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LA PART DES CHOSES
Par Fabienne Messica,
AITEC

Origine : http://fondation.intermedes.free.fr/contribsext/FMESSIC_PART_Chos.htm

La plupart d’entre nous succombent au pouvoir magnétique des choses
et n’évaluent les évènements qu’en fonction de leurs conséquences tangibles
Abraham Heshel,

Les bâtisseurs du temps

Le sociologue de l’histoire Georg Simmel décrivait les périodes historiques comme autant de tableaux avec des touches de couleurs qu’il s’efforçait de recomposer. Une histoire et une temporalité qui ne sont pas seulement marquées par des évènements qui découlent les uns des autres mais qui se donne comme autant d’impressions et de surimpressions, comme une symphonie de touches, de tons superposés avec ses éclats de violence qui tranchent. Parmi ces tonalités, le non-événement, la rumeur, l’apparence, l’imitation du vrai ou le mensonge seraient aussi hauts en couleurs et feraient histoire au sens sociologique du terme autant que les dates marquantes et évènements réels.

Deux faits divers particulièrement éloquents nous ont confronté cette année à cette question centrale de la vérité : l’affaire Outreau dans laquelle des enfants, victimes d’un inceste familial élargi à un couple de voisins, ont confirmé les accusations de leur mère contre une dizaine de personnes dont l’innocence paraît aujourd’hui avérée ; enfin l’affaire du RER où une jeune femme a inventé une agression antisémite de type néo-nazi.

Ces deux affaires n’ont dans leur déroulement rien de similaire sinon qu’il s’en dégage une égale fascination pour une barbarie pornographique. Mais elles témoignent toutes deux, au-delà des débats sur la crédibilité des témoignages, le traitement de l’information et la parole des victimes, d’un renversement pathologique de la relation entre vérité et fiction.

La fiction éclaire la réalité par sa force symbolique, elle a fonction de révélation et outrepasse le cadre plus étroit des faits. En tant que « fiction », l’affaire Outreau « fonctionne » car lorsque des enfants sont réduits à l’esclavage sexuel par leur mère, beau-père et un couple de voisins, c’est tout un fonctionnement social qui est en cause. L’innocence de nombreux accusés de cette affaire ne vaut pas déresponsabilisation pour l’ensemble de la société, généralement peu attentive aux enfants et aux conditions de huis clos, d’inertie, de solitude, de nombreuses familles. Par ailleurs, la sacralisation de la parole de l’enfant est ambiguë car c’est aussi une réification tendant à faire de la parole de l’enfant une parole sans sujet, sans sujet qui puisse se tromper, mentir, être pris dans un tourbillon de fantasmes, avoir peur, croire que c’est ceci et non cela qu’il doit dire.

L’affaire du RER témoigne quant à elle des représentations qui travaillent notre société et sont, dans le cas présent, l’image forte d’un antisémitisme puisé dans la symbolique pornographique du nazisme et le racisme contre les immigrés d’origine arabe, musulmane ou Africaine qui sont ici « nazifiés ». La rumeur a ceci de particulier qu’elle fonctionne à merveille avec des « types idéal ». Dans ce fait imaginaire, devenu rumeur puis démenti, on est confronté à la victime idéale (femme, enfant, supposés juifs par les agresseurs), un public idéal, passif, lâche et des auteurs de violence correspondant eux aussi, dans leur typologie, aux préjugés les mieux ancrés. Il y a là un concentré de tout ce qui fait débat dans cette société, par rapport à son histoire, aux populations qui y vivent, aux discriminations, aux racismes, à la condition de la femme et à notre condition commune de spectateurs. `

Nous pouvons certes nous indigner que les politiques, les associations et la presse se soient laissés abuser mais ce que l’on doit analyser, c’est en quoi l’opinion est préparée à admettre le pire, à imaginer la société et certains de ses membres, particulièrement les plus pauvres ou d’origine étrangère comme plus déshumanisés en somme que ne l’est la société elle-même. L’inceste, le viol d’enfant, le nazisme ont en effet ceci de commun qu’ils incarnent la non-humanité ou l’anti-humanité. Ils sont, de plus, un basculement de la barbarie quotidienne, banalisée, à la barbarie totale. Ce basculement n’est pas secondaire : il exonère et relativise la barbarie quotidienne.

Cette barbarie banalisée, la télé « réalité », ce téléguide, nous y invite tous les jours, contribuant par ses méthodes à relativiser l’ignoble et à effacer la frontière entre réalité et fiction. Dans ce contexte, c’est aussi la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable qui devient si floue que seules les références à des périodes honnies de l’histoire française, comme l’occupation, parviennent à tirer de sa léthargie une classe politique indifférente à la condition de délitement social qui frappe des catégories de plus en plus nombreuses.

