L' initiative prise par certaines municipalités, y compris par
de grandes villes comme Strasbourg,, de décréter ce que
les journalistes ont appelé " le couvre-feu " pour les enfants
de moins de 13 ans ou de moins de 16 ans vivants dans les " quartiers
" a fait l'objet de maintes critiques.
En termes d'efficacité sécuritaire comme en termes
de protection de l'enfance, ces mesures saisonnières interdisant
la circulation entre 23 heures et 6 heures des enfants non accompagnés
par un adulte, sont jugées totalement inefficaces aussi bien par
la Police, que par les éducateurs et les juges des enfants. Tous
dénoncent leur caractère démagogique. Si caricaturales
et spectaculaires soient-elles, ces mesures ne comportent pourtant aucun
caractère de nouveauté par rapport aux politiques traditionnelles
en matière de sécurité et de traitement " social
" des " incompétences " ou incapacités familiales.
La suspicion à l'égard des familles défavorisées,
jugées incapables d'exercer le contrôle nécessaire
sur leurs enfants, s'exprime couramment, soit par des mesures de
contrôle, soit par le développement de formes d'assistance
à la parentalité. Ces contrôles s'effectuent
par exemple par le biais de la Caisse d'Allocations Familiales qui
peut supprimer les allocations aux familles pour cause d'absentéisme
scolaire prolongé. C'est ainsi qu'en Septembre dernier,
les écoles publiques de Saint - Denis ont diffusé un document
de la Caf avertissant les parents du risque de suspension des allocations
en cas d'absentéisme scolaire des enfants et d'un accord
à ce sujet entre la Caf de Saint-Denis et l'Education Nationale.
À l'instar des arrêtés municipaux de " couvre-feu
" qui, cette année, n'ont pas été cassés
par le Conseil Constitutionnel, cette initiative locale, sans être
désavouée par le niveau central , n'est pas à
l'heure actuelle appliquée au niveau national. Dans la mesure
où la législation actuelle est suffisante pour que tout
enfant trouvé seul à une heure tardive dans la rue soit
reconduit chez lui par la Police et pour que tout enfant non-scolarisé
soit signalé, il convient de s'interroger sur ce que ces initiatives
locales apportent de nouveau.
Publicité et pédagogie
Outre leur caractère démagogique ces initiatives témoignent
de la volonté de rendre publique un contrôle social qui s'effectuait
jusque-là de façon discrète. Cette " publicité
", en stigmatisant sans complexe les familles, montre que, par un
effet pervers, l'assistance à la parentalité et les
directives politiques concernant le renforcement nécessaire du
rôle des parents, ont eu pour effet de faire admettre l'incompétence
des parents comme une évidence. Le langage pédagogique adopté
par la Caf qui met l'accent sur l'intérêt des enfants
est à ce titre très significatif. Le soupçon de négligence
à l'égard des parents s'y mêle à
une attitude compréhensive qui tranche avec la menace de sanctions.
Territorialisation et singularisation de la loi
Ces initiatives ont également pour effet de territoraliser la loi
(le couvre-feu concerne des quartiers précis et se décide
à un niveau municipal) et de la soumettre à une conjoncture
(ici saisonnière). Ce qui s'applique ici au nom d'une
urgence sécuritaire, c'est un traitement spécifique
des quartiers tant du point de vue de l'espace que du point de vue
du temps. Ainsi, les populations sont renvoyées à une spatialité
et à une temporalité qui n'est pas la même que
celle du reste de la société.
Par ailleurs,l'adoption quasi-simultanée par plusieurs municipalités
de mesures de couvre-feu, qu'elle soit concertée ou non, montre
qu'il existe aujourd'hui des coopérations horizontales
dont le résultat est de mettre hors-jeu le niveau central ou étatique.
Si le fait de conditionner la perception des allocations au respect de
l'obligation scolaire n'est pas nouveau en soi (traditionnellement,
la Caf contrôle l'inscription des enfants à l'école
en demandant aux parents un certificat de scolarité), la coopération
directe avec l'école est inédite. Elle implique une
coordination entre une administration (la Caf) et une institution (l'école)
dont les vocations sont pourtant distinctes l'une de l'autre.
