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Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=327&var_recherche=messica#
Depuis deux ans, l’attentat du 11 septembre, la radicalisation
du conflit israélo-palestinien, la guerre contre l’Irak,
puis, tout dernièrement, la “nouvelle” affaire
du voile, ont dessiné des configurations idéologiques
de plus en plus frontales, de plus en plus marquées au plan
identitaire et éloignées d’une pensée
de l’universel permettant de tenir ensemble laïcité
et refus de la discrimination, lutte contre l’antisémitisme
et lutte contre l’islamophobie [1].
Cette difficulté s’est exprimée dimanche 16
Mai, quand deux cortèges, l’un mené par SOS
Racisme et le second comprenant plusieurs organisations dont le
MRAP et la LDH ont manifesté, les premiers contre l’antisémitisme
suite aux récentes profanations de cimetières et les
seconds contre l’antisémitisme et tous les racismes.
Cette dissociation révèle l’ampleur de la crise
que traverse aujourd’hui l’antiracisme dont le fondement
universaliste est remis en cause. Au-delà des instrumentalisations,
mauvais procès et manipulations en tout genre, il est urgent
de remettre à plat cette question de l’anti-racisme
en refusant toute forme monopolisation mais aussi tout relativisme.
Instrumentalisation et relativisme : un seul et même piège.
Dans le contexte actuel, penser la question de l’antisémitisme
(comme celle d’ailleurs de l’islamophobie ou de la laïcité)
implique de poser d’emblée deux principes politiques
: le premier est que la victime en tant que sujet de droit, qu’on
la juge bonne ou mauvaise, n’est jamais responsable du racisme
qu’elle subit. Le racisme n’est pas une objection politique
à une opinion différente de la nôtre... Ainsi
que l’on suppose ou non les Juifs massivement pro-israéliens,
ne justifie ni les insultes, ni les actes violents. Les droits ne
sont pas fondés sur la moralité qu’on prête
ou non aux sujets de droits, ni sur la “justesse” qu’on
prête ou non à leurs opinions politiques.
On parle beaucoup d’instrumentalisation : celle de l’antisémitisme,
celle de “l’insécurité”, celle des
discriminations subies par les femmes. Cette dénonciation
souvent justifiée a malheureusement pour pendant la relativisation
des faits, des violences ou discriminations subies au prétexte
qu’elles sont instrumentalisées. Les débats
les plus récents concernant soit l’irruption fort médiatique
et aussitôt instrumentalisée de “ni putes, ni
soumises” (et sous-jacente la détérioration
de la condition féminine dans les quartiers défavorisés),
soit l’antisémitisme, soit le voile et la laïcité
n’ont pas manqué d’illustrer cette logique imparable.
Les questions d’identité et de hiérarchisation
des identités, de communauté, de religion, d’histoire
qui travaillent aujourd’hui la société française
témoignent à la fois d’une crise sociale profonde
et d’une libération de la parole dont l’expression
universaliste se cherche. À l’intérieur de ce
nouveau désordre se forment des configurations idéologiques
parfois bien surprenantes et instables, parfois privées de
véritable doctrine et construisant en face, un ennemi supposé
cohérent. Certaines forces travaillent à capter cette
parole, à opposer de manière démagogique juifs
et musulmans, laïques et « communautaristes »,
néo-colonialistes et colonisés, en s ‘appuyant
sur des raccourcis historiques, en construisant artificiellement
une symétrie absolue dans laquelle l’autre (par exemple
: juif, sioniste, laïque , musulman, intégriste, femmes
contre le voile, femmes voilées etc...) devient un envers
absolu.
Or, ça n’est pas vrai : s’il y a bien confusion
dans les esprits, c’est que la réalité est complexe,
ardue et que, malgré le bruit assourdissant orchestré
par les médias, la liberté s’affronte aujourd’hui
à la nécessité de tenir ensemble des exigences
rendues contradictoires par l’arme de l’amalgame.
Un exemple, un seul, de ces amalgames : dénoncer la détérioration
de la situation des femmes dans les quartiers défavorisés
équivaudrait à soutenir la politique sécuritaire
et à soutenir la discrimination des jeunes musulmans ; de
même, dénoncer la loi sur le voile à l’école
équivaudrait à soutenir la discrimination contre les
femmes, dénoncer l’antisémitisme à soutenir
la politique du gouvernement d’Ariel Sharon etc... .
