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Un nouvel antisémitisme ?
par MESSICA Fabienne

Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=327&var_recherche=messica#

Depuis deux ans, l’attentat du 11 septembre, la radicalisation du conflit israélo-palestinien, la guerre contre l’Irak, puis, tout dernièrement, la “nouvelle” affaire du voile, ont dessiné des configurations idéologiques de plus en plus frontales, de plus en plus marquées au plan identitaire et éloignées d’une pensée de l’universel permettant de tenir ensemble laïcité et refus de la discrimination, lutte contre l’antisémitisme et lutte contre l’islamophobie [1].

Cette difficulté s’est exprimée dimanche 16 Mai, quand deux cortèges, l’un mené par SOS Racisme et le second comprenant plusieurs organisations dont le MRAP et la LDH ont manifesté, les premiers contre l’antisémitisme suite aux récentes profanations de cimetières et les seconds contre l’antisémitisme et tous les racismes. Cette dissociation révèle l’ampleur de la crise que traverse aujourd’hui l’antiracisme dont le fondement universaliste est remis en cause. Au-delà des instrumentalisations, mauvais procès et manipulations en tout genre, il est urgent de remettre à plat cette question de l’anti-racisme en refusant toute forme monopolisation mais aussi tout relativisme.

Instrumentalisation et relativisme : un seul et même piège.

Dans le contexte actuel, penser la question de l’antisémitisme (comme celle d’ailleurs de l’islamophobie ou de la laïcité) implique de poser d’emblée deux principes politiques : le premier est que la victime en tant que sujet de droit, qu’on la juge bonne ou mauvaise, n’est jamais responsable du racisme qu’elle subit. Le racisme n’est pas une objection politique à une opinion différente de la nôtre... Ainsi que l’on suppose ou non les Juifs massivement pro-israéliens, ne justifie ni les insultes, ni les actes violents. Les droits ne sont pas fondés sur la moralité qu’on prête ou non aux sujets de droits, ni sur la “justesse” qu’on prête ou non à leurs opinions politiques.

On parle beaucoup d’instrumentalisation : celle de l’antisémitisme, celle de “l’insécurité”, celle des discriminations subies par les femmes. Cette dénonciation souvent justifiée a malheureusement pour pendant la relativisation des faits, des violences ou discriminations subies au prétexte qu’elles sont instrumentalisées. Les débats les plus récents concernant soit l’irruption fort médiatique et aussitôt instrumentalisée de “ni putes, ni soumises” (et sous-jacente la détérioration de la condition féminine dans les quartiers défavorisés), soit l’antisémitisme, soit le voile et la laïcité n’ont pas manqué d’illustrer cette logique imparable.

Les questions d’identité et de hiérarchisation des identités, de communauté, de religion, d’histoire qui travaillent aujourd’hui la société française témoignent à la fois d’une crise sociale profonde et d’une libération de la parole dont l’expression universaliste se cherche. À l’intérieur de ce nouveau désordre se forment des configurations idéologiques parfois bien surprenantes et instables, parfois privées de véritable doctrine et construisant en face, un ennemi supposé cohérent. Certaines forces travaillent à capter cette parole, à opposer de manière démagogique juifs et musulmans, laïques et « communautaristes », néo-colonialistes et colonisés, en s ‘appuyant sur des raccourcis historiques, en construisant artificiellement une symétrie absolue dans laquelle l’autre (par exemple : juif, sioniste, laïque , musulman, intégriste, femmes contre le voile, femmes voilées etc...) devient un envers absolu.

Or, ça n’est pas vrai : s’il y a bien confusion dans les esprits, c’est que la réalité est complexe, ardue et que, malgré le bruit assourdissant orchestré par les médias, la liberté s’affronte aujourd’hui à la nécessité de tenir ensemble des exigences rendues contradictoires par l’arme de l’amalgame.
Un exemple, un seul, de ces amalgames : dénoncer la détérioration de la situation des femmes dans les quartiers défavorisés équivaudrait à soutenir la politique sécuritaire et à soutenir la discrimination des jeunes musulmans ; de même, dénoncer la loi sur le voile à l’école équivaudrait à soutenir la discrimination contre les femmes, dénoncer l’antisémitisme à soutenir la politique du gouvernement d’Ariel Sharon etc... .

