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Origine : http://multitudes.samizdat.net/Le-fait-social-total.html
En refermant cet ouvrage [1], le sociologue se demande si le caractère
fondateur de l’Essai sur le don n’a pas été
éclipsé par sa célébrité en sociologie
et en anthropologie. B. Karsenti propose une lecture philosophique
de l’Essai [2]qu’il relie en permanence à l’ensemble
de l’oeuvre de Mauss. On sait que ce dernier a opéré
un déplacement au sein de l’approche durkheimienne
pour surmonter les résistances opposées par le don
à « l’objectivation communément admise
des faits sociaux » (14) ; « présentifier le
passé » plutôt que de le « retracer »,
distinguer « l’archaïque » du « primitif
», revenir « à l’ici et au maintenant »,
tels sont les traits principaux de sa démarche. B. Karsenti
reconstruit le concept de phénomène social total à
partir du « phénomène qui en a constitué
la révélation bien plus que l’application empirique
», à savoir le don. Il l’oppose au contrat (Davy,1922)
parce qu’il « échappe dans son principe à
l’idée d’obligation socialement instituée
» et déborde le champ juridique (15). Le caractère
d’« anomalie sociologique » du don sert au total
de fil conducteur aux trois moments de sa lecture :
- (i) « Le don, entre contrainte et liberté ».
B. Karsenti cerne avec beaucoup de subtilité la signification
du « mensonge social » entrant dans la détermination
des conduites étudiées par Mauss, du suicide aux «
dons réciproques » (18 et sq.). Il partage le point
de vue de M. Sahlins (1976) selon lequel l’échange
par dons est le « substitut » de « la guerre de
tous contre tous » (Hobbes), à condition de «
souligner combien une telle perspective de fondation du lien social
se développe à l’opposé de toute forme
de théorie contractualiste ». Le fait social total
ressort comme « un point de vue sur la réalité
sociale conçue comme une totalité dynamique au sein
de laquelle se meuvent... les choses et les hommes "mêlés"
»(38). Les individus et les clans participent d’une
« vie sociale commune au sens fort du terme » dont le
don permet précisément de saisir « le battement
» (42). Il y a continuité totale entre vie du groupe
et vie des hommes (47). Grâce à la notion « d’attente
» préférée par lui à celle de
contrainte, Mauss a tenté, le premier, de saisir du dedans
le mouvement de la triade du don qui participe d’une temporalité
ouverte : « ... une certaine liberté du sujet qui donne,
reçoit ou rend, loin d’être exclusive de toute
forme d’obligation, est la forme paradoxale sous laquelle
la détermination complexe d’une conduite sociale devient
véritablement effective » (51).
- (ii) « De l’individuel au collectif » ou la
tentative de comprendre « autrement que sous la forme d’une
alternative insoluble » l’hétérogénéité
de l’individuel et du social, de la compréhension et
de l’explication (Dilthey). L’ethnographie est dans
l’entre-deux-guerres « le lieu épistémologique
où se joue ... la difficulté de démêler
et d’articuler deux types de représentations, les unes
sociales, les autres attachées à la conscience individuelle
». Après avoir élucidé « les paradoxes
de la description du concret », B. Karsenti aborde les rapports
de la psychologie et de la sociologie, puis l’espace ouvert
par la psychanalyse (Freud plutôt que Jung). Ce parcours débouche
sur la lecture maussienne du fait social total en termes de système
symbolique. Dès 1901 Mauss avait introduit le symbolisme
dans la problématique durkheimienne de la représentation
(63) ; dans les années 1920 il conçoit les conduites
sociales liées au don « en termes d’expressions
multiples et différenciées.... (dont la) cohérence
(est) rendue possible par la consistance symbolique du lien social...
(Ainsi il) substitue une logique expressive à une logique
causale » (86).
- (iii) « De la partie au tout ». B. Karsenti entre
dans le mouvement de « retour sur soi » dont l’auteur
de l’Essai a marqué la « nécessité
impérieuse ». « Saisissant l’esprit d’autres
sociétés... le sociologue-philosophe puiserait idéalement
la distance nécessaire pour appréhender objectivement
l’esprit de son propre univers social (...) Mais le chemin
du retour requiert auparavant la garantie qu’on a correctement
accompli le premier voyage » (96). B. Karsenti cherche à
exprimer la réalité « atmosphérique »
du don - lequel est irréductible à sa fonction d’opérateur
symbolique - dans une « définition (qui) découle
directement de son caractère inassignable, de sa nature fluide
et de son impossible fixation à une instance sociale déterminée
» (101). Le mouvement d’unification opéré
par le don est en effet indissociable d’un mouvement de différenciation,
absent du concept de « participation ». « ...
Avec Lévy-Bruhl, Mauss prône une considération
nouvelle et plus attentive aux fonctions logiques dans les sociétés
archaïques... Mais c’est contre lui qu’il confère
finalement à cette considération sa forme épistémologique
la plus rigoureuse » (106). Adossé à sa propre
lecture, minutieuse et parfaitement actualisée, de l’Essai
dont il décèle les « traces » dans nombre
de travaux contemporains (Lévi-Strauss, Canguilhem, Foucault,
Bourdieu notamment), B. Karsenti expose dans une très belle
synthèse l’originalité dernière de Mauss
: « (...) si le détour est nécessaire pour saisir
le don en tant qu’atmosphère dans laquelle nous baignons
sans nous en apercevoir, c’est non seulement qu’il y
a un oubli du don, mais que cet oubli même revêt une
fonction essentielle : il est la marque de la logique symbolique
que le don met en oeuvre, logique... proprement inconsciente, non
pas simplement au sens où elle est voilée, mais au
sens où son voilement est la condition même de son
effectivité. A ce titre, l’archaïque est certes
de l’ordre du passé : mais il s’agit d’un
passé toujours réactivé, strate fondamentale
de la socialité dont l’oubli est paradoxalement nécessaire
au fonctionnement présent » (113).
Comme l’a écrit A. Caillé (Revue du MAUSS,
1994), l’ouvrage de B. Karsenti est le meilleur de ceux dont
on dispose sur Mauss. Plus généralement cet ouvrage
montre que la perspective d’unité des sciences sociales
est étroitement reliée à la prise en compte
de la question du symbole et aux modalités de son traitement.
Notes
[1] Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Presses
Universitaires de France, Collection "Philosophies", 1994,
128 p.
[2] « L’Essai sur le don » a été
publié dans L’Année sociologique en 1924, ré-édité
en 1934 sous forme d’ouvrage, puis en 1950, l’année
de la mort de Mauss, dans Sociologie et Anthropologie (recueil comportant
une longue introduction de Lévi-Strauss), enfin en 1968 dans
les « Œuvres » éditées par Victor
Karady (Éditions de Minuit, 3 vol.).
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