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Politiques éducatives, sécuritaires et sociales : les familles dans la tourmente
Fabienne Messica

Origine : http://www.bernard-defrance.net/deifr/Contrib_DEI.php?contribution=55

Par la défense de la famille comme “valeur” et la répression des familles réelles, les politiques et les discours restaurateurs actuels réconcilient les deux France, celle de Petain et celle de la République, qui réprouvent ensemble la déchéance des moeurs. Quoi de mieux que la famille pour opérer ce détournement de sens qui fait de chaque parent une menace d’incompétence, de cruauté et de carence éducative pour ses enfants et qui exonère de toute responsabilité la politique, l’injustice économique, les institutions et l’environnement ?

La politique éducative et scolaire mise en oeuvre par Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l’éducation et de la recherche et par Xavier Darcos, ministre délégué à l’enseignement scolaire, se caractérise par quatre éléments principaux. La continuité : elle prolonge, sans les modifier, les dispositifs des ministères précédents comme les classes-relais ; les mesures symboliques et spectaculaires : elle prétend “rétablir l’autorité dans les établissements” ; la rationalisation de l’éducation : comme il y a une rationalisation du soin, on met un terme à la progression du budget de l’Éducation Nationale. Caractéristique subsidiaire : la politique éducative n’existe pas, elle se dissout dans un vaste projet de décentralisation verticale.

À côté de cette politique scolaire et éducative simpliste, les politiques familiales se distinguent par leur relative complexité et principalement leur caractère schizophrénique : d’un côté, on constate la nécessité de favoriser un travail de terrain et un accompagnement des familles ; d’un autre côté, on vise la diminution des personnels (assistantes sociales) et un contrôle accru de leur intervention. Même constat pour la Protection Judiciaire de la Jeunesse appelée à participer, en contradiction avec ses missions et ses principes d’intervention, à la prise en charge des jeunes dans les centres fermés.

Cette politique s’inscrit enfin dans un contexte marqué par deux tendances majeures : le glissement de la question éducative vers la question sécuritaire comme en témoigne l’articulation forte entre le Contrat Éducatif Local et le Contrat Local de Sécurité (dans certains cas, le Contrat Éducatif Local est purement et simple intégré au Contrat Local de Sécurité) ; la tendance à une territorialisation de l’action éducative, notamment en favorisant l’implication des collectivités locales ou des communautés d’agglomération dans la vie scolaire, y compris pour les établissements d’enseignement secondaire dont la gestion, jusqu’à présent, dépendait du Conseil Général. La décentralisation prévoit un glissement progressif de l’État vers le Département des compétences non pédagogiques des collèges, en confiant à celui-ci la gestion de certains personnels non-enseignants (médecins, assistantes sociales, ATOS, etc ...) tandis que les infirmières scolaires pourraient rester affectées à l’Éducation nationale. Concrètement, cette “décentralisation” qui s’accompagne de la réduction du nombre de postes d’aides-éducateurs se traduira par une diminution des postes non-enseignants et une présence de moins en moins régulière d’adultes dans les établissements ; bref, le contraire de ce qu’elle annonce : loin de “territorialiser” l’action éducative, c’est-à-dire de la rapprocher du public, elle conduit à davantage de centralisation et elle isole le corps enseignant dans les établissements en diminuant drastiquement le nombre de postes non-enseignants.

Travail, famille...

Cette politique s’accompagne d’un discours se référant implicitement à la révolution conservatrice des années 30. L’histoire nous a montré, dans un contexte alors anti-républicain, que lorsqu’au plus haut niveau de l’État, sont prônées les valeurs de la famille et du travail, ce discours s’accompagne d’une politique de répression des familles réelles et des travailleurs. Ainsi, sous les régimes nazis, fascistes et sous la France de Pétain, ce même discours se traduisait par des lois prônant une fidélité bien supérieure à l’État, l’armée, la police et à l’ensemble des institutions qu’à la famille réelle de chaque individu. Ces années noires ont été celles de la dissolution de nombreuses familles au sein desquelles des réfractaires étaient dénoncés par leurs proches, frères, soeurs, parents, enfants et ce, par fidélité à un régime qui, certes, encensait la famille, mais en tant que relais de l’État. A l’inverse, c’est par les familles que se sont transmises des valeurs supérieures, contraires à l’idéologie de l’époque, qui consistaient à protéger les siens et à défendre, par des actes de résistances, des valeurs sociales supérieures. Ce simple exemple suffit à démontrer que la famille n’est pas une valeur en soi mais qu’elle est porteuse de valeurs hétérogènes et d’une raison qui n’est pas identique à la raison d’État.

