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L'humanitarisme : une formidable escroquerie
1992 par mutations-radicales


L'aide humanitaire, l'humanitarisme, la charité d'urgence... dispensent d'analyser les problèmes en profondeur et d'envisager un changement radical de société. Les structures et les mentalités sources de la misère et de l'exploitation sont toujours en place. Critique de l'action sociale sans volonté de changer le monde.
Politique de l'urgence La charité ne profite pas à ceux que l'on croit La charité fait barrage à toute transformation du monde

S'en prendre à la charité, c'est vraiment chercher le bâton pour se faire battre et vouloir se mettre tout le monde à dos, tant elle représente une valeur incontestée.
Si la charité n'est plus une vertu théologale (qui ne rime pas forcément avec ses soeurs, la foi et l'espérance, comme on le verra), elle reste du moins cet "amour du prochain" qui nous différencie de l'animal. Et là-dessus, tout le monde est d'accord, que l'on soit religieux ou athée, jeune ou vieux, de droite ou de gauche.
L'esprit de charité est une valeur d'autant moins contestée qu'elle devient le refuge moral d'une société qui perd ses repères traditionnels, mais qui ne veut pas se bouger.
Si le mot fait sourire aujourd'hui à cause de sa connotation religieuse désuète, il a été remplacé par des mots comme : altruisme, aide humanitaire, assistanat, action sociale, solidarité et j'en passe... Tous ces termes plus laïques recouvrent une même réalité : l'Humanitarisme.
- Politique de l'urgence
L'organisation humanitaire "médecins sans frontières" est très représentative de la charité moderne. Ces preux chevaliers partent en croisade contre la misère aux quatre coins du monde. Ils sont de toutes les guerres et de toutes les famines. Qu'y a t-il à redire à ça ? C'est beau, c'est grand, c'est noble !

Pourtant, se mettre toujours en situation d'urgence n'est pas si innocent que ça. Parer au plus pressé, s'agiter sans cesse pour apporter vivres et médicaments empêche de se poser des questions de fond, autant sur celui que l'on aide, que sur le fondement du geste magnanime, encore moins sur le pourquoi et le comment on en est arrivé là.
Essayer de comprendre la racine du mal ? I1 n'en est plus question. Il n'y a plus que des réponses pratiques à des problèmes circonstanciels. S'agiter sans cesse dans l'aide ponctuelle permet de vivre dans la bonne conscience de "celui qui fait quelque chose", qui est "sur le terrain", donc forcément concret. Et si une voix s'élève pour poser des·questions de fond, il lui sera répondu que l'action prime sur les grandes idées, même si cette action est absurde, dérisoire et n'offre aucune perspectives. Car vouloir comprendre c'est remettre en question, et c'est ce que la charité ne veut pas.

Les organisations humanitaires ressemblent aux femmes de patrons qui s'occupaient des pauvres pendant que leurs maris les fabriquaient.
L'association "prendre un enfant par la main", dont le but est de parrainer un enfant déshérité, transmet ce message à la télévision pour encourager les âmes charitables : "on ne vous demande pas de sauver le monde, mais de sauver un enfant". Il s'agit bien de cela. Sous-entendu : aider une personne, c'est à la portée de tous, mais sauver le monde, surtout pas : c'est une chimère.
C'est ce qu'exporte "médecins du monde", un humanitarisme sans aucune conception du monde sous-jacent qui donnerait du poids et du prix à ce qu'il faut bien appeler du secourisme à grande échelle. Aucune philosophie, aucun idéal derrière cette charité laïque qui a remplacé la charité chrétienne et qui s'épuise dans l'urgence.
Et pourtant Bernard Kouchner est fier de cet " espoir de la génération sans idéologie qui vient de s'imposer sur le marché de la générosité ". Au passage, vous remarquerez le mot marché. D'aucuns diront que c'est justement cela la solidarité, la fraternité : venir en aide à ceux qui en ont besoin sans aucun préjugé moralisateur.
Et pourquoi la charité jouerait-elle uniquement en cas d'urgence, d'événements graves ? N'est-ce pas déjà trop tard ? A la télévision, on nous tire les larmes des yeux devant le spectacle de ces hommes secourant leurs frères en péril. Mais avant et après la catastrophe ? Eh bien, c'est le règne du chacun pour soi et la démocratie pour tous. Comme les guerres révèlent les héros (!), les catastrophes révèlent la générosité de certains. Mais il faut bien ça pour qu'elle se mette en action.
Le struggle for life de notre libéralisme économique permet aux pionniers des restaurants du coeur de pratiquer activement l'entraide. "Ils font quelque chose eux", "c'est concret au moins". Et tout le monde d'oublier qu'une économie capitaliste orientée vers la rentabilité laisse forcément les plus faibles sur le pavé. Par un véritable tour de force, la charité parvient à concilier la compétition la plus acharnée entre les individus avec l'entraide, à concilier ce qu'il y a de plus bas chez l'homme avec ce qu'il y a de plus haut. Elle est ce supplément d'âme qui nous fait accepter guerres, famines, génocides, charniers, etc... "C'est elle qui absout notre civilisation des crimes et des injustices qu'elle a commis" écrit J.M.C Le Clézio.