Il faut pourtant relever le défi car une réalité n’en supprime pas une autre : l’antisémitisme ne supprime pas les crimes commis par Israël à l’encontre du peuple palestinien, l’islamophobie ne supprime pas les discriminations subies par les femmes au nom de la coutume, ces discriminations envers les femmes ne suppriment pas les discriminations contre les musulmans etc...Dénoncer l’évolution de notre société vers plus de haine et moins de solidarité, dénoncer en somme la manière dont on voudrait monter les victimes de discriminations, de toutes sortes, à toute époque, les unes contre les autres au nom d’une quasi-concurrence, c’est refuser une logique qui relativise et justifie un fait par un autre, un racisme par un autre, une domination par une autre. Tout l’enjeu aujourd’hui est de réinventer un universalisme qui ne soit pas « assimilationiste » mais compréhensif (qui comprenne l’altérité), un universalisme à même de soutenir envers et contre tout, un antiracisme dénué de toute préférence.

La judéophobie est-elle un racisme différent ?

La distinction entre la haine du juif et le racisme colonial (ou racisme dit d’exploitation) a engendré de nombreux débats, dont la perversité suprême a été de créer une concurrence de la souffrance entre toutes les victimes du racisme. Les manifestations du racisme ont causé et causent toujours des souffrances incomparables, uniques, souvent impossibles à transmettre. C’est pourquoi, la conscience d’une expérience singulière chez les victimes du racisme est tout à fait légitime mais nullement contradictoire avec une compréhension universelle. Ainsi, l’antisémitisme qui puise ses racines dans l’accusation chrétienne de déicide, comporte-il des spécificités, un point de non-retour enfin qui est le génocide des Juifs , ce qui en fait une expérience singulière et universelle à la fois... De même, le génocide des Amérindiens, l’esclavage, le racisme colonial fait d’intrusion, de colonisation, d’occupation, de domination et d’exploitation, enfin de mépris, sont des expériences traumatiques, singulières et universelles. L’ambivalence de la relation avec la civilisation conquérante n’y joue pas un rôle mineur, surtout concernant la France qui s’est prétendue à la fois puissance conquérante et libératrice. Cette ambivalence joue aujourd’hui autant pour les Juifs émancipés par la France puis trahis sous Vichy que pour les colonisés. Il y a donc singularités et croisements, les histoires des uns et des autres s’enchevêtrent, c’est un mouvement fait de rapprochements et d’éloignements et non un face à face.

L’Affaire Dreyfus, Vichy, le colonialisme, la guerre d’Algérie sont encore des plaies vives dans cette société. Les communautés d’origines juives, arabes et musulmanes vivant en France sont aux prises avec des héritages historiques qui se télescopent : héritage des Juifs français depuis plusieurs générations, héritage des Juifs ashkénazes (réfugiés ayant survécu au génocide), héritage des Juifs arabes devenus français, héritage enfin arabo-musulman et judéo-arabe de l’expérience coloniale. À cela s’ajoute l’héritage du sionisme et de la création de l’Etat d’Israël, enfin l’histoire du mouvement de libération palestinien.

Il y a donc des spécificités historiques et des expériences singulières qui constituent le patrimoine de l’humanité. Parmi elles, le racisme antijuif qui peut être considéré dans sa spécificité mais sans lui conférer une “centralité”. Au sein même des différentes “communautés” juives aujourd’hui en France, les expériences de ce racisme sont d’ailleurs totalement différentes. Les Juifs, dans le monde arabe, ont vécu des périodes contrastées mais rien de comparable avec l’histoire des autres juifs dans le monde chrétien. Cependant, trahis par la France de Vichy, ces juifs arabes se reconnaissent aujourd’hui dans l’héritage de la Shoah et dans une identité composite où cohabitent la culture judéo-arabe et la culture française. Enfin, même si l’historiographie arabe a eu tendance à le gommer, nombre d’entre eux, parmi les intellectuels et les artistes, ont participé activement au réveil du nationalisme arabe. Leur relation avec la puissance coloniale française fut beaucoup plus complexe qu’on ne le croit et dans les deux protectorats, le Maroc et la Tunisie, beaucoup n’ont jamais demandé, ont même refusé, la nationalité française. Identifier les juifs du monde arabe à des coloniaux est donc une erreur historique-- même s’ils furent instrumentalisés par la puissance coloniale notamment en Algérie-- et témoigne parfois d’une volonté d’en faire les boucs émissaires du colonialisme. Car il existe aujourd’hui un populisme antisémite masqué tendant à identifier les juifs aux colonisateurs et à poser comme incompatible la défense des classes défavorisées, composées en grande partie des enfants de l’immigration avec la dénonciation toujours nécessaire et toujours légitime de l’antisémitisme.

