L'engagement est un acte vers l'avenir , un pari dont le sujet est le
garant . C'est un acte initiatique qui comporte une dimension symbolique
d'initiation, de rite . Cette double dimension, initiatique et corporelle,
s'affaiblit dans l'usage juridique du mot où le caractère
contractuel s'organise autour d'un élément tiers : l'objet
de l'échange . S'engager peut signifier "s'incorporer"
comme dans l'expression "s'engager dans l'armée". Le
corps est alors , non seulement offert en gag , mais encore dissous dans
un autre corps. L'affirmation de la positivité d'un choix coïncide
ici avec la décision d'être dans un autre, l'affirmation
d'une appartenance et l'abandon de son autonomie. L'idée d'un processus
se perd . L'incorporation devient l'engagement mené à une
logique ultime d'aliénation . Il y a donc un paradoxe de l'engagement,
expression d'une volonté libre ou désir de se perdre en
s'incorporant.
L'engagement est au fondement même de la loi : on ne saurait juger
un individu si on ne le suppose pas engagé , inclus dans une société
et par là même soumis à ses lois . Ainsi, l'individu
dans une collectivité est -il engagé sans avoir besoin de
se prononcer solennellement parce qu'être dedans, c'est déjà
être engagé. C'est pourquoi demander à des enfants
d'immigrés nés en France de se prononcer à leur majorité
, de s'engager solennellement pour la nationalité française,
c'est juger qu'auparavant ils n'étaient nulle part, ils n'étaient
rien , ils n'étaient pas engagés. C'est oublier que l'engagement
relève de la nécessité autant que de la liberté.
Là où l'on naît relève de la nécessité
mais l'engagement, c'est être là où l'on est et dans
ce que l'on veut être, c'est une augmentation de l'être. Même
dans la conception contractualiste du droit, l'engagement conserve la
dimension d'implication solennelle du sujet. Dans les tribunaux, les témoins
jurent de dire la vérité, toute la vérité.
Il existe un lien entre le serment, la promesse, l'engagement et la vérité.
C'est l'une des significations de la réponse de Kant à Benjamin
Constant au sujet "d'un prétendu droit de mentir". Benjamin
Constant avait exposé le cas d'un homme qui cache un ami poursuivi
par des assassins. N'est-il pas justifié de mentir pour sauver
la vie de son ami, c'est à dire par bonne intention? Mais pour
Kant, l'exception morale n'existe pas et admettre le droit de mentir dans
certains cas, c'est universaliser une doctrine du mensonge. Plus grave
encore, c'est séparer théorie et pratique puisque ce qui
est vrai en théorie ne le serait plus en pratique.
Cependant, l'aporie soulevée par Benjamin Constant n'est pas résolue.
Car l'engagement, s'il a une signification universelle a aussi une autre
dimension: celle de la promesse, des affinités électives.
Ce qui se joue ici est l'articulation entre l'universel et le singulier,
la fidélité et la loi morale. L'engagement est un acte singulier
qui signifie de façon universelle mais pas forcément normative.
L'engagement est dans le prolongement de la promesse, de la fidélité.
Il incarne en même temps le passage d'une société
féodale à une société fondée sur le
contrat social. Le monde féodal est celui de la fidélité,
de la foi et du serment. L'acte d'allégeance est une promesse,
le serment une institution. Ainsi, la loi repose t-elle sur la foi. Dans
l'idée de l'engagement, la preuve se substitue à la foi.
Le gage est la preuve de la sincérité de celui qui s'engage.
Cependant, nous ne sommes pas dans une rationalité qui exclut la
croyance.
Le concept de radicalité renvoie à cette idée de
quelque chose de plus proche de la racine, quelque chose qui n'est pas
altéré, une substance pure. Quelle que soit la période
historique, quel que soit le lieu géographique, la radicalité
consiste à ne jamais abjurer sa foi, à maintenir la permanence
d'une vérité, à garder le temple, à éradiquer
les déviants. C'est un point limite auquel se mesure l'engagement.
Un engagement qui aurait perdu toute radicalité est une forme dénoyautée.