Au milieu de ces indignations qu’on peut juger fort sélectives, que font les intellectuels pour éclairer une réalité qui se présente sous la forme d’un langage instantané , une peinture brute, sans perspective où l’on ne distingue pas d’où viennent les choses (l’histoire) et encore moins où elles vont, des faits ou des mensonges, tellement dépouillés de sens que les qualifier de vrais ou de faux, finit par n’avoir plus d’importance. Fonctionnant par analogie, nombre d’intellectuels, de journalistes, de responsables institutionnels ou politiques comparent l’incomparable, ils déclarent par exemple que les jeunes des banlieues sont des nazis ou que l’islam est « un fascisme vert » ou que l’affaire du voile, c’est l’affaire Dreyfus. Cette concurrence sur les analogies les plus invraisemblables n’est pas neutre : elle vise à donner ses lettres de noblesse historiques au présent mais ne restitue ni son épaisseur, ni sa nouveauté, ni sa singularité. Des consensus symétriques quoique parfois antagoniques mais presque tous construits sur de l’à peu près, des comparaisons douteuses, des demi-vérités, se construisent. À leur manière, ces thèses fonctionnant sur l’analogie, contribuent à rendre « anhistoriques » les faits à la fois les plus marquants et les plus « culpabilisants » de l’histoire (la collaboration et le colonialisme) et démontrent l’incapacité à saisir la singularité des racismes et des discriminations actuelles. Car si l’histoire peut éclairer le présent, le retour du même n’est qu’une fiction qui consiste à se représenter l’histoire comme une névrose,( le retour cyclique du refoulé) et non comme un processus susceptible d’une lecture rationnelle. Ainsi, les racismes d’aujourd’hui ont leur propre dynamique, non dissociée de l’histoire mais pas équivalente. Et il est frappant de constater qu’aujourd’hui, en France, malgré les ouvrages et les théories qui ont été consacrées au racisme colonial et au racisme contre les immigrés, la référence à l’antisémitisme est constante, y compris chez les enfants de l’immigration . Ces derniers comparent le racisme dont ils sont victimes à l’antisémitisme ou le posent, à l’instar de certaines organisations antiracistes ou d’organisations communautaires juives, de manière concurrentielle.

Ces lectures participent à la manipulation des imaginaires sans produire d’outils intellectuels pour lutter contre l’accroissement réel des actes et des idéologies racistes. Tant dans le domaine de l’insécurité, de la place de l’enfant, de la question des racismes , un travail de décryptage idéologique est patiemment élaboré par quelques-uns, à l’écart des passions sulfureuses que d’autres entretiennent avec la pensée « spectaculaire ». Mais il demeure que le système explicatif est en panne : les modes opératoires idéologiques, le rôle que jouent l’aggravation de la condition sociale, matérielle, humaine et les discriminations sont des explications mais quelque chose échappe, on ne saisit pas ce qui unifie ces processus pour produire le point aveugle auquel nous sommes confrontés. Quand la raison est disqualifiée, quand sa temporalité est incompatible avec le tout venant d’une vraie ou fausse actualité, ce n’est pas seulement la vérité en tant que fait brut qui fait problème, c’est sa fonction même.

Ainsi, on s’interroge aujourd’hui sur les effets à court ou à long terme de la disqualification de la parole de l’enfant dans l’affaire Outreau ou de celle de victimes d’actes antisémites après l’affaire du RER. Pourtant, ces deux événements ne révèlent pas seulement une faille qu’il suffirait de réparer mais plutôt la singularité d’une situation doublement marquée par la sacralisation et réification de la victime et notre accoutumance, chaque jour confirmée, à une barbarie « grise » posée hors conscience, hors signification, qui surplombe le réel et parfois l’outrepasse.

Oui, la vérité sert à quelque chose et l’imaginaire ne lui est pas étranger. La manipulation des peurs et les fascinations qui en résultent sont une partie de la réalité au même titre que les violences réelles et c’est une lecture complète qui intègre chacun de ces pans de réalité et d’interprétation qui s’approche de la vérité. Cette lecture n’est pas une déduction obligée, automatique, due à l’accumulation d’arguments unilatéraux conduisant à une dogmatique mais un processus jamais abouti, toujours en chemin, qui se révèle par bribes, approximations, mais qui éclaire tout le tableau. Beaucoup veulent croire qu’ils voient tout le tableau en introduisant un principe indivisible et explicatif de la totalité, qu’il s’agisse de la lutte des classes comme explication du monde, de l’antagonisme colonialisme et anticolonialisme, de l’antisémitisme. À cela, il faut préférer le tableau entier, animé de principes multiples, à l’ombre desquels rien ne nous empêche d’affirmer, la clarté absolue de nos principes les plus universels.

Sous ce ciel chargé, ce doute obsédant désormais la parole, ce doute qui lasse plus qu’il n’inspire un véritable sursaut de la liberté, ne suffit pas pourtant pour que l’hirondelle, passant au-dessus du divers des faits, ne fasse enfin un printemps, trop longtemps remis à demain.

Fabienne Messica.