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LA PARENTALITE ENTRE VIOLENCES POLITIQUES ET VIOLENCES URBAINES
Un texte de Fabienne Messica


L'initiative prise par certaines municipalités, y compris par de grandes villes comme Strasbourg,, de décréter ce que les journalistes ont appelé " le couvre-feu " pour les enfants de moins de 13 ans ou de moins de 16 ans vivants dans les " quartiers " a fait l'objet de maintes critiques. En termes d'efficacité sécuritaire comme en termes de protection de l'enfance, ces mesures saisonnières interdisant la circulation entre 23 heures et 6 heures des enfants non accompagnés par un adulte, sont jugées totalement inefficaces aussi bien par la Police, que par les éducateurs et les juges des enfants. Tous dénoncent leur caractère démagogique.

Si caricaturales et spectaculaires soient-elles, ces mesures ne comportent pourtant aucun caractère de nouveauté par rapport aux politiques traditionnelles en matière de sécurité et de traitement " social " des " incompétences " ou incapacités familiales. La suspicion à l'égard des familles défavorisées, jugées incapables d'exercer le contrôle nécessaire sur leurs enfants, s'exprime couramment, soit par des mesures de contrôle, soit par le développement de formes d'assistance à la parentalité.

Ces contrôles s'effectuent par exemple par le biais de la Caisse d'Allocations Familiales qui peut supprimer les allocations aux familles pour cause d'absentéisme scolaire prolongé. C'est ainsi qu'en Septembre dernier, les écoles publiques de Saint - Denis ont diffusé un document de la Caf avertissant les parents du risque de suspension des allocations en cas d'absentéisme scolaire des enfants et d'un accord à ce sujet entre la Caf de Saint-Denis et l'Education Nationale. À l'instar des arrêtés municipaux de " couvre-feu " qui, cette année, n'ont pas été cassés par le Conseil Constitutionnel, cette initiative locale, sans être désavouée par le niveau central , n'est pas à l'heure actuelle appliquée au niveau national. Dans la mesure où la législation actuelle est suffisante pour que tout enfant trouvé seul à une heure tardive dans la rue soit reconduit chez lui par la Police et pour que tout enfant non-scolarisé soit signalé, il convient de s'interroger sur ce que ces initiatives locales apportent de nouveau.

Publicité et pédagogie
Outre leur caractère démagogique ces initiatives témoignent de la volonté de rendre publique un contrôle social qui s'effectuait jusque-là de façon discrète. Cette " publicité ", en stigmatisant sans complexe les familles, montre que, par un effet pervers, l'assistance à la parentalité et les directives politiques concernant le renforcement nécessaire du rôle des parents, ont eu pour effet de faire admettre l'incompétence des parents comme une évidence. Le langage pédagogique adopté par la Caf qui met l'accent sur l'intérêt des enfants est à ce titre très significatif. Le soupçon de négligence à l'égard des parents s'y mêle à une attitude compréhensive qui tranche avec la menace de sanctions.

Territorialisation et singularisation de la loi
Ces initiatives ont également pour effet de territoraliser la loi (le couvre-feu concerne des quartiers précis et se décide à un niveau municipal) et de la soumettre à une conjoncture (ici saisonnière). Ce qui s'applique ici au nom d'une urgence sécuritaire, c'est un traitement spécifique des quartiers tant du point de vue de l'espace que du point de vue du temps. Ainsi, les populations sont renvoyées à une spatialité et à une temporalité qui n'est pas la même que celle du reste de la société.