Il faut pourtant relever le défi car une réalité
n’en supprime pas une autre : l’antisémitisme
ne supprime pas les crimes commis par Israël à l’encontre
du peuple palestinien, l’islamophobie ne supprime pas les
discriminations subies par les femmes au nom de la coutume, ces
discriminations envers les femmes ne suppriment pas les discriminations
contre les musulmans etc...Dénoncer l’évolution
de notre société vers plus de haine et moins de solidarité,
dénoncer en somme la manière dont on voudrait monter
les victimes de discriminations, de toutes sortes, à toute
époque, les unes contre les autres au nom d’une quasi-concurrence,
c’est refuser une logique qui relativise et justifie un fait
par un autre, un racisme par un autre, une domination par une autre.
Tout l’enjeu aujourd’hui est de réinventer un
universalisme qui ne soit pas « assimilationiste » mais
compréhensif (qui comprenne l’altérité),
un universalisme à même de soutenir envers et contre
tout, un antiracisme dénué de toute préférence.
La judéophobie est-elle un racisme différent ?
La distinction entre la haine du juif et le racisme colonial (ou
racisme dit d’exploitation) a engendré de nombreux
débats, dont la perversité suprême a été
de créer une concurrence de la souffrance entre toutes les
victimes du racisme. Les manifestations du racisme ont causé
et causent toujours des souffrances incomparables, uniques, souvent
impossibles à transmettre. C’est pourquoi, la conscience
d’une expérience singulière chez les victimes
du racisme est tout à fait légitime mais nullement
contradictoire avec une compréhension universelle. Ainsi,
l’antisémitisme qui puise ses racines dans l’accusation
chrétienne de déicide, comporte-il des spécificités,
un point de non-retour enfin qui est le génocide des Juifs
, ce qui en fait une expérience singulière et universelle
à la fois... De même, le génocide des Amérindiens,
l’esclavage, le racisme colonial fait d’intrusion, de
colonisation, d’occupation, de domination et d’exploitation,
enfin de mépris, sont des expériences traumatiques,
singulières et universelles. L’ambivalence de la relation
avec la civilisation conquérante n’y joue pas un rôle
mineur, surtout concernant la France qui s’est prétendue
à la fois puissance conquérante et libératrice.
Cette ambivalence joue aujourd’hui autant pour les Juifs émancipés
par la France puis trahis sous Vichy que pour les colonisés.
Il y a donc singularités et croisements, les histoires des
uns et des autres s’enchevêtrent, c’est un mouvement
fait de rapprochements et d’éloignements et non un
face à face.
L’Affaire Dreyfus, Vichy, le colonialisme, la guerre d’Algérie
sont encore des plaies vives dans cette société. Les
communautés d’origines juives, arabes et musulmanes
vivant en France sont aux prises avec des héritages historiques
qui se télescopent : héritage des Juifs français
depuis plusieurs générations, héritage des
Juifs ashkénazes (réfugiés ayant survécu
au génocide), héritage des Juifs arabes devenus français,
héritage enfin arabo-musulman et judéo-arabe de l’expérience
coloniale. À cela s’ajoute l’héritage
du sionisme et de la création de l’Etat d’Israël,
enfin l’histoire du mouvement de libération palestinien.
Il y a donc des spécificités historiques et des expériences
singulières qui constituent le patrimoine de l’humanité.
Parmi elles, le racisme antijuif qui peut être considéré
dans sa spécificité mais sans lui conférer
une “centralité”. Au sein même des différentes
“communautés” juives aujourd’hui en France,
les expériences de ce racisme sont d’ailleurs totalement
différentes. Les Juifs, dans le monde arabe, ont vécu
des périodes contrastées mais rien de comparable avec
l’histoire des autres juifs dans le monde chrétien.
Cependant, trahis par la France de Vichy, ces juifs arabes se reconnaissent
aujourd’hui dans l’héritage de la Shoah et dans
une identité composite où cohabitent la culture judéo-arabe
et la culture française. Enfin, même si l’historiographie
arabe a eu tendance à le gommer, nombre d’entre eux,
parmi les intellectuels et les artistes, ont participé activement
au réveil du nationalisme arabe. Leur relation avec la puissance
coloniale française fut beaucoup plus complexe qu’on
ne le croit et dans les deux protectorats, le Maroc et la Tunisie,
beaucoup n’ont jamais demandé, ont même refusé,
la nationalité française. Identifier les juifs du
monde arabe à des coloniaux est donc une erreur historique--
même s’ils furent instrumentalisés par la puissance
coloniale notamment en Algérie-- et témoigne parfois
d’une volonté d’en faire les boucs émissaires
du colonialisme. Car il existe aujourd’hui un populisme antisémite
masqué tendant à identifier les juifs aux colonisateurs
et à poser comme incompatible la défense des classes
défavorisées, composées en grande partie des
enfants de l’immigration avec la dénonciation toujours
nécessaire et toujours légitime de l’antisémitisme.