Le contexte actuel de la défense de la famille comme “valeur” et de la répression des familles réelles est néanmoins totalement nouveau. En effet, il ne s’agit plus de combattre la République mais de l’engager aux côtés d’un discours restaurateur, moralisateur, censé réconcilier les deux France, celle de Petain et celle de la République, réprouvant d’un même mouvement de “bon-sens” la déchéance des moeurs. Quoi de mieux que la famille pour opérer ce détournement de sens qui fait de chaque parent une menace d’incompétence, de cruauté et de carence éducative pour ses enfants et qui exonère de toute responsabilité la politique, l’injustice économique, les institutions et l’environnement ? Un environnement bien silencieux lorsque des enfants sont réellement en danger, comme en témoignent d’hallucinants faits divers. Oui, dans le huis-clos familial, se produisent des drames dont les enfants, sans défense, sont le plus souvent les victimes. Voilà qui témoigne, si c’était nécessaire, non d’une carence généralisée des familles mais de la nécessité de combattre tous les enfermements et, parmi ces enfermements, l’enfermement familial et les folies qu’il couve et couvre.

La confiscation de la République

La confiscation de la République au profit d’un discours fondé sur la restauration des valeurs est d’autant plus aisée que la République a toujours été morale. Seule différence, mais elle est de taille : elle n’a jamais prétendu faire assumer la moralisation et la socialisation des enfants par les familles. Bien au contraire ! Elle les a éloignées. Pour les théories éducatives qui se sont développées dans le sillage de Jules Ferry, l’éducation par les apprentissages et par la morale civique et sociale est étrangère aux familles. Elle appartient au champs du politique et du social. L’idéologie républicaine oppose aux familles, à leur hétérogénéité de croyances, de convictions, d’histoires et de conditions, parfois même de langues, l’homogeneïté d’un projet social. En bref, pour elle, la famille n’est pas politique et la cité n’est ni la famille ni la réunion des familles, mais un artefact, une création. Outre sa fonction économique, la famille est un lieu de réception et de transmission d’une éducation reçue, de conservation et de transmission de traditions, d’histoires ; enfin, elle exerce une fonction de protection et d’éducation des enfants, mais tout cela à la marge. Le nouveau discours qui se prétend fidèle à cette morale républicaine en trahit donc le présupposé principal qui se fonde sur la capacité d’une société à substituer aux morales hétérogènes des familles une morale sociale commune.

Ainsi, le discours accompagné de pratiques qui affirme la nécessité de réprimer les familles tout en portant au pinacle la valeur de la famille et du travail traduit-il en réalité l’abandon de toute production commune de la morale au profit d’une individualisation de cette morale. Cette individualisation s’incarne dans la famille réduite à une totalité indivisible (donc un individu) et en même temps désocialisée. En effet, plus l’attention se focalise sur la famille, plus les familles sont traitées comme une simple fonction, comme en témoigne l’expression de “fonction parentale” : cette fonction, veut-on nous faire croire, pourrait s’exercer en quelque condition que ce soit et dans n’importe quel rapport avec le reste de la société parce qu’elle est “naturelle” ! Mais rien n’est moins naturel que l’éducation ! Les familles, insiste-t-on, exercent bien ou mal leur fonction éducative indépendamment de la façon dont les institutions, principalement l’école, exercent la leur, indépendamment des valeurs prônées par la société, indépendamment de leur condition sociale, de l’accès à une protection, à des services publics, à ce qui fonde et informe une solidarité sociale. Double négation donc : négation de la société comme productrice de la morale et de la solidarité (donc comme instrument de toute réforme par définition sociale et politique), et négation de l’individu en tant que sujet émancipé ou en voie d’émancipation au sein de sa famille ; bref, réduction de la famille à un individu, corps indistinct où toutes les générations sont non seulement solidaires mais encore coupables ensemble ; enfin, isolement de cette même famille, comme si les difficultés qu’elle rencontre étaient indépendantes de tout contexte social, économique et institutionnel.

