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Origine :
http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=708&var_recherche=messica#
À l’instar des débats sur le voile, l’antisémitisme,
le racisme, les discriminations et le colonialisme, les récentes
polémiques suscitées tour à tour par l’appel
des Indigènes de la République, puis par les propos
de Dieudonné, enfin tout récemment par les violences
de jeunes envers les manifestants lycéens témoignent
de la difficulté à saisir les événements
dans leurs articulations quand il y en a mais aussi dans leur logique
propre quand ils se réclament d’une autonomie. Autonomie
d’ailleurs difficile à construire car, face aux procédés
de nivellement de chaque parole singulière, mettre en forme
cette singularité se présente comme un défi.
L’appel des Indigènes témoigne de cette impuissance
d’autant plus cruellement que la démarche dont il se
veut l’expression est légitime. En ne parvenant pas
ou en ne voulant pas se dégager d’une bi-polarité
simplificatrice, en se présentant sur un mode particulièrement
vindicatif, l’appel s’est offert à l’appareil
conceptuel des médias et des groupes de pression politiques,
appareil qui surplombe le politique de notions morales.
Pourquoi ? Est-ce la démarche qui est ainsi visée
? Sans doute pour certains mais pour d’autres au contraire,
persuadés de la pertinence d’un travail politique incluant
la réflexion sur l’héritage du colonialisme,
c’est précisément par son caractère contre-productif
que le texte suscite des réactions hostiles. Trop réactionnel,
il témoigne en effet de la difficulté à se
penser hors du langage de l’ennemi, sans se laisser contaminer
par un langage guerrier. Tout se passe comme si on livrait aux médias
ce qu’ils attendent pour nous conférer une existence
fut-elle négative. Car écrire noir sur blanc que Dien
Bien - Phu fut une victoire et non une défaite, n’a
strictement aucun sens aujourd’hui, sinon un sens guerrier
: cette victoire militaire pour certains, cette défaite pour
d’autres et cette tuerie de toute manière ne sauraient
servir de modèle aux combats actuels contre la permanence
et la résurgence de pratiques et de théories colonialistes.
S’il s’agit en effet de viser l’héritage
du colonialisme et ses formes à nouveau offensives, pourquoi
chercher des modèles qui non seulement ne sont plus opératoires,
mais ont montré leurs limites dans la période post-coloniale
? Comme l’écrivait René Char, notre héritage
nous est livré sans mode d’emploi : c’est à
nous, les « héritiers », d’en faire usage
en l’actualisant. C’est pourquoi, il n’est pas
neutre de choisir de se référer à des victoires
militaires plutôt qu’à des formes de résistance
anti-colonialiste qui furent multiples et avant tout, politiques.
Globalement provocateur, peu explicite sur les concepts de République,
des Lumières, de la laïcité, l’appel se
présente sous un langage tout à la fois totalisant
et désarticulé. Plus encore que ses outrances, c’est
cette propension à « penser dans le langage de l’ennemi
» qui dérange. Mais ce qui dérange aussi et
combien, c’est que des groupes investis dans le courant sioniste
de gauche, gravitant autour des amis de la Paix Maintenant, de S.O.S
Racisme ou de Ni Putes, ni Soumises puissent prendre position en
se situant du côté des « bien intégrés
». C’est de leur part faire insulte à un héritage
historique qui n’est pas celui des bien intégrés,
c’est refuser d’actualiser cet héritage en le
transmutant là où il a du sens aujourd’hui :
dans une solidarité avec ceux qui, même lorsqu’ils
ont les attributs de la citoyenneté, sont encore par leur
situation sociale et les expériences qu’ils vivent,
des citoyens de seconde zone : ceux précisément dont
se réclame l’appel des Indigènes.
Il ne s’agit pas ici de céder à la mode des
parallèles et des comparaisons mais de dire ceci : chacun
est libre en tant qu’individu d’assumer ou non un héritage
historique mais quiconque se prévaut de cet héritage,
même s’il a à charge de trouver comment l’actualiser,
n’est pas en droit d’en faire ce qu’il veut. Ceux
qui ont connu la condition de paria, ceux qui ne l’ont pas
connue mais s’en souviennent, ne sont pas en droit de s’en
prévaloir pour donner des leçons d’intégration
à d’autres qui aujourd’hui vivent le rejet et
l’exclusion.