Non seulement elle traduit une modification substantielle des pratiques
en permettant que le contrôle s'effectue par-delà les
parents et tout au long de l'année, mais plus encore elle
pose un grave problème éthique. Doit-on, au nom de l'efficacité,
mettre fin à une distinction des rôles qui garantit d'une
part l'anonymat des informations détenues sur les populations
et d'autre-part, la possibilité pour ces populations, de conserver
un espace de liberté comme interlocuteurs des différents
services, administrations et institutions ? Une exclusion hors de la loi
commune Alors que, dans son principe même, la loi est l'affirmation
de l'appartenance à une même communauté, ces
pratiques désignent des quartiers ou des familles en particulier
et font de l'exclusion sociale, ce qui conditionne et justifie une
exclusion hors de la loi commune.
En effet, même si un arrêté municipal n'a pas
le statut d'une loi, il appartient à la sphère de la
loi et se l'approprie symboliquement.
Or ici, non seulement, l'élément de la loi est laissé
à l'initiative des municipalités ou des administrations,
mais pire encore, il constitue un relativisme. En effet, le principe de
la loi est que lorsqu'elle distingue des groupes (par exemple des groupes
d'âge), c'est à partir de sa généralité
et non l'inverse. Fonder la loi sur une casuistique ( élaborer
des règles destinées à un cas ou un groupe précis
) permet d'évacuer à la fois les fondements et les effets
réels des pratiques. Celles-ci relèvent en effet d'une logique
qui se referme sur elle-même : en reconnaissant par l'intervention
de la loi, la perte de légitimité des parents, elle ne font
que l'accroître et provoquer une augmentation de la violence, laquelle
JUSTIFIE à postériori ces mesures ; Il y a là un
élément qui s'ajoute à toutes les fermetures des
quartiers et qui accroît le sentiment de non-sens
que confère la sorte " d'extra-humanité " à laquelle
ils sont identifiés.
Conflictualité et violence
En effet, si d'un côté la généralité
de la loi - l'égalité formelle- entraîne des
conflits avec des individus ou des groupes qui ne veulent pas, dans leurs
conditions sociales d'existence, s'y soumettre, ce conflit a
un sens : il révèle des contradictions.
En revanche, l'application de règles catégorielles,
reconnaissant négativement la différence des quartiers ,a
pour effet à la fois de cautionner la violence et l'exclusion
de la loi commune et de vider les conflits de leur sens.
De telles règles, en légitimant une violence institutionnelle
ciblée, provoquent celle des individus et des groupes désignés.
En même temps, et c'est un paradoxe, elles évacuent
les contradictions réelles liées à la juxtaposition
d'un égalitarisme de principe sans concessions, avec les effets
de l'inégalité sociale et avec la construction, par
une partie des plus défavorisés, d'un rapport fondé
sur la domination des plus faibles par les plus violents.
Or, même si des phénomènes comme l'absentéisme
scolaire, les incivilités, la délinquance, la violence ne
sont pas de même nature, il n'en demeure pas moins que cette
auto-exclusion et les contradictions qu'elle révèle
leur donnent sens.
Une réponse mimétique, traitant d'un point de vue juridique
les quartiers de façon différenciée, est un moyen
de dissoudre l'élément de sens issu de cette contradiction.
Car c'est parce qu'elle conserve le principe de la loi - tout
en éclairant les processus de désintégration sociale
par lesquels ce principe devient inopérant - que cette conflictualité
est productrice de sens.
Ces phénomènes participent par ailleurs à la fermeture
des quartiers liée à l'appauvrissement des relations
avec l'extérieur et ils se conjuguent avec un puissant sentiment
d'enracinement chez les populations.
Concernant la violence, cette double approche de fermeture des quartiers
sur eux-mêmes, produite par l'environnement et par les habitants,
conduit au développement de violences internes aux quartiers et
à l'interprétation de ces violences comme violences
contre soi.
