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Origine : http://pagesperso-orange.fr/marxiens/philo/ehrenber.htm
Norbert Elias voulait "ouvrir la porte à une approche
et une analyse du problème du rapport de l'individu à
la société qui reste inaccessible tant qu'on se représente
l'individu, et que l'on se définit par conséquent
soi-même, comme un je sans nous" (La société
des individus, p34)
Il s'agit d'approfondir la situation de l'individu et les contraintes
de son autonomisation au-delà de la sphère productive.
Dans la continuité de Marcel Gauchet, d'une autonomie imposée
par le déclin de la religion dans une démocratie réduite
à la gestion du changement, et en résonance avec le
dernier Foucault, passage d'un pouvoir disciplinaire à la
production de soi, nous sommes ici dans une sociologie à
mi-chemin entre l'histoire et la politique, dans le déchiffrage
idéologique des modifications des représentations
et la clarification des enjeux politiques actuels de l'individualisation.
Le caractère sociologique se réfère à
la nature sociale de l'individu et de ses représentations
qui s'ancrent dans des pratiques sociales et des institutions ("L'individu
une question d'institution et non de subjectivité".
F286), mais surtout à notre société comme expérience
du changement imprévisible, sans projet collectif, laissant
l'individu à son autonomie, "l'effritement des frontières
entre le privé et le public" témoignant du fait
que par le recul du politique "la subjectivité est devenue
une question collective." I14.
Le recul de la régulation par la discipline conduit à
faire de l'agent individuel le responsable de son action... Commettre
une faute à l'égard de la norme consiste désormais
moins à être désobéissant qu'à
être incapable d'agir. F210
L'autonomie devient une contrainte de masse pour se repérer
et agir dans une société morcelée, elle exige
de l'individualité, mais elle la fragilise. I245
Le "nouvel" individualisme signale moins un repli généralisé
sur la vie privée que la montée de la norme d'autonomie...
L'inflation de la vie privée ne doit donc pas être
comprise comme un étalage narcissique - c'est un épiphénomène
-, elle est ce que devient la vie privée quand elle se modèle
sur la vie publique : un espace où l'on communique pour négocier
et aboutir à des compromis au lieu de commander et d'obéir...
Privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée
sont le double processus que ces changements recouvrent. I19
Sans institutions de l'intériorité, il n'y a pas,
socialement parlant, d'intériorité. Elle est produite
dans une construction collective qui lui fournit un cadre social
pour exister. La perception de l'intime change. Il n'est plus seulement
le lieu du secret, du quant-à-soi ou de la liberté
de conscience, il devient ce qui permet de se déprendre d'un
destin au profit de la liberté de choisir sa vie. F143
On rejoint ainsi la définition de la richesse que donne Amartya
Sen (capacité de choisir sa vie) en procédant par
de toutes autres voies. Il s'agit surtout pour nous de mesurer ce
que la précarité dans le travail doit à la
précarité de notre place d'individu dans la société
et en quoi la pénétration du travail dans la sphère
privée participe d'un mouvement plus global et politique.
Le danger ici est de tomber dans l'idéologie la plus plate
de justification de l'ordre établi, ce que suggère
inévitablement une méthode qui se veut simplement
descriptive (ce qui arrive devait arriver), néglige par trop
l'économie et peut donc servir simplement à donner
une représentation unitaire de la société qui
recouvre ses divisions (c'est d'ailleurs un des thèmes principaux
d'Alain Ehrenberg, et le plus contestable, la fin des conflits sociaux
confondue avec le déclin du conflit névrotique). Il
faudrait donc rétablir le rôle décisif de la
technique productive et des transformations du travail dans les
évolutions idéologiques, passage du fordisme à
l'économie cognitive, ainsi que l'influence des cycles économiques
sur les valeurs et l'ambiance sociale, mais on ne peut négliger
non plus le poids de la logique idéologique, les significations
qui n'attendent qu'à trouver le moment opportun pour s'imposer
selon une causalité formelle qui n'est pas cause efficiente
et dont Marcel Gauchet a montré la lente imprégnation
à partir du déclin de la religion jusqu'à la
démocratie des individus. Ce qui doit nous retenir ici c'est
une individualisation et une contractualisation qui semblent précéder
leur actualisation dans la sphère productive, y compris dans
les impasses d'une autonomie et une responsabilité qui se
voudrait totale par rapport à ce que chacun est devenu (jusqu'à
la culpabilisation des victimes). Le devoir de production de soi
précède sa nécessité pour une civilisation
hyper-technicienne qui exprime sa nouveauté dans des significations
déjà là dont elle épouse les formes.