Ainsi, alors que plusieurs histoires s’entremêlent
et s’entrechoquent dans la France d’aujourd’hui,
de l’histoire de l’émancipation républicaine
des Juifs en France, à celle de Vichy en passant par l’affaire
Dreyfus, à celle du colonialisme et des sionismes, alors
que les fractures causées par l’histoire entre juifs
et Arabes, entre juifs et français, entre français
et Arabes sont béantes, il en est qui refusent de faire la
synthèse, il en est qui choisissent une préférence
antiraciste tout en dénonçant le communautarisme de
l’autre. Communauté : le terme est devenu une insulte.
Il n’exprime pourtant que la base anthropologique de la société.
Il n’y a pas à choisir entre la communauté ou
la société comme l’ont prétendu les idéologues
du nazisme qui défendaient la suprématie d’un
communautarisme ethnique. Il y a entre individu, communauté
et société une dialectique complexe, une co-existence
et toute tentative d’extirper l’une de ces dimensions
a toujours conduit à supprimer la liberté. Il y a
enfin une dimension qui est celle de l’idée directrice
: l’universalisme qui nous englobe en tant qu’individu,
que communauté, que société.
La judéophobie et l’islamophobie sont-elles un même
antisémitisme ?
Nous savons aujourd’hui que les races n’existent pas
; mais le savoir n’entraîne nullement la disparition
des représentations. Ainsi, dans l’imaginaire occidental,
la distinction entre des cultures jugées “tribales”
(concept remplacé par “communautaire”) et l’universalisme
européen (comme sécularisation du christianisme) ne
s’est pas effacée comme par enchantement. Ce qui est
vécu comme “différence” a toujours besoin
d’être nommé, du moins dans une culture qui a
tenté de construire un être rationnel et qui, prise
dans des passions qu’elle ne pouvait pas toujours juguler,
a produit des idéologies de rationalisation du racisme.
Ernest Renan, le théoricien français de la nation
républicaine a été en même temps le théoricien
d’une altérité absolue de la culture “sémitique”.
Inventeur de la thèse du choc des civilisations, il écrit
: « L’Arabe, du moins, et dans un sens plus général
les Musulmans, sont aujourd’hui plus éloignés
de nous qu’ils ne l’ont jamais été. Le
Musulman (l’esprit sémitique est surtout représenté
de nos jours par l’Islam) et l’Européen sont
en présence l’un de l’autre comme deux êtres
d’une espèce différente, n’ayant rien
de commun dans la manière de penser et de sentir. Mais la
marche de l’humanité se fait par la lutte des tendances
contraires, par une sorte de polarisation, en vertu de laquelle
chaque idée a ici ses représentants exclusifs. C’est
dans l’ensemble que s’harmonisent toutes les contradictions
et que la paix suprême résulte du choc des éléments
en apparence ennemis”. Après avoir expliqué
que les peuples sémitiques n’ont rien apporté
à la “civilisation”, excepté la religion,
il conclut :” Là est la guerre éternelle, la
guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël
sera mort de misère ou aura été relégué
par la terreur au fond du désert....”. Et d’évoquer
“l’enveloppe sémitique” du judaïsme
dont le christianisme, seul véritable universalisme, doit
s’affranchir.
Dans la conception de Renan, la culture sémitique est un
esprit “tribal” où le politique et le religieux
sont indissociables et le progrès impossible. Les Juifs français
« christianisés” (même s’ils conservent
leur religion) ne sont plus les principaux représentants
de “cet esprit sémitique » (Renan méconnaît
ou néglige l’existence de juifs arabes). Il y a donc
un esprit sémitique qu’il faut combattre et un judaïsme
réconcilié avec l’esprit de la nation française
et avec la république.
