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La victime, le résistant et le martyr
Par MESSICA Fabienne le 26 mars 2005

Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=708&var_recherche=messica#

À l’instar des débats sur le voile, l’antisémitisme, le racisme, les discriminations et le colonialisme, les récentes polémiques suscitées tour à tour par l’appel des Indigènes de la République, puis par les propos de Dieudonné, enfin tout récemment par les violences de jeunes envers les manifestants lycéens témoignent de la difficulté à saisir les événements dans leurs articulations quand il y en a mais aussi dans leur logique propre quand ils se réclament d’une autonomie. Autonomie d’ailleurs difficile à construire car, face aux procédés de nivellement de chaque parole singulière, mettre en forme cette singularité se présente comme un défi. L’appel des Indigènes témoigne de cette impuissance d’autant plus cruellement que la démarche dont il se veut l’expression est légitime. En ne parvenant pas ou en ne voulant pas se dégager d’une bi-polarité simplificatrice, en se présentant sur un mode particulièrement vindicatif, l’appel s’est offert à l’appareil conceptuel des médias et des groupes de pression politiques, appareil qui surplombe le politique de notions morales.

Pourquoi ? Est-ce la démarche qui est ainsi visée ? Sans doute pour certains mais pour d’autres au contraire, persuadés de la pertinence d’un travail politique incluant la réflexion sur l’héritage du colonialisme, c’est précisément par son caractère contre-productif que le texte suscite des réactions hostiles. Trop réactionnel, il témoigne en effet de la difficulté à se penser hors du langage de l’ennemi, sans se laisser contaminer par un langage guerrier. Tout se passe comme si on livrait aux médias ce qu’ils attendent pour nous conférer une existence fut-elle négative. Car écrire noir sur blanc que Dien Bien - Phu fut une victoire et non une défaite, n’a strictement aucun sens aujourd’hui, sinon un sens guerrier : cette victoire militaire pour certains, cette défaite pour d’autres et cette tuerie de toute manière ne sauraient servir de modèle aux combats actuels contre la permanence et la résurgence de pratiques et de théories colonialistes. S’il s’agit en effet de viser l’héritage du colonialisme et ses formes à nouveau offensives, pourquoi chercher des modèles qui non seulement ne sont plus opératoires, mais ont montré leurs limites dans la période post-coloniale ? Comme l’écrivait René Char, notre héritage nous est livré sans mode d’emploi : c’est à nous, les « héritiers », d’en faire usage en l’actualisant. C’est pourquoi, il n’est pas neutre de choisir de se référer à des victoires militaires plutôt qu’à des formes de résistance anti-colonialiste qui furent multiples et avant tout, politiques. Globalement provocateur, peu explicite sur les concepts de République, des Lumières, de la laïcité, l’appel se présente sous un langage tout à la fois totalisant et désarticulé. Plus encore que ses outrances, c’est cette propension à « penser dans le langage de l’ennemi » qui dérange. Mais ce qui dérange aussi et combien, c’est que des groupes investis dans le courant sioniste de gauche, gravitant autour des amis de la Paix Maintenant, de S.O.S Racisme ou de Ni Putes, ni Soumises puissent prendre position en se situant du côté des « bien intégrés ». C’est de leur part faire insulte à un héritage historique qui n’est pas celui des bien intégrés, c’est refuser d’actualiser cet héritage en le transmutant là où il a du sens aujourd’hui : dans une solidarité avec ceux qui, même lorsqu’ils ont les attributs de la citoyenneté, sont encore par leur situation sociale et les expériences qu’ils vivent, des citoyens de seconde zone : ceux précisément dont se réclame l’appel des Indigènes.

Il ne s’agit pas ici de céder à la mode des parallèles et des comparaisons mais de dire ceci : chacun est libre en tant qu’individu d’assumer ou non un héritage historique mais quiconque se prévaut de cet héritage, même s’il a à charge de trouver comment l’actualiser, n’est pas en droit d’en faire ce qu’il veut. Ceux qui ont connu la condition de paria, ceux qui ne l’ont pas connue mais s’en souviennent, ne sont pas en droit de s’en prévaloir pour donner des leçons d’intégration à d’autres qui aujourd’hui vivent le rejet et l’exclusion.