On peut ne voir là qu'une théorisation du néo-libéralisme
en tant qu'il répondrait à la "fin des idéologies",
si ce n'est la fin des religions ou de l'histoire, mais son intérêt
est de souligner les lignes de forces sur lesquelles il s'appuie.
Il ne faut pas donner à l'idéologie un air de fatalité,
ni oublier sa fonction de justification des dominations, mais comprendre
ce qui lui donne sens ainsi que les enjeux de la refondation sociale
dépassant leurs conséquences économiques immédiates.
Comme nous l'avons déjà montré*, la question
sociale tourne autour du sens des mots : contractualisation, individualisation,
personnalisation, autonomie qui font l'objet d'une lutte idéologique
intense et demandent une discussion approfondie pour éviter
les confusions d'amalgames idéologiques intéressés.
Alain Ehrenberg éclaire ces notions par une trajectoire
qui va du "Culte de la performance", de la compétition
sportive comme mythologie de l'égalité, "mariage
de la concurrence et de la justice incarnant une juste inégalité"
I27, aux mythologies de la liberté que sont la toxicomanie
et la télévision populaire des reality show pour un
"Individu incertain" avant de passer de l'individu conquérant
à l'individu souffrant avec "La Fatigue d'être
soi" conjuguant dopage et dépression pour prôner
une société d'assistance et d'accompagnement de l'individu.
La question de l'autonomisation de l'individu est celle du gouvernement
de soi dans une société post-disciplinaire où
chacun doit trouver sa place qui ne lui est pas assignée
d'avance. Déclin de la religion, de l'interdit et de la discipline
pour une exigence de production de soi où la faute n'est
plus transgression de la Loi mais inhibition de l'action, le problème
n'étant plus tant le conflit névrotique que l'insuffisance
dépressive. Ainsi la psychanalyse passe du conflit oedipien
à surmonter pour Freud à la responsabilité
de son désir "sur lequel il ne faut pas céder"
pour Lacan. "Le permis et le défendu décline
au profit d'un déchirement entre le possible et l'impossible"
qui se traduit en souffrances subjectives.
Le pôle raison-déraison ne définit pas entièrement
le problème du trouble mental ; en particulier, il laisse
entier celui de la souffrance, qui relève du pôle bonheur-malheur.
F37
La dépression amorce sa réussite au moment où
le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles
d'autorité et de conformité aux interdits qui assignaient
aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé
devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle
en l'enjoignant à devenir lui-même. F10
La fatigue silencieuse ou plaintive du nerveux contribue à
faire sortir l'absence de volonté, la paresse ou la désobéissance
de la morale et de la philosophie. F65
Parce qu'elle nous arrête, la dépression a l'intérêt
de nous rappeler qu'on ne quitte pas l'humain. F292
Il manque certes à cette analyse un point de vue un peu plus
cyclique permettant de relativiser la fin des luttes collectives
qui se sont épuisées dans la dépression mais
reprennent petit à petit. Il n'empêche que la dissolution
des liens de solidarité a été accélérée
par la dévaluation des oppositions idéologiques dans
un discours de l'autonomie de la société civile et
de l'individu privé à la place du citoyen. Si les
luttes idéologiques reprennent, il ne semble pas qu'on puisse
revenir au passé disciplinaire du biopouvoir, contrainte
extérieure à laquelle le sujet résiste collectivement.
Nous ne sommes pas plus condamnés pourtant à une exigence
démesurée d'autonomie comme maintenant, nous laissant
seuls et démunis, sans supports institutionnels et dans la
désorientation générale où rien n'est
possible, dans l'impuissance à se fonder sur soi du self
made man, épuisant toute son énergie insatiable jusqu'à
l'inévitable arrêt de la dépression. "L'ambiance
dépressive n'est donc pas le résultat mécanique
de l'augmentation des responsabilité, mais de son absence
d'articulation au politique". I309 (et à la dépression
économique).