Ce bref détour par l’auteur du texte fondateur de
la république française montre que, dans l’esprit
républicain, judéophobie et islamophobie ont parfois
partie liée même si le juif français est jugé
plus ou mois assimilé ( de sorte que dans le monde colonial,
les juifs français créeront des associations destinées
à enseigner et civiliser les juifs arabes). Ces préjugés
puisant dans les textes à la fois historiques et mythiques
de l’époque biblique confondent mœurs, époque,
histoires et éthiques. Dans la vulgate judéophobe,
l’accusation de tribalisme à l’encontre des Juifs
au prétexte que la société aux temps bibliques
était tribale est également des plus courantes, elle
est reprise par certains courants antisionistes.
L’importation » du conflit israélo-palestinien.
Le conflit israélo-palestinien n’est pas « importé
» comme un élément étranger, il pose
des questions universelles de justice et il ne suffit pas de s’élever
haut et fort contre l’importation pour empêcher qu’on
s’en préoccupe . Il faut ce pendant refuser qu’on
importe la violence du conflit et qu’on identifie les juifs
à Sharon et les populations d’origine arabo-musulmanes
à des terroristes.
Les communautés du monde arabe, divisées par le colonialisme
puis par le conflit israélo-palestinien ont enraciné
leur imaginaire au Proche-Orient. Venant de pays qui ont été
colonisés, les populations d’origine arabe se projettent
dans le mouvement de libération nationale palestinien tandis
que les juifs orientaux adhèrent à un nationalisme
qu’ils n’ont jamais connu, ni vécu puisque exclus,
pour des raisons diverses, des libérations nationales des
pays arabes. Avec un retard historique incontestable, ces juifs
orientaux s’approprient donc une libération nationale
(le sionisme) à laquelle, dans leur majorité, ils
n’ont pas pris part : cette libération s’incarne
dans l’Etat d’Israël, un pays dont ils sont fiers,
un pays qui les console d’un déracinement mal vécu.
Les jeunes issus de l’immigration poursuivent quant à
eux les luttes anticolonialistes menées par leurs aînés
en s’identifiant aux Palestiniens. La Palestine, c’est
aussi leur fierté. Voilà donc deux rêves concurrents
qui se projettent sur le cauchemar réel d’un conflit
violent.
Ces solidarités qui recoupent des identités, réelles
ou projetées, choquent bien évidemment la vision républicaine
et laïque. De très anciens préjugés sur
la supériorité de l’esprit occidental sur l’esprit
sémitique réémergent à l’abri
d’une dénonciation - en soi légitime - du fanatisme
pro-israélien ou islamiste. Les populations issues de l’immigration
réveillent les douloureux souvenirs de la guerre d’Algérie
et une peur confuse de l’Islam. Elles sont les “masses”
inquiétantes. Les Juifs quant à eux, du fait de l’alliance
israélo-américaine, sont soupçonnés
de complot pour la domination du monde et ce, dans des termes à
peine voilés. Cette situation crée des alliances intellectuelles
souvent inattendues : le mépris souverain dont font preuve
certains Français juifs progressistes envers cette plèbe
juive orientale “ attardée” en constitue un des
exemples. On voit aussi se développer l’islamophobie
de certains défenseurs d’Israël partageant pourtant
la même culture que les Arabes ou bien , chez certains islamistes
ou nationalistes arabes, un antisémitisme emprunté
à la pensée occidentale des puissances coloniales
ou encore le négationnisme . Dans ces antagonismes propices
à de nouveaux racismes, les références historiques
de chacun ne sont pas les mêmes, en particulier celles des
Juifs arabes et des Juifs ashkénazes mais également
celles des différentes immigrations d’origine arabe.
Si les Juifs orientaux et les Arabes ont connu le colonialisme,
la situation était différente dans les protectorats
(Tunisie, Maroc) et dans “l’Algérie Française”.
Pendant la seconde guerre mondiale, le roi du Maroc, par exemple,
avait refusé de livrer “ses Juifs” à Vichy.
Il n’en fut pas de même en Tunisie où les Allemands
avaient commencé à construire des camps, entreprise
que la fin de la guerre a interrompu.
Une nouvelle configuration
Comprendre ce qui se passe aujourd’hui et notamment les formes
nouvelles de judéophobie et d’islamophobie nécessite
donc un retour à ces histoires tout à fait singulières
des communautés arabes et juives dans le monde colonial.
