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Quelques réflexions au sujet des éthiques religieuses et culturelles
Par MESSICA Fabienne le 23 juin 2004

Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=381&var_recherche=messica#

Tant que le judaïsme n’avait pas d’Etat, il n’opprimait personne et se trouvait partout en situation de minorité opprimée ou dominée. En Europe, il en résulte une culture de l’oppression subie (honte de soi) mais également une opiniâtre capacité de résistance et volonté d’immersion dans le monde. Cependant aujourd’hui, ceux - et ils sont nombreux - qui se revendiquent de l’éthique universaliste juive oublient souvent qu’au moment de créer un Etat-nation, cette éthique n’a plus eu cours.

Tant que le christianisme n’avait pas de pouvoir politique, il n’opprimait personne et fut réprimé, moins durablement cependant que les minorités juives. Mais qui se revendique aujourd’hui de l’universalisme chrétien, oublie la terrible et puissante oppression du catholicisme institutionnalisé et détenant un pouvoir politique. Ses crimes sont vastes et proportionnels à ce pouvoir : guerres saintes, inquisitions, massacres et génocides, appui à toutes les entreprises de conquêtes, de colonisation, d’exploitation. En chassant d’Espagne Juifs et Musulmans, Isabelle-la-Catholique a peut-être la première engagé le grand mouvement d’épuration ethnique de l’ère moderne. Il résulte de cette histoire, à la fois un idéalisme de la victime et de la souffrance (idéalisation de la figure du martyr, mépris pour le corps, faire souffrir la victime pour son bien) et un universalisme sécularisé dans l’invention inégalée des droits de l’homme.

Tant que l’Islam se développait au sein d’empires transcendant toute forme d’Etat-nation, même majoritaire, il dominait sans actes d’oppression véritable des peuples au statut de “protégés”. Il résulte néanmoins de l’histoire du monde arabe et de ses luttes, une culture fière, orgueilleuse, humiliée par les colonialismes, l’impérialisme et plus récemment, par le sionisme. D’où le rôle de l’Islam dans l’expression de la révolte. Néanmoins, qui se revendique de l’éthique universelle musulmane occulte volontiers la montée d’un nationalisme ou de pouvoirs locaux coupables de massacres, d’épurations ethniques et d’oppressions de minorités ethniques ou confessionnelles. Quant à la condition inférieure de la femme, bien qu’universelle, elle constitue aujourd’hui au sein des Islams, un noyau coutumier résistant. Pourtant et malgré cela, Judaïsme, Christianisme et Islam portent en eux des dimensions universelles. Ce sont des universalismes à la fois proches et concurrents. Ce sont aussi bien sûr des particularismes (ou singularités) au regard de l’histoire qui les détermine dans leurs évolutions et leurs dynamiques. En aucun cas, pourtant, on ne saurait porter un jugement qui distingue dans ces trois religions un universalisme supérieur à un autre. Pendant des siècles, la pensée politique était théologique et tous les courants de pensées se croisaient, s’empruntaient ou s’affrontaient au sein de ces religions. Ces dialogues et ces luttes étaient possibles parce qu’aucune de ces religions ne portait dans son essence même une particularité qui ne soit pas historique. Au plan de la morale, de la place de Dieu, du politique, de la justice, les débats internes à chaque religion et externe (entre religions) recouvraient les mêmes désaccords et les mêmes enjeux. En revanche, les religions ont connu des devenirs et des succès divers, d’ailleurs fort difficiles à évaluer si l’on se place du point de vue du contenu éthique et politique. Il est frappant de constater la proximité entre le judaïsme et l’islam dans les pays arabes, tant du point de vue du rapport à la tradition, du statut de la femme, de la conception de la famille, de la relation au sacré. De même, le judaïsme qui s’est développé en pays chrétien comporte une relation à la souffrance et à la culpabilité qu’on peut aisément lier, non seulement à l’histoire, mais à la proximité avec le christianisme. En terre d’Islam, il n’y eût jamais de “juif errant”, ni l’idée d’une malédiction qui frapperait “à juste titre” le peuple juif. Ces syncrétismes, ces croisements, la façon dont dans l’histoire, l’opprimé s’est souvent pensé lui-même avec les concepts de l’oppresseur, doivent nous amener à réfléchir à l’universalisme de la manière la plus circonspecte. L’universel ne doit ni être confondu avec une culture dominante, ni relativisé. En effet, si l’extrême droite relativiste reconnaît et valorise ce qu’elle appelle les différences identitaires, si elle s’affirme anticolonialiste, antisioniste et tiers-mondiste, c’est que, persuadée de la supériorité de l’Occident, elle ne prend aucun risque en défendant la revendication identitaire des opprimés et des exploités. Au nom de cette différence, elle justifie et soutient les régimes les plus autoritaire, l’islam le plus extrémiste et l’oppression des femmes. Si cette extrême droite s’oppose à la guerre en Irak par exemple, ses motivations ne sont pas les mêmes que celle des mouvements qui luttent contre une mondialisation libérale et pour le droit. Ces derniers se fondent en effet sur un principe universel de réciprocité et d’égalité. Pour cette raison, ils doivent veiller à ne pas reprendre à leur compte une vision du monde qui poserait une supériorité de l’universalisme européen et un relativisme quant à la question de la démocratie dans le monde. En particulier, ces mouvements devraient assumer la défense de toutes les victimes même dans un contexte où cette défense pourrait servir l’adversaire impérialiste. Car qu’est-ce qui distingue un anti-impérialisme américain “européocentrisme” d’un universalisme anti-impérialiste ? C’est ce qui différencie les opinions qui se répandent ( avec une assurance toute cocardière ) de ce qui, à un moment donné, est vécu par des hommes comme une augmentation commune de leur être et de leur liberté, c’est-à-dire l’universel.

