propriétés : « la masse tend toujours à s’accroître », « au sein de la masse règne l’égalité », « la masse aime la densité », « la masse a besoin d’une direction » (51). La masse existe véritablement lorsque la décharge, c’est-à-dire l’instant où toutes les personnes qui constituent cette masse « se défont de leurs différences » : les « cristaux de masse » qui sont des « petits groupes rigides d’hommes, nettement délimités et très persistants […] servent à déclencher la formation de masses » (52). Peut-on comparer la chasse à un phénomène de masse ? Au vu du peu d’adeptes et du manque d’emprise sur leurs contemporains, les chasseurs ne constituent pas à ce jour une masse (53). Rappelons que le nombre de pratiquants diminue d’année en année. Un sondage à la demande du ROC, également réalisé par la SOFRES en 1998, montre d’ailleurs qu’une majorité des français est défavorable à la chasse (54). Elias Canetti définit en fait une masse comme la dérive d’une unité plus ancienne qui n’est autre que la meute : « La meute au contraire est une unité d’action, et elle se manifeste concrètement. C’est d’elle qu’il faut partir pour étudier les origines du comportement des masses » (55). La force de la meute réside principalement dans la fausse représentation de sa densité : « La densité de la meute a toujours quelque chose de feint : ils se serrent étroitement, sans soute, et dans leurs mouvements rythmiques traditionnels ils jouent à être nombreux. Mais ils ne le sont pas, ils sont très peu ; la densité réelle qui leur manque, ils la remplacent par l’intensité » (56).

51 Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1994, pp. 29 et 30.

52 Ibidem, pp. 14 et 76.

53 Voir l’ouvrage de science-fiction de Sheri S. Tepper, Rituel de chasse, Paris, J’ai Lu, 1992. Les hommes et les jeunes femmes appartenant au groupe des aristocrates de la planète Grass sont formés et obligés, dès leur plus jeune âge, à pratiquer la chasse à courre. Régulièrement, les jeunes femmes disparaissent et les hommes sont estropiés par les chiens de la meute. La chasse est en fait menée par les montures des hommes – les Hypparions –, créatures effrayantes avec une crinière formée de lances qui blessent les chasseurs. Ces Hypparions contrôlent l’esprit des chasseurs et chassent les renards qui, dans cette fiction, sont les seuls animaux à posséder une conscience.

54 « Opinion des Français à l’égard de la chasse », Dossier ROC/Enquête réalisée par la SOFRES, échantillon de 997 individus de 15 ans et plus représentatifs de la population française, questionnaires par téléphone ou au domicile, 5 et 6 février 1998, site Internet du ROC (www.roc.asso.fr.) : 60 % des français sont contre la chasse et 36 % pour la chasse.

55 Elias Canetti, Masse et puissance, op. cit., p. 99.

56 Ibidem, pp. 97-98.

Les chasseurs, et plus particulièrement les chasseurs en groupe, en battue par exemple, ne sont-ils pas qu’une minorité d’individus, que l’on ne peut pas éviter durant la saison d’automne et d’hiver, lors des promenades en forêt ou fusils à l’épaule en bordure de routes, habillés à la mode militaire, fiers de traîner un sanglier mort dégoulinant de sang ou discutant bruyamment des péripéties de la journée dans les cafés attitrés du village ? Quelques-uns s’interrogent d’ailleurs sur leur image : « Si on voulait donner l’impression d’être une petite armée, nous ne nous y prendrions pas autrement. Là, il y a sûrement une erreur de notre part, en tant que chasseurs. Car si l’arme est nécessaire à notre activité cynégétique, la tenue militaire ne l’est pas. Or, certains d’entre nous semblent se complaire à entretenir dans leurs uniformes l’illusion d’une équipe de mercenaires battant en campagne. Certains évoquent le style “camo” qui accentuerait le côté “para-militaire” » (57).

Cette « meute de chasse », dans son organisation et sa détermination, pourrait-elle être comparée à la « meute guerrière », meute qui n’est d’ailleurs pas étrangère au domaine sportif (58) ? À ce sujet, Dominique Venner, dans le Dictionnaire amoureux de la Chasse, définit ce qui distingue, selon lui, la chasse du sport : « Ils [Les chasseurs] ne savent pas que ce n’est que la chasse et non la prise qu’ils recherchent. C’est une façon de dire que la mort du gibier n’est pas le but. Et pourtant c’est elle qui fait de la chasse tout autre chose qu’un sport » (59). Élias Canetti distingue d’ailleurs la meute guerrière de la meute de chasse par l’absence de réels ennemis qui répondent aux assauts : « La meute de chasse, à l’opposé, a une orientation unique : les animaux qu’elle pourchasse n’essaient pas de cerner ou de chasser les hommes. Ils sont en fuite, et s’ils se mettent parfois en position de défense, c’est au moment où on va les tuer. La plupart du temps, ils ne sont pas en mesure de se défendre alors contre l’homme » (60). Ajouté au fait de tuer, l’acte de traquer est aussi un analyseur sociologique. La traque est souvent l’argument donné par les chasseurs pour se défendre de l’acte même de tuer – chasser est un plaisir, plaisir de pister, d’épuiser et d’encercler l’animal –, bien que les chasseurs qui rentrent bredouilles ne soient guère joyeux. Léon Mazzella explique, de manière confuse, à ses jeunes enfants (un garçon et une fille), ses raisons d’être un chasseur et la différence qui constitue selon lui les chasseurs et les non-chasseurs :

57 Antoine Faye, « Comment les non-chasseurs voient la chasse et les chasseurs », in Plaisirs de la chasse. La passion du grand gibier, n° 653, op. cit., pp. 38-39.

58 Jean-Marie Brohm, Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L’Harmattan, 1993.

59 Dominique Venner, « Abécédaire », in Dictionnaire amoureux de la Chasse, op. cit., p. 20.

60 Elias Canetti, Masse et puissance, op. cit., p. 104.

« “Alors pourquoi ça choque la chasse ? ” […]. Les non-chasseurs, qui sont dépourvus de ce que j’appelle “l’esprit chasseur” (celui de ton chat, ma chérie), ont refoulé cette nature de prédateur tapie au fin fond de chaque être humain et qui se révèle parfois, malheureusement pour faire le mal – surtout entre les hommes… […] ; ces “non-chasseurs”, c’est comme s’ils avaient de la peine d’avoir perdu leur… “instinct” […] et qu’inconsciemment ils enrageaient, un peu par jalousie, de ce que d’autres ne l’aient pas perdu, ce bien précieux » (61)… Mais comment cette nature de prédateur a-t-elle été jalousement gardée par ces hommes ?

La chasse, le territoire des hommes : la crainte des femmes ?

Pendant des siècles et semblerait-il de manière universelle, les arguments pour légitimer la chasse comme le territoire des hommes se résumaient dans le pouvoir des femmes, par leur odeur ou leur parfum, à faire fuir le gibier – odeur très souvent associée au sang des menstrues : « Dans toute l’Europe, les croyances populaires imputent à la femme une odeur générique antinomique à la chasse ; l’effluve féminin serait en effet de nature à troubler et à faire fuir les gibiers. […] Aujourd’hui encore, certains pirscheurs tiennent absolument à laver et à repasser eux-mêmes leur tenue de forêt. Le geste n’est pas habituel et répond à une préoccupation précise : écarter toute main féminine des affaires de chasse. Bien des populations de chasseurs partagent un souci identique, et sur l’ensemble du continent eurasiatique (comme d’ailleurs en Australie ou en Amazonie) de stricts tabous sont respectés. La femme ne doit ni toucher les armes et les vêtements du chasseur, ni s’approcher des emplacements de chasse. Chez les Zyrianes (Sibérie occidentale), il est dit que le chien enjambé par une femme perd son flair et sa faculté de voir l’esprit de la forêt. L’interdit s’étend à la pêche au gros poisson, et multiples sont les croyances rapportées par les folkloristes expliquant l’influence néfaste de la femme : elle porte malheur aux pêcheurs de dauphins des îles Féroé, empêche les saumons de remonter les rivières en Écosse, fait perdre l’efficacité des lignes de pêche en Suède. Le principe gouvernant le réseau des interdits cynégétiques est clair : effluve du flux sauvage et “haleine” de la femme doivent être disjoints, et sur ce point essentiel d’un non-cumul absolu, l’Europe occidentale ne déroge pas à la règle quasi universelle » (62). La femme serait donc bien plus repérable par le gibier que l’homme qui, comme chacun le sait, ne sécrète pas d’odeurs ! Elle serait aussi crainte de la faune, tout en étant considérée par les hommes comme un être incontrôlable à l’image de cette faune qui est chassée.

Yvonne Verdier a expliqué comment, dans les campagnes françaises des années 1970, les femmes étaient éloignées de certains lieux et du déroulement de certains rites lorsqu’elles avaient leurs menstrues.

61 Léon Mazzella, Pourquoi tu chasses ? Réponses à mes enfants, Paris, Bayard, 2000, p. 21.

62 Bertrand Hell, Le Sang noir. Chasse et mythe du Sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994, pp. 83-84. Pirscheurs : pratiquants de chasses individuelles à l’approche des animaux, c’est-à-dire à pied jusqu’à la distance de tir.

