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Origine : http://fondation.intermedes.free.fr/contribsext/FMESSIC_PART_Chos.htm
La plupart d’entre nous succombent au pouvoir
magnétique des choses
et n’évaluent les évènements qu’en
fonction de leurs conséquences tangibles
Abraham Heshel,
Les bâtisseurs du temps
Le sociologue de l’histoire Georg Simmel décrivait
les périodes historiques comme autant de tableaux avec des
touches de couleurs qu’il s’efforçait de recomposer.
Une histoire et une temporalité qui ne sont pas seulement
marquées par des évènements qui découlent
les uns des autres mais qui se donne comme autant d’impressions
et de surimpressions, comme une symphonie de touches, de tons superposés
avec ses éclats de violence qui tranchent. Parmi ces tonalités,
le non-événement, la rumeur, l’apparence, l’imitation
du vrai ou le mensonge seraient aussi hauts en couleurs et feraient
histoire au sens sociologique du terme autant que les dates marquantes
et évènements réels.
Deux faits divers particulièrement éloquents nous
ont confronté cette année à cette question
centrale de la vérité : l’affaire Outreau dans
laquelle des enfants, victimes d’un inceste familial élargi
à un couple de voisins, ont confirmé les accusations
de leur mère contre une dizaine de personnes dont l’innocence
paraît aujourd’hui avérée ; enfin l’affaire
du RER où une jeune femme a inventé une agression
antisémite de type néo-nazi.
Ces deux affaires n’ont dans leur déroulement rien
de similaire sinon qu’il s’en dégage une égale
fascination pour une barbarie pornographique. Mais elles témoignent
toutes deux, au-delà des débats sur la crédibilité
des témoignages, le traitement de l’information et
la parole des victimes, d’un renversement pathologique de
la relation entre vérité et fiction.
La fiction éclaire la réalité par sa force
symbolique, elle a fonction de révélation et outrepasse
le cadre plus étroit des faits. En tant que « fiction
», l’affaire Outreau « fonctionne » car
lorsque des enfants sont réduits à l’esclavage
sexuel par leur mère, beau-père et un couple de voisins,
c’est tout un fonctionnement social qui est en cause. L’innocence
de nombreux accusés de cette affaire ne vaut pas déresponsabilisation
pour l’ensemble de la société, généralement
peu attentive aux enfants et aux conditions de huis clos, d’inertie,
de solitude, de nombreuses familles. Par ailleurs, la sacralisation
de la parole de l’enfant est ambiguë car c’est
aussi une réification tendant à faire de la parole
de l’enfant une parole sans sujet, sans sujet qui puisse se
tromper, mentir, être pris dans un tourbillon de fantasmes,
avoir peur, croire que c’est ceci et non cela qu’il
doit dire.
L’affaire du RER témoigne quant à elle des
représentations qui travaillent notre société
et sont, dans le cas présent, l’image forte d’un
antisémitisme puisé dans la symbolique pornographique
du nazisme et le racisme contre les immigrés d’origine
arabe, musulmane ou Africaine qui sont ici « nazifiés
». La rumeur a ceci de particulier qu’elle fonctionne
à merveille avec des « types idéal ».
Dans ce fait imaginaire, devenu rumeur puis démenti, on est
confronté à la victime idéale (femme, enfant,
supposés juifs par les agresseurs), un public idéal,
passif, lâche et des auteurs de violence correspondant eux
aussi, dans leur typologie, aux préjugés les mieux
ancrés. Il y a là un concentré de tout ce qui
fait débat dans cette société, par rapport
à son histoire, aux populations qui y vivent, aux discriminations,
aux racismes, à la condition de la femme et à notre
condition commune de spectateurs. `
Nous pouvons certes nous indigner que les politiques, les associations
et la presse se soient laissés abuser mais ce que l’on
doit analyser, c’est en quoi l’opinion est préparée
à admettre le pire, à imaginer la société
et certains de ses membres, particulièrement les plus pauvres
ou d’origine étrangère comme plus déshumanisés
en somme que ne l’est la société elle-même.
L’inceste, le viol d’enfant, le nazisme ont en effet
ceci de commun qu’ils incarnent la non-humanité ou
l’anti-humanité. Ils sont, de plus, un basculement
de la barbarie quotidienne, banalisée, à la barbarie
totale. Ce basculement n’est pas secondaire : il exonère
et relativise la barbarie quotidienne.
Cette barbarie banalisée, la télé «
réalité », ce téléguide, nous
y invite tous les jours, contribuant par ses méthodes à
relativiser l’ignoble et à effacer la frontière
entre réalité et fiction. Dans ce contexte, c’est
aussi la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable
qui devient si floue que seules les références à
des périodes honnies de l’histoire française,
comme l’occupation, parviennent à tirer de sa léthargie
une classe politique indifférente à la condition de
délitement social qui frappe des catégories de plus
en plus nombreuses.