Ainsi, alors que plusieurs histoires s’entremêlent et s’entrechoquent dans la France d’aujourd’hui, de l’histoire de l’émancipation républicaine des Juifs en France, à celle de Vichy en passant par l’affaire Dreyfus, à celle du colonialisme et des sionismes, alors que les fractures causées par l’histoire entre juifs et Arabes, entre juifs et français, entre français et Arabes sont béantes, il en est qui refusent de faire la synthèse, il en est qui choisissent une préférence antiraciste tout en dénonçant le communautarisme de l’autre. Communauté : le terme est devenu une insulte. Il n’exprime pourtant que la base anthropologique de la société. Il n’y a pas à choisir entre la communauté ou la société comme l’ont prétendu les idéologues du nazisme qui défendaient la suprématie d’un communautarisme ethnique. Il y a entre individu, communauté et société une dialectique complexe, une co-existence et toute tentative d’extirper l’une de ces dimensions a toujours conduit à supprimer la liberté. Il y a enfin une dimension qui est celle de l’idée directrice : l’universalisme qui nous englobe en tant qu’individu, que communauté, que société.

La judéophobie et l’islamophobie sont-elles un même antisémitisme ?

Nous savons aujourd’hui que les races n’existent pas ; mais le savoir n’entraîne nullement la disparition des représentations. Ainsi, dans l’imaginaire occidental, la distinction entre des cultures jugées “tribales” (concept remplacé par “communautaire”) et l’universalisme européen (comme sécularisation du christianisme) ne s’est pas effacée comme par enchantement. Ce qui est vécu comme “différence” a toujours besoin d’être nommé, du moins dans une culture qui a tenté de construire un être rationnel et qui, prise dans des passions qu’elle ne pouvait pas toujours juguler, a produit des idéologies de rationalisation du racisme.
Ernest Renan, le théoricien français de la nation républicaine a été en même temps le théoricien d’une altérité absolue de la culture “sémitique”. Inventeur de la thèse du choc des civilisations, il écrit : « L’Arabe, du moins, et dans un sens plus général les Musulmans, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été. Le Musulman (l’esprit sémitique est surtout représenté de nos jours par l’Islam) et l’Européen sont en présence l’un de l’autre comme deux êtres d’une espèce différente, n’ayant rien de commun dans la manière de penser et de sentir. Mais la marche de l’humanité se fait par la lutte des tendances contraires, par une sorte de polarisation, en vertu de laquelle chaque idée a ici ses représentants exclusifs. C’est dans l’ensemble que s’harmonisent toutes les contradictions et que la paix suprême résulte du choc des éléments en apparence ennemis”. Après avoir expliqué que les peuples sémitiques n’ont rien apporté à la “civilisation”, excepté la religion, il conclut :” Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert....”. Et d’évoquer “l’enveloppe sémitique” du judaïsme dont le christianisme, seul véritable universalisme, doit s’affranchir.

Dans la conception de Renan, la culture sémitique est un esprit “tribal” où le politique et le religieux sont indissociables et le progrès impossible. Les Juifs français « christianisés” (même s’ils conservent leur religion) ne sont plus les principaux représentants de “cet esprit sémitique » (Renan méconnaît ou néglige l’existence de juifs arabes). Il y a donc un esprit sémitique qu’il faut combattre et un judaïsme réconcilié avec l’esprit de la nation française et avec la république.