En effet, nous retrouverons les luttes collectives, les solidarités
écologiques, et donc des normes communautaires facilitant
l'identification. Le politique ne se réduit pas au service
public, mais nous aurons toujours sans doute à nous produire
nous-mêmes et nous différencier, être responsables
de ce que nous sommes (à l'école, en famille, au travail),
à condition qu'on nous en donne les moyens ("les supports
matériels de l'individu" comme dit Castel). Cette société
de l'individu nécessite une assistance individuelle, un soutien
personnel tout au long de la vie, non seulement légitime
mais indispensable pour faire face au changements incessants. "Un
individu aujourd'hui, c'est de l'autonomie assistée de multiples
manières". I305 On retrouve encore la logique du développement
humain défendu par Amartya Sen, une inversion de la logique
économique productiviste au profit d'un droit à l'existence
et d'une société d'assistance plus écologique,
de la production de l'homme par l'homme plutôt que de la consommation
de marchandises. Cette "inversion de la dette" rétablit
l'économie comme moyen et l'individu comme fin, ce qui vaut
mieux qu'une économie qui marche sur la tête mais suppose
la fin du règne de la nécessité : pas d'autonomie
sans automatisation. C'est le même mouvement qui inverse le
travail comme devoir contraint et subordonné (salariat) pour
en faire un droit, une fonction sociale et le développement
de l'autonomie de chacun.
L'Etat-providence a progressivement donné droit à
la protection sociale pour tous ceux qui remplissaient leur devoir
de travailler, tandis que les incapables entraient dans les circuits
de l'assistance. L'invention du social constituait l'individu à
partir de sa dette envers la société, et la représentation
donnait forme à un individu qu'on pourrait appeler "objectif",
parce que objectivable dans des catégories collectives -
les classes sociales, puis les catégories socio-professionnelles.
Nous assistons à la généralisation du processus
inverse : tandis que le socle des catégories ne tient plus,
la dette de la société envers l'individu s'élève
à proportion de l'augmentation de ses responsabilités.
I309
A partir du moment où les gens sont amenés à
construire leurs liens par eux-mêmes, au lieu d'être
logés à une place dont ils n'ont pas à sortir,
la présence d'un garant extérieur est pourtant une
nécessité absolue : elle leur rappelle qu'ils ne sont
pas des créanciers sans dette... La politique, pour conserver
sa crédibilité, doit nécessairement faire la
distinction entre le temps lent qui dessine l'avenir, et le temps
court qui pallie l'urgence. La démocratie du public n'est
pas la politique de l'opinion. I310
Les réponses apportées à la crise de la guérison
suggèrent qu'il ne s'agit plus tellement aujourd'hui de guérir
de quelque chose que d'être accompagné et modifié
plus ou moins constamment, et cela tant par le pharmacologique,
le thérapeutique que le socio-politique. F211
Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la
personne prend la forme d'accompagnement des individus, éventuellement
sur la durée d'une vie. Ils constituent une maintenance se
déployant par des voies multiples, pharmacologiques, psychothérapeutiques
ou socio-politiques. Des produits, des personnes ou des organismes
en sont le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions
de services publics ou de services relationnels privés, se
réfèrent à une même règle : produire
une individualité susceptible d'agir par elle-même
et de se modifier en s'appuyant sur ses ressorts internes. F287
L'individu incertain
Il faut faire preuve d'un étonnant aveuglement pour ne pas
voir que l'expérience contemporaine de l'individu est une
interrogation massive sur l'incertitude des places. I302
L'individu incertain est, évidemment, un pléonasme.
I304
Le livre, consacré aux évolutions de la toxicomanie
et de la télévision populaire représentant
les individus (reality show), se situe d'emblée sur le terrain
politique bien que sur un mode inhabituel. "Malheureusement,
l'individu incertain paraît avoir perdu de vue la dimension
énergétique de la politique". I13 Il faudrait
rapprocher cette observation de la lettre de Jung à Freud
où il s'étonnait de l'énergie déployée
par les Allemands sous le règne des nazis ("où
donc était toute cette énergie avant ?"). C'est,
bien sûr la représentation qui est en jeu, la prise
en charge collective des destins individuels par des institutions.