Ces interdictions pouvaient être temporaires dans une situation précise – tuer le cochon, où la femme ne sale pas le cochon mort au risque de faire tourner la viande –, mais aussi au quotidien, par exemple, en évitant le contact avec l’eau froide. Lorsque les femmes sont enceintes, toute humeur inhabituelle est alors expliquée par la fragilité de leur état : le corps de la mère doit être protégé. Dans ces mœurs, la femme est soit écartée de certaines pratiques afin de protéger la société des vivants de ce « pouvoir incontrôlable », soit surprotégée d’elle-même et, en conséquence, contrainte dans son corps du fait même de sa fragilité – fragilité qui est expliquée par une physiologie différente et inférieure à celle des hommes. Ainsi, la femme, dans le cas de la salaison du cochon, se voit soudainement perdre le rôle et le lieu dans lesquels elle est cantonnée, jour après jour, à savoir gérer l’espace domestique de la nourriture. Dans ces représentations collectives, la femme n’est jamais totalement domestiquée. Elle est un danger permanent qui met en péril la survie du groupe : « Indisposées, les femmes font donc peser leur menace sur des réserves essentielles à la vie de leur famille, mais, dans le même temps, elles détruisent une œuvre qui est celle des hommes. […] Ce pouvoir putréfiant, les femmes, quand elles sont indisposées, le partagent avec un phénomène météorologique, l’orage. Mêmes effets sur les mêmes choses […]. Aussi vivent-elles tout un jeu de contrariétés entre ce qu’elles contrarient et qui les contrarie ; d’où une éthique de la femme indisposée, qui limite ses contacts avec le monde » (63). Mary Douglas a aussi souligné cette crainte des femmes dans certaines tribus, notamment en ce qui concerne la chasse en forêt : « Une femme qui avait ses règles était un danger pour toute la communauté dès le moment qu’elle pénétrait dans la forêt. Elle échouait nécessairement dans l’entreprise qui l’amenait dans cette forêt, mais elle y créait des conditions défavorables pour les hommes. Longtemps après, la chasse serait aléatoire et les rites qui utilisent des plantes de la forêt seraient inefficaces. Les femmes trouvaient ces interdits évidemment ennuyeux, surtout du fait qu’elles manquaient régulièrement de main-d’œuvre pour les aider et étaient en retard pour les semailles, l’arrachage des mauvaises herbes, les récoltes et la pêche » (64).

Existe-t-il des exceptions à cette exclusion des femmes de la chasse ? Françoise Héritier explique qu’« il y a eu effectivement des femmes guerrières, des Amazones. Il est vrai, ainsi, que dans certaines sociétés amérindiennes des femmes accompagnaient les hommes à la chasse et à la guerre. Elles ne les dirigeaient pas. Elles accompagnaient les hommes. Comme du reste faisaient en Gaule les jeunes filles, les jeunes concubines.

63 Yvonne Verdier, « Physiologie », in Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979, pp. 23, 41 et 42.

64 Mary Douglas, « Le système en guerre avec lui-même », in De la Souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Éditions La Découverte, 1992, pp. 164-165.

Une femme mariée avait des enfants et restait au foyer ; mais, parmi les jeunes filles pubères non encore mariées, certaines vivaient en concubinage avec des chefs, par exemple, et avaient le droit de participer aux chasses et aux opérations guerrières, tant qu’elles n’étaient pas entrées dans le statut normal de la femme mariée » (65). Alain Testart, quant à lui, analyse quelques exceptions à la règle. Dans certaines tribus, les femmes chassent, mais avec une condition : elles ne doivent pas utiliser des armes tranchantes. Elles ne coupent pas la chair, parce qu’elles risquent de se blesser, et ne font pas saigner l’animal. Ici, ce n’est donc pas le critère de l’immobilité du corps qui les distingue des hommes. Trois formes de chasses sont de ce fait autorisées : la chasse au petit gibier (animaux fouisseurs et arboricoles) qui nécessite, en Australie pour les femmes aborigènes, l’emploi d’un bâton à fouir ou de la méthode de l’enfumage ; la chasse au gros gibier, où les femmes Aïnou au Japon (en Hokaïdo) rabattent quelquefois un cerf avec des chiens dans une rivière ou dans la neige molle, l’attrapent avec des cordes et le tuent au moyen de massues ; les chasses collectives, où les femmes sont alors uniquement des rabatteurs de gibier pour les hommes et ne manipulent aucune arme. La chasse d’hiver au phoque des Eskimos implique une parfaite immobilité au bord des trous d’air creusés par les phoques pour respirer, mais pour autant elle n’est pas réservée aux femmes. L’arme utilisée – le harpon – « nécessite » la force d’un homme (66). « Derrière la mention des armes, écrit Alain Testart, nous repérons donc aisément le sang comme critère du partage des tâches et probablement comme motif idéologique pertinent […]. En Amérique du Sud, si un homme a des rapports avec une femme pendant ses règles, il devient indolent à la chasse. En Afrique australe, si le chasseur ne s’abstient pas de tout rapport avec sa femme, le poison dont sont enduites ses flèches sera sans effet. Chez certains Eskimos, une vapeur rouge visible seulement par les esprits des animaux est censée entourer les personnes qui saignent et ceux qui ont été en contact avec elles » (67). Le critère des armes tranchantes illustre à nouveau cette crainte des femmes qui ne sauraient trancher et couper en raison d’une physiologie différente. La femme est alors automatiquement jugée inapte à l’utilisation des armes pointues – qui sont aussi des symboles phalliques.

La crainte de la femme et de son pouvoir quasi surnaturel est un système de pensée qui, de manière pragmatique, structure et divise un espace social. Ainsi, les menstrues – qui, faut-il le souligner, sont des écoulements naturels – sont considérées comme une manifestation de l’incontrôlable féminin.

65 Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 211-212.

66 Alain Testart, « La femme et la chasse », in La Recherche, n° 181, octobre 1986, pp. 11941201. Voir aussi Alain Schnapp, Le Chasseur et la cité. Chasse et érotique dans la Grèce ancienne, Paris, Albin Michel, 1997.

67 Ibidem, p. 1197.

En comparaison, le sang des hommes qui coule de manière provoquée – souvent par le combat – relève de l’ordre construit et établi. Françoise Héritier écrit que « les hommes ne perdent leur sang que volontairement, si l’on peut dire : dans des occasions qu’ils ont recherchées, comme la chasse, la guerre, la compétition. La perte de substance ne touche donc pas les individus de la même manière. La perte de substance spermatique est aussi contrôlable, et bien des systèmes sociaux et idéologiques préconisent et organisent ce contrôle. Bref, il se pourrait que ce soit dans cette inégalité-là : maîtrisable versus non maîtrisable, voulu versus subi, que se trouve la matrice de la valence différentielle des sexes, qui serait donc elle aussi inscrite dans le corps, dans le fonctionnement physiologique, ou qui procéderait, plus exactement, de l’observation de ce fonctionnement physiologique » (68). De manière complémentaire, René Girard souligne :

« Jamais, certainement, les hommes n’ont eu la moindre difficulté à distinguer le sang menstruel du sang répandu dans un meurtre ou dans un accident. Or, l’impureté du sang menstruel, dans bien des sociétés, est extrême. Cette impureté a un rapport évident avec la sexualité. La sexualité fait partie de l’ensemble des forces qui se jouent de l’homme avec une aisance d’autant plus souveraine que l’homme prétend se jouer d’elles […]. Le fait que les organes sexuels de la femme soient le lieu d’une effusion de sang périodique a toujours prodigieusement impressionné les hommes dans toutes les parties du monde parce qu’il paraît confirmer l’affinité à leurs yeux manifeste entre la sexualité et les formes les plus diverses de la violence, toutes susceptibles, elles aussi, de provoquer des effusions de sang […]. Il y a lieu de se demander en outre si le processus de symbolisation ne répond pas à une “volonté” obscure de rejeter toute la violence sur la femme exclusivement. Par le biais du sang menstruel, un transfert de la violence s’effectue, un monopole de fait s’établit au détriment du sexe féminin » (69). Le territoire des hommes a été conquis par le fait de tuer (chasse et guerre), comme l’évoque Simone de Beauvoir : « L’homo faber est dès l’origine des temps un inventeur […]. Il n’a pas seulement travaillé à conserver le monde donné : il en a fait éclater les frontières, il a jeté les bases d’un nouvel avenir. Son activité a une autre dimension qui lui donne sa suprême dignité : elle est souvent dangereuse. Si le sang n’était qu’un aliment, il n’aurait pas une valeur plus haute que le lait ; mais le chasseur n’est pas un boucher : dans la lutte contre les animaux sauvages il court des risques. Le guerrier pour augmenter le prestige de la horde, du clan auquel il appartient, met en jeu sa propre vie […].

68 Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, op. cit., p. 26.

69 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1980, pp. 55, 56-57 et 58-59. L’auteur signale aussi que « dans certaines sociétés, par exemple, le sang menstruel peut devenir aussi bénéfique au sein du rite qu’il est maléfique en dehors de lui » (Ibidem, p. 61). Au sujet du « tabou de la menstruation », voir Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1981, pp. 49-50, note I.

La pire malédiction qui pèse sur la femme c’est qu’elle est exclue de ces expéditions guerrières ; ce n’est pas en donnant la vie, c’est en risquant sa vie que l’homme s’élève au-dessus de l’animal ; c’est pourquoi dans l’humanité la supériorité est accordée non au sexe qui engendre mais à celui qui tue » (70).