Au milieu de ces indignations qu’on peut juger fort sélectives,
que font les intellectuels pour éclairer une réalité
qui se présente sous la forme d’un langage instantané
, une peinture brute, sans perspective où l’on ne distingue
pas d’où viennent les choses (l’histoire) et
encore moins où elles vont, des faits ou des mensonges, tellement
dépouillés de sens que les qualifier de vrais ou de
faux, finit par n’avoir plus d’importance. Fonctionnant
par analogie, nombre d’intellectuels, de journalistes, de
responsables institutionnels ou politiques comparent l’incomparable,
ils déclarent par exemple que les jeunes des banlieues sont
des nazis ou que l’islam est « un fascisme vert »
ou que l’affaire du voile, c’est l’affaire Dreyfus.
Cette concurrence sur les analogies les plus invraisemblables n’est
pas neutre : elle vise à donner ses lettres de noblesse historiques
au présent mais ne restitue ni son épaisseur, ni sa
nouveauté, ni sa singularité. Des consensus symétriques
quoique parfois antagoniques mais presque tous construits sur de
l’à peu près, des comparaisons douteuses, des
demi-vérités, se construisent. À leur manière,
ces thèses fonctionnant sur l’analogie, contribuent
à rendre « anhistoriques » les faits à
la fois les plus marquants et les plus « culpabilisants »
de l’histoire (la collaboration et le colonialisme) et démontrent
l’incapacité à saisir la singularité
des racismes et des discriminations actuelles. Car si l’histoire
peut éclairer le présent, le retour du même
n’est qu’une fiction qui consiste à se représenter
l’histoire comme une névrose,( le retour cyclique du
refoulé) et non comme un processus susceptible d’une
lecture rationnelle. Ainsi, les racismes d’aujourd’hui
ont leur propre dynamique, non dissociée de l’histoire
mais pas équivalente. Et il est frappant de constater qu’aujourd’hui,
en France, malgré les ouvrages et les théories qui
ont été consacrées au racisme colonial et au
racisme contre les immigrés, la référence à
l’antisémitisme est constante, y compris chez les enfants
de l’immigration . Ces derniers comparent le racisme dont
ils sont victimes à l’antisémitisme ou le posent,
à l’instar de certaines organisations antiracistes
ou d’organisations communautaires juives, de manière
concurrentielle.
Ces lectures participent à la manipulation des imaginaires
sans produire d’outils intellectuels pour lutter contre l’accroissement
réel des actes et des idéologies racistes. Tant dans
le domaine de l’insécurité, de la place de l’enfant,
de la question des racismes , un travail de décryptage idéologique
est patiemment élaboré par quelques-uns, à
l’écart des passions sulfureuses que d’autres
entretiennent avec la pensée « spectaculaire ».
Mais il demeure que le système explicatif est en panne :
les modes opératoires idéologiques, le rôle
que jouent l’aggravation de la condition sociale, matérielle,
humaine et les discriminations sont des explications mais quelque
chose échappe, on ne saisit pas ce qui unifie ces processus
pour produire le point aveugle auquel nous sommes confrontés.
Quand la raison est disqualifiée, quand sa temporalité
est incompatible avec le tout venant d’une vraie ou fausse
actualité, ce n’est pas seulement la vérité
en tant que fait brut qui fait problème, c’est sa fonction
même.
Ainsi, on s’interroge aujourd’hui sur les effets à
court ou à long terme de la disqualification de la parole
de l’enfant dans l’affaire Outreau ou de celle de victimes
d’actes antisémites après l’affaire du
RER. Pourtant, ces deux événements ne révèlent
pas seulement une faille qu’il suffirait de réparer
mais plutôt la singularité d’une situation doublement
marquée par la sacralisation et réification de la
victime et notre accoutumance, chaque jour confirmée, à
une barbarie « grise » posée hors conscience,
hors signification, qui surplombe le réel et parfois l’outrepasse.
Oui, la vérité sert à quelque chose et l’imaginaire
ne lui est pas étranger. La manipulation des peurs et les
fascinations qui en résultent sont une partie de la réalité
au même titre que les violences réelles et c’est
une lecture complète qui intègre chacun de ces pans
de réalité et d’interprétation qui s’approche
de la vérité. Cette lecture n’est pas une déduction
obligée, automatique, due à l’accumulation d’arguments
unilatéraux conduisant à une dogmatique mais un processus
jamais abouti, toujours en chemin, qui se révèle par
bribes, approximations, mais qui éclaire tout le tableau.
Beaucoup veulent croire qu’ils voient tout le tableau en introduisant
un principe indivisible et explicatif de la totalité, qu’il
s’agisse de la lutte des classes comme explication du monde,
de l’antagonisme colonialisme et anticolonialisme, de l’antisémitisme.
À cela, il faut préférer le tableau entier,
animé de principes multiples, à l’ombre desquels
rien ne nous empêche d’affirmer, la clarté absolue
de nos principes les plus universels.
Sous ce ciel chargé, ce doute obsédant désormais
la parole, ce doute qui lasse plus qu’il n’inspire un
véritable sursaut de la liberté, ne suffit pas pourtant
pour que l’hirondelle, passant au-dessus du divers des faits,
ne fasse enfin un printemps, trop longtemps remis à demain.
Fabienne Messica.
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