La politique "sert à injecter de l'énergie en
donnant corps à la dépendance mutuelle qui soutient
l'autonomie de chacun. Le constat de la privatisation de l'existence
nous éblouit de son évidence, elle rend aveugle à
cette demande de représentation qui est le pendant de la
plubicisation de la vie privée, de l'augmentation des exigences
qui pèsent sur l'individualité... Autrement dit, la
division du sujet affleure partout à proportion de la perte
de visibilité de la division du social" I22. C'est la
disparition des conflits sociaux qui "ouvre à des questions
plus identitaires, et nombre de problèmes relevant de la
sphère privée (avortement, divorce, viol) sont redéfinis
comme des problèmes publics et entrent dans la sphère
politique" I91. (En fait on peut penser au contraire que c'est
l'individualisation qui dévalue les conflits sociaux, même
si l'effet en retour renforce dramatiquement la désocialisation
en période dépressive). C'est en effet plus fondamentalement
l'héritage des 30 glorieuses, de la société
de consommation. Pourtant les années 60 étaient celles
d'une consommation jugée aliénante.
La consommation détournait les classes populaires de leurs
véritables intérêts politique au profit de la
satisfaction immédiate de plaisirs illusoires et de besoins
artificiels, tandis que les classes moyennes se livraient à
la comédie du standing. les masses couraient vers les jouissances
du présent au lieu de se préoccuper de leur futur.
Pourtant, dans les années 80, une chose changea dans la représentation
de l'individu hédoniste : son épanouissement, il n'allait
le devoir qu'à lui-même. Autrement dit, le modèle
du mérite incarné par l'entrepreneur retravaillait
la consommation elle-même : elle n'était plus la compensation
d'un travail sans intérêt - compensation obtenues par
la combativité syndicale, les augmentations automatiques
de salaires et les progrès de la protection sociale. I15
La rhétorique concurrentielle des années 80 laissait
entendre que le premier venu pouvait réussir, celle des années
90 laisse craindre que tout citoyen peut sombrer dans la déchéance.
I17
L'individualisme de masse a commencé sa carrière
en France sous l'emblème de l'aventure entrepeneuriale, il
la poursuivrait sous la menace de la dépression nerveuse...
La vie était vécue par la plupart des gens comme un
destin collectif, elle est aujourd'hui une histoire personnelle.
I18
La concurrence entre spectacle de réalité et politique
porte secondairement sur l'action insuffisante des institutions.
Les promoteurs de spectacles de réalité se légitiment
du constat que les institutions sont défaillantes et que
la télévision a un rôle à jouer pour
limiter ces dysfonctionnements. I297
Plus nous vivons l'autre comme un semblable, plus nous devenons
des individus. Si l'on veut comprendre l'expérience contemporaine
de l'individu, il faut le penser comme une relation et non comme
une substance. Il est placé à l'articulation entre
souci pour soi et pour autrui, articulation qui relève d'abord
de la responsabilité politique. I311
Il s'agit de montrer, après Elias et Castoriadis, que l'individu
est un produit de la société et n'est pas une substance
objective isolée. Il y a bien d'autres choses, bien sûr,
notamment la critique de la prohibition des drogues en France au
nom d'une morale civique qui témoigne de la permanence d'une
conception métaphysique du Citoyen et de la République
qui est pourtant complètement obsolète dans ce monde
de la production de soi. Ce qui est le plus frappant c'est la déduction
d'une société de la communication (faisant suite à
la société de marché de Marcel Gauchet) sans
pratiquement évoquer l'économie immatérielle
qui l'impose massivement, ni la crise de la mesure, ni les contraintes
écologiques qui en renforcent les conclusions d'un soutien
et un accompagnement des individus à la mesure de leurs responsabilités
sociales, ce qui est pour nous passage d'une logique de capitalisation
(passé) puis de productivité (présent) à
celle de l'investissement humain (avenir), c'est-à-dire à
l'écologie, la formation et l'assistance.