Un pathos politique ?
Depuis plusieurs années, de nombreux discours politiques
fonctionnent sur le mode de l’association d’idées,
un peu comme si la France s’était couchée sur
un divan : par exemple, anti-colonialisme ou dénonciation
de l’esclavagisme « et » antisémitisme
aggravé d’anti-laïcité ou de communautarisme
; ou bien : refus de la politique sécuritaire « et
» relativisation de la condition des femmes soumises à
la coutume ou victimes de violence. À cela vient de s’ajouter
récemment l’imbécile amalgame entre la violence
envers les jeunes manifestants lycéens « et »
le racisme anti-blanc, comme si ce dernier, par ailleurs réel
au cours de la manifestation étudiante, n’était
pas la seule forme que pouvait prendre cette violence dans la mesure
où pour les jeunes agresseurs, - et de manière totalement
empirique, - « race et classe » se superposent.
Ce « et » problématique n’associe donc
pas les propositions dans un rapport de causalité mais plutôt
comme si chacune d’elle, à l’instar d’un
aimant, entraînait l’autre, comme s’il s’agissait
d’un système d’adhérence. Or, si l’on
peut aisément identifier deux camps (un camps anti-raciste
principalement anti-colonialiste, tiers-mondiste, opposé
à la loi sur les signes religieux à l’école
et à la politique sécuritaire et un camp favorable
à cette loi, institutionnelle, laïque, anti-raciste
moral, féministe moral, silencieux sur le sécuritaire
etc...), toute une gamme de positions ne se situent pas dans cette
bipolarité. Cette adhérence supposée, tantôt
inventée pour délégitimer l’adversaire,
tantôt aussi tout à fait réelle, est donc dangereuse
pour la liberté de penser, en particulier quand les termes
dans lesquels sont posés les débats semblent piégés.
Elle est dangereuse aussi parce qu’elle soumet la pensée
et donc la pratique soit à des principes qui ne sont plus
interrogés au regard des pratiques (laïcité,
antiracismes etc...) soit au principe de solidarité avec
les victimes ou ceux qui prétendent les représenter
comme Dieudonné, indépendamment de leurs actes. Ce
« et » problématique soit exclut le « aussi
» (on ne peut pas dénoncer avec la même vigueur
le racisme néo - colonial, les discriminations et l’antisémitisme
et inversement, ceux qui dénoncent l’antisémitisme
ne disent pas grand-chose sur le racisme néo-colonial), soit
au contraire l’impose : on ne peut pas parler d’islamophobie
sans parler d’antisémitisme par exemple ou inversement,
ce qui aboutit à un nivellement de la condition de chacun
dans l’histoire et aujourd’hui.
Il faut rappeler que politiquement, la sacralisation de la victime
- qui est à interroger à partir de ce constat - mène
à une double impasse : celle de l’anti-racisme moral
de S.O.S. racisme et de l’anti-tiers-mondisme se traduisant
par un triomphe de l’humanitaire sur le politique et celle
du relativisme moral et politique conduisant à toutes les
indulgences envers ceux qui se réclament ou sont issus de
populations victimes d’injustices.
À cet égard, la concurrence actuelle entre les victimes
du racisme, certains accusant les Juifs de monopoliser sinon la
compassion, du moins les condamnations officielles, d’autres
au contraire estimant que l’antisémitisme est volontairement
sous - évalué, est également symptomatique,
non seulement de la volonté des victimes à imposer
une adhésion sans nuances mais également de la manière
dont cette volonté traduit en réalité un moment
historique où les forces guerrières, abolissant ce
qui sépare la population civile des combattants et ce qui
distingue à la fois la victime du résistant et ce
dernier du terroriste, n’octroient de reconnaissance qu’à
la seule victime. De manière contradictoire, on assiste,
non seulement à l’essentialisation de la victime (donc
du bien, du mal) mais également à son épuration,
cette dernière ayant à prouver qu’elle n’est
pas seulement victime mais également innocente, surdéterminée.
