|
Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=448&var_recherche=messica
Les évènements du 11 Septembre précédés
par l’intensification du conflit israélo-palestinien
palestinien et par la violente répression des manifestations
de Gênes, montrent que nous sommes passés d’une
phase d’amplification des mouvements de contestation, de revendication
et de libération à une phase de cannibalisation de
ces mêmes mouvements. Les forces que représentent le
symbolisme messianique personnifié par Ben Laden et le symbole
dépersonnalisé des tours du World Center ont brutalement
mis fin à la complexité du monde.
Si nul n’est dupe de la rhétorique du bien et du mal
que se renvoient les deux adversaires, il convient de s’interroger
sur cette simplification et sur ses effets. Tout d’abord,
le film des évènements : inlassable, obsessionnel,
le passage en boucle des images de l’explosion des tours,
en occultant la dimension corporelle et les milliers de victimes,
a contribué à désincarner un événement
déjà lointain et insaisissable dans son " énormité
". Pas de corps, pas de blessés mais les deux tours,
une construction humaine, une puissance érigée vers
le ciel, coupée en deux par les explosions. Un tel choix
d’images ou de non-images, une telle représentation
d’une puissance désincarnée, matérielle
et abstraite à la fois, exprime une sorte de surhumanité.
En cachant ses blessures alors que partout dans le monde, les corps
blessés des victimes des massacres ou de la pauvreté
sont exhibés, l’Amérique nous fait savoir qu’elle
n’appartient pas à la même humanité. Elle
n’est que verticalité, spiritualité et héroïsme.
Elle se représente dans le sacrifice volontaire des pompiers
et des secouristes mais pas dans la figure de la victime. A contrario,
les images des guerres et des famines du sud avec leurs corps squelettiques
ou amputés insistent sur la finitude. De la même façon,
l’évocation de " la rue ", des masses, des
multitudes corporelles du sud oppose l’image des passions
des peuples à une Amérique présentée
comme purement spirituelle, une puissance transcendante, unie, sans
figure, sans souillure. Le 11 Septembre résonne ainsi, malgré
nous, non comme ce jour où des milliers de vies se sont disloquées
mais comme un jour hautement et purement symbolique. C’est
pourquoi, à la compassion que méritent les victimes
se substitue le sentiment d’une justice immanente qui frappe
enfin le Un puissant de l’Amérique. Fleurissent aussi
ca et là les comparaisons : entre la minute de silence pour
les quelques milliers de victimes américaines et l’indifférence
pour les centaines de milliers de victimes, en Irak et ailleurs,
d’une barbarie politique et économique.
À ce sentiment d’une justice immanente, historique,
répond de façon symétrique le slogan publicitaire
de " Justice sans limites ". La justice américaine
se dit " illimitée " (et non " totale "),
parce qu’elle se veut divine et non historique. En effet,
toute justice humaine se limite à ce qui est humainement
appréhensible et elle s’affronte à la dimension
d’irréparable que recèle chaque drame humain.
Toute l’affaire de la justice réside précisément
dans le fait de se limiter, de se heurter à l’irréparable,
de se confronter à ce qui n’aurait pas dû être.
Face aux, dénis de droits, aux crimes, elle n’a pas
un pouvoir d’abolition mais au contraire de révélation,
de reconnaissance.
C’est pourquoi la question des rapports entre la justice
et l’histoire, les guerres, les colonialismes, les génocides
et les crimes d’exploitation exige de ne jamais confondre
une justice qui juge l’histoire et l’histoire sur laquelle
elle agit. Car tout naturellement ces deux champs se traversent
: pendant que l’on juge les crimes commis par Milosevic et
son régime dans l’ex-Yougoslavie, des rapports de force
s’instaurent sur ce même territoire et le déroulement
du procès y joue un rôle. Pour autant faut-il invalider
les procès et les considérer comme " procès
politiques " ? Car même si face aux crimes de masse comme
les génocides ou les massacres, la justice s ’affronte
à la réalité d’un système et à
des processus impliquant de larges configurations qui " dépassent
" les individus, ce ne sont pas des peuples ou des nations
qu’elle juge mais des actes. Ce qui distingue la justice d’une
action politique des plus forts (ou vainqueurs) envers les plus
faibles, c’est justement la notion d’une responsabilité
individuelle. La justice juge des criminels, elle ne peut pas remonter
à ce qui a causé ces criminels même si elle
le dévoile, même si elle a une fonction pédagogique.
Cette notion de responsabilité individuelle, de responsabilité
des systèmes et non des peuples, empêche que les champs
du politique et de la justice qui se traversent, ne se confondent
totalement. Elle permet que la justice soit l’objet d’un
combat politique, sans qu’elle ne devienne une " justice
politique" . En effet, dès l’instant où,
au lieu que la justice agisse sur le politique, la revendication
politique et l’exigence de justice se confondent, la politique
se substitue à la justice. Cette substitution, caractéristique
des régimes totalitaires, montre que, c’est paradoxalement
en se distinguant des pouvoirs et des projets politiques que la
justice conserve son caractère intrinsèquement politique.