La Fatigue d'être soi. Dépression et société
Ces premières recherches sur l'individu insuffisant vont
être renforcées à partir d'un histoire détaillée
de la dépression et de ses traitements, reliés aux
évolutions de la consommation des drogues. Alain Ehrenberg
fait le constat d'un niveau d'exigence d'autonomie insupportable
pour l'individu et un déclin du conflit névrotique
qui est aussi une montée de la souffrance et de la dépression
plutôt qu'une délivrance des exigences sociales. Il
pose ainsi les limites de l'autonomie et d'un projet de libération
qui rend notre place précaire et nous accable de responsabilités
nécessitant un soutien et un accompagnement personnel. Le
passage de la discipline à l'injonction de se produire soi-même
n'a pas desserré la contrainte sociale générant
au contraire une pathologie du changement, de l'action, de la responsabilité
et de l'insuffisance.
- De la libération des normes à la dépendance
sociale
Nous ne sommes donc pas moins chargés de lois que le type
de sujet qui s'est effacé, mais ces lois ont changé
: elles fabriquent moins les conflits pathologiques de la névrose
que les relations pathologiques de la dépendance...
Cette histoire est finalement fort simple. L'émancipation
nous a peut-être sortis des drames de la culpabilité
et de l'obéissance, mais elle nous a très certainement
conduits à ceux de la responsabilité et de l'action.
C'est ainsi que la fatigue dépressive a pris le pas sur l'angoisse
névrotique. 289
Pour passer de la folie à la dépendance en moins
de deux siècles, il aura d'abord fallu l'invention de la
névrose à la fin du XIXè, puis son basculement
dans la dépression dans le dernier tiers du XXè siècle.
La dépendance est à la libération psychique
et à l'initiative individuelle ce que la folie était
à la loi de la raison : un soi que l'on n'est jamais assez
(l'insécurité identitaire), une exigence d'action
à laquelle on ne répond jamais assez (l'indécision
de l'inhibé, l'action non contrôlée de l'impulsif).
Si l'aspiration à être soi-même conduit à
la dépression, la dépression conduit à la dépendance,
cette nostalgie du sujet perdu. 279
Le rapport social d'aujourd'hui serait psychologisant (parce qu'il
fait appel à quelque chose de "personnel" alors
qu'avant il était "encadré"), il consisterait
à établir du lien entre un Moi (une subjectivité)
et un autre Moi (la relation entre les deux formant une inter-subjectivité),
dans une sorte de contractualisme généralisé,
et aurait pour finalité la réalisation (mutuelle)
de soi. On attribuait traditionnellement à l'individu l'égoïsme
(il fallait l'encadrer par une communauté), on lui accorde
désormais une empathie qui pourrait à elle seule faire
société ! 287
- L'entrepreneur, du culte de la performance à
la peur de la précarité et du changement
La notion d'entrepreneur sert de référence pour
dynamiser l'ensemble socio-politique. Nette inflexion pour un pays
comme le nôtre : l'action privée reprend des missions
collectives de l'État, tandis que l'action publique réutilise
des modèles privés. Les entreprises "citoyennes"
doivent s'allier à des administrations fonctionnant comme
des entreprises.
Gagneurs, sportifs, aventuriers et autres battants envahissent
le paysage imaginaire français. ils ont trouvé leur
incarnation dans un personnage aujourd'hui déchu, mais qui
a symbolisé l'entrée de la société française
dans une culture de la concurrence: Bernard Tapie. Se souvient-on
encore qu'il animait sur TF1 en 1986, à une heure de grande
écoute, une émission de variétés entrepreneuriales
au titre éloquent d'Ambitions? il ne s'agissait pas seulement
d'un show. La première vague de l'émancipation invitait
chacun à partir à la conquête de son identité
personnelle, la deuxième vague à celle de la réussite
sociale par l'initiative individuelle.
Dans l'entreprise, les modèles disciplinaires (taylorien
et fordien) de gestion des ressources humaines reculent au profit
de normes qui incitent le personnel à des comportements autonomes,
y compris en bas de la hiérarchie. Management participatif,
groupes d'expression, cercles de qualités, etc., constituent
de nouvelles formes d'exercice de l'autorité qui visent à
inculquer l'esprit d'entreprise à chaque salarié.