Dans une surprenante tribune publiée au mois de Juillet 2002
dans Libération, Étienne Balibar affirmait qu’un
même antisémitisme visait aujourd’hui Juifs et
Arabes. A première vue, si l’on tient compte des spécificités
de l’histoire de l’antisémitisme, en France et
en Europe, cette théorie paraît hasardeuse.
Cependant, si l’on admet que le contexte et les thématiques
des racismes actuels sont bien liés à une configuration
qui n’est plus celle des années trente mais celle de
nouveaux colonialismes, la théorie d’Etienne Balibar
est bien au contraire lumineuse. Les racismes actuels se comprennent
à partir de l’héritage du colonialisme et du
conflit israélo-palestinien qui est aujourd’hui emblématique
des luttes anticolonialistes. L’affrontement entre le nationalisme
des Juifs arabes et le nationalisme de certains courants pro-palestiniens
alimente un antisémitisme visant tous les sémites,
leur “fanatisme”, leur rejet supposé de l’universalisme
laïque, leurs communautarismes, leur prétendu obscurantisme
religieux. De part et d’autre, Juifs et Arabes “nationalistes”
reprennent à leur compte les préjugés du colonisateur
d’hier. Le racisme anti-arabe de certains juifs orientaux
est un racisme colonial. Le racisme antijuif de certains courants
nationalistes arabes ou islamistes reprend les arguments et représentations
de l’antisémitisme européen qui pendant des
siècles n’avaient jamais pénétré
le monde arabe. Bien Sûr, les Juifs et les Arabes s’affrontèrent
parfois au sein du monde arabe, mais jamais ils ne développèrent
les uns envers les autres des préjugés qui vont bien
au-delà d’un conflit confessionnel souvent circonstanciel.
Par exemple, l’accusation d’affairisme, de volonté
de dominer le monde et tous les éléments de l’antisémitisme
européen qui connaissent aujourd’hui un certain succès
dans le monde arabe, sont des emprunts à l’antisémitisme
européen. De la même manière, la volonté
de certains Juifs orientaux de se distinguer des Arabes et leur
sentiment de supériorité sont empruntés au
racisme colonial alors que la majorité des juifs du monde
arabe n’étaient pas des coloniaux mais des résidents
de longue date. On voit donc se développer un racisme de
supériorité colonial à l’encontre des
arabes et des juifs orientaux aujourd’hui majoritaires en
France tandis que les mêmes juifs orientaux développent
un racisme colonial à l’égard des arabes qui
eux empruntent à l’antisémitisme européen
ses thématiques anti-juives. Dans ce contexte, le conflit
entre des Juifs orientaux extrémistes et des extrémistes
musulmans a toutes les allures d’un conflit plébéien
dans lequel les préjugés racistes sont empruntés
à des idéologies, antisémitisme ou racisme
colonial, puisées en Europe.
La nouvelle configuration liée à l’idée
du conflit de civilisation, à l’alliance israélo-américaine,
au conflit israélo-palestinien, aux difficultés d’intégration
sociale et-ou culturelle tant des populations issues de l’immigration
que d’une partie des juifs issus du monde arabe et. favorise
à la fois l’islamophobie et la judéophobie.
C’est pourquoi on peut effectivement avancer qu’un même
antisémitisme anti-arabe et antijuif, héritage du
colonialisme, est aujourd’hui à l’œuvre.
Cependant, et c’est là qu’intervient la complexité,
ce sont les victimes mêmes de ces racismes, Juifs et Arabes
qui reprennent à leur compte, à la faveur du conflit
israélo-palestinien, soit le racisme colonial s’exprimant
dans le soutien au gouvernement de Sharon, soit l’antisémitisme
traditionnel s’exprimant dans des positions anti-israéliennes
extrémistes ou dans un racisme antijuif de type européen.
En Tunisie, où il n’existait ni ghetto, ni zones dans
les villes qui soient spécifiquement juives , l’administration
tunisienne a tout récemment décidé de mentionner
sur les papiers administratifs des natifs tunisiens de confession
juive, la mention “quartier juif”. Voilà un exemple
d’une “représentation” empruntée
au modèle européen des ghettos ou quartiers juifs.