Isolement des familles, autonomisation des institutions

Coupée de son interaction avec le reste de la société, la famille est donc traitée comme un corps (dont on ne sait pas s’il est intermédiaire, ni entre quoi et quoi il le serait), ce qui constitue un premier acte d’autonomisation par rapport aux institutions responsables de la protection, de l’éducation et de la scolarisation des enfants. Institutionnellement parlant, il pourrait s’agir là des prémisses de l’autonomisation de chacune de ces institutions au plan national avec pour corollaire, et progressivement, une plus grande autonomie à l’échelle locale, devenue l’échelle de coordination.

Concrètement, chaque institution serait amenée à se recentrer et à se renfermer sur ses missions, tandis qu’à l’échelle locale se développeront de plus en plus des politiques éducatives et familiales territoriales avec le risque de favoriser une sorte de justice de village, comme ce qui s’expérimente aujourd’hui au Royaume-Uni. Contribuer à autonomiser les institutions, c’est les extraire du débat permanent dont elles doivent faire l’objet et les soustraire à la confrontation, donc à la réflexion sur les finalités. Décentraliser l’action éducative c’est, dans le contexte actuel, la centraliser encore plus mais à l’échelle régionale, loin, bien loin, des publics, des réalités locales, des quartiers.

Dans ce contexte, les familles ont à affronter une situation démentielle, une situation qui rend fou tant les injonctions contradictoires sont nombreuses : plus les institutions se referment, se recentrent et s’autonomisent, moins les familles disposent de moyens pour faire entendre leur parole. Moins elles disposent de moyens et de reconnaissance collective réelle, plus elles sont flattées en tant que valeurs. Plus elles sont flattées, plus le discours sur la morale leur impute à elles seules tous les maux de la société : incompétence éducative, indifférence envers les aînés, manque de solidarité, de responsabilité, pathologies mentales. Objet désocialisé, coupé de son appartenance sociale et, au demeurant, dépourvu de tout pouvoir sur la société, c’est à la famille d’assurer le rôle de pare-choc social et ce, malgré un “obscurantisme héréditaire”, sans cesse dénoncé par l’État et les institutions et qui devrait donc, logiquement, l’en rendre incapable.

À l’analyse sociale des difficultés réelles, de la détresse des enfants, de celle des jeunes et des familles défavorisées, de la violence subie (et de la violence exercée qui souvent en découle), on substitue deux approches : un jugement moral sans appel égrené par les ministres à longueur de temps et d’articles sur les ondes et à la télévision et qui se veut, luxe suprême, l’expression du “bon sens” : les familles sont défaillantes, l’État ne peut pas tout, ni l’école, bien-sûr ; enfin, en second lieu, une approche psychologique, en apparence plus “bienveillante”, qui substitue à l’approche sociale une pathologisation du corps social. Tout ceci se résume à une injonction supplémentaire : se soumettre ou se faire soigner.

À côté de ces discours subliminaux qui se traduisent par des pratiques bien réelles, les familles ont à affronter une réalité économique et familiale qui ne peut que ruiner les efforts accomplis pour assumer enfants, petits-enfants et grands-parents : il faut travailler plus et plus longtemps, assumer l’éducation des enfants de plus en plus tard du fait de l’échec scolaire et du chômage, prendre en charge des personnes âgées de plus en plus longtemps dépendantes dans un contexte où il est impossible de confier, ne serait-ce que quelques heures ou quelques jours, les aînés dépendants. Un chiffre, un seul : 30.000 places seulement en accueil provisoire pour des personnes âgées en France quand il en faudrait déjà aujourd’hui 300.000 ! Quant à l’accueil en long séjour, outre le manque criant de places, il s’effectue aujourd’hui dans des conditions désastreuses pour les personnes âgées très dépendantes : par exemple pour les malades d’Alzheimer que le manque de personnel conduit à laisser attachés sur des chaises des journées entières, ces malades risquant, sans surveillance, d’errer dans l’hôpital, de se perdre, de se blesser, etc ...