La relation entre engagement et radicalité, c'est la relation du
fruit au noyau, le premier étant comment il vit et le second garantissant
filiation et renouvellement à la fois. Lorsque nous constatons
qu'il y a aussi dans la radicalité un risque d'impuissance , c'est
lorsque le processus de développement sous des formes variées
s'inverse et devient purification permanente. Cette purification permanente
connaît des stades divers mais dans sa logique ultime, elle arrive
au rien, un rien qui rencontre un autre rien, une autre radicalité
pure. C'est ainsi qu'une radicalité d'ultra-gauche et une radicalité
d'extrême droite peuvent au bout de ce processus de purification
et d'indétermination, non pas se rejoindre mais se fondre. A ce
stade, la radicalité n'a plus pour perspective que de mourir à
l'histoire, sous prétexte de ne pas mourir à elle-même.
On parle aujourd'hui de "nouvelles radicalités". L'expression
est gênante, elle évoque le lancement d'un nouveau produit
sur le marché. En revanche, penser la radicalité autrement
est un véritable enjeu. Il s'agit en effet de réorienter
la radicalité, de penser une radicalité productive qui ne
sacrifie pas son propre noyau, sa propre substance. Une action même
localisée, même partielle comme les mouvements autour du
logement, de l'immigration, de l'exclusion, du chômage, du sida
- et bien d'autres encore - n'est pas ce qui affaiblit un principe premier
mais au contraire ce qui exprime la radicalité dans le divers des
situations. Dans l'action, il y a aussi "composition" mais la
composition n'est qu'un état de la situation, nécessairement
provisoire. La composition n'est pas ce qui décompose le noyau
de radicalité mais un lieu à partir duquel se détermine,
à nouveau, la radicalité. Penser à nouveau la radicalité,
c'est penser une radicalité vivante et non pas figée dans
une posture de jugement de l'histoire, c'est à dire dans la posture
du radicalement étranger parce que propre.
La radicalité - qui dit "radical", dit "vrai",
"authentique" - nous renvoie à la relation entre engagement
(liberté ) et vérité. Autant la vérité
n'est pas ce qui s'oppose aux faits, au réel mais ce qui articule
et enrichit la réalité, autant la radicalité ne doit
plus être pensée comme ce qui, ne pouvant être atteint,
délégitime toutes les formes de l'engagement concret. La
radicalité peut-être pensée comme ce qui structure
l'engagement et ce qui, dans l'engagement, est perpétuellement
problématique mais n'est jamais une instance extérieure
qui ramène tout le divers à un principe unique. Si l'on
se réfère au célèbre "J'accuse"
d'Emile Zola - ce texte dans lequel l'écrivain s'engageait pour
la cause du Capitaine Dreyfus- , la vérité apparaît
comme la cause même de l'engagement. Non que cette vérité
ne soit problématique lorsqu'elle est posée en termes généraux.
Pourtant, c'est bien la vérité donc la justice qui structurait
la défense de la vérité vraie - l'innocence de Dreyfus
- tout en restant à titre de question générale quelque
chose de problématique. Mais quelqu'un pour qui "il n'y a
pas de vérité" ne saurait s'engager. Ainsi, Emile Zola
gage-t-il son nom, son honneur, sa personne pour ce qu'il affirme être
la vérité : l'innocence de Dreyfus. Cette vérité
n'est pas partielle : Dreyfus ne pouvait être en partie innocent,
en partie coupable. L'engagement renvoie aussi à une radicalité
même s'il s'exprime dans des objets partiels. C'est bien la totalité
de la personne qui est misée, pariée sur une vérité.
L'acte est sans retour. On ne saurait se dégager soi-même.
C'est pourquoi de nombreuses personnes auxquelles on demande pourquoi
elles se sont engagées ont l'honnêteté de ne pas répondre
par des principes généraux, moraux ou philanthropiques mais
évoquent la première fois où elles se sont engagées,
ce premier baiser, comme si le reste coulait de sources. Je m'engage parce
que je me suis engagé.
En ceci, toute prise de position, toute opinion, toute participation à
la vie civile et politique ne relèvent pas de l'engagement. Elles
n'impliquent pas en effet ce gage que seul autrui peut nous rendre, ce
lien indissoluble, ce pari dont on se fait le garant.
