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Origine : http://www.preavis.org/antiweblog/article.php3?id_article=131
La parentalité entre violences politiques et violences urbaines
par Fabienne Messica, 29 avril 2005
L’initiative prise par certaines municipalités, y
compris par de grandes villes comme Strasbourg de décréter
ce que les journalistes ont appelé « le couvre-feu
» pour les enfants de moins de 13 ans ou de moins de 16 ans
vivants dans les « quartiers » a fait l’objet
de maintes critiques. En termes d’efficacité sécuritaire
comme en termes de protection de l’enfance, ces mesures saisonnières
interdisant la circulation entre 23 heures et 6 heures des enfants
non accompagnés par un adulte, sont jugées totalement
inefficaces aussi bien par la Police, que par les éducateurs
et les juges des enfants. Tous dénoncent leur caractère
démagogique.
Si caricaturales et spectaculaires soient-elles, ces mesures ne
comportent pourtant aucun caractère de nouveauté par
rapport aux politiques traditionnelles en matière de sécurité
et de traitement « social » des « incompétences
» ou incapacités familiales. La suspicion à
l’égard des familles défavorisées, jugées
incapables d’exercer le contrôle nécessaire sur
leurs enfants, s’exprime couramment, soit par des mesures
de contrôle, soit par le développement de formes d’assistance
à la parentalité.
Ces contrôles s’effectuent par exemple par le biais
de la Caisse d’Allocations Familiales qui peut supprimer les
allocations aux familles pour cause d’absentéisme scolaire
prolongé. C’est ainsi qu’en Septembre dernier,
les écoles publiques de Saint-Denis ont diffusé un
document de la CAF avertissant les parents du risque de suspension
des allocations en cas d’absentéisme scolaire des enfants
et d’un accord à ce sujet entre la CAF de Saint-Denis
et l’Education Nationale. À l’instar des arrêtés
municipaux de « couvre-feu » qui, cette année,
n’ont pas été cassés par le Conseil Constitutionnel,
cette initiative locale, sans être désavouée
par le niveau central, n’est pas à l’heure actuelle
appliquée au niveau national. Dans la mesure où la
législation actuelle est suffisante pour que tout enfant
trouvé seul à une heure tardive dans la rue soit reconduit
chez lui par la Police et pour que tout enfant non-scolarisé
soit signalé, il convient de s’interroger sur ce que
ces initiatives locales apportent de nouveau.
Publicité et pédagogie
Outre leur caractère démagogique ces initiatives
témoignent de la volonté de rendre publique un contrôle
social qui s’effectuait jusque-là de façon discrète.
Cette « publicité », en stigmatisant sans complexe
les familles, montre que, par un effet pervers, l’assistance
à la parentalité et les directives politiques concernant
le renforcement nécessaire du rôle des parents, ont
eu pour effet de faire admettre l’incompétence des
parents comme une évidence. Le langage pédagogique
adopté par la CAF qui met l’accent sur l’intérêt
des enfants est à ce titre très significatif. Le soupçon
de négligence à l’égard des parents s’y
mêle à une attitude compréhensive qui tranche
avec la menace de sanctions.
Territorialisation et singularisation de la loi
Ces initiatives ont également pour effet de territoraliser
la loi (le couvre-feu concerne des quartiers précis et se
décide à un niveau municipal) et de la soumettre à
une conjoncture (ici saisonnière). Ce qui s’applique
ici au nom d’une urgence sécuritaire, c’est un
traitement spécifique des quartiers tant du point de vue
de l’espace que du point de vue du temps. Ainsi, les populations
sont renvoyées à une spatialité et à
une temporalité qui n’est pas la même que celle
du reste de la société.
Par ailleurs, l’adoption quasi-simultanée par plusieurs
municipalités de mesures de couvre-feu, qu’elle soit
concertée ou non, montre qu’il existe aujourd’hui
des coopérations horizontales dont le résultat est
de mettre hors-jeu le niveau central ou étatique. Si le fait
de conditionner la perception des allocations au respect de l’obligation
scolaire n’est pas nouveau en soi (traditionnellement, la
CAF contrôle l’inscription des enfants à l’école
en demandant aux parents un certificat de scolarité), la
coopération directe avec l’école est inédite.
