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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1682
Le progrès social et moral est inséparable des pratiques
collectives et individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme
et le fascisme n’ont pas été des maladies transitoires,
des "accidents de l’histoire" désormais dépassés.
Ils constituent des potentialités toujours présentes
; ils continuent d’habiter nos univers de virtualité
; le stalinisme du Goulag, le despotisme maoïste, peuvent renaître,
demain, dans de nouveaux contextes.
Sous des formes variées, un microfascisme prolifère
dans les pores de nos sociétés, se manifestant à
travers le racisme, la xénophobie, la remontée des
fondamentalismes religieux, du militarisme, de l’oppression
des femmes.
L’histoire ne garantit aucun franchissement irréversible
de "seuils progressistes". Seules les pratiques humaines,
un volontarisme collectif peuvent nous prémunir de retomber
dans les pires barbaries. A cet égard, il serait tout à
fait illusoire de s’en remettre aux impératifs formels
de la défense des "droits de l’homme" ou
du "droit des peuples". Les droits ne sont pas garantis
par une autorité divine ; ils reposent sur la vitalité
des institutions et des formations de pouvoir qui en soutiennent
l’existence.
Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d’une
nouvelle conscience planétaire résidera donc dans
notre capacité collective à faire réémerger
des systèmes de valeurs échappant au laminage moral,
psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste
uniquement axée sur le profit économique. La joie
de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard
d’autrui doivent être considérées comme
des sentiments en voie de disparition et qu’il convient de
protéger, de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles
voies. ( ?)
La puissance de suggestion de la théorie de l’information
a contribué à masquer l’importance des dimensions
énonciatrices de la communication. Elle a souvent conduit
à oublier que c’est seulement s’il est reçu
qu’un message prend son sens, et non simplement parce qu’il
est transmis. L’information ne peut être réduite
à ses manifestations objectives ; elle est, essentiellement,
production de subjectivité, prise de consistance d’univers
incorporels. Et ces derniers aspects ne peuvent être réduits
à une analyse en termes d’improbabilité et calculés
sur la base de choix binaires. La vérité de l’information
renvoie toujours à un événement existentiel
chez ceux qui la reçoivent. Son registre n’est pas
celui de l’exactitude des faits, mais celui de la pertinence
d’un problème, de la consistance d’un univers
de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne d’ouverture
vers une ère postmédias constituent les symptômes
d’une crise beaucoup plus profonde.
Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est
sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré,
hétérogène, de la subjectivité contemporaine,
malgré l’homogénéisation dont elle est
l’objet du fait de sa mass-médiatisation. A cet égard,
un individu est déjà un "collectif" de composantes
hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à
des territoires personnels - le corps, le moi, - mais, en même
temps, à des territoires collectifs - la famille, le groupe,
l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes les procédures
de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture,
l’informatique, les machines technologiques.
Dans les sociétés antérieures au capitalisme,
l’initiation aux choses de la vie et aux mystères du
monde passait par le canal de rapports familiaux, de rapports de
classes d’âge, de rapports de clan, de corporation,
de rituels, etc. Ce type d’échange direct entre individus
tend à se raréfier. C’est à travers de
multiples médiations que se forge la subjectivité,
tandis que les rapports individuels entre les générations,
les sexes, les groupes de proximité se distendent.
Par exemple, très souvent, la fonction des grands-parents
comme support d’une mémoire intergénérationnelle
pour les enfants disparaît. L’enfant se développe
dans un contexte hanté par la télévision, les
jeux informatiques, les communications télématiques,
les bandes dessinées...
Une nouvelle solitude machinique est née, qui n’est
certes pas sans qualité, mais qui mériterait d’être
retravaillée en permanence de façon qu’elle
puisse s’accorder avec des formes renouvelées de socialité.
Plutôt que des rapports d’opposition, il s’agit
de forger des enlacements polyphoniques entre l’individu et
le social. Toute une musique subjective reste ainsi à inventer.
La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme.
Il est fréquent que l’on continue d’opposer la
machine à l’âme humaine.
Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a
voilé l’accès à nos fondements ontologiques,
à l’Etre primordial. Et si, au contraire, un renouveau
de l’âme et des valeurs humaines pouvait être
attendu d’une nouvelle alliance avec la machine ?
Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle
approche du machinisme à propos de la cellule, des organes
et du corps vivant.
Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens, des sociologues,
qui explorent d’autres modalités de machinisme. En
élargissant ainsi le concept de machine, ils nous conduisent
à mettre l’accent sur certains de ses aspects insuffisamment
explorés à ce jour. Les machines ne sont pas des totalités
refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des
rapports déterminés avec une extériorité
spatio-temporelle, ainsi qu’avec des univers de signes et
des champs de virtualités. Le rapport entre le dedans et
le dehors d’un système machinique n’est pas seulement
le fait d’une consommation d’énergie, d’une
production d’objet : il s’incarne également à
travers des phylums génétiques (1).
Une machine affleure au présent comme terme d’une
lignée passée et elle est le point de relance, ou
le point de rupture, à partir duquel se déploiera,
dans le futur, une lignée évolutive. L’émergence
de ces généalogies et de ces champs d’altérité
est complexe.
Elle est travaillée en permanence par toutes les forces
créatrices des sciences, des arts, des innovations sociales,
qui s’enchevêtrent et constituent une mécanosphère
enveloppant notre biosphère. Et cela non comme un carcan
contraignant ou une cuirasse extérieure, mais comme une efflorescence
machinique abstraite, explorant le devenir humain. (...)
L’humanité devra contracter un mariage de raison et
de sentiments avec les multiples rameaux du machinisme, sinon elle
risque de sombrer dans le chaos. Un renouveau de la démocratie
pourrait avoir pour objectif une gestion pluraliste de l’ensemble
de ses composantes machiniques.
Le juridique et le législatif seront ainsi amenés
à nouer des liens imprévus avec le monde de la technologie
et de la recherche (c’est déjà le cas avec les
commissions d’éthique relatives aux problèmes
de la biologie et de la médecine contemporaines ; mais il
faudrait aussi concevoir rapidement des commissions d’éthique
des médias, d’éthique de l’urbanisme,
d’éthique de l’éducation).
Il s’agit, en somme, de redécouper les véritables
entités existentielles de notre époque, qui ne correspondent
plus à celles d’il y a encore quelques décennies.
L’individu, le social, le machinique, se chevauchent ; le
juridique, l’éthique, l’esthétique et
le politique également.
Une grande dérive des finalités est en train de s’opérer
: les valeurs de resingularisation de l’existence, de responsabilité
écologique, de créativité machinique, sont
appelées à s’instaurer comme foyer d’une
nouvelle polarité progressiste au lieu et place de l’ancienne
dichotomie droite-gauche. ( ?)
Au sein de tout état de chose, un point d’échappée
de sens est à repérer, à travers l’impatience
de ce que l’autre n’adopte pas mon point de vue, à
travers la mauvaise volonté de la réalité à
se plier à mes désirs.
Cette adversité, j’ai non seulement à l’accepter,
mais à l’aimer pour elle-même ; j’ai à
la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser,
à l’approfondir.
C’est elle qui me fera sortir de mon narcissisme, de mon
aveuglement bureaucratique, qui me restituera un sens de la finitude,
que toute la subjectivité massmédiatique infantilisante
s’emploie à voiler.
La démocratie écosophique ne s’abandonnera
pas à la facilité de l’accord consensuel : elle
s’investira dans la métamodélisation dissensuelle.
Avec elle, la responsabilité sort du soi pour passer à
l’autre.
Faute de la promotion d’une telle subjectivité de
la différence, de l’atypie, de l’utopie, notre
époque pourrait basculer dans les conflits atroces de l’identité,
comme ceux que subissent les peuples de l’ex-Yougoslavie.
Il restera vain d’en appeler à la morale et au respect
des droits.
La subjectivité s’enlise dans le vide des enjeux de
profit et de pouvoir. Le refus du statut des médias actuels,
associé à la recherche de nouvelles interactivités
sociales, d’une créativité institutionnelle
et d’un enrichissement des univers de valeurs, constituerait
déjà une étape importante sur la voie d’une
refondation des pratiques sociales.
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