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Le féminisme ne fait plus recette dans la presse féminine
Date: 18 Février 2005
Subject: [atsx] Le féminisme ne fait plus recette dans la presse
féminine
Jugé poussiéreux, le féminisme ne fait plus
recette dans la presse féminine.
Les féminins se débarrassent du féminisme
VIRGINIE POYETTON
LE COURRIER (Genève) Paru le Vendredi 18 Février
2005
Suisse
- La femme libérée érigée en modèle
par la presse féminine est avant tout une consommatrice,
puis une femme, mais plus jamais au grand jamais une féministe.
La preuve par la nouvelle formule de «Femina».
«On a toutes en nous quelque chose de Femina.» Le mot
d'ordre est lancé.
La nouvelle formule de Femina se veut essentiellement féminine.
Aux oubliettes les échos de la lutte et les portraits de
femmes du Sud jugés trop tiers mondistes: le nouveau magazine
sonne le glas du féminisme. De manière générale,
le lectorat de la presse féminine est en constante augmentation,
mais les féminins sont considérés comme beaucoup
trop futiles pour intéresser le monde académique.
Même si les choses commencent à évoluer lentement...
Pourtant, la presse féminine pose de réelles questions
en termes de représentation de la femme et d'outil de conservatisme
social. Petit éclairage avec Fabienne Malbois, doctorante
en sociologie à l'Université de Lausanne et membre
du comité de rédaction de la revue Nouvelles questions
féministes.
Le Courrier: Il existe peu d'études sur la presse féminine.
Comment expliquer ce silence?
Fabienne Malbois: Traditionnellement, les sociologues des médias
ou de la culture ont considéré que la presse féminine
n'était pas un objet sérieux. Paradoxalement, les
chercheurs se sont peu intéressés à ces produits
culturels qui touchent beaucoup de monde. Ceci est probablement
lié à des dynamiques institutionnelles propres au
monde académique, qui semble penser que le sérieux
universitaire s'accommode mal des «futilités»
de la culture de masse. Mais, en grande partie grâce à
l'émergence des études genre, les sociologues commencent
à accorder de la légitimité à ces «nouveaux»
objets.
Comment la presse féminine a-t-elle évolué
ces trente dernières années?
La presse féminine a été forcée de s'adapter
aux nouvelles exigences que les femmes ont posées, à
partir des années septante, sous l'impulsion du Mouvement
de libération des femmes (MLF). Cette presse côtoyait
par ailleurs une presse féministe qui connaissait une belle
envolée on peut compter en France plus d'une vingtaine de
titres, parfois temporaires. Une anecdote que je trouve significative:
fin des années septante, le magazine Elle prépare
un gros événement intitulé «Les états
généraux de la femme». Sur la base d'un questionnaire
comprenant des formulations du type «Estimez-vous préférable,
dans l'absolu, qu'une femme exerce un métier?», le
magazine entendait dresser un «bilan de la femme des années
septante». Les féministes du MLF «s'invitent»
au congrès de Elle et proposent un contre questionnaire,
sous forme de pastiche: «Estimez-vous que les femmes qui travaillent
soixante-dix heures par semaine, gratuitement, et dépendent
totalement de leur mari ont le droit de travailler cent dix heures
par semaine pour obtenir la même indépendance économique
que leurs maris obtiennent avec quarante heures seulement?»
A la fin des années 1970, le MLF s'essouffle et beaucoup
de journaux féministes disparaissent. Les féminins
décrètent alors la réconciliation du féminisme
avec la «féminité», mais traitent, ici
ou là, de sujets liés aux droits et à l'émancipation
des femmes, tels l'avortement ou la représentation en politique.
Quel rapport les «féminins» entretiennent-ils
avec le féminisme?
La presse féminine n'est pas une presse politique. Les féminins
peuvent faire le point sur les inégalités subies par
les femmes, sur les discriminations, mais ne font guère d'analyse
politique. La presse féministe, au contraire, se caractérise
par une analyse politique, des propositions de lutte et d'utopie
sociale. La presse féminine est axée sur la notion
de «féminité» et donne ainsi une place
de choix à «l'homme» que toute femme est censée
désirer.
Par ailleurs, quand on parle de femmes, c'est sur le mode de la
personnalisation: on parle alors de cinéastes, d'écrivaines,
de sportives, d'actrices, etc., de femmes modèles qui réussissent.
La presse féminine a une idée essentialiste des femmes,
elle véhicule l'image de «l'éternel féminin»
combattu par les féministes, qui, elles, questionnent la
notion de femme et de féminité. De ce point de vue,
on peut dire que la presse féminine contribue à une
vision patriarcale de la société.