Chasser et tuer sont d’ailleurs des activités qui se transmettent de père en fils. Les recherches de Bertrand Hell, réalisées dans les années 1980, le confirment : « Si la chasse apparaît comme une “affaire de famille”, il semble temps de préciser une affaire de famille… d’hommes ; généalogies fondées sur une transmission père/fils ou parentèle élective essentiellement masculine, les familles des gens de chasse nous renvoient l’image d’un espace réservé aux hommes. Du Châtillonnais […] aux steppes d’Asie centrale […], l’exclusion de la femme de la pratique cynégétique intrigue. Se jouant des frontières linguistiques et culturelles, cette exclusion semble consubstantielle à l’acte de chasse lui-même » (71). La fabrication du mâle (72) se prépare dès le plus jeune âge, comme l’illustrent ces extraits issus de magazines de chasse : « Honneurs à… Âgé de 15 ans, le jeune [Marc] achève en ce mois de février sa première campagne de chasse en tant que chasseur accompagné. Et visiblement, cet adolescent s’en souviendra longtemps. […] Il se voit confier la carabine de son aîné. C’est alors qu’un cerf se présente. [Marc] fait feu à deux reprises en direction de l’animal qui s’écroule foudroyé par la seconde balle. L’histoire ne dit pas qui du père ou du fils fut le plus ému. Mais gageons qu’après une telle prouesse, [Marc] va s’empresser de passer son permis de chasser. N’est-il pas motivé ? » ;
« [Jérémie], âgé de 15 ans, qui vient d’obtenir son permis de chasser accompagné, passionné de chasse, de pêche et de ball-trap […], vient de vivre ce genre de moment qui marque pour toujours une vie de chasseur […]. Il voit arriver sur la coulée un sanglier imposant poussé par les traqueurs. En pleine pointe, à 20 mètres, il touche en pleine tête avec un double express. Le sanglier tente de se relever ; [il] l’achève d’une seconde balle, également en pleine tête. Son premier sanglier ! Un mâle bien armé de 122 kg…

70 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe. Tome I : Les faits et les mythes, Paris, Gallimard, 1949, p. 111. Sigmund Freud n’accorde-t-il pas aux femmes deux inventions – le tressage et le tissage –, dont le modèle aurait été « la toison pubienne qui cache les organes génitaux » (Sigmund Freud, « La féminité », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1996, p. 178). Voir aussi Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, « La naturalisation du féminin », in Le Sexe des sociologues. La perspective sexuelle en sciences humaines, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003, pp. 49-56 ; Louis-Vincent Thomas, « L’autorité : dialectique masculin/féminin », in Quel Corps ?, n° 32/33 (« Ethnométhodologie »), décembre 1986, p. 83:« Je voudrais signaler qu’en définitive la dialectique masculin-féminin est la réplique de la dialectique vie-mort ».

71 Bertrand Hell, Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l’Est, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1985, p. 86. Les femmes peuvent plus facilement pratiquer la chasse à courre à la différence des chasses populaires. Mais cette présence féminine est en fait associée à la représentation de la famille : « La vénerie est une affaire de famille » (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Chasse à courre. Ses rites et ses enjeux, op. cit., p. 246).

72 Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, La Fabrication des mâles, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

Très ému et très heureux du premier sanglier de sa vie de chasseur qui restera un grand souvenir, [Jérémie], baptisé comme il se doit au sang de l’animal par ses amis chasseurs, a remercié le président [de la société de chasse] » ;

« [Sébastien], 12 ans, entre du bon pied dans le monde de la grande chasse africaine avec ce beau cob de Buffon. Il l’a tué à l’approche sur la zone Safari Mayo Oldiri […] au Cameroun. Notre jeune correspondant nous dit avoir tiré aussi “plusieurs babouins qui font beaucoup de dégâts aux récoltes et qui tuent les antilopes très cruellement en les écartelant”. Le jeune garçon accompagnait son père […] qui, lui, a tué un buffle sur la même zone » (73).

Cette prééminence des mâles est d’ailleurs clairement revendiquée par certains, regrettée par d’autres. Bertrand Hell rapporte les propos d’un chasseur, lors d’un repas de fin de battue, sur l’éventuelle présence de femmes pendant la chasse : « “Des femmes chez nous ? Y en a pas (rires). Il y en a bien un qui l’amenait à la battue… On lui a fait comprendre gentiment. Des petites remarques par-ci par-là… Depuis elle ne vient plus (rires)” (Vosges du Nord. Janvier 1983) » (74). La présence des femmes est quelquefois possible, mais dans des chasses qui sont considérées proches du sport, avec des pratiquants qui proviennent d’un milieu urbain et socialement plus aisé : « Chasses sportives, chasses mondaines autorisent l’intégration de la femme à un double titre : réduites à une simple activité de loisirs, on constate qu’aucun code symbolique ne s’oppose à sa présence ; caractéristiques d’un groupe social, elles permettent à une nouvelle image de la femme “émancipée”, “sportive”, de se concrétiser […]. En affinant quelque peu l’analyse on constate que la plupart de ces femmes/chasseurs ne proviennent pas d’un milieu chasseur » (75). Plus récemment, le chasseur qui répond aux questions de ses enfants semble ennuyé de cette mise à l’écart des femmes : « “Et les femmes qui chassent, tu les aimes comment ? ” Elles sont de plus en plus nombreuses, vous savez […]. En général, elles sont plus habiles – plus fines, cela va de soi –, et plus adroites que les hommes […]. La chasse est une affaire d’hommes, en général, de passionnés jaloux de leur chose à eux. Pourtant, comme eux, certaines aiment approcher, guetter, se lever tôt, dresser un chien, savent braver la ronce et vider un chevreuil, écouter la nature et tenir un fusil » (76). La difficile présence des chercheurs en sciences humaines et sociales qui, parfois, sont des femmes révèle aussi le maintien de ce territoire des hommes : « Au cours des réunions auxquelles nous avons assisté, la position d’une chercheure en socio-anthropologie ne va pas de soi lorsque l’on s’immisce dans un groupe identitaire plutôt masculin […].

73 Connaissance de la chasse, n° 370, op. cit., p. 8 ; Plaisirs de la chasse. La Passion du grand gibier, n° 656, op. cit., p. 68 ; « Des débuts prometteurs », in Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, op. cit., p. 25. Dans ces citations, les prénoms et noms des mineurs ont été modifiés.

74 Bertrand Hell, Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l’Est, op. cit., p. 86.

75 Ibidem, pp. 87-88.

76 Léon Mazzella, Pourquoi tu chasses ? Réponses à mes enfants, op. cit., pp. 51-52.

L’impression d’isolement et de suspicion qui pesait sur nous nous contraignit à nous installer au bout du deuxième rang des chaises destinées au public et à adopter la position de journaliste, seul Autre accepté dans les réunions » (77).

La chasse peut-elle être d’ailleurs autre chose qu’une transmission masculine ? Les pères qui ont des filles qui chassent en sont-ils aussi fiers que des garçons ? Chassent-elles à vie comme les hommes ou est-ce une expérience temporaire qui correspond à un complexe d’Œdipe non résolu ? Qu’en est-il des hommes qui chassent avec leurs femmes, par exemple dans les identités et représentations sexuelles du couple (78) ? Dans l’immédiat, pourquoi certains hommes considèrent-ils la chasse comme une passion insatiable ?

La « passion de la chasse » et les migraines masculines

L’ambiguïté du chasseur ne se trouve-t-elle pas dans l’idolâtrie d’une nature à l’image d’une déesse pure, vierge, cruelle et vindicative – Diane ou Artémis, sœur jumelle d’Apollon, déesse de la Lune et de la chasse – et dans l’exclusion des femmes de cette pratique ? La chasse est d’ailleurs présentée par les chasseurs, mais aussi souvent par les chercheurs en sciences humaines, comme une passion. Cette passion est aujourd’hui associée à la maintenance de la nature : « Disons que le chasseur contemporain, après avoir pris à la lettre la métaphore féminine (nature = femme), en développe les implications jusqu’à leurs conséquences les plus extrêmes. La nature est encore une jolie femme, mais fragile et menacée. Il s’agit moins, à présent, de la conquérir que de la défendre. Et c’est en la défendant que l’adepte de Diane accumule des droits sur elle. D’abord, en exerçant ses facultés d’amateur, il la découvre (tel un chercheur d’or, il déniche, là où personne ne s’y attendait, les beautés naturelles). Puis il entretient avec elle une relation exclusive (l’amour de la nature).

77 Céline Vivent, Chasse Pêche Nature Traditions, entre écologisme et poujadisme ? Socio-anthropologie d’un mouvement des campagnes, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 28-29.

78 Les camouflages et ruses en matière de séduction, de rencontre amoureuse et de sexualité entre les humains sont-ils des allégories de la chasse ? Voir aussi les travaux en sciences humaines qui comparent les ruses, parades et sexualités des animaux avec les fantasmes des humains : Tobie Nathan, Psychanalyse et copulation des insectes. Les fantasmes sexuels dans les transferts psychanalytiques et la copulation des arthropodes, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1983 ; Raymond Sémédo, « Le fantasme de la girafe. Contribution à l’imaginaire sexuel et culturel de notre temps », in Quel Corps ?, n° 50/51/52 (« Imaginaires sexuels »), avril 1995, pp. 61-74 et Isabelle Autran, « L’attraction biologique. Les sexualités des vivants », in Prétentaine, n° 14/15 (« Le vivant »), décembre 2001, pp. 233-249.

Si, dans la phase héroïque, cette relation présentait des connotations agressives (on pourrait dire dionysiaques : irruption, dépense, amour-passion), aujourd’hui elle se présente comme une consommation suivie d’une réparation (pour ainsi dire une pénétration sans traces d’effraction). Il ne s’agit plus, en effet, de conquérir par la force une portion de monde qui n’appartient à personne, quelque chose qui aurait été individué, évoqué par l’action du chasseur, mais d’empêcher la dégradation d’un bien collectif. Une fois découverte et mise en valeur, la nature sauvage est immédiatement entourée de prétendants. Dès lors, il ne reste plus à l’amateur qu’à se transformer en protecteur, dans les deux sens du terme. Contraint de partager son trésor, il parvient cependant à en conserver le monopole en en devenant le gérant » (79).