La période que nous vivons est marquée par un débat théologico-politique et pas simplement politique, éthique et stratégique. D’où l’urgence d’analyser le monde non pas en termes d’essences (celles par exemple du judaïsme, du christianisme et de l’islam) mais en fonction de situations dans lesquelles le même, ce jeu entre universalismes et particularismes, se présente toujours sous une autre figure, avec des rapports de forces historiques et à chaque fois, singuliers. Il n’existe aucune logique unilatérale qui permette d’expliquer l’évolution de telle ou telle religion mais une série de circonstance qui les détermine d’une manière ou d’une autre, selon les moments. Cette évidence mérite d’être rappelée à un moment où les rapports historiques, sociaux, mondiaux risquent d’être ramenés à une série de logique internes, qui porteraient chacune en elles de manière originelle, comme la graine porte le fruit,( sans frictions, syncrétismes, oppositions internes et externes déterminantes), leur expression actuelle.

Ainsi la singularité de notre situation risque-t-elle d’être aplatie, condensée, le devenir historique ramené à de l’originel, identique, répétitif, bref, une essentialisation de l’histoire qui conduirait, sinon à sa fin, du moins à sa perpétuelle réapparition dans de pâles reflets. Refuser et traquer toute forme d’essentialisation, y compris la théorisation de l’universalisme et du particularisme, est plus que jamais un combat actuel car l’essentialisation est au cœur de notre culture. Ainsi, la lutte contre les racismes théologiques et sacralisés s’impose t-elle comme une priorité. Elle consiste à affirmer qu’aucune culture n’est en soi plus universelle qu’une autre mais que tout acte qui est saisi comme universel relève d’un universalisme vivant, historique. Il ne s’agit pas d’une tautologie car l’universel n’est pas une conception figée, ni un dogme mais bien au contraire un moment dynamique.

Nous sommes sans doute dans une période non seulement théologico-politique mais où l’universalisme, bien que sécularisé dans certains de ses aspects, n’a pas le souffle puissant des passions guerrières qui triomphent. La symétrie actuelle des discours sectaires et simplificateurs masque en creux cet essoufflement universaliste dont témoigne sans doute le regain de puissance religieuse. Dans ce climat où l’agresseur dicte sa réponse à l’agressé et à un moment où s’immiscent, dans les luttes les plus justes, les pires sectarismes et les haines les plus séculaires, sommes-nous en guerre, déjà, sommes-nous en guerre encore et savons-nous ce qui, dans un ni guerre, ni paix, fera vraiment la différence ?

Fabienne Messica.