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Origine : http://www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=487
Article publie dans "le Monde Libertaire" en été
1991.
SUR BAKOUNINE, L’ALLEMAGNE ET LE NATIONALISME
Bakounine est une référence, non un dogme, pour les
a¬narchistes. Il est donc logique et nécessaire, comme
l’a fait René Berthier, de revoir certains points essentiels.
Il s’agit ici de la fondation du nationalisme allemand et
du pangermanisme, selon Bakounine. René Berthier juge les
affirmations bakouniniennes et les conséquences qu’il
en tire sur la prise de conscience révolutionnaire, à
la lumière des con¬naissances historiques actuelles,
et en comparant avec les a¬nalyses de Marx et Engels (1).
Formation du nationalisme allemand
"Partout, dit Bakounine, le protestantisme a produit l’esprit
de liberté et d’initiative,"donnant principalement
à la classe moyenne et aux corporations ouvrières
des vil les un essor vigoureux et puissant. Pourquoi en Allemagne
le protestantisme s’accompagne-t-il du despotisme des princes,
de l’arrogance des nobles et de la soumission des classes
laborieuses ? (2)
C’est en fait que l’expansion germanique a lieu à
l’Est en luttant contre les Slaves, et donc, le pouvoir militaire
devient le pilier de la société. Lors de la guerre
des paysans de 1525, le pouvoir réprime, avec la bénédiction
de Luther et d’autres théologiens. "C’est
en effet à partir de cette date que commence, selon Bakounine,
le long sommeil qui s’abattit sur le pays jusqu’à
la moitié,du XVIII siècle (3). "
Pour Bakounine, le protestantisme allemand est ainsi constamment
caractérisé par la négation, dans les faits,
de la liberté de conscience, par la soumission de l’Eglise
au pouvoir politique, et par l’acceptation passive de tout
sta¬tu quo politique et social, par ce que Bakounine appelle
la "propagation systématique de la doctrine de l’esclavage"
(4).
Les historiens, et l’interprète du protestantisme
Max Weber, confirment les grands traits de cette interprétation.
Marx et Engels également, mais ils en tirent des conclusions
radicalement distinctes. Marx considérait les mouvements
ré¬volutionnaires paysans comme rétrogrades. Cependant
Engels avait observé les capacités organisationnelles
des paysans allemands semblables, voire plus avancées que
celles de la bourgeoisie germanique au XIX siècle. Mais cela
ne modifia pas la vision déterministe de l’évolution
historique par étapes successives obligatoires. Marx n’évolua
que tardivement sur ce point (5).
Bakounine s’emportait contre la primauté absolue de
l’économisme sur les autres facteurs sociaux ; Ce principe
est profondément vrai lorsqu’on le considère
sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de
vue relatif ; mais il néglige la réaction pourtant
évidente, des institutions politiques et juridiques et religieuses
sur la situation économique (6).
Le nationalisme allemand au XIX siècle
Les différents peuples slaves opprimés par la Russie,
l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie cherchaient à
s’émanciper, dans le désordre. Les Slovaques,
dit Bakounine, les Silésiens et les Polonais s’opposaient
aux Tchèques ; les Ruthènes [Ukrainiens] s’opposaient
aux Polonais qui ne voulaient pas reconnaître leur droit.
Les Slaves du Sud, "indifférents à toutes ces
chamailleries", préparaient la guerre contre la Hongrie
[...] Bref, chacun tirait la couverture à soi, cha¬cun
voulait transformer les autres en marchepied sur lequel il monterait
pour s’élever (7).
Je laisse de côté la participation personnelle et
courageuse de Bakounine aux mouvements slaves et germanique, pour
aborder son analyse. Les Allemands ne pouvaient ni ne savaient ni
ne désiraient s’unir en 1848. En effet, c’est
uniquement la bourgeoisie allemande traditionnelle qui incarne la
soumission à la hiérarchie étatique. Mais la
lutte révolutionnaire des Allemands, comme des différents
peuples slaves, était pour Bakounine une nécessité.
René Berthier s’insurge avec raison contre le prétendu
"messianisme slavophile" attribué à Bakounine,
voire son "messianisme paysannophile", qui ferait des
traditions collectivistes agraires russes - le mir -, le foyer de
la révolution. En soi, "apathie" et "improductivité"
sont les principales caractéristiques de la communauté
rurale russe (9). "
Marx et Engels, en 1848, expriment d’abord leurs sympathies
pour les luttes polonaise, italienne et tchèque, car une
nation ne peut pas devenir libre en continuant d’opprimer
d’autres nations (1847). Par souci d’efficacité,
c’est-à-dire (10) l’assurance que l’Allemagne
se développerait en entraînant l’expansion du
socialisme de langue allemande qu’ils es¬comptaient monopoliser,
Marx et Engels contredirent leur ana¬lyse, en quelques mois.