Toute personne ayant approché de près ou de loin un chasseur sait pertinemment que la saison de la chasse est couverte d’obsessions et de dédoublements psychologiques qui frôlent la schizophrénie. Ces obsessions se prolongent d’ailleurs au-delà de la saison, notamment dans les récits de chasse, répétés et mis en scène indéfiniment par les chasseurs. Sergio Dalla Bernardina, dans son ouvrage L’Utopie de la nature, évoque une compulsion de la parole des chasseurs : pourquoi répéter les confrontations entre le chasseur prédateur et la proie sauvage si ce n’est pour constituer « un lieu idéal pour la formulation de quelques messages concernant la société, son état actuel et son “devoir être” » (80) ? Il qualifie aussi « la chasse comme drogue : voici une nouvelle métaphore pour indiquer l’altération de conscience que provoque la passion cynégétique. Dans ces descriptions, le chasseur est présenté comme une espèce de possédé. Sa “vraie nature” fait pression derrière le masque de l’homme civilisé, et elle est prête à se manifester sous la forme d’un symptôme dans les contextes les plus imprévisibles » (81). Un chasseur, interrogé par Bertrand Hell, confirme ces propos :

« “Au moment de l’ouverture, pour moi, plus rien n’existe. La chasse c’est une question de passion” (M. B., chasseur. Bitche. Octobre 1983) » (82). La confrontation de ces propos à ceux des femmes de chasseurs, qui ne chassent pas, apporte aussi quelques éléments symboliques : « “Femme de chasseur. C’est pas toujours drôle. Si le chasseur semble à peu près normal avant, après l’ouverture tout change ! Il n’y a plus que la chasse. Les sorties de chasse, les repas de chasse, les discussions de chasse… Moi, j’attends avec impatience la fermeture ! Avant d’épouser un chasseur, il vaut mieux savoir ce qui nous attend !” (Madame F. R., épouse de chasseur, Strasbourg, mars 1983) » ; « “Dans mon mari, il y a deux personnalités ; la personnalité officielle et celle au moment de la chasse. La chasse fait entrer en jeu la passion.

79 Sergio Dalla Bernardina, L’Utopie de la nature. Chasseurs, écologistes et touristes, Paris, Éditions Imago, 1996, p. 149.

80 Ibidem, p. 12.

(81) Ibid., p. 72.

82 Bertrand Hell, Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l’Est, op. cit., p. 62.

C’est elle qui le transforme, le fait sortir matin et soir par tous les temps, le fait se lever à l’aube après quelques heures seulement de sommeil” (Madame C. R., épouse de chasseur. Strasbourg. Février 1983) » (83). Ici, le risque de la présence des femmes pendant, et donc sur les lieux de la chasse, étant exclu, c’est une nouvelle mise à l’écart des femmes qui se transpose dans le domaine intime : la chasse est la passion dominante des chasseurs.

Des femmes qui n’hésitent pas à évoquer leur délaissement, notamment en comparant la saison de chasse au temps du veuvage, soulignant ainsi quelques abstinences, certainement provoquées par des migraines masculines pour raison de chasse : « Quant à la femme du chasseur, elle se voit complètement délaissée : “Pendant le brame, mon mari je ne le vois plus pendant quinze jours. On peut dire que durant cette période la femme est veuve” (Madame A. P. Strasbourg. Avril 1983). […] Relevant la dure condition de femme de chasseur, une de ces “veuves” remarque : “Huit jours avant le grand départ… les amours sont assoupies pour cause de transposition de passion” (La Chasse en Alsace Lorraine) » (84). Ces délaissements conjugaux sont d’ailleurs signalés dans un pamphlet contre la chasse de Frédéric H. Fajardie qui évoque, avec humour, le cocuage des chasseurs. Il en conclut aussi que les chasseurs sont incapables d’aimer les femmes (85). Il est vrai qu’en ce qui concerne les chasses en groupe, en battue par exemple, qu’est-ce que fuient, périodiquement, les chasseurs dans le plaisir de se réunir, à vie, entre mâles ? Où sont les hommes… Ces femmes évincées de la pratique de la chasse ne connaissent également qu’à distance cette dite passion, invisible et inconnue, de leur mari, puisque très souvent, elles n’ont ni la possibilité ni l’envie de pratiquer la chasse, cette abstraite rivale. Elles sont à nouveau contraintes dans leur espace domestique par la « gestion » du gibier mort, comme l’indique ce chasseur : « “Mais il y a aussi les femmes qui ne chassent pas ou qui détestent la chasse. Parle-nous de leur vie avec les chasseurs. C’est facile pour elles ? ” […] Être l’épouse d’un chasseur, ce n’est pas une profession de foi ni une sinécure, c’est un sacerdoce. La majorité des femmes en ont marre de ne jamais passer un dimanche tranquille avec leur mari de septembre à janvier. Elles en ont marre de plumer et écorcher, de cuisiner le vendredi et d’écouter les histoires de chasse. Elles se contentent de corriger les menteurs en rectifiant le tir. Elles finissent parfois par être dégoûtées de la chasse et des chasseurs, des armes et des chiens, des dimanches de solitude et de leur ennui de plomb, des nuages de plumes et du sang dans l’évier… “Comment font-elles alors ? ” Elles résistent. Paradoxalement, ce sont ces femmes qui vivent la chasse sans même savoir ce qu’elle signifie. Elles ignorent l’essence de la passion de leur mari ou ami. Rares sont celles qui ont accompagné leur dingue d’homme, au moins une fois. Il y en a qui réagissent en devenant anti-chasse et en réduisant ainsi la communauté aux aguets » (86).

83 Ibidem, pp. 62 et 64.

(84) Ibid., p. 65.

85 Frédéric H. Fajardie, Petit traité de la chasse, Monaco, Éditions du Rocher, 2002.

86 Léon Mazzella, Pourquoi tu chasses ? Réponses à mes enfants, op. cit., pp. 52-53.

Une jouissance et, peut-être, un orgasme de chasse provoqués par la traque et l’acte de tuer l’animal expliquent alors ces délaissements conjugaux. Bruno de Cessole, rédacteur en chef du magazine Jours de chasse, n’écrit-il pas : « Dirais-je que la chasse et l’amour ne sont qu’une seule et même chose ? Sans doute. Et c’est pourquoi tout homme, comme les femmes le savent bien, est un chasseur, qui parfois s’ignore. De la stratégie au lexique, la métaphore est aisée à filer, qui unit l’amant et le chasseur […]. Pourtant, au terme de sa traque amoureuse, le chasseur tue – pas toujours certes, car la mort est toujours une conclusion aléatoire de la chasse – l’objet de sa passion […]. Au risque de choquer, j’avancerai cette hypothèse, peut-être osée mais point absurde, que la mort infligée par le chasseur à sa proie est le substitut de l’impossible possession amoureuse. Parce que le gibier est un animal libre, et que sa dignité est d’être inapprivoisable […], la seule façon de s’en emparer, sans l’humilier, mais, à rebours, en l’honorant, est de le tuer. Particulièrement lorsqu’il est à l’apogée de sa force et de sa beauté, et qu’il ne peut, dès lors, que décliner. Pour en avoir été maintes fois témoins, nous savons que le premier geste du chasseur digne de ce nom est de lisser le poil du chevreuil ou la plume de la bécasse qu’il vient de tirer, avant même de sacrifier, pour le grand gibier, au vieux rituel germanique de la dernière bouchée glissée entre les lèvres de l’animal et de la brisée, trempée dans le sang et offerte à l’heureux tireur » (87). Tuer permet donc de conserver la liberté de l’animal…

La chasse met en évidence une virilité masculine qui ne se rabaisse pas à des considérations féminines mais la corrida, où l’ambiguïté sexuelle du torero est mise en scène, ne serait-ce que par la tenue vestimentaire, pousse plus loin cette métaphore de la jouissance mortifère : « Il arrive que le torero, après une grande faena revienne aux tablas enivré de plaisir, et qu’il rencontre là un doux abandon. Alors il sent une tache humide dans son entrejambes : et seulement, en cet instant, il découvre qu’il a éjaculé : “Tu sens un plaisir curieux lorsque le taureau te frôle les parties de son épaule” ; “c’est comme la caresse d’une femme nue”. Ainsi l’émission de sperme et la rétention de sang font de l’estocade un acte de procréation ; et l’agonie de l’animal fait donc paradoxalement de celui-ci un être qui donne la vie » (88). De manière générale, l’orgasme est souvent comparé à une petite mort, mais cette petite mort, si elle est partagée par les deux partenaires, n’implique pas pour autant la mort de l’un ou de l’autre : « Échange vibratoire, résonances communes, la profondeur du plaisir sexuel dépend de celle où les esprits se rejoignent. Délicieuse ou décevante, la communication érotique est en cela comparable aux échanges verbaux.

87 Bruno de Cessole, « Amour et mort, le paradoxe du chasseur », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2005, pp. 86-87.

88 Patrick Raymond, « Du privilège de la mort », in L’Homme, n° 136, octobre-décembre 1995, p. 30. Faena : moment du « combat » qui précède la mise à mort du taureau.

Elle dialogue toutefois avec quelque chose qui semble ne pas pouvoir se dire avec des mots. Ce qui ne peut se dire ou se vivre autrement est en fait la limite, qu’est pour la pensée, le mystère de la vie et de la mort. Plongeant dans les abîmes les plus profonds de l’esprit, la jouissance érotique semble transgresser les frontières de la mort. L’on appelle ainsi l’orgasme “la petite mort”. Une mort n’évoquant pas le tombeau » (89). L’animal a-t-il une jouissance à la vue du chasseur et un orgasme magique en l’instant où la balle perfore et traverse son corps ? L’amour envers l’animal sauvage et l’éventuel orgasme du chasseur ne sont donc jamais partagés…

Louis-Vincent Thomas écrit à propos de ce soi-disant amour qu’« il y aurait beaucoup à dire sur l’attitude du chasseur. À côté de ceux qui tuent pour tuer (nous avons vu au Sénégal des militaires poursuivre en jeep des troupeaux de phacochères et les tuer à la mitraillette), il y a les vrais chasseurs qui prétendent aimer l’animal, le détruisant seulement par “amour de l’art”, sans le faire souffrir. De fait, leur comportement suppose une parfaite connaissance des habitudes de l’animal, une recherche patiente des indices, une communion étroite avec la nature. Néanmoins, ils tuent ! » (90). Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, au sujet de la chasse à courre, soulignent que « les veneurs, sachant qu’on leur reproche leur cruauté, nous ont tenu un discours défensif. Aucun n’a reconnu prendre plaisir à la “prise” de l’animal couru. Sa mort est toujours présentée comme un moment nécessaire, mais pénible de la chasse » (91). Les restes de l’animal lorsqu’ils sont constitués en trophée révèlent aussi cette jouissance morbide et mortifère. Le chasseur montre sa puissance en s’appropriant celle de l’animal :

« Depuis le Moyen Âge, on insiste dans les traités de chasse sur la puissance sexuelle légendaire du cerf dont le brame automnal est la manifestation spectaculaire. Le bois de cerf est le symbole même de cette puissance que le chasseur s’approprie symboliquement en levant le trophée de l’animal chassé » (92).