L’échec des familles pour assurer une mission surhumaine de moralisation, dans un contexte social de compétition sans pitié et d’aggravation des inégalités sociales, est un échec programmé, destiné à justifier les reculs sociaux et la destruction progressive des services publics. La méritocratie n’a pas d’autres conséquences : il y aura peu d’élus parmi les familles défavorisées, peu mériteront d’accéder à une meilleure condition car on leur demande l’impossible.

Renforcement des institutions, affaiblissement des services publics

Dans ce contexte, le rôle des institutions en tant que puissances administratives se renforce mais les services publics, eux, s’effondrent : dans les hôpitaux et les écoles publiques, la dégradation constante et attestée s’accélère au rythme de la rumeur qui impute la crise sociale à l’incivilité de concitoyens généralement jeunes et pauvres ou d’enfants qui ne s’occupent pas des anciens. Restaurer l’autorité de l’enseignant comme prétend le faire de manière totalement irréaliste la politique actuelle, c’est revaloriser l’institution scolaire mais pas l’école publique qui relève d’un enjeu plus vaste. D’ailleurs, les enseignants eux-mêmes accueillent majoritairement cette “restauration” avec une ironie attristée. De même, prétendre placer les savoirs au centre de l’institution à la place des élèves serait risible si derrière un tel discours ne se profilait un projet qui aggrave les inégalités. L’école a besoin d’éducateurs, de protection de l’enfance et de la jeunesse, donc de présence adulte. L’école a besoin de médecins scolaires, d’assistantes sociales, d’infirmières, de collaborations. Elle a par dessus tout besoin de recentrer son projet, en termes d’organisation, de programmes scolaires et d’encadrement des enfants autour d’un projet social. Elle a besoin de savoirs mais pas de savoirs inutilement cumulatifs ; de savoirs pour se connaître et se situer, de savoirs être ensemble. L’école n’est pas la formation à un métier.

“Les enfants sont tous différents” est la dernière porte ouverte enfoncée par ceux qui prétendent réformer le système scolaire. Difficile de contrecarrer une telle évidence. Mais ne vivent-ils pas tous dans la même société, ne feront-il pas tous la société de demain ? Laquelle ? Quelle société fait l’école ? Nous fera-t-on croire que l’école est moins productrice d’une société et d’une morale sociale que ces familles dépourvues d’idéologie commune et dont les héritages, à tous points de vue, sont multiples?

Une telle dévalorisation du projet social de l’école, lequel ne se réduit pas à la réussite scolaire, se traduit tout naturellement par une libéralisation de l’éducation et de l’école et la fuite vers l’enseignement privé des classes moyennes ou de classes modestes qui se sacrifient pour offrir quelque chose de mieux à leurs enfants. Elle se traduit par la commercialisation des services à la personne, qu’il s’agisse de soutien scolaire pour les enfants ou de garde à domicile pour les aînés, par l’aggravation des inégalités face aux charges familiales, par l’aggravation de la condition de la femme qui assume la majorité de ces tâches familiales.

La restauration d’une école élitiste et sans ambitions sociales, la remise en cause rampante de la mixité, le renvoi des femmes à leurs très lourdes charges familiales, la déresponsabilisation de la société et du politique au profit d’une prétendue responsabilisation des familles, conduisent ni plus ni moins à une remise en cause de fait sinon formelle du droit fondamental des enfants à la protection et à l’éducation, qu’ils soient bien ou mal nés.

Association des Intervenants, Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC)
21, ter rue Voltaire. 75011. Paris.