La nécessité de maintenir, malgré leur porosité,
une distinction entre le champs du politique et celui de la justice
a plusieurs conséquences :la première est qu’une
guerre, qu’elle soit justifiable ou non, ne peut pas s’octroyer
les attributs de la justice. Le concept de " justice illimité
" qui tend à abolir cette distinction entre justice
et politique est totalitaire. Car si le droit peut " encadrer
" les actes de guerre, toute guerre punitive est par définition
" injuste ". C’est une question de logique interne
: puisque toute guerre est déterminée par la nécessité
de vaincre le camp adverse, son niveau de violence est proportionnel
à la résistance de l’adversaire et non à
la nature du délit. Par conséquent, qu’une guerre
punitive soit jugée nécessaire ou pas, que ses motifs
soient justes ou pas, elle (la guerre) n’est pas juste. La
seconde conséquence est que l’utilisation des procès
pour faire condamner des systèmes politiques est une arme
à manier avec prudence, comme le suggère le concept
de la " banalité du mal " de Hannah Arendt. Ce
concept tend en effet à abolir la responsabilité individuelle.
Or, c’est seulement à partir de la responsabilité
individuelle que se révèle celle des systèmes.
Dès qu’on absout l’individu, on absout le système
qui l’a crée ou qui a permis ses crimes. Ainsi, la
" banalité du mal " condamne la justice à
l’impuissance. Or, c’est parce que des prêtres
ayant abusé d’enfants ont été condamnés
pour leurs actes que l’Eglise a reconnu ses responsabilités.
La justice a des effets politiques et historiques lorsqu’elle
atteint, au-delà des individus qu’elle vise, sa légitimité
intrinsèque, c’est-à-dire son sens collectif.
Dans le cas des prêtres pédophiles, ce n’est
pas l’Eglise qu’elle vise mais c’est l’Eglise
qu’elle atteint par son pouvoir de révélation.
Inversement, la confusion entre justice et politique conduit à
une représentation surdimensionnée de la justice.
Il s’agit là d’une sacralisation, d’une
divinisation de la justice. Ainsi, la réponse américaine
aux attentats respecte t-elle une absolue symétrie avec le
discours messianique de Ben Laden . Elle est l’affirmation
totalitaire qu’il existe une justice messianique, une justice
qui se fait " histoire " et n’a rien de commun avec
la justice humaine.
Tous ces éléments montrent qu’aujourd’hui,
ce n’est plus une complexité du monde qui s’était
en quelque sorte déliée et rendue saisissable qui
nous menace d’impuissance mais bien la simplification : guerre
de civilisation ou guerre des pauvres contre les riches. Ce dualisme
mimétique est l’affrontement entre la justice illimitée
du plus fort et les forces qui s’emparent des revendications
de justice des opprimés. Il existe aujourd’hui de part
et d’autre un danger de totalitarisme justicier. Dans ce contexte
de simplification et de radicalisation, quel rôle peuvent
jouer les mouvements de solidarité internationale ? Les débats
des organisations non gouvernementales à Durban ont montré
que ces mouvements étaient placés devant un défi.
Comment interpréter des progrès comme l’émergence
de nouveaux mouvements contre le système des castes ou contre
l’esclavage et des reculs concernant notamment les luttes
des femmes ? Comment faire face à l’impatience des
peuples colonisés ou autrefois réduits en esclavage
sans céder à une hiérarchisation des racismes
-celle là même qui exclut les femmes-- et par là
rompre avec les fondements universalistes de l’anti-racisme
? Comment faire en sorte que les luttes pour les droits et les luttes
politiques se supportent mutuellement sans se confondre totalement
et sans se neutraliser ? Comment lutter contre les forces simplificatrices
sans abandonner ce qui légitime les combats pour la justice
? Enfin, concernant le conflit israélo-palestinien, comment
sortir de la double impasse du politique et de la justice autour
de la qualification du sionisme comme racisme et du drame palestinien
comme génocide ?. Face à la justice illimitée
proclamée par l’Amérique et face à l’exigence
d’une justice totale pour les opprimés, le risque n’est
pas la conflictualité mais sa dimension, revendiquée
par certains, de " choc des civilisations ". Triomphe
du relativisme culturel, cette idée signifie que ce sont
deux civilisations-- donc deux humanités-- qui se nient et
s’affrontent. Elle constitue, pour les mouvements de solidarité
internationale, confrontés et traversés par cette
conflictualité mimétique, une menace à la fois
interne et externe mais aussi un enjeu : celui de l’exigence
forte d’une justice humaine contre une justice divinisée
et vengeresse.
Fabienne Messica, octobre 2001
|