89 Didier Dumas, « Architecture et construction des souffles de l’orgasme. Esquisse d’une théorie des mécanismes de la jouissance érotique », in Quel Corps ?, n° 50/51/52, op. cit., p. 142, je souligne.

90 Louis-Vincent Thomas, « La mort, l’animal et l’homme », in Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975, p. 92, note 1. Voir aussi, Élisabeth de Fontenay, « Le vivant et l’animal », entretien réalisé par Jean-Marie Brohm, in Prétentaine, n° 14/15, op. cit., p. 192 : « On explique le développement cérébral très rapide, il y a cinq ou sept millions d’années, par la condition nouvelle de carnivore. Mais on ne chasse et ne pêche pas toujours pour manger. On ne fait pas non plus des expériences sur les animaux et on n’organise pas des corridas pour manger ! Si on laisse de côté la question de la nourriture – question fondamentale car elle est l’articulation du corps et de la nature, du crime et de la vie –, le droit de tuer que les hommes s’arrogent n’est fondé sur rien sinon sur la certitude narcissique de leur excellence ».

91 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Chasse à courre. Ses rites et ses enjeux, op. cit., p. 117.

92 Raphaël Abrille, « La mise en scène du sacrifice », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., p. 123. Voir aussi Claudine Fabre-Vassas, « Le partage du ferum. Un rite de chasse au sanglier », in Études rurales, n° 87/88, op. cit., pp. 377-400.

Trophées que certains n’hésitent pas à comparer avec des trophées féminins : « Si l’on voulait poursuivre le parallèle, les trophées, signes ostensibles de nos bonnes fortunes de chasseurs, dont nous ornons, non sans fierté ou fortanterie, les murs de nos demeures, ne seraient-ils pas le pendant des portraits, des lettres d’amour et des boucles de cheveux des “mille et re ” amoureuses de Don Juan, témoignages de ses victoires dans les alcôves ? » (93).

Une exposition contemporaine de photographies semble couronner cette jouissance mortifère. À Paris, le Musée de la Chasse et de la Nature comprend, depuis sa récente réouverture, différentes salles d’exposition avec des tableaux, trophées, naturalisations, armes et photos. Dans la première salle, une exposition de photos, réalisées en 2007, par un photographe – Éric Poitevin – est présentée. Dans un angle d’une pièce blanche reconstituée, sans aucun objet, un animal sauvage – un cerf – a été photographié. Il a été suspendu au plafond par les pattes arrières à un crochet et à l’aide d’une corde. Le sang du cerf a coulé le long des bois et forme alors une flaque rouge sur le sol blanc. D’autres photos montrent uniquement la tête de l’animal sur un autel blanc. La confrontation de la pureté et de l’impureté (blanc/rouge) est garantie, le caractère morbide aussi. Ces photos ont été réalisées dans les granges d’un domaine, après que le propriétaire ait chassé l’animal. La dimension esthétique justifie alors la pratique : « Qu’est-ce que l’attention fixée sur la dimension esthétique, ludique, ou même utilitaire permet de dissimuler ? (parce que c’est bien de déplacement, ici, qu’il est question). Et bien, le discours du chasseur, dont le trophée n’est au fond qu’une variante, finit par produire la réalité dont il parle : il crée le cadre à l’intérieur duquel la mise à mort de la proie (belle, morale et convenable) devient finalement légitime » (94). Cette jouissance mortifère, propre à la tradition de la chasse, est-elle partagée par les femmes ?

93 Bruno de Cessole, « Amour et mort, le paradoxe du chasseur », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., p. 88. Pour une toute autre interprétation, voir Sergio Dalla Bernardina, « De l’emblème au porte manteau : fastes et déboires du trophée de chasse », in Bernadette Lizet et Georges Ravis-Giordani (sous la direction de), Des bêtes et des hommes. Le rapport à l’animal : un jeu sur la distance, Paris, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1995, pp. 175-194.

94 Sergio Dalla Bernardina, « De l’emblème au porte manteau : fastes et déboires du trophée de chasse », in Bernadette Lizet et Georges Ravis-Giordani (sous la direction de), Des bêtes et des hommes. Le rapport à l’animal : un jeu sur la distance, op. cit., p. 192.

Les femmes et la chasse

Un sondage de la société française, effectué en 1997 par la SOFRES, à la demande du ROC, fait ressortir une aversion des femmes envers la chasse (95) : 68 % sont contre, 18 % sont pour et 14 % n’ont pas exprimé d’opinion. Les femmes de 65 ans et plus sont les moins opposées à la chasse et vivent souvent dans des lieux peu urbanisés. Les principales raisons de cette aversion pour la chasse sont la cruauté, l’utilisation des armes et la menace de la survie d’espèces animales. On apprend aussi que 43 % des femmes issues de foyer avec chasseur sont contre la chasse, ce qui confirme les propos sur les femmes qui subissent les aléas de cette pratique. Dans la presse spécialisée sur la chasse, quelques opinions de femmes sont parfois demandées. Une femme, âgée de 38 ans, déclare : « La chasse, cela ne m’attire pas particulièrement mais je n’y vois rien de mal. Pour moi, il s’agit d’une activité millénaire tout à fait naturelle. Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est que l’on puisse se déclarer “anti-chasse” sans même être allé voir à quoi ça ressemble. J’ajoute que j’aime bien m’habiller en tenue de camouflage, je trouve que c’est fashion et assez sexy » (96). On découvre d’ailleurs dans ce magazine, les petits objets de la boutique du magazine, avec un côté hommes et un côté femmes. Dans le registre du sexy contemporain pour les femmes, version chasse, une magnifique combinaison kaki est présentée. Dans cet article, qui confronte aussi des chasseurs et des non-chasseurs, un chasseur évoque cette mode militaire chez les adolescentes : « L’un des trois chasseurs de l’assistance fait remarquer que même les jeunes filles s’habillent de treillis camouflés pour aller au lycée et que, au fond, cela ne choque personne. Lorrie, 25 ans, avoue qu’elle possède un pull et aussi un string camo (ce qui fait monter la température de deux degrés dans la pièce), avant de rétorquer : “Oui, mais les lycéennes camouflées, en général, n’ont pas de fusil”. Ce qui choque, c’est peut-être la combinaison de l’uniforme et de l’arme, qui donne lieu à une véritable confusion entre une équipe de battue et une milice armée » (97). Dans un autre magazine, il est fait mention d’une femme âgée de moins de 30 ans, qui ne chasse pas : elle assiste à sa première chasse en battue où a été convié son ami (un tireur). Elle en profite pour effectuer quelques photos et raconter son expérience : « J’entends un autre tir et pan, la bête s’effondre dans l’herbe, morte. Mon ami vient de dégommer deux animaux sous mes yeux.

95 « Les femmes pour ou contre la chasse », sondage réalisé par la SOFRES pour la Ligue ROC, enquête menée auprès de 1222 femmes représentatives de la population française, questionnaire administré en face-à-face au domicile de l’interviewée, du 13 au 20 juin 1997, site Internet du ROC (www. roc.asso.fr.).

96 Antoine Faye, « Comment les non-chasseurs voient la chasse et les chasseurs », in Plaisirs de la Chasse. La passion du grand gibier, n° 653, op. cit., p. 38.

97 Ibidem, pp. 38-39.

L’émotion est trop forte, les larmes arrivent, mon cœur bat trop vite, je suis traumatisée par ce sanglier qui s’est couché en une fraction de seconde, si lourd pourtant, et si rapide… et il bouge encore ! […] J’essaye de faire abstraction de mes sentiments et réaliser quelques clichés sur le vif, crus, sanglants, mais dont le noir et blanc atténuera la violence » (98).

Précédemment, la transmission de la pratique de la chasse entre hommes était soulignée. Qu’en est-il des femmes qui chassent ? Comment en sont-elles venues à cette pratique ? La structure familiale est souvent la principale raison de cette pratique, notamment par l’absence de garçons parmi les enfants ou par la présence d’une fille au sein d’une fratrie constituée majoritairement de garçons. Voici le témoignage d’une femme dirigeante polonaise, elle a créé une agence qui organise des chasses en Europe et en Asie : « J’ai choisi ce métier pour pouvoir continuer à rester en contact avec la France, un pays que j’aime beaucoup, et aussi pour pouvoir poursuivre cette tradition familiale, mon grand-père organisait déjà des chasses pour la noblesse polonaise de l’époque. De plus, presque tous les hommes dans ma famille sont chasseurs. J’ai donc décidé de passer tous les examens nécessaires à la création de mon agence et découvert par la même occasion les aléas d’une activité commerciale pour une femme indépendante, dans un milieu largement masculin » (99). Lors d’entretiens avec des femmes d’âges divers, qui chassent ou qui ont chassé (100), le rôle initiateur du père est évident. Ce fonctionnement est d’ailleurs repérable dans un autre domaine marqué par la présence masculine, celui du sport, si l’on examine par exemple la faible présence des femmes dans les fonctions de direction des institutions sportives. Elles sont très souvent embauchées dans l’ombre d’un homme – père, frère, mari – ou elles sont craintes parce qu’elles défient les clivages sexuels et que leurs compétences professionnelles sont égales ou supérieures à celles des hommes en fonction du parcours miné qu’elles ont entrepris (101). Le « travestissement » des identités des femmes qui pratiquent des sports masculins semble évident : « Incompétentes sur certains terrains sportifs du fait de leur longue exclusion, les femmes qui ont voulu s’y risquer n’ont, semble-t-il, connu pour nombre d’entre elles qu’une alternative, aux débuts tout au moins : se dissimuler en tant que femmes ou se prêter à la caricature et au semblant, comme si, pour pratiquer des sports historiquement dévolus aux hommes, elles devaient irrémédiablement concéder de leur identité » (102).

