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Facebook, ou l’éclipse du visage
Robert Redeker

Origine : http://www.revue-medias.com/facebook-ou-l-eclipse-du-visage,736.html

Face, visage. Mot pour mot, plus que le trombinoscope, Facebook est le livre des visages. Si l’on suit Lévinas, le visage est ce qui institue chacun en un être humain singulier, différent, et ce qui permet le dialogue. Or, avec Facebook, le visage est énoncé comme principe général (face), il est présent dans le « profil » de chaque utilisateur mais, au fond, il demeure absent de tous les échanges et dialogues par claviers interposés. L’éclipse de l’apparition en chair et en os sous la forme du visage singulier, fondement de toute entre-reconnaissance des humains, signe Facebook comme une tromperie : il est le livre des visages non apparaissants. Bref, Facebook, à l’opposé de ce que son nom promet, est l’outil du dialogue en l’absence du visage.

S’il n’est pas dialogue entre des humains, puisque le visage charnel en est absent, Facebook est dialogue entre des machines. Dès lors, la question surgit : pourquoi autant de nos contemporains s’inscrivent-ils sur cet autoproclamé réseau social ? Deux réponses s’imposent. D’une part, il s’agit d’éviter la réalité. S’ouvrir aux autres en toute sécurité, sans le risque de la rencontre. Mieux : s’ouvrir aux autres tout en refusant leur présence. Il est possible de supprimer quelqu’un de sa liste d’amis sans qu’il en soit averti, sans la manifestation d’un conflit. D’autre part, les commandes sont laissées à la machine qui, fonctionnant quasi seule, déresponsabilise. Nous transférons la responsabilité vers la machine — d’où les innombrables dérapages occasionnés par l’Internet. Nous sommes entrés dans un monde d’une peur historiquement inédite, celle du conflit, que Facebook est chargé de masquer.

Facebook désinhibe des pans entiers de la constitution psychologique humaine qui, dans la vie réelle, c’est-à-dire en présence matérielle, corporelle, des autres, demeurent contraints, inhibés. L’élimination de la présence de l’autre, en son visage de chair, sa virtualisation, est le moteur de cette désinhibition. Sur Facebook, chacun se montre tel qu’il pourrait se voir par le trou de la serrure, au propre (le corps) comme au figuré (le psychisme, les fantasmes, etc.). Il y a exhibitionnisme maladif quand cette publication sur le Web se fait sans élaboration artistique ou littéraire. En langage freudien : sans sublimation. Facebook est l’inverse de l’anneau de Gygès chez Platon. Cet anneau permettait à celui qui l’avait trouvé de se rendre invisible, de pénétrer partout, de réaliser les fantasmes les plus inavouables et les plus odieux qui tapissent le fond (la lie) de l’âme humaine, de tout voir, surtout ce qui ne doit pas être vu, sans être vu. Facebook est cet anneau inversé : je me montre, montre tout de moi sans voir qui me voit, ni même savoir qui me voit. Il arrive aussi que Facebook entraîne des comportements délictueux plus classiques : pédophilie, escroquerie. Dans ce cas, Facebook est mis au service d’une délinquance qui lui préexistait. Par contre, l’inversion de l’anneau de Gygès est un phénomène nouveau, généré par Facebook (assez semblable à l’exhibitionnisme de certaines émissions de télé-réalité où les protagonistes ne pensent qu’à montrer ce qui n’est pas intéressant d’eux). Or, c’est précisément parce que l’on n’a plus de visage de chair, de corps d’apparition réelle aux autres, que l’on peut devenir Gygès.

Pertinentes sont les critiques dirigées contre Facebook par le philosophe Jean-Jacques Delfour dans son remarquable ouvrage « Télé, bagnole et autres prothèses du sujet moderne » (éditions Erès, 2011). Pour lui, si « Facebook, c’est l’école du voyeurisme généralisé », c’est aussi « la destruction consentie de l’intimité » et « la répétition, mais à l’échelle de l’humanité, de l’opération Loft Story ». Il faut aller plus loin : ces aspects dérivent d’une imposture fondamentale : organiser la disparition du visage par sa virtualisation, laisser croire que la photo d’identité (la face) sur le « profil » est le visage de l’autre.