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Débat animé par Thyde Rosell (FA), Philippe Lamy (Icem)
et l'Ecole Emancipée.
Samedi - 20h
Saint Ouen (Salles Eurosites : 31 rue Bodillot (rue du docteur Bauer)
à Saint-Ouen (93))
Echanges autours des expériences autogestionnaires, libertaires
en France, Italie, Pologne, Allemagne et en Afrique. Quelle alternative
au libéralisme en matière d'éducation, d'éducation
populaire dans le cadre de l'école, dans nos quartiers, etc.
Avec des participants de l'Icem (pédagogie Freinet), de l'Ecole
Emancipée,…
Propos sur l'éducation libertaire
Hugues Lenoir
Article paru dans la revue "Les Temps maudits" et dans
le Monde Libertaire
Ce texte n'a pas la prétention de reprendre l'ensemble des
thèmes et des écrits, contemporains ou non, sur l'éducation
et la pédagogie libertaires. Il se veut une réflexion
libre, ancrée à la fois sur des lectures et des pratiques
mises en oeuvre en formation d'adultes.
"Andragogie" libertaire -pour peu qu'on accepte ce terme
d'origine canadienne- régulièrement pratiquée
aujourd'hui, mais trop rarement, pour ne pas dire jamais, décrite
ou théorisée.
Mon propos sera ici général, non normatif, et se limitera
à quelques rappels, soit historiques, soit de principes.
Sans revenir sur un débat essentiel, qui consisterait à
pointer les différences entre éducation libertaire
et pédagogie libertaire, il me semble nécessaire de
souligner que l'éducation libertaire ne se limite pas à
la seule pédagogie (en tant qu'ensemble d'outils, de méthodes,
de démarches et d'attitudes), mais que peut-être elle
l'englobe.
De toute façon, l'éducation ne saurait être
déléguée à un quelconque corps de spécialistes,
fussent-ils libertaires. Cette éducation, qui passe néanmoins
par la fréquentation de professionnels et d'institutions
filialisés à cet effet, ne saurait y demeurer confinée.
L'éducation libertaire est l'affaire de tous et toutes. Les
pédagogues, c'est-à-dire ceux et celles à qui
l'on confie la conduite des enfants (sens étymologique de
pédagogie), ne peuvent -et n'en ont pas la prétention
d'ailleurs- mener seuls et à bien la grande aventure éducative.
Dans un premier temps, cette exigence implique, en matière
d'éducation, une pluralité de lieux, des espaces et
des acteurs. Puis, lorsque le processus éducatif est enclenché,
elle propose de donner à chacun les outils et les ressources
utiles à sa propre trajectoire.
L'éducateur s'effaçant alors au profit du "facilitateur",
tel qu'il fut défini par Carl Rogers. Il ne suffit pas de
pratiquer les pédagogies dites actives. Il faut les finaliser
et leur donner du sens et un sens, en bref, en faire des outils
et non des fins.
Elles sont une sorte de " ruse " pédagogique, au
service de l'autonomie que doivent conquérir les "apprenants".
Il semble aussi important de souligner ici la nature pragmatique
de cette pédagogie. En effet, la pédagogie libertaire
n'est pas une théorie de l'éducation surgie ex nihilo,
c'est-à-dire du cerveau génial d'un penseur allemand
réfugié à Londres, par exemple, mais l'ensemble
de la théorie anarchiste : c'est une théorisation
permanente des pratiques diffuses, riches et quelquefois même
contradictoires.
La pédagogie libertaire nait donc aussi d'une longue filiation
historique, elle s'affirme comme le produit d'histoires et de pensées
singulières et collectives. Elle est une, de par les principes
qui la meuvent, et multiple par les pratiques et les lieux d'exercice
à travers lesquels elle se revendique.
Dans un premier temps, et sans volonté d'exhaustivité,
j'évoquerai quelques grands précurseurs et praticiens
de ce courant pédagogique, presque toujours rattachés
à des lieux et des expériences réels ou symboliques.
J'en exclurai, faute de place, d'autres, souvent les plus connus.
Puis j'évoquerai
quelques principes régulateurs, qui fondent et animent cette
pédagogie.