Elle implique une coordination entre une administration (la CAF)
et une institution (l’école) dont les vocations sont
pourtant distinctes l’une de l’autre. Non seulement
elle traduit une modification substantielle des pratiques en permettant
que le contrôle s’effectue par-delà les parents
et tout au long de l’année, mais plus encore elle pose
un grave problème éthique. Doit-on, au nom de l’efficacité,
mettre fin à une distinction des rôles qui garantit
d’une part l’anonymat des informations détenues
sur les populations et d’autre-part, la possibilité
pour ces populations, de conserver un espace de liberté comme
interlocuteurs des différents services, administrations et
institutions ?
Une exclusion hors de la loi commune
Alors que, dans son principe même, la loi est l’affirmation
de l’appartenance à une même communauté,
ces pratiques désignent des quartiers ou des familles en
particulier et font de l’exclusion sociale, ce qui conditionne
et justifie une exclusion hors de la loi commune. En effet, même
si un arrêté municipal n’a pas le statut d’une
loi, il appartient à la sphère de la loi et se l’approprie
symboliquement. Or ici, non seulement, l’élément
de la loi est laissé à l’initiative des municipalités
ou des administrations, mais pire encore, il constitue un relativisme.
En effet, le principe de la loi est que lorsqu’elle distingue
des groupes (par exemple des groupes d’âge), c’est
à partir de sa généralité et non l’inverse.
Fonder la loi sur une casuistique ( élaborer des règles
destinées à un cas ou un groupe précis ) permet
d’évacuer à la fois les fondements et les effets
réels des pratiques. Celles-ci relèvent en effet d’une
logique qui se referme sur elle-même : en reconnaissant par
l’intervention de la loi, la perte de légitimité
des parents, elle ne font que l’accroître et provoquer
une augmentation de la violence, laquelle JUSTIFIE à postériori
ces mesures. Il y a là un élément qui s’ajoute
à toutes les fermetures des quartiers et qui accroît
le sentiment de non-sens que confère la sorte « d’extra-humanité
» à laquelle ils sont identifiés.
Conflictualité et violence
En effet, si d’un côté la généralité
de la loi - l’égalité formelle - entraîne
des conflits avec des individus ou des groupes qui ne veulent pas,
dans leurs conditions sociales d’existence, s’y soumettre,
ce conflit a un sens : il révèle des contradictions.
En revanche, l’application de règles catégorielles,
reconnaissant négativement la différence des quartiers,
a pour effet à la fois de cautionner la violence et l’exclusion
de la loi commune et de vider les conflits de leur sens.
De telles règles, en légitimant une violence institutionnelle
ciblée, provoquent celle des individus et des groupes désignés.
En même temps, et c’est un paradoxe, elles évacuent
les contradictions réelles liées à la juxtaposition
d’un égalitarisme de principe sans concessions, avec
les effets de l’inégalité sociale et avec la
construction, par une partie des plus défavorisés,
d’un rapport fondé sur la domination des plus faibles
par les plus violents. Or, même si des phénomènes
comme l’absentéisme scolaire, les incivilités,
la délinquance, la violence ne sont pas de même nature,
il n’en demeure pas moins que cette auto-exclusion et les
contradictions qu’elle révèle leur donnent sens.
Une réponse mimétique, traitant d’un point de
vue juridique les quartiers de façon différenciée,
est un moyen de dissoudre l’élément de sens
issu de cette contradiction. Car c’est parce qu’elle
conserve le principe de la loi - tout en éclairant les processus
de désintégration sociale par lesquels ce principe
devient inopérant - que cette conflictualité est productrice
de sens.
Ces phénomènes participent par ailleurs à
la fermeture des quartiers liée à l’appauvrissement
des relations avec l’extérieur et ils se conjuguent
avec un puissant sentiment d’enracinement chez les populations.
