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Le fait social total.
par Christiane Veauvy
Première publication en juin 1995

Origine : http://multitudes.samizdat.net/Le-fait-social-total.html


En refermant cet ouvrage [1], le sociologue se demande si le caractère fondateur de l’Essai sur le don n’a pas été éclipsé par sa célébrité en sociologie et en anthropologie. B. Karsenti propose une lecture philosophique de l’Essai [2]qu’il relie en permanence à l’ensemble de l’oeuvre de Mauss. On sait que ce dernier a opéré un déplacement au sein de l’approche durkheimienne pour surmonter les résistances opposées par le don à « l’objectivation communément admise des faits sociaux » (14) ; « présentifier le passé » plutôt que de le « retracer », distinguer « l’archaïque » du « primitif », revenir « à l’ici et au maintenant », tels sont les traits principaux de sa démarche. B. Karsenti reconstruit le concept de phénomène social total à partir du « phénomène qui en a constitué la révélation bien plus que l’application empirique », à savoir le don. Il l’oppose au contrat (Davy,1922) parce qu’il « échappe dans son principe à l’idée d’obligation socialement instituée » et déborde le champ juridique (15). Le caractère d’« anomalie sociologique » du don sert au total de fil conducteur aux trois moments de sa lecture :

- (i) « Le don, entre contrainte et liberté ». B. Karsenti cerne avec beaucoup de subtilité la signification du « mensonge social » entrant dans la détermination des conduites étudiées par Mauss, du suicide aux « dons réciproques » (18 et sq.). Il partage le point de vue de M. Sahlins (1976) selon lequel l’échange par dons est le « substitut » de « la guerre de tous contre tous » (Hobbes), à condition de « souligner combien une telle perspective de fondation du lien social se développe à l’opposé de toute forme de théorie contractualiste ». Le fait social total ressort comme « un point de vue sur la réalité sociale conçue comme une totalité dynamique au sein de laquelle se meuvent... les choses et les hommes "mêlés" »(38). Les individus et les clans participent d’une « vie sociale commune au sens fort du terme » dont le don permet précisément de saisir « le battement » (42). Il y a continuité totale entre vie du groupe et vie des hommes (47). Grâce à la notion « d’attente » préférée par lui à celle de contrainte, Mauss a tenté, le premier, de saisir du dedans le mouvement de la triade du don qui participe d’une temporalité ouverte : « ... une certaine liberté du sujet qui donne, reçoit ou rend, loin d’être exclusive de toute forme d’obligation, est la forme paradoxale sous laquelle la détermination complexe d’une conduite sociale devient véritablement effective » (51).

- (ii) « De l’individuel au collectif » ou la tentative de comprendre « autrement que sous la forme d’une alternative insoluble » l’hétérogénéité de l’individuel et du social, de la compréhension et de l’explication (Dilthey). L’ethnographie est dans l’entre-deux-guerres « le lieu épistémologique où se joue ... la difficulté de démêler et d’articuler deux types de représentations, les unes sociales, les autres attachées à la conscience individuelle ». Après avoir élucidé « les paradoxes de la description du concret », B. Karsenti aborde les rapports de la psychologie et de la sociologie, puis l’espace ouvert par la psychanalyse (Freud plutôt que Jung). Ce parcours débouche sur la lecture maussienne du fait social total en termes de système symbolique. Dès 1901 Mauss avait introduit le symbolisme dans la problématique durkheimienne de la représentation (63) ; dans les années 1920 il conçoit les conduites sociales liées au don « en termes d’expressions multiples et différenciées.... (dont la) cohérence (est) rendue possible par la consistance symbolique du lien social... (Ainsi il) substitue une logique expressive à une logique causale » (86).

- (iii) « De la partie au tout ». B. Karsenti entre dans le mouvement de « retour sur soi » dont l’auteur de l’Essai a marqué la « nécessité impérieuse ». « Saisissant l’esprit d’autres sociétés... le sociologue-philosophe puiserait idéalement la distance nécessaire pour appréhender objectivement l’esprit de son propre univers social (...) Mais le chemin du retour requiert auparavant la garantie qu’on a correctement accompli le premier voyage » (96). B. Karsenti cherche à exprimer la réalité « atmosphérique » du don - lequel est irréductible à sa fonction d’opérateur symbolique - dans une « définition (qui) découle directement de son caractère inassignable, de sa nature fluide et de son impossible fixation à une instance sociale déterminée » (101). Le mouvement d’unification opéré par le don est en effet indissociable d’un mouvement de différenciation, absent du concept de « participation ». « ... Avec Lévy-Bruhl, Mauss prône une considération nouvelle et plus attentive aux fonctions logiques dans les sociétés archaïques... Mais c’est contre lui qu’il confère finalement à cette considération sa forme épistémologique la plus rigoureuse » (106). Adossé à sa propre lecture, minutieuse et parfaitement actualisée, de l’Essai dont il décèle les « traces » dans nombre de travaux contemporains (Lévi-Strauss, Canguilhem, Foucault, Bourdieu notamment), B. Karsenti expose dans une très belle synthèse l’originalité dernière de Mauss : « (...) si le détour est nécessaire pour saisir le don en tant qu’atmosphère dans laquelle nous baignons sans nous en apercevoir, c’est non seulement qu’il y a un oubli du don, mais que cet oubli même revêt une fonction essentielle : il est la marque de la logique symbolique que le don met en oeuvre, logique... proprement inconsciente, non pas simplement au sens où elle est voilée, mais au sens où son voilement est la condition même de son effectivité. A ce titre, l’archaïque est certes de l’ordre du passé : mais il s’agit d’un passé toujours réactivé, strate fondamentale de la socialité dont l’oubli est paradoxalement nécessaire au fonctionnement présent » (113).

Comme l’a écrit A. Caillé (Revue du MAUSS, 1994), l’ouvrage de B. Karsenti est le meilleur de ceux dont on dispose sur Mauss. Plus généralement cet ouvrage montre que la perspective d’unité des sciences sociales est étroitement reliée à la prise en compte de la question du symbole et aux modalités de son traitement.



Notes

[1] Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Presses Universitaires de France, Collection "Philosophies", 1994, 128 p.

[2] « L’Essai sur le don » a été publié dans L’Année sociologique en 1924, ré-édité en 1934 sous forme d’ouvrage, puis en 1950, l’année de la mort de Mauss, dans Sociologie et Anthropologie (recueil comportant une longue introduction de Lévi-Strauss), enfin en 1968 dans les « Œuvres » éditées par Victor Karady (Éditions de Minuit, 3 vol.).