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Origine : http://www.revue-medias.com/facebook-ou-l-eclipse-du-visage,736.html
Face, visage. Mot pour mot, plus que le trombinoscope, Facebook
est le livre des visages. Si l’on suit Lévinas, le
visage est ce qui institue chacun en un être humain singulier,
différent, et ce qui permet le dialogue. Or, avec Facebook,
le visage est énoncé comme principe général
(face), il est présent dans le « profil » de
chaque utilisateur mais, au fond, il demeure absent de tous les
échanges et dialogues par claviers interposés. L’éclipse
de l’apparition en chair et en os sous la forme du visage
singulier, fondement de toute entre-reconnaissance des humains,
signe Facebook comme une tromperie : il est le livre des visages
non apparaissants. Bref, Facebook, à l’opposé
de ce que son nom promet, est l’outil du dialogue en l’absence
du visage.
S’il n’est pas dialogue entre des humains, puisque
le visage charnel en est absent, Facebook est dialogue entre des
machines. Dès lors, la question surgit : pourquoi autant
de nos contemporains s’inscrivent-ils sur cet autoproclamé
réseau social ? Deux réponses s’imposent. D’une
part, il s’agit d’éviter la réalité.
S’ouvrir aux autres en toute sécurité, sans
le risque de la rencontre. Mieux : s’ouvrir aux autres tout
en refusant leur présence. Il est possible de supprimer quelqu’un
de sa liste d’amis sans qu’il en soit averti, sans la
manifestation d’un conflit. D’autre part, les commandes
sont laissées à la machine qui, fonctionnant quasi
seule, déresponsabilise. Nous transférons la responsabilité
vers la machine — d’où les innombrables dérapages
occasionnés par l’Internet. Nous sommes entrés
dans un monde d’une peur historiquement inédite, celle
du conflit, que Facebook est chargé de masquer.
Facebook désinhibe des pans entiers de la constitution psychologique
humaine qui, dans la vie réelle, c’est-à-dire
en présence matérielle, corporelle, des autres, demeurent
contraints, inhibés. L’élimination de la présence
de l’autre, en son visage de chair, sa virtualisation, est
le moteur de cette désinhibition. Sur Facebook, chacun se
montre tel qu’il pourrait se voir par le trou de la serrure,
au propre (le corps) comme au figuré (le psychisme, les fantasmes,
etc.). Il y a exhibitionnisme maladif quand cette publication sur
le Web se fait sans élaboration artistique ou littéraire.
En langage freudien : sans sublimation. Facebook est l’inverse
de l’anneau de Gygès chez Platon. Cet anneau permettait
à celui qui l’avait trouvé de se rendre invisible,
de pénétrer partout, de réaliser les fantasmes
les plus inavouables et les plus odieux qui tapissent le fond (la
lie) de l’âme humaine, de tout voir, surtout ce qui
ne doit pas être vu, sans être vu. Facebook est cet
anneau inversé : je me montre, montre tout de moi sans voir
qui me voit, ni même savoir qui me voit. Il arrive aussi que
Facebook entraîne des comportements délictueux plus
classiques : pédophilie, escroquerie. Dans ce cas, Facebook
est mis au service d’une délinquance qui lui préexistait.
Par contre, l’inversion de l’anneau de Gygès
est un phénomène nouveau, généré
par Facebook (assez semblable à l’exhibitionnisme de
certaines émissions de télé-réalité
où les protagonistes ne pensent qu’à montrer
ce qui n’est pas intéressant d’eux). Or, c’est
précisément parce que l’on n’a plus de
visage de chair, de corps d’apparition réelle aux autres,
que l’on peut devenir Gygès.
Pertinentes sont les critiques dirigées contre Facebook
par le philosophe Jean-Jacques Delfour dans son
remarquable ouvrage « Télé, bagnole et autres
prothèses du sujet moderne » (éditions Erès,
2011). Pour lui, si « Facebook, c’est l’école
du voyeurisme généralisé », c’est
aussi « la destruction consentie de l’intimité
» et « la répétition, mais à l’échelle
de l’humanité, de l’opération Loft Story
». Il faut aller plus loin : ces aspects dérivent d’une
imposture fondamentale : organiser la disparition du visage par
sa virtualisation, laisser croire que la photo d’identité
(la face) sur le « profil » est le visage de l’autre.
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