|
Origine : http://sociomedia.ibelgique.com/endessousdesoi.htm
La dépression nous instruit sur notre expérience
de la personne, car elle est la pathologie d'une société
où la norme n'est plus fondée sur la culpabilité
et la discipline mais sur la responsabilité et l'initiative
(...). L'individu est confronté à une pathologie de
l'insuffisance plus qu'à une maladie de la faute, à
l'univers du dysfonctionnement plus qu'à celui de la loi
: le déprimé est un homme en panne." En dépit
des quelques accointances avec la plus classique et très
ancienne mélancolie, la dépression — le trouble
mental aujourd'hui le plus répandu dans le monde —
a une histoire tout à fait récente, que retrace Alain
Ehrenberg dans La fatigue d'être soi. Notre dépression
donc prend la suite, sans s'y confondre, de la première maladie
à la mode, la neurasthénie, dont on ne pouvait pas
ne pas souffrir si l'on était homme (et surtout femme) vivant
pleinement son temps, entre la fin du siècle dernier et le
début du nôtre. Mais quand Freud interprétait
la névrose comme résultat d'un conflit entre le désir
et la loi, et symptôme d'une culpabilité, Pierre Janet
y voyait déjà le signe d'une déficience, d'un
manque d'énergie du sujet, bref, une dépression. De
la névrose à la dépression, de la difficulté
de l'identification aux troubles de l'identité, sur fond
de revanche posthume de Janet sur Freud, c'est finalement une généalogie
de l'individu contemporain qu'esquisse Alain Ehrenberg par le biais
de l'histoire de la psychiatrie, et la description clinique de la
souffrance actuelle d'être soi-même.
Mais que signifie devenir soi ? Troisième volet achevant
une enquête de longue haleine,
La fatigue d'être soi dessine les contours de l'individu qui
n'est plus défini par son appartenance à une classe.
Dans le Culte de la performance (Calmann-Lévy, 1991), Alain
Ehrenberg montrait comment la montée en puissance des valeurs
de la concurrence économique et de la compétition
sportive dans la société française sommait
les individus de se lancer à la conquête de leur identité
personnelle et de la réussite sociale. L'Individu incertain
(Calmann-Lévy, 1995) décrivait la manière dont
cette conquête s'accompagnait d'un souci inédit de
la souffrance psychique. Souci exemplifié par la mise en
scène de soi dans certains programmes télévisés
et par les techniques d'action sur soi par des psychotropes qui
stimulent l'humeur et majorent les capacités individuelles,
sur le mode du dopage dans le sport. Enfin, La fatigue d'être
soi décrit l'achèvement du processus tout entier,
le moment où la médicalisation de la vie apparaît
comme le phénomène général qui s'impose
tout particulièrement à la psychiatrie.
Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que le syndrome
dépressif est détaché nettement de la mélancolie.
La découverte d'une certaine efficacité de l'électrochoc
sur cette dernière est sans doute à l'origine de cette
différenciation. La méthode des chocs permet alors
de prouver l'existence de mécanismes biologiques sous-jacents
aux maladies mentales et ouvre une période (vite retombée)
d'optimisme sur les possibilités de guérir à
terme la folie et tous les autres troubles mentaux. Un optimisme
(plus mesuré) mais de même nature se fait jour au moment
de la découverte des antidépresseurs et des anxiolytiques.
Dès lors, à la fin des années 60, l'intime
se trouve socialisé, la place publique étant de plus
en plus investie par la vie intérieure : "Pour guérir,
y compris par une molécule, il faut que le patient s'intéresse
à son intimité. Il ne peut être réduit
à sa maladie, il doit être un sujet de ses conflits."
On ne sait pas encore définir ce qu'est une dépression,
mais à partir du moment où l'on dispose d'antidépresseurs
efficaces et maniables, l'ancien débat sur les causes biologiques
ou fonctionnelles du trouble mental perd toute pertinence. La maladie
est avant tout ce sur quoi la molécule est efficace, et le
Prozac devient l'aspirine de l'esprit.
Au cours des années 80, "tout devient dépression
parce que les antidépresseurs agissent sur tout. Tout est
soignable, mais on ne sait plus très bien ce qui est guérissable.
En même temps que le conflit se perd de vue, la vie se transforme
en maladie identitaire chronique". L'épidémiologie
nous apprend que la dépression s'est diffusée dans
nos sociétés comme une pathologie du changement et
non de la misère économique et sociale : elle accompagne
les mutations affectant l'ensemble de nos institutions et manifeste
les difficultés d'un sujet souverain constatant qu'"il
n'y a rien au-dessus de lui qui puisse indiquer qui il doit être".
D'où ce sentiment permanent d'insuffisance face à
l'injonction de rechercher sa propre authenticité et, pire,
de devoir y parvenir en agissant sur soi-même. La dépression
est le syndrome douloureux de cette "panne de l'action"
dans laquelle plonge l'homme malade non pas du manque mais de la
multiplication des repères. Elle n'est pas seulement sa misère,
elle est aussi la contrepartie du déploiement de son énergie.
Personne n'est à l'abri. Aussi Alain Ehrenberg peut-il y
voir "moins une preuve supplémentaire de la trop fameuse
crise du sujet qu'un déplacement de l'expérience de
la subjectivité, une réorganisation des rapports entre
le privé et le public, où se forme l'intime contemporain".
ALAIN EHRENBERG
La fatigue d'être soi.Dépression et société
Editions Odile Jacob
320 pp., 145 F.
|
|