Précurseurs et praticiens de la pédagogie libertaire
Sans remonter à l'Antiquité grecque, j'aimerai évoquer
Rabelais : celui qui, selon moi, fut sans doute un précurseur,
sans l'avoir su, de cette forme d'éducation libre. En effet,
Rabelais, à l'époque, fonde à l'abbaye de Thélème
-lieu autrement symbolique- avec son "Fais ce que veux"
une réflexion pédagogique innovante, pour ne pas écrire
révolutionnaire. Il considère que le premier moteur
de l'éducation, entre gens socialisés il est vrai,
est une attitude active et libre dans un espace libéré
du maximum de contraintes. Il s'agit d'un lieu où l'éducation
se construit par la liberté et la liberté par l'éducation.
Toute la problématique de la pédagogie libertaire
me semble tenir dans ce mouvement dialectique. Autre précurseur
: Charles Fourier, qui, dans un espace de vie et de production,
le phalanstère, imagine un mode éducatif dans la liberté
des passions (on dirait aujourd'hui des désirs, des pulsions,
des motivations et des intérêts). Il préconise
non seulement l'éducation intégrale, celle de la main
et de l'esprit chère aux anarchistes -de PJ Proudhon à
S. Faure- mais aussi l'utilisation de la découverte et de
la conduite d'expériences multiples, permettant l'essai et
l'erreur.
De cet ensemble d'expériences naît le vrai choix de
l'individu, quant à ses apprentissages et à son activité
future.
Ce qu'il faut noter, et en cela Fourier fait de l'éducation
un enjeu et un acte de responsabilité collective, c'est que
l'éducation n'est pas artificiellement déconnectée
de la vie de la cité (le phalanstère), et de la production
nécessaire à la survie économique de l'organisation.
Cette éducation est intégrée au social sans
y être soumise, elle s'alimente du réel économique
sans en dépendre totalement, loin s'en faut Proudhon héritera
de cette conception de l'éducation, de ces utopie pédagogiques.
Le fondateur de la notion d'autogestion, qui fonde l'espoir révolutionnaire
sur les capacités des classes ouvrières autonomes,
considère que l'école ne doit pas être coupée
de la vie et de l'atelier, que le "couple" éducation-production
est fondamental, non seulement pour assurer la formation intégrale
et pluridisciplinaire des producteurs, mais aussi pour assurer l'indépendance,
vis à vis de l'État et de quelques autres, des structures
éducatives.
Logique d'action que l'on retrouvera avec S. Faure et la Ruche,
ou, de nos jours avec Bonaventure.
Fernand Pelloutier, animateur des Bourses du Travail et inventer,
avec des milliers d'autres, du syndicalisme révolutionnaire,
s'inscrit lui aussi, dans ce courant de l'éducation intégrale
et libre, lié à un souci d'usage social de la connaissance,
sans pour autant, non plus, transformer l'enfant en un petit producteur
compétitif et trop souvent exploité dans les ateliers.
Le seul but de l'éducation est de préparer à
cette condition future de producteur conscient, par la pluridisciplinarité
et la multiplicité des techniques. L'importance de Pelloutier,
à mon sens, est qu'il responsabilise le syndicalisme quant
au problème éducatif.
Parfaitement au clair sur les enjeux que représente l'éducation
pour les pouvoirs politiques et cléricaux, il considère
qu'elle est le meilleur instrument de domination de l'État.
Par conséquent, le syndicalisme, qui est l'outil naturel
d'émancipation de la classe ouvrière, doit maîtriser
le fait éducatif pour le libérer de la tutelle des
pouvoirs et du même coup, oeuvrer à la liberté
de tous.
C'est pourquoi il militera pour que les Bourses du travail deviennent
un lieu d'éducation des travailleurs soit l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes, comme les syndicats de la C.N.T. espagnole
l'ont fait en leur temps.
Il s'agit donc, non seulement d'instruire pour révolter,
mais aussi afin de forger la conscience ; qualifier pour mieux résister
et, à terme, afin de construire le socialisme dans la liberté.
Pour conclure ce rapide aperçu, j'évoquerai la Ruche,
lieu réel s'il en fut, qui mit en application ce souhait
de faire, de l'espace éducatif un outil au service de l'humanité
en veillant à ne pas l'inféoder à un quelconque
pouvoir.
En effet, comme le tente Bonaventure aujourd'hui, S. Faure essaya
de faire vivre une petite république éducative, en
s'appuyant sur son autosuffisance économique et sur la solidarité
active de structures et d'organisation sociales participant à
son financement
Cette volonté de "ne pas dépendre" me paraît
essentielle, même si cela n'enlève rien aux autres
expériences de pédagogie libertaire menées
ici et là ; en effet, elle s'affirme le seul moyen de. nous
doter de lieux éducatifs autonomes et, pour l'heure, propres
au mouvement libertaire.