La presse féminine serait donc l'outil du conservatisme social?
On ne peut en tout cas pas dire que la presse féminine soit
un outil d'avancée sociale. Néanmoins, on peut remarquer
que les représentations des femmes qu'elle véhicule
évoluent au rythme de la société. Par exemple,
au début du siècle, ces magazines faisaient un éloge
très appuyé de la femme au foyer, de la famille et
des enfants. Les féminins regorgeaient de publicités
vantant les avantages des nouvelles machines domestiques. Aujourd'hui,
on y trouvera sans doute plus facilement, aux côtés
d'une Ellen MacArthur qui gagne son tour du monde en solitaire,
un éloge de la femme qui concilie famille et travail et cela,
bien sûr, sans noter que cette fameuse conciliation n'est
exigée que des seules femmes.
Il me semble que la presse féminine tend à représenter
aujourd'hui un modèle de femme que les sociologues britanniques
appellent «la femme postféministe». En effet,
on nous montre une femme libérée, émancipée,
pour qui la question des inégalités n'est plus qu'une
vieille histoire, voire une histoire pesante et irritante, à
jeter aux oubliettes. Femina nouvelle mouture semble en tout cas
s'en inspirer fortement.
Quel lien les féminins entretiennent-ils avec la publicité?
La presse féminine entretient un lien très fort avec
la publicité. Si l'on essaie maintenant de comprendre pourquoi
ces magazines, qui ciblent un public de femmes hétérosexuelles,
proposent, sur le plan des publicités diffusées, des
femmes érotisées, certaines recherches ont montré
que les femmes sont socialisées à se voir elles-mêmes
ainsi comme des objets de désir. Les femmes apprendraient
donc à pouvoir se regarder de la même manière
que les hommes regardent les femmes. Elles pourraient donc trouver
un certain plaisir ou un intérêt dans ces publicités.
D'un autre côté, les féministes ne sont pas
les seules femmes à s'énerver sur les mannequins dénudés
couchés sur papier glacé. Et les publicitaires savent
s'adapter à leur marché. Une grande marque de savon
a récemment fait toute une campagne publicitaire avec l'image
d'une femme de 96ans, à la suite du ras-le-bol exprimé
par les femmes de ne voir que des corps jeunes, rachitiques et stéréotypés.
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Contrairement aux scientifiques, les annonceurs ont depuis longtemps
compris la mine d'or que représentent les féminins
pour leur industrie publicitaire. Depuis quelques années,
les pages mode et beauté progressent partout dans le monde,
malgré la baisse généralisée de la publicité.
A tel point que, en France, les éditeurs de presse féminine
lancent à tour de rôle leur nouveau support de presse:
le magalogue. A mi-chemin entre le magazine et le catalogue, ces
nouveaux «guides du shopping» commencent à faire
leur apparition en 2003. En mai de cette année-là,
le groupe Prisma met sur le marché le magalogue Shopping.
En février 2004, c'est au tour de Mods, du groupe Marie-Claire,
puis en mars 2004 Glamour, de Condé Nast France, etc. Ces
magazines bâtards sont payants, ne contiennent aucun article
d'information, mais bénéficient des aides directes
et indirectes à la presse. Le phénomène magalogue
n'a pas encore atteint la Suisse. En attendant, la presse féminine
y joue parfaitement son rôle de support publicitaire. Par
rapport à 2003, le secteur a enregistré en 2004 une
augmentation de 19% de pages publicitaires. Cette hausse s'élève
même à 52% pour la Suisse romande [1]. En comparaison,
pour la même période, la presse quotidienne a vu le
volume de ses pages publicitaires diminuer de 5%.
Depuis 1998, la presse féminine romande compte trois titres:
le soixantenaire Femina, Profil Femme et Edelweiss. Les deux nouveaux
s'inscrivent dans le créneau «haut de gamme».
Au moment du lancement des magazines, Cédric Hinderberger,
de Publimedia, affirmait ne pas croire «que le gâteau
publicitaire soit assez gros pour faire vivre deux magazines féminins
haut de gamme». Sept ans plus tard, le succès des titres
semble le contredire. Probablement parce que, si le créneau
«féminin haut de gamme» est minoritaire sur le
marché en France il représente 16% de la diffusion
des féminins généralistes
, l'enjeu des éditeurs n'est pas forcément de voir
augmenter son lectorat mais de s'implanter dans le secteur le plus
accessible au marché publicitaire.
Selon une étude menée par Karine Darbellay [2], la
publicité occuperait 32% des pages de Femina, 32% de Profil
femme, et jusqu'à 46% d'Edelweiss. En comparaison, le journal
féministe L'Emilie compte environ 5% de publicité.