Une partie du débat sur le racisme en particulier dans ses
ignobles justifications, repose sur cette confusion entre la condition
de victime dans l’histoire et l’être victime qui
n’existe pas. Car pour être victime innocente, il faudrait
que le sujet n’ait aucune qualité, ni noir, ni femme,
ni arabe, ni juif, ni musulman, ni même blanc à certains
endroits ou moments afin que rien en lui ne puisse attirer le malheur
qui s’abat sur lui. Un non - sens donc qui impose de distinguer
clairement ce qui relève de la condition seule et ce qui
relève de l’être et de la condition afin de dissocier
la reconnaissance historique de la condition faite à telles
ou telles victimes et l’exigence d’une reconnaissance
comme sujets de liberté revendiquant l’égalité.
Figures imposées
Chacun a le droit de vivre sans être victime d’actes
violents et sans se voir reproché ses origines, son appartenance,
ses croyances. Il y a donc des victimes innocentes, mais cette situation
n’a rien d’enviable, ce statut n’a rien de valorisant
et la manière dont il est aujourd’hui revendiqué
traduit le triomphe d’une vision humanitaire et guerrière
à la fois puisque la défense de la victime justifie
la guerre faite aux résistants : « Peu importe qui
tu es, écrivait Pasteur, si tu souffres, tu m’appartiens...
». Et incontestablement, invariablement dans l’histoire,
la victime ne s’appartient plus. Si elle est instrumentalisée,
réifiée c’est parce qu’elle pâtit,
elle subit, elle n’est pas perçue comme un sujet agissant.
En outre, elle est porteuse d’une ambivalence : elle est innocente,
certes, mais pourrait bien être coupable de cette innocence,
coupable de non-résistance. Au lendemain de la seconde guerre
mondiale, on ne parlait pas en France des souffrances endurées
par les victimes dans les camps de concentration, on parlait peu
de génocide mais plutôt de résistance. Au cours
du procès de Klaus Barbie en France, ces deux figures, celle
de la victime et du résistant, ont suscité un débat
aboutissant à une distinction claire qu’on retrouve
d’ailleurs plus ou moins dans la distinction entre «
crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité
». Les conséquences de ce débat sont politiques
et on pourrait les pousser une peu plus loin en avançant
que le résistant peut être victime de crimes atroces
au nom de ce qu’il est, identique à son acte libre,
tandis que la victime innocente est d’emblée dans le
non-être puisqu’elle n’a rien fait.
D’où vient donc cette réhabilitation de la
victime, du « non-être » et quelle est sa relation
avec la figure du résistant et avec la synthèse de
ces deux figures qu’incarne la figure du martyr ? En 1968,
une génération de manifestants scandait dans la rue
« Nous sommes tous des Juifs allemands » ; aujourd’hui,
ce sont les Palestiniens, victimes et résistants à
la fois, martyrs parfois, dont la lutte est emblématique.
Au-delà de la réversibilité de l’histoire,
il y a une continuité : celui qui se bat aujourd’hui
s’appuie sur l’existence et la défense des victimes,
il ne suffit pas qu’il se batte pour la liberté. Sans
victime donc, point de légitimité au combat pour la
liberté. On se trouve dans une situation où il y a
des victimes et des résistants mais où ces derniers
parlent et agissent au nom des premiers, se sacrifient s’il
le faut, devenant ainsi des « martyrs » , ce qui entraîne
la résistance, combat pour la liberté, combat vital
vers l’expression mortifère d’une lutte à
mort. Le troisième modèle qu’incarne la figure
du martyr comme synthèse de la victime et du résistant
- et qu’on peut interpréter comme un triomphe du christianisme
- s’impose aujourd’hui dans toutes les luttes comme
figure de la radicalité. On se solidarise parce que les gens
souffrent mais pas nécessairement en approuvant leur combat,
ce pour quoi ils se battent. Ou bien, on se solidarise parce que
leur ennemi est le nôtre. On sacralise dans tous les cas le
martyr, synthèse de la souffrance et du combat, au risque
de ne plus interroger ce pour quoi il se bat. S’impose alors
une décision qui pour être simple n’en est pas
pour autant facile à mettre en œuvre : dissocier à
nouveau la victime et la solidarité envers elle et l’amitié
politique, rompre avec toute pensée et pratique qui soit
dans un mimétisme conflictuel avec l’ennemi, bref,
se dégager de ce chaos formaté qui confère
trop souvent aux résistances actuelles leur aspect de figures
imposées.
Fabienne Messica, 26 mars 2005
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