En effet, autant les pouvoirs -et, au premier chef, le pouvoir d'État
qui les finance- peuvent tolérer des structures éducatives
dissidentes, marginales et libertaires, tant que celles-ci ne diffusent
pas ou ne s'inscrivent pas dans un mouvement social puissant et
organisé, autant il est clair qu'ils mettront fin à
ces expériences dès qu'elles représenteront
une gêne ou un danger pour leur système. C'est pourquoi
l'autosuffisance économique est essentielle à terme
; c'est sans doute sur ces capacités d'autosuffisance, ancrées
dans le social, que l'avenir de la pédagogie libertaire se
joue.
Que naissent donc cent petites républiques éducatives
et que le syndicalisme révolutionnaire y agite avec responsabilité.
Les principes régulateurs de la pédagogie libertaire
Par ailleurs, quant aux principes de la pédagogie libertaire,
j'en resterai à l'énonciation de quelques grands invariants
qui semblent fondamentaux. Il m'apparaît aujourd'hui mais
n'est-ce pas le filtre de l'éducation des adultes qui agit
là ? Que la finalité essentielle de ce processus de
l'éducation par la liberté consiste en ce que l'individu,
au fur et à mesure du travail éducatif, participe
de plus en plus à l'organisation et à la production
de ses savoirs.
L'éducation, en cela, est constituante de l'anarchisme, puisqu'elle
vise à autoriser l'individu à se produire en tant
que personne autonome, soucieuse de développer par la connaissance
et la connaissance de soi sa liberté et la liberté
des autres, et qu'elle se propose de donner à tous et à
toutes un espace dans lequel se réaliser socialement et professionnellement
Comme l'écrivait Pestallozzi, pédagogue suisse du
XVIIIe siècle, le projet éducatif tente de permettre
à chacun "de se faire libre", compte tenu de ce
qu'il est Les théoriciens et les praticiens de la pédagogie
libertaire iront eux aussi dans ce sens, comme J-J Rousseau, avant
Pestallozzi, l'a préconisé pour Emile, qu'il se proposait
de faire "premièrement homme".
L'Encyclopédie anarchiste est sans ambiguïté
à ce sujet : "l'éducation a pour but d'éduquer
l'enfant pour qu'il puisse accomplir la destinée qu'il jugera
la meilleure, de telle façon qu'en toute occasion, il puisse
juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté
assez forte pour confronter son action à ce jugement".
Ainsi, le but de l'éducation libertaire, et a fortiori de
la pédagogie libertaire, consiste à participer à
l'élaboration d'un individu libre d'agir et de penser et
capable de produire un discours critique sur ses propres choix.
En cela, le projet anarchiste d'éducation dépasse
la simple accumulation de savoir et se propose de construire un
individu capable d'analyse et de recul critique.
Vers des individus libres et autonomes
Si "la liberté est le couronnement de l'édifice
éducatif ", former l'esprit "c'est le mettre en
garde contre toutes les causes subjectives (intérêt
personnel, amour propre, paresse, dépendance d'autrui, principes
dogmatiques, goût du merveilleux), qui nous empêchent
d'observer et de juger ou nous induisent en erreur dans nos observations
et nos jugements" (l).
L'éducation libertaire s'affirme comme une pédagogie
rationaliste, voire scientifique qui refuse de faire de l'enfant,
et plus tard de l'adulte, un croyant en l'anarchie. Elle prône
un individu qui après analyse et réflexion tentera,
éventuellement. avec d'autres, de construire l'anarchisme.
Elle n'est donc pas, contrairement à de nombreuses doctrines
pédagogiques, une machine à reproduire et à
décerveler, mais, au contraire, un mode de production d'individus
libres et autonomes, capables de choisir leur rmode d'engagement
social.
L'éducation libertaire et son corollaire, la pédagogie,
visent, comme, le proposait déjà W. Godwin, "à
apprendre à penser, à discuter, à se souvenir
et à se poser des questions" (2).
La connaissance, même si elle est indispensable, n'est pas
une fin en soi.
Le résultat de l'éducation n'est pas une tête
bien pleine, qui offre à l'individu tous les moyens d'agir,
tant dans la sphère du travail manuel que dans celle de la
pensée et : du travail intellectuel. Elle se propose de doter
l'individu, sans négliger ni oublier les influences extérieures,
des outils de son autoconstruction.
