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Justice totale - justice illimitée
Par MESSICA Fabienne le octobre 2001

Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=448&var_recherche=messica

Les évènements du 11 Septembre précédés par l’intensification du conflit israélo-palestinien palestinien et par la violente répression des manifestations de Gênes, montrent que nous sommes passés d’une phase d’amplification des mouvements de contestation, de revendication et de libération à une phase de cannibalisation de ces mêmes mouvements. Les forces que représentent le symbolisme messianique personnifié par Ben Laden et le symbole dépersonnalisé des tours du World Center ont brutalement mis fin à la complexité du monde.

Si nul n’est dupe de la rhétorique du bien et du mal que se renvoient les deux adversaires, il convient de s’interroger sur cette simplification et sur ses effets. Tout d’abord, le film des évènements : inlassable, obsessionnel, le passage en boucle des images de l’explosion des tours, en occultant la dimension corporelle et les milliers de victimes, a contribué à désincarner un événement déjà lointain et insaisissable dans son " énormité ". Pas de corps, pas de blessés mais les deux tours, une construction humaine, une puissance érigée vers le ciel, coupée en deux par les explosions. Un tel choix d’images ou de non-images, une telle représentation d’une puissance désincarnée, matérielle et abstraite à la fois, exprime une sorte de surhumanité. En cachant ses blessures alors que partout dans le monde, les corps blessés des victimes des massacres ou de la pauvreté sont exhibés, l’Amérique nous fait savoir qu’elle n’appartient pas à la même humanité. Elle n’est que verticalité, spiritualité et héroïsme. Elle se représente dans le sacrifice volontaire des pompiers et des secouristes mais pas dans la figure de la victime. A contrario, les images des guerres et des famines du sud avec leurs corps squelettiques ou amputés insistent sur la finitude. De la même façon, l’évocation de " la rue ", des masses, des multitudes corporelles du sud oppose l’image des passions des peuples à une Amérique présentée comme purement spirituelle, une puissance transcendante, unie, sans figure, sans souillure. Le 11 Septembre résonne ainsi, malgré nous, non comme ce jour où des milliers de vies se sont disloquées mais comme un jour hautement et purement symbolique. C’est pourquoi, à la compassion que méritent les victimes se substitue le sentiment d’une justice immanente qui frappe enfin le Un puissant de l’Amérique. Fleurissent aussi ca et là les comparaisons : entre la minute de silence pour les quelques milliers de victimes américaines et l’indifférence pour les centaines de milliers de victimes, en Irak et ailleurs, d’une barbarie politique et économique.

À ce sentiment d’une justice immanente, historique, répond de façon symétrique le slogan publicitaire de " Justice sans limites ". La justice américaine se dit " illimitée " (et non " totale "), parce qu’elle se veut divine et non historique. En effet, toute justice humaine se limite à ce qui est humainement appréhensible et elle s’affronte à la dimension d’irréparable que recèle chaque drame humain. Toute l’affaire de la justice réside précisément dans le fait de se limiter, de se heurter à l’irréparable, de se confronter à ce qui n’aurait pas dû être. Face aux, dénis de droits, aux crimes, elle n’a pas un pouvoir d’abolition mais au contraire de révélation, de reconnaissance.

C’est pourquoi la question des rapports entre la justice et l’histoire, les guerres, les colonialismes, les génocides et les crimes d’exploitation exige de ne jamais confondre une justice qui juge l’histoire et l’histoire sur laquelle elle agit. Car tout naturellement ces deux champs se traversent : pendant que l’on juge les crimes commis par Milosevic et son régime dans l’ex-Yougoslavie, des rapports de force s’instaurent sur ce même territoire et le déroulement du procès y joue un rôle. Pour autant faut-il invalider les procès et les considérer comme " procès politiques " ? Car même si face aux crimes de masse comme les génocides ou les massacres, la justice s ’affronte à la réalité d’un système et à des processus impliquant de larges configurations qui " dépassent " les individus, ce ne sont pas des peuples ou des nations qu’elle juge mais des actes. Ce qui distingue la justice d’une action politique des plus forts (ou vainqueurs) envers les plus faibles, c’est justement la notion d’une responsabilité individuelle. La justice juge des criminels, elle ne peut pas remonter à ce qui a causé ces criminels même si elle le dévoile, même si elle a une fonction pédagogique. Cette notion de responsabilité individuelle, de responsabilité des systèmes et non des peuples, empêche que les champs du politique et de la justice qui se traversent, ne se confondent totalement. Elle permet que la justice soit l’objet d’un combat politique, sans qu’elle ne devienne une " justice politique" . En effet, dès l’instant où, au lieu que la justice agisse sur le politique, la revendication politique et l’exigence de justice se confondent, la politique se substitue à la justice. Cette substitution, caractéristique des régimes totalitaires, montre que, c’est paradoxalement en se distinguant des pouvoirs et des projets politiques que la justice conserve son caractère intrinsèquement politique.

