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Critiquer (vraiment) Facebook
Dominique Cardon, sociologue 19 mars 2013


Origine : http://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/03/19/critiquer-vraiment-facebook_889718

Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages (Orange Labs), et au LATTS (Université Marne la vallée-Paris Est)

Facebook est le miroir de nos ambivalences. Et il serait sans doute utile d’être plus lucide à l’égard de nos propres pratiques si l’on voulait rendre cohérentes les multiples critiques que nous adressons aux réseaux sociaux de l’Internet. Un paradoxe, en effet, ne cesse de traverser notre rapport aux nouveaux mondes numériques. Nos représentations et nos pratiques ne sont pas simplement désajustées. Elles font le grand écart.

Nous nous méfions, et ceci de plus en plus, des risques relatifs à la capture de nos données personnelles par les grands acteurs commerciaux du web, mais nous continuons toutefois à nous exposer sans grand scrupule. Nous définissons de plus en plus l’amitié comme une relation pure et désintéressée, mais nous multiplions les contacts opportunistes sur les plateformes relationnelles en appelants «ami» la première personne qui nous clique, nous «like» ou nous «retweete».

De la quête d'authenticité à l'auto-observation

Nous sommes en quête d’expériences authentiques, mais pour les vivre, nous nous auto-observons afin d’en faire le récit sur les réseaux sociaux de l’Internet. Nous fantasmons la vie réelle comme la seule scène de rencontres vraies, mais les outils de communication ne cessent de s’immiscer dans notre vie relationnelle pour la continuer, l’augmenter et l’étendre.

Il y a quelque chose d’incohérent, et d’une incohérence qui se sait elle-même fautive, dans les reproches que nous adressons continuellement aux réseaux sociaux de l’Internet : perte de temps, bavardage, addiction, faux-amis, désordre de la relation et de la personnalité, etc.

Ces critiques, le plus souvent, nous les destinons aux autres. Ce sont eux, les jeunes, les naïfs, les narcissiques, et non nous, utilisateur conscient et réflexif de l’Internet, qui se dispersent, se perdent, s’exhibent et vivent des expériences déréalisées. Cependant, si tout le monde considère que les autres sont aliénés tout en s’en exonérant, c’est la réalité de l’aliénation elle-même qui s’évapore.

La multiplication des discours critiques, sans effet sur les comportements

Il faudrait quand même considérer avec un peu de sérieux le fait que nos critiques de Facebook sont, à proprement parler, inconséquentes. Certes une partie de ces critiques, celles relatives au traitement des données personnelles notamment, ne relèvent pas directement du domaine d’intervention des individus, mais en revanche de leur capacité d’influence.

Mais tel n’est pas le cas de beaucoup de ces insatisfactions dont nous faisons porter la responsabilité aux plateformes de réseaux sociaux sans jamais songer à s’en désabonner. Si le discours critique à l’égard de l’Internet emprunte souvent un vocabulaire disciplinaire (gouvernementalité, rationalisation, réification, aliénation, etc.) il faut aussi, très prosaïquement, faire le constat qu’il n’est pas très difficile de desserrer l’étau de ces nouvelles disciplines. Il suffirait de ne pas… utiliser, répondre dans l’urgence, s’exhiber sans retenu, accepter les demandes d’amitié d’inconnus, céder au mimétisme. Il suffirait aussi de bloquer la publicité sur son navigateur (cela prend à peu près 30 secondes et c’est très efficace).

Tout se passe comme si la multiplication des discours critiques était sans effets aucun sur les comportements des utilisateurs. Comment dès lors comprendre que nous consentions aussi facilement à mener une vie sociale numérique que nous désapprouvons ? Les explications structurales par l’aliénation sont démenties par la plupart des enquêtes qui montrent que le niveau d’expertise critique des individus à l’égard des plateformes relationnelles augmente avec la fréquence et la densité de leur pratique.

Les explications par le calcul rationnel, les individus faisant un arbitrage entre coûts et bénéfices estimés de leur pratique de Facebook, proposent un modèle d’acteur hyper-conscient peu réaliste. Aussi faut-il proposer une explication plus agile susceptible de s’introduire dans l’étau peu questionné de nos hypocrisies. Car l’écart de plus en plus tendu qui sépare nos représentations d’une vie sociale désirable et la réalité de nos pratiques relationnelles participe de la même cause.

Imaginaire libéral de l’individualisme

Ce qui nous pousse vers Facebook est aussi ce qui nous fait nous en méfier. C’est dans le processus continue d’individualisation expressive de nos identités, phénomène qui s’est mis en route dans les sociétés occidentales dans les années 70’s, que s’enracine à la fois le désir de relations sociales pures et authentiques et le souci accru de gérer son capital social comme une micro-entreprise personnelle.

La réalité est que Facebook nous confronte à ce que nous percevions plus ou moins tacitement sans jamais le voir aussi clairement : notre vie sociale est complexe, nos identités sont multiples, nos trajectoires de vie sont heurtées, la recherche d’efficacité s’est introduite dans notre carnet d’adresse, les liens forts nous ennuient alors que les liens faibles nous excitent, nous avons le désir d’exprimer ce qui fait notre singularité et de la faire reconnaître à un public de plus en plus large… Facebook nous met face à la réalité, interdépendante, multiple, mobile de notre vie sociale alors que nous rêvons d’une vie relationnelle stable, ancrée et profonde.

Le développement de l’imaginaire individualiste dans nos sociétés valorise l’idée que l’autonomie des individus passe par l’émancipation de toutes contraintes pesant sur nos choix, nos décisions et nos comportements. Que notre vie sociale, notre identité et notre sociabilité, puisse être soumises à des contraintes techniques, sociales ou relationnelles est toujours perçu comme une altération de notre individualité.

A idéaliser le fait que nos choix d’individus devraient être des décisions purement internes aux personnes et qu’elles ne doivent rien à leur environnement externe, nous entretenons une illusion permanente, et constamment déçue, sur la réalité de notre vie sociale. L’exacerbation de cette tension dans l’imaginaire libéral de l’individualisme contemporain est justement ce à quoi confronte l’expérience à la fois enthousiaste et malheureuse de Facebook.