Ce bref détour par l’auteur du texte fondateur de la république française montre que, dans l’esprit républicain, judéophobie et islamophobie ont parfois partie liée même si le juif français est jugé plus ou mois assimilé ( de sorte que dans le monde colonial, les juifs français créeront des associations destinées à enseigner et civiliser les juifs arabes). Ces préjugés puisant dans les textes à la fois historiques et mythiques de l’époque biblique confondent mœurs, époque, histoires et éthiques. Dans la vulgate judéophobe, l’accusation de tribalisme à l’encontre des Juifs au prétexte que la société aux temps bibliques était tribale est également des plus courantes, elle est reprise par certains courants antisionistes.

L’importation » du conflit israélo-palestinien.

Le conflit israélo-palestinien n’est pas « importé » comme un élément étranger, il pose des questions universelles de justice et il ne suffit pas de s’élever haut et fort contre l’importation pour empêcher qu’on s’en préoccupe . Il faut ce pendant refuser qu’on importe la violence du conflit et qu’on identifie les juifs à Sharon et les populations d’origine arabo-musulmanes à des terroristes.
Les communautés du monde arabe, divisées par le colonialisme puis par le conflit israélo-palestinien ont enraciné leur imaginaire au Proche-Orient. Venant de pays qui ont été colonisés, les populations d’origine arabe se projettent dans le mouvement de libération nationale palestinien tandis que les juifs orientaux adhèrent à un nationalisme qu’ils n’ont jamais connu, ni vécu puisque exclus, pour des raisons diverses, des libérations nationales des pays arabes. Avec un retard historique incontestable, ces juifs orientaux s’approprient donc une libération nationale (le sionisme) à laquelle, dans leur majorité, ils n’ont pas pris part : cette libération s’incarne dans l’Etat d’Israël, un pays dont ils sont fiers, un pays qui les console d’un déracinement mal vécu. Les jeunes issus de l’immigration poursuivent quant à eux les luttes anticolonialistes menées par leurs aînés en s’identifiant aux Palestiniens. La Palestine, c’est aussi leur fierté. Voilà donc deux rêves concurrents qui se projettent sur le cauchemar réel d’un conflit violent.

Ces solidarités qui recoupent des identités, réelles ou projetées, choquent bien évidemment la vision républicaine et laïque. De très anciens préjugés sur la supériorité de l’esprit occidental sur l’esprit sémitique réémergent à l’abri d’une dénonciation - en soi légitime - du fanatisme pro-israélien ou islamiste. Les populations issues de l’immigration réveillent les douloureux souvenirs de la guerre d’Algérie et une peur confuse de l’Islam. Elles sont les “masses” inquiétantes. Les Juifs quant à eux, du fait de l’alliance israélo-américaine, sont soupçonnés de complot pour la domination du monde et ce, dans des termes à peine voilés. Cette situation crée des alliances intellectuelles souvent inattendues : le mépris souverain dont font preuve certains Français juifs progressistes envers cette plèbe juive orientale “ attardée” en constitue un des exemples. On voit aussi se développer l’islamophobie de certains défenseurs d’Israël partageant pourtant la même culture que les Arabes ou bien , chez certains islamistes ou nationalistes arabes, un antisémitisme emprunté à la pensée occidentale des puissances coloniales ou encore le négationnisme . Dans ces antagonismes propices à de nouveaux racismes, les références historiques de chacun ne sont pas les mêmes, en particulier celles des Juifs arabes et des Juifs ashkénazes mais également celles des différentes immigrations d’origine arabe. Si les Juifs orientaux et les Arabes ont connu le colonialisme, la situation était différente dans les protectorats (Tunisie, Maroc) et dans “l’Algérie Française”. Pendant la seconde guerre mondiale, le roi du Maroc, par exemple, avait refusé de livrer “ses Juifs” à Vichy. Il n’en fut pas de même en Tunisie où les Allemands avaient commencé à construire des camps, entreprise que la fin de la guerre a interrompu.

Une nouvelle configuration

Comprendre ce qui se passe aujourd’hui et notamment les formes nouvelles de judéophobie et d’islamophobie nécessite donc un retour à ces histoires tout à fait singulières des communautés arabes et juives dans le monde colonial. Dans une surprenante tribune publiée au mois de Juillet 2002 dans Libération, Étienne Balibar affirmait qu’un même antisémitisme visait aujourd’hui Juifs et Arabes. A première vue, si l’on tient compte des spécificités de l’histoire de l’antisémitisme, en France et en Europe, cette théorie paraît hasardeuse.