La nécessité de maintenir, malgré leur porosité, une distinction entre le champs du politique et celui de la justice a plusieurs conséquences :la première est qu’une guerre, qu’elle soit justifiable ou non, ne peut pas s’octroyer les attributs de la justice. Le concept de " justice illimité " qui tend à abolir cette distinction entre justice et politique est totalitaire. Car si le droit peut " encadrer " les actes de guerre, toute guerre punitive est par définition " injuste ". C’est une question de logique interne : puisque toute guerre est déterminée par la nécessité de vaincre le camp adverse, son niveau de violence est proportionnel à la résistance de l’adversaire et non à la nature du délit. Par conséquent, qu’une guerre punitive soit jugée nécessaire ou pas, que ses motifs soient justes ou pas, elle (la guerre) n’est pas juste. La seconde conséquence est que l’utilisation des procès pour faire condamner des systèmes politiques est une arme à manier avec prudence, comme le suggère le concept de la " banalité du mal " de Hannah Arendt. Ce concept tend en effet à abolir la responsabilité individuelle. Or, c’est seulement à partir de la responsabilité individuelle que se révèle celle des systèmes. Dès qu’on absout l’individu, on absout le système qui l’a crée ou qui a permis ses crimes. Ainsi, la " banalité du mal " condamne la justice à l’impuissance. Or, c’est parce que des prêtres ayant abusé d’enfants ont été condamnés pour leurs actes que l’Eglise a reconnu ses responsabilités. La justice a des effets politiques et historiques lorsqu’elle atteint, au-delà des individus qu’elle vise, sa légitimité intrinsèque, c’est-à-dire son sens collectif. Dans le cas des prêtres pédophiles, ce n’est pas l’Eglise qu’elle vise mais c’est l’Eglise qu’elle atteint par son pouvoir de révélation.

Inversement, la confusion entre justice et politique conduit à une représentation surdimensionnée de la justice. Il s’agit là d’une sacralisation, d’une divinisation de la justice. Ainsi, la réponse américaine aux attentats respecte t-elle une absolue symétrie avec le discours messianique de Ben Laden . Elle est l’affirmation totalitaire qu’il existe une justice messianique, une justice qui se fait " histoire " et n’a rien de commun avec la justice humaine.

Tous ces éléments montrent qu’aujourd’hui, ce n’est plus une complexité du monde qui s’était en quelque sorte déliée et rendue saisissable qui nous menace d’impuissance mais bien la simplification : guerre de civilisation ou guerre des pauvres contre les riches. Ce dualisme mimétique est l’affrontement entre la justice illimitée du plus fort et les forces qui s’emparent des revendications de justice des opprimés. Il existe aujourd’hui de part et d’autre un danger de totalitarisme justicier. Dans ce contexte de simplification et de radicalisation, quel rôle peuvent jouer les mouvements de solidarité internationale ? Les débats des organisations non gouvernementales à Durban ont montré que ces mouvements étaient placés devant un défi. Comment interpréter des progrès comme l’émergence de nouveaux mouvements contre le système des castes ou contre l’esclavage et des reculs concernant notamment les luttes des femmes ? Comment faire face à l’impatience des peuples colonisés ou autrefois réduits en esclavage sans céder à une hiérarchisation des racismes -celle là même qui exclut les femmes-- et par là rompre avec les fondements universalistes de l’anti-racisme ? Comment faire en sorte que les luttes pour les droits et les luttes politiques se supportent mutuellement sans se confondre totalement et sans se neutraliser ? Comment lutter contre les forces simplificatrices sans abandonner ce qui légitime les combats pour la justice ? Enfin, concernant le conflit israélo-palestinien, comment sortir de la double impasse du politique et de la justice autour de la qualification du sionisme comme racisme et du drame palestinien comme génocide ?. Face à la justice illimitée proclamée par l’Amérique et face à l’exigence d’une justice totale pour les opprimés, le risque n’est pas la conflictualité mais sa dimension, revendiquée par certains, de " choc des civilisations ". Triomphe du relativisme culturel, cette idée signifie que ce sont deux civilisations-- donc deux humanités-- qui se nient et s’affrontent. Elle constitue, pour les mouvements de solidarité internationale, confrontés et traversés par cette conflictualité mimétique, une menace à la fois interne et externe mais aussi un enjeu : celui de l’exigence forte d’une justice humaine contre une justice divinisée et vengeresse.

Fabienne Messica, octobre 2001