De plus, l'éducation libertaire -la pédagogie Freinet
et la pédagogie institutionnelle s'en inspireront largement-
est aussi une école de la vie et des fonctionnellement sociaux.
L'enfant doit donc s'éduquer et être éduqué
dans la liberté et le respect de l'autre, adulte ou enfant
Dans les réunions, écrivait déjà J.
Guillaume, les enfants seront complètement libres : "
ils organiseront eux-mêmes leurs jeux, leurs conférences,
établiront un bureau pour diriger leurs travaux, des arbitres
pour juger leurs différents, etc. Ils s'habitueront ainsi
à la vie publique, à la responsabilité, à
la mutualité ; le professeur qu'ils auront librement choisi
pour leur donner un enseignement ne sera plus pour eux un tyran
détesté, mais un ami qu'ils écouteront avec
plaisir" (3).
Au-delà de la modernité et de l'idéalisme du
propos, il convient de souligner que le projet libertaire remet
fondamentalement en cause le statut du couple savoir/pouvoir dans
la situation éducative.
C'est pourquoi, elle fut et elle est encore, en de nombreux lieux,
dérangeante et anticipatrice des sociétés futures.
En effet, sans se leurrer non plus, le pouvoir n'appartient plus
à celui qui sait (l'enseignant), mais, en principe, à
tous et à toutes. Le savoir est la résultante, non
plus d'une assimilation passive, mais d'un travail individuel socialisé
ou d'une activité collective.
L'éducateur n'est plus là pour transmettre un savoir
académique, issu de directives et de programmes autoritaires,
mais pour favoriser chez les apprenants la production de connaissance
en fonction de leurs centres d'intérêt ou de leur préoccupation
du moment.
L'enseignant disparaît en se décentrant, et devient
un aide à l'apprentissage, qui n'a pour mission que d'aider
les apprenants "à trouver les réponses à
leurs questions, soit dans l'expérience, soit dans les réunions
avec les camarades, soit dans les livres et le plus rarement possible
à leur répondre directement eux-mêmes"
(4). Il s'agit tout simplement de mettre en acte la très
célèbre formule de Blanqui dans l'espace éducatif
"ni dieu (omniscient) ni maître (omnipotent)".
Une attitude de vie
Pour clore cette évocation rapide de quelques principes de
pédagogie libertaire, j'aimerais ajouter deux remarques.
La pédagogie libertaire, d'abord, n'est pas une pédagogie
de l'outil, mais une pédagogie de la démarche et de
l'attitude. C'est-à-dire qu'elle ne fonde pas ses résultats
sur l'objet de la médiation -tel ou tel livre, telle ou telle
méthode, tel ou tel support- mais sur l'aptitude du groupe
et de son animateur à mettre en oeuvre un processus éducatif
dans la liberté.
Elle est une intention permanente en acte, d'où ses fragilités,
et non pas un croyance dans l'infaillibilité de la méthode,
d'où sa force. La pédagogie libertaire est une pédagogie
pragmatique, non dogmatique, qui repose avant tout sur quelques
principes simples et surtout la conscience et la participation active
de ceux et de celles qui la mettent en oeuvre en situation et dans
un contexte.
Ma deuxième remarque -mais n'est-elle pas inutile ici ?-
consistera à insister sur le fait que la pédagogie
libertaire n'a de sens que si elle est mise en acte, conçue
et guidée par les apprenants eux-mêmes, en bref qu'elle
est faite pour (et par) les éduqués et non pour (et
par) l'éducateur.
Il ne s'agit donc pas seulement de se faire plaisir, encore'que
cela soit aussi recommandé, mais d'agir dans l'intérêt
des "citoyens en apprentissage". L'éducation et
la pédagogie libertaire sont des principes en action, mais
aussi en questionnement permanent, il va de soi, alors qu'elles
se pratiquent en tout lieu, librement ou clandestinement, qu'il
n'y a pas d'espace et de temps réservé à leur
exercice, et que, sans le savoir, certains et certaines, soucieux
du développement des enfants et des adultes, les pratiquent
très bien.
C'est pourquoi, peuvent s'en revendiquer l'équipe de Bonaventure,
celle du lycée autogéré de Paris et d'ailleurs
ou des individus isolés ; qui dans une classe Freinet, qui
dans le cadre de la pédagogie institutionnelle, qui dans
une ZEP, qui en formation d'adultes.
La pédagogie libertaire, comme le prolétariat, n'a
pas de patrie.
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