Cependant, si l’on admet que le contexte et les thématiques des racismes actuels sont bien liés à une configuration qui n’est plus celle des années trente mais celle de nouveaux colonialismes, la théorie d’Etienne Balibar est bien au contraire lumineuse. Les racismes actuels se comprennent à partir de l’héritage du colonialisme et du conflit israélo-palestinien qui est aujourd’hui emblématique des luttes anticolonialistes. L’affrontement entre le nationalisme des Juifs arabes et le nationalisme de certains courants pro-palestiniens alimente un antisémitisme visant tous les sémites, leur “fanatisme”, leur rejet supposé de l’universalisme laïque, leurs communautarismes, leur prétendu obscurantisme religieux. De part et d’autre, Juifs et Arabes “nationalistes” reprennent à leur compte les préjugés du colonisateur d’hier. Le racisme anti-arabe de certains juifs orientaux est un racisme colonial. Le racisme antijuif de certains courants nationalistes arabes ou islamistes reprend les arguments et représentations de l’antisémitisme européen qui pendant des siècles n’avaient jamais pénétré le monde arabe. Bien Sûr, les Juifs et les Arabes s’affrontèrent parfois au sein du monde arabe, mais jamais ils ne développèrent les uns envers les autres des préjugés qui vont bien au-delà d’un conflit confessionnel souvent circonstanciel. Par exemple, l’accusation d’affairisme, de volonté de dominer le monde et tous les éléments de l’antisémitisme européen qui connaissent aujourd’hui un certain succès dans le monde arabe, sont des emprunts à l’antisémitisme européen. De la même manière, la volonté de certains Juifs orientaux de se distinguer des Arabes et leur sentiment de supériorité sont empruntés au racisme colonial alors que la majorité des juifs du monde arabe n’étaient pas des coloniaux mais des résidents de longue date. On voit donc se développer un racisme de supériorité colonial à l’encontre des arabes et des juifs orientaux aujourd’hui majoritaires en France tandis que les mêmes juifs orientaux développent un racisme colonial à l’égard des arabes qui eux empruntent à l’antisémitisme européen ses thématiques anti-juives. Dans ce contexte, le conflit entre des Juifs orientaux extrémistes et des extrémistes musulmans a toutes les allures d’un conflit plébéien dans lequel les préjugés racistes sont empruntés à des idéologies, antisémitisme ou racisme colonial, puisées en Europe.

La nouvelle configuration liée à l’idée du conflit de civilisation, à l’alliance israélo-américaine, au conflit israélo-palestinien, aux difficultés d’intégration sociale et-ou culturelle tant des populations issues de l’immigration que d’une partie des juifs issus du monde arabe et. favorise à la fois l’islamophobie et la judéophobie. C’est pourquoi on peut effectivement avancer qu’un même antisémitisme anti-arabe et antijuif, héritage du colonialisme, est aujourd’hui à l’œuvre. Cependant, et c’est là qu’intervient la complexité, ce sont les victimes mêmes de ces racismes, Juifs et Arabes qui reprennent à leur compte, à la faveur du conflit israélo-palestinien, soit le racisme colonial s’exprimant dans le soutien au gouvernement de Sharon, soit l’antisémitisme traditionnel s’exprimant dans des positions anti-israéliennes extrémistes ou dans un racisme antijuif de type européen. En Tunisie, où il n’existait ni ghetto, ni zones dans les villes qui soient spécifiquement juives , l’administration tunisienne a tout récemment décidé de mentionner sur les papiers administratifs des natifs tunisiens de confession juive, la mention “quartier juif”. Voilà un exemple d’une “représentation” empruntée au modèle européen des ghettos ou quartiers juifs.