Les modes de régulation et de domination de la force de travail
s'appuient moins sur l'obéissance mécanique que sur
l'initiative : responsabilité, capacité à évoluer,
à former des projets, motivation, flexibilité, etc.,
dessinent une nouvelle liturgie managériale. La contrainte
imposée à l'ouvrier n'est plus l'homme-machine du
travail répétitif, mais l'entrepreneur du travail
flexible. L'ingénieur Frederick Winslow Taylor, au début
du XXè siècle, visait à rendre docile et régulier
un "homme-boeuf", selon sa propre expression, les ingénieurs
en relation humaine d'aujourd'hui s'ingénient a produire
de l'autonomie. Il s'agit moins de soumettre les corps que de mobiliser
les affects et les capacités mentales de chaque salarié.
Les contraintes et les manières de définir les problèmes
changent : dès le milieu des années 1980, la médecine
du travail et les recherches sociologiques en entreprise notent
l'importance nouvelle de l'anxiété, des troubles psychosomatiques
ou des dépressions. L'entreprise est l'antichambre de la
dépression nerveuse.
A l'accroissement du degré d'engagement dans le travail
qui s'impose au cours des années 1980 se surajoute à
partir de la fin de la décennie une nette diminution des
garanties de stabilité : elle concerne d'abord les non-qualifiés,
puis remonte la hiérarchie jusqu'à toucher les cadres
supérieurs au cours des années 1990. Les carrières
deviennent volatiles. Le style des inégalités se modifie,
ce qui ne va pas sans conséquence sur la psychologie collective
: aux inégalités entre groupes sociaux s'en ajoutent
d'autres internes aux groupes. L'accroissement des inégalités
de réussite à diplôme et origine sociale équivalents
ne peut qu'augmenter les frustrations et les blessures d'amour-propre,
car c'est mon voisin, et non mon lointain, qui m'est supérieur
ou inférieur. La valeur que la personne s'accorde à
elle-même est fragilisée avec ce style d'inégalité.
L'école connaît des transformations qui ont des effets
analogues sur la psychologie des élèves. Dans les
années 1960, la sélection sociale s'opérait
largement en amont de l'école. Aujourd'hui, comme le montre
unanimement la sociologie de l'éducation, la massification
de la population lycéenne conduit à ce que la sélection
s'opère tout au long du cursus scolaire. Parallèlement,
"une exacerbation des impératifs de réussite
individuelle et scolaire s'abat sur les enfants et les adolescents"
Les exigences qui pèsent sur l'élève s'accroissent
tandis qu'il assume lui-même la responsabilité de ses
échecs, ce qui ne va sans engendrer des formes de stigmatisation
personnelle. Là encore, donc, modification des manières
d'être inégal. 234-235
L'autonomisation du couple et de la famille, qu'enregistre le processus
de "démariage", conduit à une précarisation
nouvelle brouillant souvent les places symboliques des uns et des
autres. L'égalisation des rapports entre genres sexuels,
mais aussi entre générations conduit à un balancement
entre contractualisme généralisé et rapports
de force permanents. Quand les frontières hiérarchiques
s'effacent, les différences symboliques avec lesquelles elles
étaient confondues s'effacent également.
Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école,
famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont
plus obéissance, discipline, conformité à la
morale, mais flexibilité, changement, rapidité de
réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique
et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer
la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd
précisément sa permanence, un monde instable, provisoire,
fait de flux et de trajectoires en dents de scie. La lisibilité
du jeu social et politique s'est brouillée. Ces transformations
institutionnelles donnent l'impression que chacun, y compris le
plus humble et le plus fragile, doit assumer la tache de tout choisir
et de tout décider.