Par ailleurs,l'adoption quasi-simultanée par plusieurs municipalités de mesures de couvre-feu, qu'elle soit concertée ou non, montre qu'il existe aujourd'hui des coopérations horizontales dont le résultat est de mettre hors-jeu le niveau central ou étatique. Si le fait de conditionner la perception des allocations au respect de l'obligation scolaire n'est pas nouveau en soi (traditionnellement, la Caf contrôle l'inscription des enfants à l'école en demandant aux parents un certificat de scolarité), la coopération directe avec l'école est inédite. Elle implique une coordination entre une administration (la Caf) et une institution (l'école) dont les vocations sont pourtant distinctes l'une de l'autre. Non seulement elle traduit une modification substantielle des pratiques en permettant que le contrôle s'effectue par-delà les parents et tout au long de l'année, mais plus encore elle pose un grave problème éthique. Doit-on, au nom de l'efficacité, mettre fin à une distinction des rôles qui garantit d'une part l'anonymat des informations détenues sur les populations et d'autre-part, la possibilité pour ces populations, de conserver un espace de liberté comme interlocuteurs des différents services, administrations et institutions ?
Une exclusion hors de la loi commune
Alors que, dans son principe même, la loi est l'affirmation de l'appartenance à une même communauté, ces pratiques désignent des quartiers ou des familles en particulier et font de l'exclusion sociale, ce qui conditionne et justifie une exclusion hors de la loi commune. En effet, même si un arrêté municipal n'a pas le statut d'une loi, il appartient à la sphère de la loi et se l'approprie symboliquement. Or ici, non seulement, l'élément de la loi est laissé à l'initiative des municipalités ou des administrations, mais pire encore, il constitue un relativisme. En effet, le principe de la loi est que lorsqu'elle distingue des groupes (par exemple des groupes d'âge), c'est à partir de sa généralité et non l'inverse. Fonder la loi sur une casuistique ( élaborer des règles destinées à un cas ou un groupe précis ) permet d'évacuer à la fois les fondements et les effets réels des pratiques. Celles-ci relèvent en effet d'une logique qui se referme sur elle-même : en reconnaissant par l'intervention de la loi, la perte de légitimité des parents, elle ne font que l'accroître et provoquer une augmentation de la violence, laquelle JUSTIFIE à postériori ces mesures ; Il y a là un élément qui s'ajoute à toutes les fermetures des quartiers et qui accroît le sentiment de non-sens que confère la sorte " d'extra-humanité " à laquelle ils sont identifiés.

Conflictualité et violence
En effet, si d'un côté la généralité de la loi - l'égalité formelle- entraîne des conflits avec des individus ou des groupes qui ne veulent pas, dans leurs conditions sociales d'existence, s'y soumettre, ce conflit a un sens : il révèle des contradictions. En revanche, l'application de règles catégorielles, reconnaissant négativement la différence des quartiers ,a pour effet à la fois de cautionner la violence et l'exclusion de la loi commune et de vider les conflits de leur sens.

De telles règles, en légitimant une violence institutionnelle ciblée, provoquent celle des individus et des groupes désignés. En même temps, et c'est un paradoxe, elles évacuent les contradictions réelles liées à la juxtaposition d'un égalitarisme de principe sans concessions, avec les effets de l'inégalité sociale et avec la construction, par une partie des plus défavorisés, d'un rapport fondé sur la domination des plus faibles par les plus violents. Or, même si des phénomènes comme l'absentéisme scolaire, les incivilités, la délinquance, la violence ne sont pas de même nature, il n'en demeure pas moins que cette auto-exclusion et les contradictions qu'elle révèle leur donnent sens. Une réponse mimétique, traitant d'un point de vue juridique les quartiers de façon différenciée, est un moyen de dissoudre l'élément de sens issu de cette contradiction. Car c'est parce qu'elle conserve le principe de la loi - tout en éclairant les processus de désintégration sociale par lesquels ce principe devient inopérant - que cette conflictualité est productrice de sens.