Celui qui s'engage est celui qui a foi. En une vérité. Par
conséquent, il n'engage pas que lui. Certes, il nous arrive d'entendre
: "Cette prise de position n'engage qu'Untel". Mais une telle
phrase , soit méconnaît le sens de l'opinion qui n'est pas
l'engagement, soit -et c'est caractéristique- nie purement et simplement
l'engagement. Si je me donne moi-même comme gage d'une vérité,
c'est que cette vérité ne m'appartient pas. Je suis sujet
à cette vérité, je suis support de cette vérité
mais je ne suis pas celui qui fait la vérité. Je m'engage
"forcément", je me soumets à l'impératif.
Dans le procès de Maurice Papon, secrétaire général
de la Gironde pendant l'Occupation, la question de l'engagement s'est
posée de façon intéressante, à partir de sa
négation. Maurice Papon n'était pas engagé dans le
sens positif du mot, au sens où l'on choisit son parti. En revanche,
il était engagé, incorporé dans un corps de fonctionnaires.
Et c'est dans ce cadre là qu'il a commis les actes qui lui sont
reprochés, dans le sens d'un engagement passif. L'intérêt
d'un tel procès est de nous montrer cette figure de l'engagement
passif, de l'incorporation comme non engagement qui suppose la négation
de la liberté du sujet et celle de toute liberté.
La mort est dans la logique même de l'incorporation. Celui qui s'engage
positivement engage son corps sans l'incorporer, sans le dissoudre. Cependant,
il se distingue radicalement de quelqu'un qui se contenterait d'émettre
une opinion ou un jugement. En effet, celui qui émet une opinion
ou un jugement s'extrait de la situation pour se poser en juge. Son acte
est une posture et non une prise de position, un engagement. Certes, chez
nombre d'intellectuels, ces postures sont confondues avec l'engagement.
Comme si dans l'engagement, il n'y avait pas l'être en gage dedans,
dans la situation.
Engager, c'est commencer, c'est initier un processus qui, une fois "engagé"
n'a pas de terme. Il y a dans l'engagement une percée vers l'infini.
Non que la finitude de l'homme soit niée. Mais la possibilité
que l'acte se conserve, que le gage demeure est dans l'acte même
de l'engagement. Le gage est ce que nul ne peut reprendre, il excède
la vie du corps. Dans l'engagement, la liberté n'est pas une propriété
du sujet indépendante de la vérité, du fait de faire
la preuve. Il y a l'affirmation d'un sujet libre mais celui qui s'engage
aliène sa liberté puisqu'il gage son corps. Par son choix,
il s'interdit la liberté de choisir n'importe quel objet de jouissance,
la liberté de l'individu consommateur. Il se soumet à un
impératif catégorique, à la nécessité
du vrai.
En s'engageant, le sujet libre aliène volontairement sa liberté
mais il accroît sa puissance en augmentant son activité.
En effet, ceux qui s'engagent échappent au pâtir : ils agissent
sur les événements.
Cette augmentation de l'activité est un processus de libération
fondé aussi sur les passions. Dans la mesure où l'engagement
renvoie à l'agir et non au pâtir, il ne s'agit pas de passions
extatiques ou passives, narcissiques mais de passions de l'échange,
du mélange dans la reconnaissance de l'altérité.
Dès lors que l'engagement exige aussi la passion de connaître,
le lien entre liberté et vérité est réaffirmé.
Aussi ceux qui s'engagent ne se trompent-ils jamais, tout au plus sont-ils
suspects parfois de n'avoir pas voulu savoir ou de n'être pas véritablement
engagés .
Seul un sujet libre peut s'engager. Mais, son engagement se transformant
en impératif, l'affirmation de sa liberté coïncide
avec celle d'une détermination de sa liberté : tenir ses
engagements. L'être qui s'affirme dans l'engagement affirme aussi
un devoir être , une promesse de persévérance. L'engagement
est ce qui tient, ce qui ne se dérobe pas, ce qui affirme une appartenance
à la communauté : l'acte d'être dedans. C'est une
liberté du don mais non de l'abandon, de l'aliénation. C'est
un acte enfin qui, en se posant, s'universalise, son objet étant
commun à tous. C'est ainsi que la défense de Dreyfus incarne
celle de la vérité, laquelle n'appartient ni à Dreyfus,
ni à Zola mais à l'humanité entière .
L'engagement est pratique. Ce n'est pas une pose esthétique mais
bien un acte qui l'emporte.
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