98 Emmanuelle Gailing, « Regard féminin sur nos chasses. Première chasse en Sologne », in Chasse Sanglier Passion, n° 56, op. cit., pp. 53 et 54.

99 Le Magazine des Voyages de Chasse, n° 10, op. cit., p. 82.

100 Entretiens semi-directifs réalisés par mes soins auprès de femmes – âges, types de chasse et régions confondus – en France et en 2007.

101 Gilles Vieille-Marchiset, Des Femmes à la tête du sport. Les freins à l’investissement des dirigeantes locales, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004.

102 Catherine Louveau, « Au fil des jours : les femmes et les hommes dans les pratiques physiques et sportives », in Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, école, société. La part des femmes, Joinville-le-Pont, Éditions Actio, 1991, p. 76.

De la même manière, les exclusions, vexations et les concessions d’identité se trouvent aussi dans la pratique de la chasse, comme en témoignent ces femmes : « “Au début, j’ai pris des leçons de tir et je pense que je suis aussi bon fusil que mon mari. Mais j’ai bien vu que cela ne suffisait pas. Alors j’ai appris à vider le gibier moi-même, comme tous les chasseurs. Mais cela semblait au contraire les choquer ! J’ai eu beau leur expliquer qu’à la cuisine, c’est bien la femme qui vide le lapin ou le poulet, on me répondait : ce n’est pas la même chose. Alors j’ai laissé tomber et maintenant, pendant la chasse, je vais me promener” (Madame Françoise R., épouse de chasseur. Metz. Octobre 1983) » (103). La féminité peut aussi être mise à l’écart par ces femmes. Cependant, elles ne sont pas considérées comme égales des hommes : « “Je chasse depuis plus de quinze ans avec mon mari. Je suis connue un peu partout : on m’appelle la femme qui chasse et qui boit (le schnaps). Cela ne me fait pas vraiment plaisir mais enfin puisqu’on m’accepte… Mais je sens bien que c’est plus par sympathie que par conviction” » (Madame Christine W., épouse de chasseur. Strasbourg. Avril 1984) (104).

Plus récemment, des femmes m’expliquaient leurs difficultés ou leurs absences de difficultés à être reconnues comme des membres à part entière d’une équipe de chasse. Ainsi, une de ces femmes, âgée d’une cinquantaine d’années, qui pratiquait la chasse vingt ans auparavant, me confirma, tout d’abord, les réflexions subies sur l’éventuelle trace de son parfum. Ensuite, elle m’expliqua qu’en l’absence de son père avec qui elle chassait d’habitude, elle subissait systématiquement des rabaissements pendant les chasses en battue : réflexions sur son incapacité physique, attribution d’un poste dans des lieux où les animaux ne s’aventuraient pas (face au vent par exemple). En présence de son père, une seul part de gibier leur était donnée au moment du partage. Cette femme était en position postée. De plus, elle se révélait être une très bonne tireuse, ce qui posait problème à certains hommes qui semblaient être de mauvais tireurs. Elle ne fréquentait guère les lieux de réunion après la chasse (cafés), mais elle se rendait aux repas des chasseurs, sans avoir l’impression de subir des jalousies de la part des femmes de chasseurs qui ne chassaient pas. Cette femme, fille aînée parmi ses sœurs, avait reçu de son père une éducation rigoureuse à la sécurité lors de la pratique de la chasse depuis son plus jeune âge et s’étonne, aujourd’hui, de certaines chasses à proximité des maisons. La fin de la pratique de la chasse correspond à la naissance de ses enfants. Mari comme enfants ne pratiquent pas la chasse. Par contre, l’une de ces femmes interrogées, âgée d’une quarantaine d’années et qui pratique différentes chasses, déclare avoir peu subi de réflexions. Son comportement semble d’ailleurs être imperméable à toutes aversions masculines.

103 Bertrand Hell, Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l’Est, op. cit., p. 88.

104 Ibidem.

D’un tempérament affirmé, le fait qu’elle chasse avec son mari et, peut-être, une douce évolution des mentalités, expliquent certainement cette différence de comportements masculins. Lors des repas de chasses, en revanche, elle perçoit quelques jalousies féminines. La transmission de cette pratique à ses enfants, encore en bas âge, est évidente : c’est un moyen pour les enfants de connaître parfaitement les espèces animales.

« Il ne faut pas méconnaître, écrit Georg Simmel, que la femme perd dans des cas infiniment plus rares la conscience d’être une femme que l’homme celle d’être un homme. D’innombrables fois l’homme paraît penser purement objectivement, sans que sa masculinité n’occupe dans le même temps aucune place dans sa conscience ; à l’inverse, il semble que la femme ne serait jamais abandonnée par un sentiment plus ou moins clair ou obscur qu’elle est une femme ; ce sentiment forme le fond souterrain qui ne disparaît jamais totalement, fond sur lequel se jouent tous les contenus de sa vie » (105). Comment les femmes, qui se distinguent par le fait de donner la vie, tuent-elles ? Ce sentiment permanent d’être une femme est-il camouflé lors de la chasse ? Les femmes interrogées confient que le fait même de pointer un fusil en direction de l’animal et de tirer ne constitue pas vraiment une difficulté, dans la mesure où l’action est vite engagée. En revanche, les éventuels gémissements de l’animal blessé sont insupportables. Une de ces femmes, qui aimait chasser, indique aussi qu’elle n’a jamais consommé de gibier. Les principales raisons invoquées sont le sang et l’odeur de ce sang. Ces femmes ont souvent été accoutumées à la mort des animaux dès leur jeune âge, en étant en contact avec la vie à la ferme (parents, grands-parents). À propos de la chasse à courre, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot soulignent également que « si une femme sert un animal, c’est presque toujours lorsqu’elle est maître d’équipage. Mais, même en ce cas, il est plus fréquent que donner la mort soit réservé au piqueux ou à un quelconque bouton masculin. Le risque encouru est mis en avant par les veneurs pour justifier ce partage des tâches » (106). Une comparaison avec les femmes qui pratiquent la corrida, notamment à cheval, est intéressante. La mort du taureau apparaît de manière différente dans leurs discours : « “Le premier toro que j’ai tué en 1989, à Saint-Vincent-de-Tyrosse m’a laissé un souvenir ineffaçable. (Le rejon entier l’a complètement traversé et il est parti avec) […]. Il m’a paru impossible de l’avoir tué et pourtant, c’était bien moi qui l’avais tué. Depuis, le rejon me pose un problème et je n’ai pas beaucoup d’expérience au niveau de la mort des toros. Personnellement, je ne suis pas une adepte de la chasse. Je ne tue pas des

105 Georg Simmel, « Ce qui est relatif et ce qui est absolu dans le problème des sexes », in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, p. 71.

106 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Chasse à courre. Ses rites et ses enjeux, op. cit., pp. 244-245. Servir : achever l’animal à l’arme blanche ; piqueux : l’homme qui s’occupe des chiens de meute et les fait chasser selon les directives du maître ; bouton : membre de l’équipage qui porte la tenue avec pour ornement un bouton distinctif.

Je ne tue pas des animaux pour le plaisir de tuer. Je n’ai pas l’impression de tuer un toro pour le plaisir de le tuer, c’est un art. N’est-ce pas plus regrettable de le laisser mourir à l’abattoir alors que la mort, dans l’arène, est quand même autrement plus glorieuse” » (Héléna Gayral), « Quand survient la mort du toro, elle savoure une certaine satisfaction, à condition toutefois de l’avoir tué proprement, sans souffrances inutiles. Dans le cas contraire, elle en éprouve une véritable peine » (au sujet de Julie Calvière), « “À la mort du toro, je ne pense pas vraiment à ce que je fais. Le torero est pris dans l’action et devient l’instrument de quelque chose qu’il est là pour réaliser. On ne réalise pas ce qu’on fait. Mais en tant que spectatrice, il m’est souvent arrivé d’éprouver de la peine à la mort de l’animal […]. On éprouve souvent un moment de tristesse mais on accepte cette mort parce qu’elle fait partie d’un rite auquel nous adhérons, d’une tradition dans laquelle nous nous reconnaissons” » (Mireille Ayma) (107). L’argument de la dimension esthétique permet de légitimer ces traditions et, plus particulièrement, de les hiérarchiser : la corrida ne saurait être comparée à la chasse…

L’exclusion des femmes de certains territoires construits par les hommes a été démontrée précédemment comme un moyen de division sexuelle au sein des sociétés. La pratique (minoritaire) de la chasse par les femmes n’implique pas pour autant la reconstruction d’un terrain d’égalité. Une autre interrogation se pose alors, révélée dans le fait de tuer : « Dans l’accès des femmes à ces mises en jeu du corps, ne se pose pas uniquement la question du faire pareil mais aussi celle du peut-on être pareil, et jusqu’où ? » (108). En effet, jusqu’où peut conduire ce travestissement d’identités, qui n’est d’ailleurs pas toujours vécu ou rendu conscient par les femmes qui chassent ? Les femmes doivent-elles conquérir tous les domaines réservés jusque-là aux hommes sous le prétexte d’une égalité des sexes et d’un féminisme exacerbé ? « En un mot, écrit Louis-Vincent Thomas, l’accession au modèle masculin s’est avérée décevante ou illusoire et l’élimination des hommes dans la vie quotidienne plutôt mal vécue […]. La libération des femmes passe par la conquête des moyens non officiels d’accomplir une mission à la fois critique et créatrice afin de créer “une société plus civilisée” » (109). D’autres soulignent une féminisation à outrance de la société : « Au second degré on constate aussi que ce sont les “valeurs féminines” selon l’expression chère à certain(e)s qui dictent désormais l’appréhension des choses.