Ces phénomènes participent par ailleurs à la fermeture des quartiers liée à l'appauvrissement des relations avec l'extérieur et ils se conjuguent avec un puissant sentiment d'enracinement chez les populations. Concernant la violence, cette double approche de fermeture des quartiers sur eux-mêmes, produite par l'environnement et par les habitants, conduit au développement de violences internes aux quartiers et à l'interprétation de ces violences comme violences contre soi. Quelle que soit sa validité, cette analyse (qui présuppose que pour les habitants, le quartier, c'est " soi-même ") ne permet pas elle non plus de poser la question des rapports de cette violence avec la société. Or, bien que les interactions entre les quartiers et l'ensemble de la société, se limitent souvent aux rapports avec les différents intervenants((éducateurs, assistantes sociales, associations ), la société des quartiers ne peut être considérée isolément. Il ne s'agit pas ici de relativiser les violences au prétexte que la société libérale est violente mais de comprendre en quoi ce qu'elles questionnent n'est pas seulement relatif aux quartiers.

Que l'on interprète ces faits comme l'expression d'une révolte ou au contraire, comme la façon dont des groupes ou des individus instituent par la violence des formes de pouvoir " totalitaire ", ou bien encore comme le mélange ou la coexistence des deux éléments, maintenir la tension avec la loi commune permet de poser la question de la violence dans les quartiers comme un enjeu pour toute la société. Au contraire, en traitant de manière différenciée des individus ou des familles à priori suspectés non seulement de ne pas respecter la loi mais également de ne pas mériter la même loi que les autres, on substitue à cette conflictualité porteuse de sens, une violence à l'état pur.

L'invisibilité des quartiers
Un élément constitutif de cette violence institutionnelle est la volonté de rendre invisible, par une sorte de mesure d'urgence, une partie de la population. La priorité mercantile en période touristique a été, à juste titre, dénoncée par la presse. Mais ce qui semble encore plus symptomatique, c'est qu'il s'agit là d'une priorité sur la vie. Non seulement les arrêtés municipaux confisquent la ville aux habitants pour la livrer aux seuls habitants marchands, mais ces arrêtés contiennent un élément mortifère. Condamner les gens à l'invisibilité, c'est leur signifier leur mort sociale. C'est pour cette raison que dans certaines sociétés amérindiennes, lorsqu'un individu se dérobait à la loi, on le condamnait tout simplement à devenir un invisible pour l'ensemble de la communauté. Il en mourrait finalement aussi sûrement que si on l'avait abattu. De la même façon, des quartiers ou des catégories de population comme les sans domiciles fixes, condamnés, dans certaines villes et à certains moments de l'année, à être des invisibles sont tout simplement déclarés morts à la société.

Le parentalisme
Par ailleurs, concernant la fonction éducative, les difficultés actuelles sont à replacer dans une analyse historique des rapports entre l'institution scolaire et les familles et dans une analyse socio-économique des quartiers. La question éducative actuelle est directement issue du processus de séparation entre une fonction économique assurée par la famille et la fonction politique de l'école. Cette dépossession historique, conjuguée avec les effets du chômage, se traduit tout naturellement par une perte d'autorité.

Un parent qui n'a plus de rôle économique (nourricier) et qui, en même temps, n'a aucun pouvoir dans la société, ne peut pas détenir une autorité reconnue. Par conséquent, confiner la parentalité, pour reprendre un mot à la mode, à la dimension économique est un piège. Le second piège est de limiter la notion de valeurs transmises par la famille à la sphère strictement morale. Car ce que les parents interdisent ou autorisent est également fonction de leur culture politique et de leur sentiment d'appartenance à la communauté politique. C'est pourquoi, ce qu'il s'agit de restaurer n'est pas la famille patriarcale mais bien le lien qui a été dissous entre la " parentalité " et la citoyenneté.

Entre termes pratiques, cela signifie que, c'est en réinvestissant le champ politique dans lequel la question éducative s'intègre et en obtenant la reconnaissance de leur rôle, que les familles victimes des discriminations sortiront, tant de l'impasse sécuritaire que de l'assistanat " parentaliste ".

Fabienne Messica.


Le lien d’origine : http://reseau.fabrique.free.fr/Lettres_html/lettre009.htm#4

LETTRE N°9, 9/12/01