La notion de solidarité internationale pose d'emblée un
problème de vocabulaire qui interroge nos pratiques de la solidarité
dans un contexte où l'internationalisme - qui avait toute sa
pertinence dans le cadre de la lutte anti-coloniale ou de la politique
de non-alignement - n'est plus un concept opérationnel. La mondialisation
et l'émergence des différencialismes réactualisent
une question qui fût, ces dernières années, reléguée
aux associations humanitaires et aux experts géo-politique.
Comment définir cette solidarité caractérisée
par le fait qu'elle implique, par delà la diversité des
situations, la mise en commun d'espériences et de luttes alors
qu'une philosophie et une stratégie commune sont rarement posés
comme des préalables? A quels critères répond la
solidarité internationale quand elle peut s'exprimer indifféremment
par des revendications de type "globale" - comme la suppression
de la dette pour les pays les plus pauvres - ou par des revendications
spécifiques dans un cadre national ou local? comment éviter
qu'elle n'apparaisse comme une pratique à une plus grande échelle,
plus ou moins contradictoire avec le fait d'agir sur une situation locale
ou sur une problématique limitée? Comment éviter
enfin qu'elle ne soit perçue comme une spécialité,
un domaine à part de la solidarité, requérant des
connaissances spécifiques et mettant en jeu "des forces
qui nous dépassent"? Dans ce contexte, l'enjeu est de penser
l'internationalisation des luttes non comme une spécialité
ou une dangereuse extension mais comme ce qui est inhérent à
certaines pratiques et se développe à partir d'elles alors
que c'est précisément sur la singularité des luttes
et des situations que l'accent est mis aujourd'hui.
LE RELATIVISME DES LUTTES
Son caractère international n'apparaît ni dans un mode
d'organisation de type "international" ni dans la priorité
donnée à des revendications dont la spécificité
serait de tout poser en terme de globalité. Elle apparaît
ainsi soit comme une solidarité à une plus grande échelle
plus ou moins contradictoire avec le fait d'agir sur une situation locale
ou une problématique donnée, soit comme une spécialité
dans la solidarité.
Comment, dans ce contexte, penser l'internationalité des luttes
autrement que comme une contradiction avec le fait d'agir ici et maintenant
, ou comme une spécificité, une "solidarité
étrangère", coupée des luttes locales ?
Ces questions ne sont pas nouvelles, mais elles se pensent aujourd'hui
dans un contexte caractérisé par l'absence d'une grille
d'analyse applicable à toutes les situations. L'enjeu n'est plus
de choisir entre l'action de proximité et l'action sur le global,
d'être réformiste ou révolutionnaire, mais de dégager,
à travers la solidarité, du lien entre le local et le
global. C'est autour de "l'internationalité" que se
joue la possibilité de ce lien.
Mais la solidarité dite "internationale" n'est pas
forcément vécue comme une composante de la lutte des sans
papiers, des sans logis, des chômeurs etc.... Alors que l'adhésion
à ces luttes peut être directe, se passer de médiation
et relever d'une évidence, la solidarité internationale
souffre, non pas du manque d'information sur les événements
ou sur les situations, mais du fait que toute totalisation est vécue
comme une dépossession. Les nouveaux modes d'échanges,
immatériaux et virtuels, contribuent à cette dépossession
et ce, d'autant plus, qu'ils sont porteurs de totalisations dont l'expression
politique n'est pas repérable. C'est pourquoi le global, y compris
comme mode de penser l'engagement, est vécu comme potentiellement
totalitaire ou synonyme d'impuissance. La logique du "penser globalement"
nous contraint en effet à abandonner la cause prochaine au profit
de la cause lointaine et à négliger la singularité
des situations. Symétriquement, le fait de ne jamais relier la
singularité des situations à des logiques qui s'appliquent
aussi à d'autres situations et renvoient à des causes
globales (capitalisme, impérialisme, libéralisme) se traduit
immanquablement par un repli sur le partiel et sur la gestion des spécificités.
A la globalisation qui impose une sorte de déterriorialisation
répondent de nouveaux ancrages territoriaux totalement éclatés
et parcellisés entre eux. Face à cette situation, de grands
mouvements de "solidarité internationale" se dessinent
autour de deux axes : la critique de la mondialisation mise en oeuvre
par le libéralisme et le refus des replis identitaires et de
leur logique d'exclusion et d'extermination.On peut observer sans peine
que les adversaires des "nationalismes" ne s'opposent pas
nécessairement à la mondialisation et qu'inversement,
certaines revendications culturelles, religieuses ou identitaires peuvent
être porteuses d'une forme de résistance à la mondialisation.
C'est pourquoi, dans la pratique, ce que l'on appelle aujourd'hui la
solidarité internationale ne se fonde pas nécessairement
au départ sur une vision globale mais se caractérise par
des relations transversales entre des groupes appartenant à des
aires géographiques diverses et qui sont confrontés à
des problèmes dont chacun doit tout d'abord mesurer la singularité.
Comment la singularité de la lutte des femmes en Algérie,
de celle des paysans sans terre en Amérique latine, des paysans
en France, des immigrés, des sans logis, des chômeurs,
de la cause du ou des tiers-mondes ou des combats pour les droits de
l'homme, peut elle faire l'objet d'une appropriation commune sans sacrifier
la spécificité des pratiques et leur existence même
à une exigence de totalité ? Ces enjeux -réussir
l'articulation du singulier et de l'universel, vaincre l'isolement sans
se perdre- appellent aussi à une réflexion sur les moyens.