Quelle que soit sa validité, cette analyse (qui présuppose
que pour les habitants, le quartier, c'est " soi-même
") ne permet pas elle non plus de poser la question des rapports
de cette violence avec la société.
Or, bien que les interactions entre les quartiers et l'ensemble de
la société, se limitent souvent aux rapports avec les différents
intervenants((éducateurs, assistantes sociales, associations ),
la société des quartiers ne peut être considérée
isolément.
Il ne s'agit pas ici de relativiser les violences au prétexte
que la société libérale est violente mais de comprendre
en quoi ce qu'elles questionnent n'est pas seulement relatif
aux quartiers.
Que l'on interprète ces faits comme l'expression d'une
révolte ou au contraire, comme la façon dont des groupes
ou des individus instituent par la violence des formes de pouvoir "
totalitaire ", ou bien encore comme le mélange ou la coexistence
des deux éléments, maintenir la tension avec la loi commune
permet de poser la question de la violence dans les quartiers comme un
enjeu pour toute la société.
Au contraire, en traitant de manière différenciée
des individus ou des familles à priori suspectés non seulement
de ne pas respecter la loi mais également de ne pas mériter
la même loi que les autres, on substitue à cette conflictualité
porteuse de sens, une violence à l'état pur.
L'invisibilité des quartiers
Un élément constitutif de cette violence institutionnelle
est la volonté de rendre invisible, par une sorte de mesure d'urgence,
une partie de la population. La priorité mercantile en période
touristique a été, à juste titre, dénoncée
par la presse. Mais ce qui semble encore plus symptomatique, c'est
qu'il s'agit là d'une priorité sur la vie.
Non seulement les arrêtés municipaux confisquent la ville
aux habitants pour la livrer aux seuls habitants marchands, mais ces arrêtés
contiennent un élément mortifère. Condamner les gens
à l'invisibilité, c'est leur signifier leur mort
sociale. C'est pour cette raison que dans certaines sociétés
amérindiennes, lorsqu'un individu se dérobait à
la loi, on le condamnait tout simplement à devenir un invisible
pour l'ensemble de la communauté. Il en mourrait finalement
aussi sûrement que si on l'avait abattu. De la même façon,
des quartiers ou des catégories de population comme les sans domiciles
fixes, condamnés, dans certaines villes et à certains moments
de l'année, à être des invisibles sont tout simplement
déclarés morts à la société.
Le parentalisme
Par ailleurs, concernant la fonction éducative, les difficultés
actuelles sont à replacer dans une analyse historique des rapports
entre l'institution scolaire et les familles et dans une analyse
socio-économique des quartiers. La question éducative actuelle
est directement issue du processus de séparation entre une fonction
économique assurée par la famille et la fonction politique
de l'école. Cette dépossession historique, conjuguée
avec les effets du chômage, se traduit tout naturellement par une
perte d'autorité.
Un parent qui n'a plus de rôle économique (nourricier)
et qui, en même temps, n'a aucun pouvoir dans la société,
ne peut pas détenir une autorité reconnue. Par conséquent,
confiner la parentalité, pour reprendre un mot à la mode,
à la dimension économique est un piège.
Le second piège est de limiter la notion de valeurs transmises
par la famille à la sphère strictement morale.
Car ce que les parents interdisent ou autorisent est également
fonction de leur culture politique et de leur sentiment d'appartenance
à la communauté politique. C'est pourquoi, ce qu'il
s'agit de restaurer n'est pas la famille patriarcale mais bien
le lien qui a été dissous entre la " parentalité
" et la citoyenneté.Entre termes pratiques, cela signifie
que, c'est en réinvestissant le champ politique dans lequel
la question éducative s'intègre et en obtenant la reconnaissance
de leur rôle, que les familles victimes des discriminations sortiront,
tant de l'impasse sécuritaire que de l'assistanat "
parentaliste ".
Fabienne Messica.
Le lien d'origine de cet article http://lfdlh.free.fr/article_001.html
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