Concernant la violence, cette double approche de fermeture des quartiers
sur eux-mêmes, produite par l’environnement et par les
habitants, conduit au développement de violences internes
aux quartiers et à l’interprétation de ces violences
comme violences contre soi. Quelle que soit sa validité,
cette analyse (qui présuppose que pour les habitants, le
quartier, c’est « soi-même ») ne permet
pas elle non plus de poser la question des rapports de cette violence
avec la société. Or, bien que les interactions entre
les quartiers et l’ensemble de la société, se
limitent souvent aux rapports avec les différents intervenants
(éducateurs, assistantes sociales, associations), la société
des quartiers ne peut être considérée isolément.
Il ne s’agit pas ici de relativiser les violences au prétexte
que la société libérale est violente mais de
comprendre en quoi ce qu’elles questionnent n’est pas
seulement relatif aux quartiers.
Que l’on interprète ces faits comme l’expression
d’une révolte ou au contraire, comme la façon
dont des groupes ou des individus instituent par la violence des
formes de pouvoir « totalitaire », ou bien encore comme
le mélange ou la coexistence des deux éléments,
maintenir la tension avec la loi commune permet de poser la question
de la violence dans les quartiers comme un enjeu pour toute la société.
Au contraire, en traitant de manière différenciée
des individus ou des familles à priori suspectés non
seulement de ne pas respecter la loi mais également de ne
pas mériter la même loi que les autres, on substitue
à cette conflictualité porteuse de sens, une violence
à l’état pur.
L’invisibilité des quartiers
Un élément constitutif de cette violence institutionnelle
est la volonté de rendre invisible, par une sorte de mesure
d’urgence, une partie de la population. La priorité
mercantile en période touristique a été, à
juste titre, dénoncée par la presse. Mais ce qui semble
encore plus symptomatique, c’est qu’il s’agit
là d’une priorité sur la vie. Non seulement
les arrêtés municipaux confisquent la ville aux habitants
pour la livrer aux seuls habitants marchands, mais ces arrêtés
contiennent un élément mortifère. Condamner
les gens à l’invisibilité, c’est leur
signifier leur mort sociale. C’est pour cette raison que dans
certaines sociétés amérindiennes, lorsqu’un
individu se dérobait à la loi, on le condamnait tout
simplement à devenir un invisible pour l’ensemble de
la communauté. Il en mourrait finalement aussi sûrement
que si on l’avait abattu. De la même façon, des
quartiers ou des catégories de population comme les sans
domiciles fixes, condamnés, dans certaines villes et à
certains moments de l’année, à être des
invisibles sont tout simplement déclarés morts à
la société.
Le parentalisme
Par ailleurs, concernant la fonction éducative, les difficultés
actuelles sont à replacer dans une analyse historique des
rapports entre l’institution scolaire et les familles et dans
une analyse socio-économique des quartiers. La question éducative
actuelle est directement issue du processus de séparation
entre une fonction économique assurée par la famille
et la fonction politique de l’école. Cette dépossession
historique, conjuguée avec les effets du chômage, se
traduit tout naturellement par une perte d’autorité.
Un parent qui n’a plus de rôle économique (nourricier)
et qui, en même temps, n’a aucun pouvoir dans la société,
ne peut pas détenir une autorité reconnue. Par conséquent,
confiner la parentalité, pour reprendre un mot à la
mode, à la dimension économique est un piège.
Le second piège est de limiter la notion de valeurs transmises
par la famille à la sphère strictement morale. Car
ce que les parents interdisent ou autorisent est également
fonction de leur culture politique et de leur sentiment d’appartenance
à la communauté politique. C’est pourquoi, ce
qu’il s’agit de restaurer n’est pas la famille
patriarcale mais bien le lien qui a été dissous entre
la « parentalité » et la citoyenneté.
Entre termes pratiques, cela signifie que, c’est en réinvestissant
le champ politique dans lequel la question éducative s’intègre
et en obtenant la reconnaissance de leur rôle, que les familles
victimes des discriminations sortiront, tant de l’impasse
sécuritaire que de l’assistanat « parentaliste
».
PS: Article paru sur le site de La fabrique de la haine.
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