De quels outils peut on se doter pour rendre possible cette articulation
sans pour autant poser la globalité comme ce qui conditionne
l'existence des luttes et sans les inféoder à l'outil
? Faut-il consentir des alliances avec des groupes qui partagent des
objectifs partiels, parfois en contradiction avec notre analyse globale
? Concernant les moyens, la distinction subtile entre tactique et stratégie
nous renvoie à la question de la construction d'un mouvement
qui intègre la notion de durée. Ainsi, l'internationalité,
notion apparemment spatiale, nous oblige-t-elle, par le truchement de
la question des moyens, à réintégrer une notion
de temporalité qui elle même implique de repenser les finalités.
L'importance de ces enjeux, si elle n'est pas toujours clairement perçue,
se traduit par de nombreuses réticences. De nombreux mouvements
voient dans la pratique de la solidarité internationale un risque
de récupération, de dispersion, de perte d'efficacité
et pour finir de non reconnaissance de leur spécificité.
Qui agit ici et maintenant sur une question spécifique s'inquiète
de perdre tout maîtrise de sa lutte en la liant à d'autres
luttes ailleurs sur la même question ou pire encore sur des questions
plus larges. Le risque est une captation de l'action et du discours
par des experts.
La solidarité internationale, humanitarisée et professionnalisée
semble être l'apanage des experts. L'éloignement, la méconnaissance
du contexte et de l'histoire des luttes dans le monde, rend difficile
la construction et l'appropriation d'une histoire commune qui ne soit
pas seulement fondée sur des principes mais également
sur du vécu, de l'expérience, de l'échange, de
l'interaction. C'est seulement dans le contexte de l'action humanitaire
que la solidarité internationale est expérimentée.
Mais elle relève ici d'une solidarité envers des populations
et non d'un engagement commun avec ces populations. Quant au concept
de partenariat, il n'a permis de résoudre cette difficulté
que partiellement : s'il met en avant la réciprocité,
c'est seulement dans le cadre d'actions qui mettent en relation, de
façon binaire, du local avec du local.
C'est pourquoi la solidarité internationale est perçue,
non pas comme une dimension potentielle de chaque lutte mais comme une
pratique spécifique de la solidarité. En tant que telle,
elle a du mal à se dégager de l'humanitaire et de l'urgence.
Tout se passe comme s'il fallait choisir entre cette solidarité
dotée aux yeux de certains d'une plus grande dignité et
la solidarité locale. Certes, de nombreuses organisations humanitaires
mènent à la fois des actions locales et internationales.
Il n'en demeure pas moins que le local et l'international sont compartimentés.
Par ailleurs, ce fait même nous interroge. L'humanitaire est-il
le seul mode de solidarité internationale ?
La notion de solidarité à l'échelle mondiale suppose
que, sans perdre leurs spécificités, toutes ces luttes
dégagent du commun qui permette d'articuler - et non d'opposer
- le local ou le spécifique et le global. Les récents
succès des mouvements contre la mondialisation montrent que divers
courants partant de situations locales ou de problématiques spécifiques
peuvent acquérir une globalité dans leur approche et pratiquer
une solidarité transversale sans pour autant perdre de vue les
luttes d'ici et maintenant.
L'enjeu est la radicalité de ces mouvements qui, sans solidarité
internationale, pourraient se noyer dans une gestion, à terme
normalisée, de la réalité. Il s'agit, bien sûr,
de penser la planète comme un territoire en soi, qui n'est pas
la simple addition des territoires nationaux ni la résultante
des compromis entre les Etats mais un espace politique commun. Au-delà,
la solidarité internationale nous conduit à penser l'action
politique comme une construction inscrite dans une temporalité
qui n'est pas celle du "temps réel" des luttes mais
qui est la dimension du temps dans les luttes, laquelle intègre
les perspectives.
Si la solidarité à l'échelle mondiale ne se traduit
pas nécessairement par une expansion ou une internationalisation
des organisations, elle est virtuellement inscrite dans toute forme
de contestation radicale mais non exclusive de la société.
Cette tension vers l'altérité qui vise à produire
une intelligibilité commune des situations, tant locales et spécifiques
que globales et pourvues d'une universalité immanente, peut-elle
et doit-elle se formaliser ? Dans l'affirmative, la référence
à la déclaration universelle des droits de l'homme de
1948 ne risque-t-elle pas d'exprimer, si elle n'est pas explicitée
et développée, une position de repli sur un minimum commun,
repli contradictoire avec l'idée d'internationalisation, c'est
à dire d'intégration de l'altérité et de
sa richesse dans une logique expansive ? Poser la question de la solidarité
internationale ne devrait pas, en tous les cas, se réduire à
la redécouverte d'un humanisme qui à résisté
mais permettre de fonder, sur ce qui se produit aujourd'hui, des pratiques
communes.
Fabienne Messica et Monique Crinon
Le lien d'origine : http://www.cedetim.org/genova/FM.html
Le site du Cedetim : http://;www.cedetim.org
Mail : mailto:cedetim@globenet.org
CEDETIM Centre de recherches et d'initiatives de solidarité
internationale
21ter rue Voltaire –
75011 Paris - France
Tel : +(33) 01 43 71 62 12
Fax : + (33) 01 43 79 32 09
Mail : cedetim@globenet.org