Le changement a pendant longtemps été une chose
désirable parce qu'il était lié à l'horizon
d'un progrès qui devait se poursuivre indéfiniment
et d'une protection sociale qui ne pouvait que s'étendre.
il est appréhendé aujourd'hui de façon ambivalente,
car la crainte de la chute et la peur de ne pas s'en sortir l'emportent
nettement sur l'espoir d'ascension sociale. Nous n'aurions plus
que les méfaits du changement, méfaits que les mots
"vulnérabilité", "fragilité"
et "précarité" résument. Nous changeons,
certes, mais nous n'avons plus le sentiment de progresser. Combinée
à tout ce qui incite aujourd'hui à s'intéresser
à sa propre intimité, la "civilisation du changement"
stimule une attention massive à la souffrance psychique.
236
- Du conflit social à la production assistée
de l'autonomie
La division du social conditionne l'unité de la société,
le conflit permet de faire tenir un groupement humain sans qu'il
ait besoin de justifier son sens en se référant à
un ailleurs et sans qu'un souverain décide pour nous. C'est
là le noyau du politique en démocratie (Lefort). 272
Le souci pour la souffrance participe du déclin des dimensions
conflictuelles du social, dont la montée des inégalités
intragroupes est révélatrice. Au lieu des luttes entre
groupes sociaux, des concurrences individuelles qui affectent autrement
les personnes - moins "municipalement", aurait écrit
Musil. On assiste à un double phénomène d'universalisation
croissante (la mondialisation), mais abstraite, et de personnalisation
accrue, mais ressenti fort concrètement. On peut en effet
combattre collectivement un patron ou une classe adverse, mais comment
faire avec la "mondialisation" ? il est plus difficile
de réclamer collectivement justice dans ce contexte, plus
difficile de reporter sur un adversaire désignable la responsabilité
d'une situation dont on se sent victime. On différencie d'ailleurs
de plus en plus mal souffrance et injustice, compassion et inégalité,
conflits légitimes, qui visent à répartir plus
justement la richesse produite, et conflits illégitimes,
qui résultent de corporatismes bien placés dans les
rapports de forces. Le ressentiment se tourne envers soi-même
(la dépression est une autoagression), se projette sur un
bouc émissaire (le Front national contribue à faire
revenir la figure de l'ennemi qui avait disparu depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale) ou se dénoue dans la recherche
d'identités de type communautaire.
Plutôt qu'à une crise du politique et du sujet résultant
de la montée de l'individualisme, on assiste à un
changement suicidaire des figures de la personne et du politique.
L'action en commun n'est plus faite de mouvements de masse, sous
la houlette d'une organisation, face à un adversaire désignable.
La représentation politique ne se distribue plus en fonction
de l'appartenance de classe, comme le montre unanimement la sociologie
électorale. La citoyenneté ne consiste plus à
mettre entre parenthèses ses intérêts privés.
Il n'y a certes d'action politique que dans l'horizon d'un monde
commun, mais cet horizon passe aujourd'hui par l'individualisation
de l'action. L'action politique consiste moins souvent à
résoudre des conflits entre adversaires qu'à faciliter
collectivement l'action individuelle. C'est là une nouvelle
contrainte politique.
On voit aujourd'hui, particulièrement dans le domaine du
social qui constitue un véritable laboratoire d'expériences
et de réflexions en la matière, se diffuser de nouvelles
formes d'action publique dont le ressort n'est pas le conflit, mais
le partenariat et la médiation. Le conflit n'est pas donné,
il est à construire, à situer. Dans les situations
de précarité, la problématique du guichet où
l'assuré social allait recevoir ses allocations en attendant
qu'on lui offre un emploi est inadaptée au chômage
de longue durée. La médiation et l'insertion de la
personne dans un réseau de partenaires se substituent à
ce mécanisme de protection sociale. L'objectif est de permettre
aux gens de résoudre par eux-mêmes leurs propres problèmes,
mais en les accompagnant de manière multiple dans leurs parcours.
En produisant de l'individualité, on espère produire
simultanément de la société. Les ayants droit
prennent une participation active à leur réinsertion,
mais, en contrepartie, le rôle des institutions consiste à
les mettre dans les conditions pour le faire : faire céder
la honte en reconstruisant de la dignité, produire du respect
là où le mépris est permanent, refaire de l'individualité
là où elle défaille par le désespoir
ou l'absence de loi, etc. 283-284
Jean Zin 09/06/01I
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