107 Christine Mollo-Granier, Femmes-toréros, Thoard, Cheminements, 1997, pp. 79, 126 et 142.

108 Catherine Louveau, « Au fil des jours : les femmes et les hommes dans les pratiques physiques et sportives », in Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, école, société. La part des femmes, op. cit., p. 76.

109 Louis-Vincent Thomas, Anthropologie des obsessions, Paris, L’Harmattan, 1988, pp. 107 et 108. L’auteur fait notamment référence à l’ouvrage de Virginia Woolf, Trois guinées, Paris, Éditions 10/18, 2002.

La guerre, la chasse ou la corrida, activités traditionnellement masculines, patriarcales, heurtent la sensibilité féminine dominante et sont donc dénoncées […]. Les femmes chasseresses ou les torera font d’ailleurs l’objet d’un jugement embarrassé : on hésite entre saluer la victoire égalitaire ou dénoncer l’aliénation aux valeurs masculines […]. Le mâle postmoderne est davantage incité par Elle, Marie Claire ou Têtu à exhiber sa “part de féminité” qu’à se comporter en héros, et à consommer des cosmétiques plutôt que des cartouches » (110). Le mâle viril, tel le chasseur, serait-il une espèce en voie de disparition ?

Les chasseurs et le déni de la mort : mise au point

Il n’est pas anodin de constater une filiation – hâtive – de la chasse contemporaine avec la chasse à travers les siècles. Les chasseurs du XXIe siècle s’y trouvent ou s’autoproclament être – quelquefois sous le couvert de références ethnologiques, historiques et littéraires – les héritiers d’une pratique ancestrale, les dignitaires d’un esprit de communauté, les élus de la Nature, etc. Xénophon, Guy de Maupassant et d’autres auteurs sont fréquemment cités dans les publications sur la chasse. Xénophon qui, après une description du choix des chiens, des filets et des autres techniques, présente l’utilité fondamentale de la chasse dans une société : « En tireront de grands avantages ceux qui ont la passion de cette pratique : elle procure la santé du corps, une vue et une ouïe meilleures et retarde la venue de l’âge ; elle est surtout une école de guerre » (111). Dans un ouvrage sur Jean-Jacques Rousseau, Jean-Michel Guichet met en évidence les écrits (Émile, Lettre à d’Alembert et La Nouvelle Héloïse) où la chasse est aussi présentée comme une formation des jeunes hommes : « Rousseau, qui a tant fait l’éloge de la pitié et dénigré la cruauté, fera paradoxalement celui de la chasse, mais valorisée seulement dans sa fonction formatrice pour le sujet et non comme mode d’être et de rapport à l’animal, et encore moins comme mode économique d’existence collective » (112). Quelques écrits sociologiques et ethnologiques font état de la chasse en France dans les années 1980-90. Quels sens peut-on encore donner à la chasse dans la société contemporaine ?

110 Anne-Marie Le Pourhiet, « Droit de vie, droit de mort, les “libertés” du postmodernisme », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., pp. 70-71.

111 Xénophon, L’Art de la chasse, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 92. Voir aussi Pierre Vidal-Naquet, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1991.

112 Jean-Luc Guichet, « L’indétermination masculine », in Rousseau l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, pp. 331-332.

Martine Segalen écrit à ce sujet : « Dans les années 1980, un débat a pris place entre sociologues et ethnologues : les premiers estimaient que l’étude des pratiques cynégétiques ne pouvait se centrer que sur les usages sociaux et les transformations de la pratique et que “ ‘l’ethnologisation’ de la culture du chasseur français, étudiée comme celle de l’Aborigène australien ou du chasseur-cueilleur amazonien [conduisait] à saisir les pratiques contemporaines comme des vestiges dégradés ou appauvris” […]. Comme piqués au vif par la radicalité de telles propositions, nombre de travaux subséquents ont scruté la chasse – les chasses, dirait-on plus justement, tant est grande leur diversité –, en s’efforçant généralement d’y repérer le sens symbolique qu’on pouvait attribuer à des pratiques qui faisaient tant d’adeptes » (113). La particularité de ces travaux était donc de rompre avec une interprétation qui confondait la chasse française, voire européenne, avec la chasse-cueillette des différentes cultures. Aujourd’hui, la chasse a beaucoup moins de pratiquants, ce qui n’empêche pas d’envisager une autre interprétation : les dimensions politiques et économiques constituent aussi la chasse et dépassent alors l’interprétation de la chasse comme une passion.

Selon certains courants de pensée en sciences humaines, il est fortement conseillé au chercheur de se dégager de sa subjectivité en vue d’une totale objectivité. Force est de constater que les écrits sur la chasse décrivent la passion des chasseurs, mais révèlent aussi une passion qui fait partie intégrante ou qui gagne les chercheurs (114). Lorsqu’une pratique – la chasse – dont on donne un sens possible – la passion – est aujourd’hui envisagée comme un rite de passage, n’y a-t-il pas là une confusion ? Toute pratique, qui affiche quelques éléments constitutifs des rites, est-elle pour autant un rite ? Sergio Dalla Bernardina écrit à ce sujet : « Le chasseur moderne, à la différence de ses prédécesseurs, ne chasse pas pour manger. Il n’est pas en guerre avec la nature sauvage. La logique de l’inversion rituelle propre aux sociétés traditionnelles est loin derrière lui. Il est imprégné de notions positivistes qui lui ont permis de démythifier, de désenchanter pourrait-on dire, l’espace naturel.

113 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, pp. 52-53. Comme l’indique Martine Segalen, la citation dans cet extrait provient d’un article de Michel Bozon, JeanClaude Chamboredon et Jean-Louis Fabiani (« Chasse et chasseurs en France. Évolution récente. Transformations de la pratique », in Universalia 79. Encyclopédia Universalis, 1980, p. 87). Voir aussi Christian Bromberger et Gérard Lenclud, « La chasse et la cueillette aujourd’hui. Un champ de recherche anthropologique ? », in Études rurales, n° 87/88, op. cit., pp. 7-35.

114 « Les anthropologues ne doivent jamais se laisser prendre corps et âme par leurs objets de recherche, ni surtout s’éprendre de leurs charmes, enchantements et ensorcellements mystificateurs. La socio-anthropologie, tout étudiant de licence sait cela, n’a ni totem ni tabou, et surtout pas ceux des “tribus”, groupes, clubs, associations ou collectivités qu’elle étudie » (Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le Football, une peste émotionnelle. La barbarie des stades, Paris, Gallimard/Éditions Verdier, 2006, p. 138).

Et pourtant, il n’a rien trouvé de mieux, pour donner un sens à ses évolutions dans les espaces verts, que de réactualiser, en les présentant comme immuables, des représentations empruntées à des horizons lointains et désormais dépassés sur le plan historique » (115). Martine Segalen, pour sa part, précise que l’« on observe un usage très répandu des termes de “rite” et de “rituel”. L’usage et l’abus risquent d’ailleurs de leur faire perdre toute efficacité sémantique. Les médias, frottés d’anthropologie, de sociologie et d’histoire, sont parmi ceux qui voudraient nous faire accroire que tout comportement répétitif est un rituel. Le fait de se brosser les dents est-il un rituel ? » (116). Néanmoins, plus loin, elle compare la chasse à un rite de passage : « Les dimensions rituelles de la chasse sont nombreuses et toute chasse peut être comparée à un rite de passage, – séparation d’avec la communauté, temps de marge qui est celui de la quête animale, temps d’agrégation avec le partage de l’animal et les repas qui s’ensuivent. Une sociabilité particulière s’instaure dans les repas de fins de battue, tous les observateurs l’ont noté, où la convivialité masculine s’exprime dans un langage sexuel très cru […]. Bien qu’elle ait perdu ses finalités premières de technique d’approvisionnement, la chasse offre donc à nos sociétés modernes un riche espace à l’imaginaire, codifié par des rituels – relevant autant du passage que de l’institution – qui s’inscrivent dans le registre du collectif et d’une forme de sacré transcendant l’homme » (117).

La finalité et l’essence même d’un rite de passage ne se trouvent pas dans la pratique de la chasse : un rite de passage a toujours la fonction d’articuler la mort à la vie et non la vie à la mort (118). À quelle vie la chasse s’articule-t-elle aujourd’hui ? Certes, la théorie du don peut être ranimée en guise de (fausse) réponse : « On peut considérer que la chasse n’est pas une utilisation, un usage ou une consommation. Ce ne peut pas être que cela : la chasse peut s’apparenter à un espace de don entre l’homme-chasseur et la nature, même s’il ne faut pas oublier qu’ici, ce rapport n’est pas symétrique puisque la nature ne pense pas et ne choisit pas son “don”. C’est parce que le monde moderne n’a plus conscience de ce rapport de don qu’il ne peut pas concevoir que donner la mort à un animal puisse être un acte de don avec un univers plus vaste que le spécimen » (119).

115 Sergio Dalla Bernardina, L’Utopie de la nature. Chasseurs, écologistes et touristes, op. cit., p. 25.

116 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, op. cit., p. 4. De la même manière, les scarifications et automutilations, l’anorexie ou le suicide des adolescents, mais aussi la consommation de drogues et le bizutage au sein des grandes écoles constitueraient-ils des rites de passage contemporains ? Non. Le sociologue ne se doit-il pas, bien au contraire, de dénoncer une société qui engendre des pratiques suicidaires et qui développent un déni de la mort des êtres au quotidien, comme l’a démontré Louis-Vincent Thomas (Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978).

117 Ibidem, pp. 54 et 57, je souligne.

118 Voir Louis-Vincent Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985 et Patrick Baudry, Le Corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque, Paris, L’Harmattan, 1991.

119 Céline Vivent, Chasse Pêche Nature Traditions, entre écologisme et poujadisme ? Socio-anthropologie d’un mouvement des campagnes, op. cit., p. 50.