La division des antiracismes
Le colonialisme européen a divisé les Juifs et les
Arabes, causé le drame du déracinement, aboli la mémoire
de l’amitié, de la cohabitation, de la culture partagée
en terre d’Islam par des Juifs et par des Arabes. Le colonialisme
israélien et les visions coloniales qui réémergent
dans la société française les divisent aujourd’hui
à nouveau ainsi que leurs nationalismes respectifs. Ce qui
se joue ici est de l’ordre d’une mémoire trompée
: ces juifs orientaux et ces enfants de l’immigration s’imaginent
que Juifs et Arabes ont toujours été ennemis, ce qui
est absurde et historiquement faux. Le fait que des Juifs d’origine
ashkénaze soulignent que l’héritage du génocide
des Juifs européens est non seulement universel mais qu’il
ne saurait cautionner l’oppression des Palestiniens est tout
à fait primordial, mais n’abolit pas la croyance qu’un
conflit ancestral oppose Juifs et Arabes. C’est autant l’héritage
colonial que le génocide et la création de l’Etat
d’Israël avec ses conséquences pour les Palestiniens
qui jouent un rôle central dans un contexte où le judaïsme
ashkénaze a été porteur du sionisme mais n’est
plus, loin s’en faut, majoritaire démographiquement
ni en Israël ni en France. C’est pourquoi, il faut rappeler
qu’en terre d’Islam, la coexistence judeo-arabe a été
la plupart du temps pacifique et en symbiose culturelle. Il n’y
a pas de conflit héréditaire entre islam et judaïsme
mais des situations post-coloniales qui agissent dans les représentations
du conflit israélo-palestinien.
Un retour sur l’expérience coloniale s’impose
donc afin que les Juifs orientaux comprennent que l’occupation
de la Palestine ravive les traumatismes du colonialisme dans le
monde arabe, qu’elle est non seulement inacceptable mais proprement
dit “traumatique”. De leur côté, les populations
issues de l’immigration maghrébine et musulmane, doivent
comprendre le traumatisme juif lié au génocide et
à l’exil Ce retour permettrait aussi de mieux saisir
comment, vivant ici pourtant, n’ayant pas subi le génocide,
les Juifs orientaux ont peur de l’exil, d’un exil profond
que représenterait pour eux, symboliquement sans doute, la
disparition de l’Etat d’Israël sur lequel ils ont
projeté leur enracinement dans les pays arabes...
Une angoisse qui leur fait crier ce naïf et agressif “Israël
vivra” contre “Palestine vaincra”. Israël
vivra, Palestine vaincra, si côte à côte, Juifs
et Arabes refusent la logique coloniale de divisions et de haines
intercommunautaires. La scène qui se joue là-bas,
en Palestine et en Israël, dans ces pays dont ils rêvent,
n’est rien d’autre que ce cauchemar colonial transplanté
à la faveur d’évènements historiques
complexes et douloureux. Contre ce cauchemar, il y a le souvenir
de la coexistence, des échanges culturels, de la musique,
de la philosophie, il y a un autre rêve. Ce rêve n’a
rien d’hallucinatoire. Il s’appuie sur une histoire
réelle et séculaire dont nous avons le devoir d’empêcher
l’abolissement.
Nous assistons aujourd’hui en France à de graves phénomènes
: d’un côté, des juifs religieux cachent maladroitement
leur kippa sous une casquette. Une peur exagérée ?
Peut-être mais symptomatique d’une atmosphère.
D’un autre côté, dans ce même pays, six
mois d’hystérie sur le voile islamique ont occupé
la une des médias. Dans la rue, dans les cafés, la
méfiance est devenue palpable et partout, la parole raciste
s’est libérée.
I y aurait aujourd’hui deux antiracismes, voire trois : l’un
privilégiant la dénonciation de l’antisémitisme,
le second l’islamophobie, un dernier enfin accusant le génocide
des juifs de masquer les crimes de l’esclavagisme et du colonialisme
envers les Noirs. Refuser cette hiérarchisation qui conduit
aujourd’hui à l’affrontement de ceux qui se réclament
de l’antiracisme c’est comprendre dans une même
pensée et une même pratique la singularité des
expériences et de l’histoire et l’universalité
de la lutte contre le racisme. C’est donc refuser l’instrumentalisation
mais refuser aussi la relativisation, c’est regarder en face
toutes les dérives, c’est affronter les choses vraies,
et parmi elles, l’antisémitisme tout en affirmant que
la lutte antiraciste ne saurait se prévaloir d’une
quelconque préférence.
Notes :
[1] Le terme “islamophobie” comme “judéophobie”
met l’accent sur le rejet d’une religion alors qu’il
recouvre en réalité un racisme englobant les populations
issues du monde arabo-musulman .
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