D’où des déclarations sidérantes anti
tchèques, croates et slaves : en communauté avec les
Polonais et les Hongrois, nous ne pouvons affermir la révolution
que par le terrorisme le plus déterminé contre les
peuples slaves (1849) (11).
Cette volte-face (où Polonais et Hongrois ne sont acceptés
qu’en tant qu’ils sont germanophiles) de Marx et En¬gels,
comme de nombreuses autres (opinions sur Proudhon, Lasalle, Bakounine,
l’AIT, la Russie, etc.) s’explique, à mon avis,
par leur désir de réussite individuelle. Issus d’un
pays frag¬menté, Marx et Engels ont la même morale
que les parvenus : percer par tous les moyens. Si pour Proudhon
Marx est le tenia du socialisme, il faut ajouter que Marx et Engels
en sont les Rastignac. En ce sens, les disciples de Marx, comme
Kautsky, Bernstein, Lénine, Trotski et compagnie, dans leurs
évolutions multiples, sont parfaitement dans la ligne jésuitique
de la pensée du Maître. Les luttes intestines et criminelles
au sein des mouvements marxistes sont la conséquence automatique
d’une théorie fondée sur l’opportunisme
et l’autoritarisme.
L’illusion parlementaire (allemande)
"A l’opposé de Marx, Bakounine pense que le système
représentatif (que Bismarck a mis en place en Allemagne dès
1866) ne conduit pas à un régime moins autoritaire
que les despotismes mis à bas par la Révolution française,
ni que le suffrage universelle puisse en quelque façon que
ce soit rap¬procher l’échéance du socialisme
(12). "
René Berthier cite un biographe de Bismarck, qui donne ce
témoignage de Bismarck lui-même en 1871 : Nous devons
mettre en application ce qui semble justifié dans le programme
socialiste et qui peut être mis en application dans le cadre
présent de l’Etat et de la société (13).
Bakounine avait par¬faitement saisi le jeu de Bismarck et celui
de Marx et Engels. L’absurdité du système marxien
consiste précisément dans cette espérance qu’en
rétrécissant le programme socialiste outre mesure
pour le faire accepter par les bourgeois radicaux, il transformera
ces derniers en des serviteurs inconscients et involontaires de
la révolution sociale. C’est là une grande erreur,
toutes les expériences de l’histoire nous démontrent
qu’une alliance conclue entre deux partis diffé¬rents
tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde (14).
Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires,
nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions
soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ?
Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage
universel, considéré à lui tout seul et agissant
dans une société fondée sur l’inégalité
économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un
leurre (15).
Le nationalisme et les anarchistes
René Berthier souligne la position de Marx dans le Manifeste
en 1848 : "Déjà les démarcations nationales
et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus
avec le développement de la bourgeoisie, la liberté
du commer¬ce, le marché mondiale, l’uniformité
de la production industriel¬le et les conditions d’existence
qu’ils entraînent. [...] Du jour où tombe l’antagonisme
des classes à l’intérieur de la nation, tombe
également l’hostilité des nations entre elles."
("Prolétaires et communistes") On reconnaît
la "foi" dans le déterminisme économique,
et en ne prenant que le cas des Etats Unis et de la Grande Bretagne,
la persistance des wasps, des Indiens, des Chicanos, des irlandais,
des Gallois, etc., comme groupe ethnique refusant le rouleau compresseur
de l’uniformité, on se rend compte que Marx à
complètement négligé les facteurs psychologiques.
Les marxistes ont essayé de développer la question
nationale, mais en général avec les mêmes oeillères
que le Maître : "Celui qui n’a pas sombré
dans les préjugés nationalistes ne peut pas ne pas
voir dans le processus d’assimilation des nations par le capitalisme
un immense progrès historique, la destruction de la routine
nationale des différents coins perdus, notamment dans les
pays arriérés tels que la Russie (16). " Quant
aux textes de Marx et Engels contre les Slaves, Lénine comprit
et explique qu’il s’agissait de "peuples réactionnaires
entiers" opposés aux "peuples révolutionnaires",
mais que dans le processus de la lutte révolutionnaire, il
devait y avoir "liberté de séparation" et"liberté
d’union" dans les cas d’oppression ou de révolution,
selon la volonté tactique de Comité Central (17).
Dans la pratique, le schéma organisationnel appliqué
jusqu’à la décomposition de l’URSS, partiellement
suivi en Yougoslavie, n’est que la continuation de l’administration
impériale turque ou austro-hongroise voire tsariste, avec
de vagues a¬méliorations.