Un pathos politique ?

Depuis plusieurs années, de nombreux discours politiques fonctionnent sur le mode de l’association d’idées, un peu comme si la France s’était couchée sur un divan : par exemple, anti-colonialisme ou dénonciation de l’esclavagisme « et » antisémitisme aggravé d’anti-laïcité ou de communautarisme ; ou bien : refus de la politique sécuritaire « et » relativisation de la condition des femmes soumises à la coutume ou victimes de violence. À cela vient de s’ajouter récemment l’imbécile amalgame entre la violence envers les jeunes manifestants lycéens « et » le racisme anti-blanc, comme si ce dernier, par ailleurs réel au cours de la manifestation étudiante, n’était pas la seule forme que pouvait prendre cette violence dans la mesure où pour les jeunes agresseurs, - et de manière totalement empirique, - « race et classe » se superposent.

Ce « et » problématique n’associe donc pas les propositions dans un rapport de causalité mais plutôt comme si chacune d’elle, à l’instar d’un aimant, entraînait l’autre, comme s’il s’agissait d’un système d’adhérence. Or, si l’on peut aisément identifier deux camps (un camps anti-raciste principalement anti-colonialiste, tiers-mondiste, opposé à la loi sur les signes religieux à l’école et à la politique sécuritaire et un camp favorable à cette loi, institutionnelle, laïque, anti-raciste moral, féministe moral, silencieux sur le sécuritaire etc...), toute une gamme de positions ne se situent pas dans cette bipolarité. Cette adhérence supposée, tantôt inventée pour délégitimer l’adversaire, tantôt aussi tout à fait réelle, est donc dangereuse pour la liberté de penser, en particulier quand les termes dans lesquels sont posés les débats semblent piégés. Elle est dangereuse aussi parce qu’elle soumet la pensée et donc la pratique soit à des principes qui ne sont plus interrogés au regard des pratiques (laïcité, antiracismes etc...) soit au principe de solidarité avec les victimes ou ceux qui prétendent les représenter comme Dieudonné, indépendamment de leurs actes. Ce « et » problématique soit exclut le « aussi » (on ne peut pas dénoncer avec la même vigueur le racisme néo - colonial, les discriminations et l’antisémitisme et inversement, ceux qui dénoncent l’antisémitisme ne disent pas grand-chose sur le racisme néo-colonial), soit au contraire l’impose : on ne peut pas parler d’islamophobie sans parler d’antisémitisme par exemple ou inversement, ce qui aboutit à un nivellement de la condition de chacun dans l’histoire et aujourd’hui.

Il faut rappeler que politiquement, la sacralisation de la victime - qui est à interroger à partir de ce constat - mène à une double impasse : celle de l’anti-racisme moral de S.O.S. racisme et de l’anti-tiers-mondisme se traduisant par un triomphe de l’humanitaire sur le politique et celle du relativisme moral et politique conduisant à toutes les indulgences envers ceux qui se réclament ou sont issus de populations victimes d’injustices.

À cet égard, la concurrence actuelle entre les victimes du racisme, certains accusant les Juifs de monopoliser sinon la compassion, du moins les condamnations officielles, d’autres au contraire estimant que l’antisémitisme est volontairement sous - évalué, est également symptomatique, non seulement de la volonté des victimes à imposer une adhésion sans nuances mais également de la manière dont cette volonté traduit en réalité un moment historique où les forces guerrières, abolissant ce qui sépare la population civile des combattants et ce qui distingue à la fois la victime du résistant et ce dernier du terroriste, n’octroient de reconnaissance qu’à la seule victime. De manière contradictoire, on assiste, non seulement à l’essentialisation de la victime (donc du bien, du mal) mais également à son épuration, cette dernière ayant à prouver qu’elle n’est pas seulement victime mais également innocente, surdéterminée. Une partie du débat sur le racisme en particulier dans ses ignobles justifications, repose sur cette confusion entre la condition de victime dans l’histoire et l’être victime qui n’existe pas. Car pour être victime innocente, il faudrait que le sujet n’ait aucune qualité, ni noir, ni femme, ni arabe, ni juif, ni musulman, ni même blanc à certains endroits ou moments afin que rien en lui ne puisse attirer le malheur qui s’abat sur lui. Un non - sens donc qui impose de distinguer clairement ce qui relève de la condition seule et ce qui relève de l’être et de la condition afin de dissocier la reconnaissance historique de la condition faite à telles ou telles victimes et l’exigence d’une reconnaissance comme sujets de liberté revendiquant l’égalité.