Interrogées dans l'étude mentionnée ci-dessus,
les rédactrices en chef des trois magazines reconnaissent
que la pression des annonceurs est importante. Stéphanie
Pahud, doctorante à l'Université de Lausanne, affirme
que, dans les féminins, la logique commerciale l'emporte
sur la logique «sociale». «Edelweiss, par exemple,
est un magazine de luxe qui va attirer des annonceurs de produits
haut de gamme. Le support est adapté à la logique
commerciale de luxe, à la fois dans son contenu rédactionnel
et dans sa présentation (papier glacé)», remarque
la chercheuse. VPn
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-«Je revendique mon côté nana, car je crois
en l'abyssale profondeur de la futilité», Renata Libal,
rédactrice en chef, in Le Matin Dimanche, 06.02.05
-«L'idéologie du féminisme victimaire m'insupporte.
Mon credo, c'est plutôt: «Cessons de geindre, battons
nous!» Je crois plus à la défense de la cause
des femmes par l'exemple, notamment à travers les portraits
des battantes qui prennent des initiatives», Renata Libal,
in 24 Heures, 05-6.02.05
-«Ces femmes qui jouent les castratrices et prétendent
consommer du mec, c'est avant tout de la bravade», Renata
Libal, in Le Matin Dimanche, 06.02.05
-«Chaque semaine, nous écrivons les pages avec bonheur.
Nous espérons que cet état d'esprit sera contagieux»,
Renata Libal, in Femina no 6, 06.02.05, edito.
-Négocier son salaire. La faiblesse est toute féminine.
[...] Et nos arguments ne sont pas «Mon mari est au chômage»
ni «J'ai un bon diplôme», mais «Moi je vais
sauver votre entreprise», avec un brin de subtilité,
bien et un joli sourire... vendeur. Femina no 6, 06.02.05, «Course
à l'emploi: apprendre à se vendre»
- «Le débat SMS: le plaisir de porter un string compense-t-il
son inconfort?», Femina no 6, 06.02.05.
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On l'attendait au tournant, et elle n'a pas déçu.
La nouvelle formule de Femina a tout ce qu'il faut de légèreté
soulageante, d'émotionnel récréatif, de formule
beauté magique, voire d'«abyssale futilité»,
dixit la nouvelle rédactrice en chef.
Certes, ce ne sera pas le premier magazine féminin à
aligner page après page mannequins rachitiques et femmes
battantes. Mais, à force, cela en devient insultant.
Croire que la superficialité, la futilité et la préoccupation
«obnubilante» de son bien-être sont de genre exclusivement
féminin relève du machisme le plus primaire. Pis,
cette presse féminine qui se veut le reflet de la femme libérée,
de la réconciliation entre «le» féminin
et «le» masculin comme si tout, désormais, était
réglé trahit la cause des femmes.
Car, face à une société paradoxale qui proclame
l'égalité des sexes alors que les droits des femmes
sont de plus en plus menacés et que leur situation économique
régresse, les femmes manquent souvent de repères et
de soutiens. En niant les discriminations et en se revendiquant
du «post féminisme», la presse féminine
brouille le message de l'égalité.
Elle donne l'illusion que les féminins sont plus qu'une évasion
temporaire.
Il est vrai que toutes les femmes ne sont pas dupes. Comme il est
encore plus vrai que de nombreuses femmes se battent aujourd'hui
pour que les stéréotypes propagés par les féminins
ne sortent pas de leur papier glacé. Ce sont ces femmes-là,
des chercheuses en études genre aux femmes du Sud investies
dans un projet d'alphabétisation, qui dessineront l'avenir
de la planète. Ce sont elles qui, politiciennes ou infirmières,
construiront une société égalitaire. Qu'on
soit sûr d'une seule chose: la société, si elle
entend s'épanouir, ne fera pas l'économie de l'abolition
de la domination de genre.
Plutôt que l'appartenance à un «éternel
féminin», le pari est peut-être moins risqué
de croire que nous portons toutes en nous un germe de féminisme,
un besoin fondamental de justice, d'équité et d'ouverture
plutôt qu'une indéfectible envie de plaire. Mais puisque
la séduction engendre la fièvre consommatrice, Femina
a apparemment choisi son camp.
Nous, le nôtre.
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Notes :
[1]Source: Presse suisse. Pour les chiffres romands, seuls deux
titres sur trois ont été considérés:
Edelweiss et Femina.
[2]Karine Darbellay, «La presse féminine et féministe
en Suisse romande», mémoire de licence en journalisme,
octobre 2002, Neuchâtel.
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