René Berthier conclut sur la reconnaissance des valeurs
du prolétariat allemand par Bakounine et l’importance
de la critique de l’Etat. Mais il demeure que l’ensemble
des tex¬tes de Bakounine sur l’Allemagne tende à
entraîner la confu¬sion entre développement du
totalitarisme et peuple allemand comme dans Etatisme et Anarchie,
qui est mal dissipée par la condamnation du pangermanisme
et du panslavisme dans un bref appendice. Et les rares allusions
au judaïsme sont complètement négatives et erronées
(18).
Il est évident que la prise de position de Kropotkine contre
l’Allemagne dès 1905, et collectivement défendue
en 1916 (19), était largement inspirée par une lecture
biaisée, mais réelle de Bakounine. Simultanément,
Kropotkine encoura¬geait toutes les luttes nationales ; positions
que reconnais¬saient Malatesta et la majorité des camarades
opposésau choix de Kropotkine en 1916. Depuis lors, la foi
de Kropotkine dans "la civilisation française"
comme berceau de la révolution s’est avérée
illusoire : les crimes et l’exploitation (qui perdure) des
colonies et ex colonies ne sont guère différents de
ceux engendrés par l’Allemagne nazie et actuelle (avec
les manipulations en Slovénie et en Croatie pour attiser
la guerre civile, "grâce" aux contradictions internes
à la Yougoslavie).
Durant la seconde guerre mondiale, seules des minorités
(comme Cultura Proletaria de New York) protestèrent contre
la participation de nombreux cénétistes à la
lutte antinazie, sans compter de multiples militants en France,
en Italie, en Bulgarie, etc. Avec les guerres anti-coloniales, on
a même as¬sisté à une coupure entre anarchistes
- plus ou soins indirectement - anti et pro impérialistes
(20). Plus tard, on revient à une vision en faveur des luttes
régionales au Pays Basque, en Sardaigne, en Sicile, moins
clairement pour la Macédoine (21).
Afin de s’orienter au milieu des multiples querelles na¬tionales
actuelles, tant en Europe qu’ailleurs, nous pourrions nous
fonder sur un texte de Bakounine. Après avoir prôné
la nécessité d’un système social constitué
de bas en haut par l’alliance libre des associations ouvrières
et des communes libres [donnant] naissance à une fédération
libre, nationale et internationale, il ajoute ce qui suit pour la
Pologne, mais en remplaçant "Pologne" et "Polonais"
par n’importe quel autre nationalité ou ethnie, nous
disposons d’un critère sûre. Adversaire de tout
Etat, nous rejetons, bien entendu, les droits et les frontières
dits historiques. Pour nous, la Pologne ne commence, n’existe
réellement que là où les masses laborieuses
reconnaissent qu’elles sont et veulent être polonaises
; elle finit là où, refusant tout lien particulier
avec la Pologne, ces masses entendent contracter librement d’autres
liens nationaux. (22).
Décembre 2006.
Notes
1) Berthier René Bakounine politique (révolution
et contre révolution en Europe centrale), Paris, Monde Libertaire,
199I, 237 p.
2) o. c., p. 13.
3) o. c., p. 20.
4) o. c., p. 32.
5) o. c., pp. 27-28 et p. 23.
6) o. c., p. 22.
7) o. c., p. 67.
8) o. c., p. 95.
9) o. c., p. 87.
10) o. c., pp. 72, 101.
11) o. c., p. 84.
12) o. c., p. 120.
13) o. c., p. 185.
14) o. c., p.177.
15) o. c., p. 175.
16) Lénine Notes critiques sur la question nationale, (1913)
Moscou, 1954, pp.15-16.
17) Lénine Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes,
(1916) - groupé avec le texte précédent -,
pp.156-157, I65.
18) Bakounine Oeuvres, Champ Libre IV p.359 ; VII p. 278. Marx
ou (Bronstein) Trotsky n’offrent pas de visions plus positives.
19) Pierre Kropotkine Oeuvres, p. 297 et ss.
20) Pro colonisés : Noir et Rouge anthologie 1956-1970,
Acratie, pp. 145-I9I ; pro colonialistes : Prudhonmeaux L’effort
libertaire, Spartacus, pp. 21-26.
21) Orrantia "Tar" Miquel Por una alternativa libertaria
y global, Madrid, Zero, 1979 ; Bonanno Sicilia : sottosviluppo e
lotta di liberazione nationale, Raguse,1982 ; Contre l’éthnie
macédonienne : Balkanski Libération nationale et révolution
sociale (à l’exemple de la révolution macédonienne),
Paris, Fédération Anarchiste,1982, p. 154.
22) 1872 Oeuvres, VI, p. 344.
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