Figures imposées

Chacun a le droit de vivre sans être victime d’actes violents et sans se voir reproché ses origines, son appartenance, ses croyances. Il y a donc des victimes innocentes, mais cette situation n’a rien d’enviable, ce statut n’a rien de valorisant et la manière dont il est aujourd’hui revendiqué traduit le triomphe d’une vision humanitaire et guerrière à la fois puisque la défense de la victime justifie la guerre faite aux résistants : « Peu importe qui tu es, écrivait Pasteur, si tu souffres, tu m’appartiens... ». Et incontestablement, invariablement dans l’histoire, la victime ne s’appartient plus. Si elle est instrumentalisée, réifiée c’est parce qu’elle pâtit, elle subit, elle n’est pas perçue comme un sujet agissant. En outre, elle est porteuse d’une ambivalence : elle est innocente, certes, mais pourrait bien être coupable de cette innocence, coupable de non-résistance. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, on ne parlait pas en France des souffrances endurées par les victimes dans les camps de concentration, on parlait peu de génocide mais plutôt de résistance. Au cours du procès de Klaus Barbie en France, ces deux figures, celle de la victime et du résistant, ont suscité un débat aboutissant à une distinction claire qu’on retrouve d’ailleurs plus ou moins dans la distinction entre « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité ». Les conséquences de ce débat sont politiques et on pourrait les pousser une peu plus loin en avançant que le résistant peut être victime de crimes atroces au nom de ce qu’il est, identique à son acte libre, tandis que la victime innocente est d’emblée dans le non-être puisqu’elle n’a rien fait.

D’où vient donc cette réhabilitation de la victime, du « non-être » et quelle est sa relation avec la figure du résistant et avec la synthèse de ces deux figures qu’incarne la figure du martyr ? En 1968, une génération de manifestants scandait dans la rue « Nous sommes tous des Juifs allemands » ; aujourd’hui, ce sont les Palestiniens, victimes et résistants à la fois, martyrs parfois, dont la lutte est emblématique. Au-delà de la réversibilité de l’histoire, il y a une continuité : celui qui se bat aujourd’hui s’appuie sur l’existence et la défense des victimes, il ne suffit pas qu’il se batte pour la liberté. Sans victime donc, point de légitimité au combat pour la liberté. On se trouve dans une situation où il y a des victimes et des résistants mais où ces derniers parlent et agissent au nom des premiers, se sacrifient s’il le faut, devenant ainsi des « martyrs » , ce qui entraîne la résistance, combat pour la liberté, combat vital vers l’expression mortifère d’une lutte à mort. Le troisième modèle qu’incarne la figure du martyr comme synthèse de la victime et du résistant - et qu’on peut interpréter comme un triomphe du christianisme - s’impose aujourd’hui dans toutes les luttes comme figure de la radicalité. On se solidarise parce que les gens souffrent mais pas nécessairement en approuvant leur combat, ce pour quoi ils se battent. Ou bien, on se solidarise parce que leur ennemi est le nôtre. On sacralise dans tous les cas le martyr, synthèse de la souffrance et du combat, au risque de ne plus interroger ce pour quoi il se bat. S’impose alors une décision qui pour être simple n’en est pas pour autant facile à mettre en œuvre : dissocier à nouveau la victime et la solidarité envers elle et l’amitié politique, rompre avec toute pensée et pratique qui soit dans un mimétisme conflictuel avec l’ennemi, bref, se dégager de ce chaos formaté qui confère trop souvent aux résistances actuelles leur aspect de figures imposées.

Fabienne Messica, 26 mars 2005