Cette légitimation de la chasse en tant que rituel peut aussi se substituer, en apparence, à l’argument de la passion : « Pour masquer le plaisir culpabilisant que le chasseur contemporain prend en donnant la mort, il tend à élever le “crime passionnel” au niveau du sacrifice et à “inventer le rituel” qui doit imprégner le trophée d’une forte charge affective. Enfin, depuis un petit nombre d’années, le monde chasseur s’impose un discours scientifique et rationnel qui tend à faire disparaître toute trace de passion de l’acte de chasse » (120). La défense de la chasse en tant que rite de passage est d’ailleurs risquée si l’on prend connaissance des discours de protagonistes de la chasse, notamment sur le déni de la mort en Occident.

À la lecture d’un ouvrage collectif, Le Chasseur et la mort, précédemment cité, un rapprochement douteux prolonge la confusion entre chasse et rite de passage. Cet ouvrage réunit les contributions des intervenants au symposium « La chasse, une exception culturelle dans la vision contemporaine de la mort », qui se déroula à Rambouillet en 2004, à l’initiative du Conseil international de la chasse et de la conservation du gibier (CIC). Le CIC a été fondé en 1930, il a pour finalité de défendre l’avenir de la chasse et a été reconnu par le gouvernement autrichien comme organisation internationale non gouvernementale (ONG). Des écrivains, religieux, universitaires, journalistes, psychologues, responsables de sociétés de chasse (vénerie), conservateurs de musée de chasse et un ministre ont été conviés à donner leur avis sur la chasse. Une thèse traverse alors cet ouvrage, à savoir que les chasseurs en affrontant la mort de l’animal en face-à-face participent d’une lutte contre le déni de la mort en Occident. De la sorte, Gérard Larcher, qui était alors ministre délégué aux relations du travail, écrit en préface : « La mort de l’animal ne nous renvoie-t-elle pas à l’image de notre propre mort ? Ne serait-ce pas là une des sources d’un certain rejet collectif de la chasse dans notre monde urbain d’aujourd’hui, qui délègue de plus en plus la mort des siens à des institutions, hôpitaux, maisons de retraite, funérariums publics, oubliant chambres funéraires, visites et veillées familiales ? Le passage institutionnel, il n’est plus humanisé, les chasseurs le savent, ce qui compte dans la quête, dans la battue, ce n’est pas tuer un animal, cette mise à mort ne nous met-elle pas en “correspondance” ? » (121).

120 Raphaël Abrille, « La mise en scène du sacrifice », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., p. 126.

121 Gérard Larcher, « La Nature est un temple… », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., pp. 16-17.

André Damien, conseiller d’État honoraire, membre de l’Institut et lieutenant de France de l’ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem écrit : « La chasse est donc une exception culturelle à la crainte de supprimer la vie qui fait partie des impératifs fondamentaux de l’être humain, en exaltant une perception de la puissance qui se manifeste dans le fait de donner la mort, même si ce n’est qu’un animal et qui peut procurer un certain plaisir polymorphe et ambigu de mettre à mort quels qu’en soient les motifs invoqués » (122).

Les auteurs de cet ouvrage ont pris connaissance des théories sur le déni de la mort, énoncées dès les années 1950 par les historiens, sociologues et anthropologues, tels que Geoffrey Gorer, Edgar Morin, Philippe Ariès, Louis-Vincent Thomas, Jean Ziegler, Jean Baudrillard et Michel Vovelle (123), bien qu’ils ne soient pratiquement pas cités. Leurs théories semblent acquises et le déni de la mort devient alors un concept manipulable à souhait. La chasse serait finalement une pratique qui permet de penser la mort (124) dans notre société. Dans cette logique, pourquoi ne pas supposer que les chasseurs sont « proches » des personnes qui affrontent quotidiennement la mort, à savoir les soignants ? Jean-Marie Le Pen, quant à lui, déclarait à la conférence préélectorale, en 2007, auprès des chasseurs réunis par la FNC : « On admet tout. On comprend tout. On pardonne tout, même les 15 000 piqûres annuelles qui tuent, dans les hôpitaux, au nom de l’euthanasie, mais le chasseur qui tire devrait, lui, faire repentance. Au nom de la mièvrerie d’aujourd’hui » (125)… Ce tour de passe-passe où les chasseurs deviennent des êtres qui affrontent la mort et luttent de ce fait contre le déni de la mort est scabreux. Louis-Vincent Thomas, dans Mort et pouvoir, donne à ses lecteurs une autre interprétation de la chasse : « La prise de conscience du pouvoir se confond avec le pouvoir de donner la mort et par là même d’y échapper. Tel est peut-être le sens de la chasse : le chasseur cesse d’avoir peur de la mort quand il tue. Abattre le gibier, c’est pour anéantir (symboliquement) ce qui le menace et fait obstacle à sa puissance » (126). Nuance d’interprétation, semble-t-il…

122 André Damien, « La chasse, cette exception culturelle… », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., p. 30. Voir aussi Anne-Marie Le Pourhiet, « Droit de vie, droit de mort, les “libertés” du postmodernisme » (Ibidem, pp. 53-72).

123 Geoffrey Gorer, Ni pleurs ni couronnes, précédé de Pornographie de la mort, Paris, EPEL, 1995 ; Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Corrêa, 1951 ; Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Éditions du Seuil, 1977 ; Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, op. cit. et Mort et pouvoir, op. cit. ; Jean Ziegler, Les Vivants et la mort. Essai de sociologie, Paris, Éditions du Seuil, 1975 ; Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1989 ; Michel Vovelle, La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983. Ces travaux sur le déni de la mort en Occident sont désormais fondateurs (voir Nadia Veyrié, « La mort, un champ de recherche : les travaux pionniers des années 1950-70 », in Revue de l’Institut de Sociologie, n° 2005/3-4 (« Socio-anthropologie de la mort »), Université Libre de Bruxelles, 2005, pp. 35-48.

124 Pour une véritable pensée sur la mort, voir Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, Paris, Liana Levi, 1994.

125 Communication de Jean-Marie Le Pen, site Internet du FN.

126 Louis-Vincent Thomas, « Le chantage à la mort », in Mort et pouvoir, op. cit., p. 133. Voir aussi, Frédéric H. Fajardie, Petit traité de la chasse, op. cit., pp. 43-44 : « Le pauvre type qui se sent nié dans son quotidien n’a certes pas tort, mais au lieu de se donner les armes de la libération qui ferait de lui autre chose qu’un pauvre type, puisque lutter c’est déjà exister, il s’égare pour longtemps dans cette voie sans issue qu’est la chasse. Il ne théorise guère mais, le ferait-il, il en arriverait à la conclusion logique de son parcours très vain : “Je tue, donc je suis !” ».

Pour conclure, on peut noter dans les discours qui défendent ardûment la chasse que les personnes qui ne partagent pas cette dite passion sont classées dans de promptes catégories : les urbains, les écologistes, les végétariens, les métrosexuels, les « anthropomorphes », les postmodernes. Dominique Venner, dans le Dictionnaire amoureux de la Chasse, écrit:« La compassion pour les animaux est louable, mais l’indignation contre la chasse et les chasseurs n’échappe à l’imposture que venant de végétariens » (127). Or, on peut n’appartenir à aucune de ces catégories et ne pas partager cet engouement pour la chasse. Wilhelm Reich écrit d’ailleurs : « Je ne tue pas les chevreuils ou les lapins. Mais je suis un tireur d’élite et j’ai l’habitude de faire mouche » (128). Il est également important de souligner la réduction des non-chasseurs à des postmodernes, alors que tout porte à croire qu’une esthétique postmoderne de la chasse est recherchée, aujourd’hui, ainsi qu’un camouflage de la mise à mort : « Il est frappant, en tout premier lieu, de constater à quel point les récits des chasseurs s’appliquent à effacer systématiquement toute référence à la truculence de la mise à mort, à l’excitation de la prédation brute, à la satisfaction de dominer et d’anéantir la puissance du monde sauvage » (129).

La sensibilité excessive de certains humains envers les animaux et l’absence de sensibilité pour le devenir humain constituent aussi des arguments pour une défense de la chasse : « D’autre part, on assiste à un rejet légitime de la souffrance spectacle, qui aboutira bientôt à la suppression d’une tradition aussi ancienne que la corrida dans l’univers du midi de la France et de l’Espagne. La sensiblerie de nos contemporains, moins sensibles d’ailleurs aux tueries humaines, telles celles du Rwanda, qu’aux corridas, manifeste une singulière confusion des esprits » (130). Dans cette perspective, les conditions de la souffrance animale peuvent également être hiérarchisées en différenciant, par exemple, la consommation et la mort d’animaux – issus d’élevages intensifs, malmenés pendant le transport et abattus massivement – avec une mort ritualisée et sacralisée des animaux sauvages, « donnée » par les chasseurs. S’il est exact qu’en terme de lutte contre la souffrance animale, l’abattage massif est un important combat (131), faut-il pour autant oublier les pratiques légitimées par des traditions archaïques :

127 Dominique Venner, « Abécédaire », in Dictionnaire amoureux de la Chasse, op. cit., p. 20.

128 Wilhelm Reich, Écoute, petit homme !, Paris, Payot, 1990, p. 30.

129 Christophe Traïni, Les Braconniers de la République. Les conflits autour des représentations de la Nature et la politique, op. cit., p. 71.

130 André Damien, « La chasse, cette exception culturelle… », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, op. cit., p. 28.

131 Élisabeth de Fontenay, « Le vivant et l’animal », in Prétentaine, n° 14/15, op. cit., p. 197 : « Cela me paraît plus urgent que de combattre la chasse ou la corrida qui, comme les sacrifices antiques, ont un riche contenu anthropologique »…

« En quoi la prétendue tradition échapperait-elle, au seul motif qu’elle serait la tradition, à l’entendement général de la morale humaine, du lieu public et de l’inexorable avancée progressiste qui donne un sens au développement de l’humanité ? » (132). Le devenir humain et le devenir animal ne sont-ils pas liés ?

Nadia Veyrié

Docteur et ATER en sociologie Université de Caen

132 Frédéric H. Fajardie, Petit traité de la chasse, op. cit., p. 14.