La division des antiracismes

Le colonialisme européen a divisé les Juifs et les Arabes, causé le drame du déracinement, aboli la mémoire de l’amitié, de la cohabitation, de la culture partagée en terre d’Islam par des Juifs et par des Arabes. Le colonialisme israélien et les visions coloniales qui réémergent dans la société française les divisent aujourd’hui à nouveau ainsi que leurs nationalismes respectifs. Ce qui se joue ici est de l’ordre d’une mémoire trompée : ces juifs orientaux et ces enfants de l’immigration s’imaginent que Juifs et Arabes ont toujours été ennemis, ce qui est absurde et historiquement faux. Le fait que des Juifs d’origine ashkénaze soulignent que l’héritage du génocide des Juifs européens est non seulement universel mais qu’il ne saurait cautionner l’oppression des Palestiniens est tout à fait primordial, mais n’abolit pas la croyance qu’un conflit ancestral oppose Juifs et Arabes. C’est autant l’héritage colonial que le génocide et la création de l’Etat d’Israël avec ses conséquences pour les Palestiniens qui jouent un rôle central dans un contexte où le judaïsme ashkénaze a été porteur du sionisme mais n’est plus, loin s’en faut, majoritaire démographiquement ni en Israël ni en France. C’est pourquoi, il faut rappeler qu’en terre d’Islam, la coexistence judeo-arabe a été la plupart du temps pacifique et en symbiose culturelle. Il n’y a pas de conflit héréditaire entre islam et judaïsme mais des situations post-coloniales qui agissent dans les représentations du conflit israélo-palestinien.

Un retour sur l’expérience coloniale s’impose donc afin que les Juifs orientaux comprennent que l’occupation de la Palestine ravive les traumatismes du colonialisme dans le monde arabe, qu’elle est non seulement inacceptable mais proprement dit “traumatique”. De leur côté, les populations issues de l’immigration maghrébine et musulmane, doivent comprendre le traumatisme juif lié au génocide et à l’exil Ce retour permettrait aussi de mieux saisir comment, vivant ici pourtant, n’ayant pas subi le génocide, les Juifs orientaux ont peur de l’exil, d’un exil profond que représenterait pour eux, symboliquement sans doute, la disparition de l’Etat d’Israël sur lequel ils ont projeté leur enracinement dans les pays arabes...

Une angoisse qui leur fait crier ce naïf et agressif “Israël vivra” contre “Palestine vaincra”. Israël vivra, Palestine vaincra, si côte à côte, Juifs et Arabes refusent la logique coloniale de divisions et de haines intercommunautaires. La scène qui se joue là-bas, en Palestine et en Israël, dans ces pays dont ils rêvent, n’est rien d’autre que ce cauchemar colonial transplanté à la faveur d’évènements historiques complexes et douloureux. Contre ce cauchemar, il y a le souvenir de la coexistence, des échanges culturels, de la musique, de la philosophie, il y a un autre rêve. Ce rêve n’a rien d’hallucinatoire. Il s’appuie sur une histoire réelle et séculaire dont nous avons le devoir d’empêcher l’abolissement.

Nous assistons aujourd’hui en France à de graves phénomènes : d’un côté, des juifs religieux cachent maladroitement leur kippa sous une casquette. Une peur exagérée ? Peut-être mais symptomatique d’une atmosphère. D’un autre côté, dans ce même pays, six mois d’hystérie sur le voile islamique ont occupé la une des médias. Dans la rue, dans les cafés, la méfiance est devenue palpable et partout, la parole raciste s’est libérée.

I y aurait aujourd’hui deux antiracismes, voire trois : l’un privilégiant la dénonciation de l’antisémitisme, le second l’islamophobie, un dernier enfin accusant le génocide des juifs de masquer les crimes de l’esclavagisme et du colonialisme envers les Noirs. Refuser cette hiérarchisation qui conduit aujourd’hui à l’affrontement de ceux qui se réclament de l’antiracisme c’est comprendre dans une même pensée et une même pratique la singularité des expériences et de l’histoire et l’universalité de la lutte contre le racisme. C’est donc refuser l’instrumentalisation mais refuser aussi la relativisation, c’est regarder en face toutes les dérives, c’est affronter les choses vraies, et parmi elles, l’antisémitisme tout en affirmant que la lutte antiraciste ne saurait se prévaloir d’une quelconque préférence.


Notes :

[1] Le terme “islamophobie” comme “judéophobie” met l’accent sur le rejet d’une religion alors qu’il recouvre en réalité un racisme englobant les populations issues du monde arabo-musulman .