C'est ce genre de raisonnement à l'envers qui permet aux crimes et aux injustices de perdurer, La charité agit sur les sentiments comme un paravent raffiné et séduisant qui cache au cerveau ce qu'il ne veut pas voir.
- La charité ne profite pas à ceux que l'on croit
La plus grande injustice instaurée à l'échelle planétaire est celle des relations entre pays riches et pays pauvres. Les relations économiques entre le Nord et le Sud sont basées sur un échange inégal dont les pays industrialisés ont imposé la loi. Ces derniers font semblant d'être généreux envers les pays pauvres alors que, dans la pratique, c'est le Sud qui s'endette pour aider le Nord.
L'aide alimentaire illustre cette tromperie. Elle est économiquement rentable parce qu'elle soulage à la fois les stocks et la balance commerciale des pays donateurs. Elle est, psychologiquement, doublement rentable parce que l'opinion publique aime voir son gouvernement exercer sa générosité, et parce que cela maintient les pays receveurs en état d'assistance, donc d'infériorité.
L'affaire est bonne pour les uns et mauvaise pour ceux à qui l'on vole la possibilité de vendre leur céréales, et qui voient ainsi leur agriculture s'appauvrir. Sans compter que cette aide ne profite pas directement à ceux qui en ont le plus besoin.
Les mécanismes économiques sont devenus tellement complexes et subtils qu'il faut être un économiste chevronné pour démonter tous les rouages de cette mécanique bien huilée, faisant partie de "l'ordre naturel" des choses, et qui a pour effet de pomper le Sud pour enrichir le Nord.
Nos gouvernements peuvent toujours gonfler, chiffres à l'appui, l'aide apportée aux pays en voie de développement ; ils donnent d'une main (et encore pas gratuitement) et reprennent au centuple de l'autre.

Devant l'endettement de plus en plus gigantesque des pays du Tiers-Monde, la Banque mondiale, magnanime, annule carrément certaines dettes. Pour soulager ces pays écrasés qui n'ont plus la possibilité de s'en sortir, croyez-vous ? Non. Seulement parce qu'il est plus rentable à long terme de les transformer en nouveaux marchés pour les pays exportateurs, plutôt que de continuer à les asphyxier.
Et puis, il n'est pas bon de continuer à creuser l'écart, ça pourrait faire effet boomerang. Et si le Tiers-Monde s'unissait pour se révolter contre les lois économico-politiques qu'on lui fait subir ?
Il ne faut pas trop tirer sur la ficelle, et l'aide humanitaire est là comme éponge à misère qui en absorbe le trop-plein. Dans le même ordre d'idées, Alain Cotta, dans son livre "Les Hordes", conseille un capitalisme à visage humain sous peine de voir les pauvres se rassembler en hordes non contrôlables, qui mettraient ainsi en péril la pérennité du système social. Il faut savoir être généreux pour sauvegarder ses privilèges.
L'aide humanitaire n'est pas seulement rentable matériellement, elle l'est aussi sur un plan idéologique. Avec des médicaments ou des céréales, on exporte aussi la supériorité des sociétés "démocratiques" qui produisent tellement qu'elles peuvent "donner" leurs surplus à ces pays en majorité totalitaires.
Grâce au service humanitaire crée par Kouchner, on va un peu plus exporter notre vision du monde, et surtout nos fameux "Droits de l'Homme" dont nous sommes les garants.

"L'humanitarisme débouche nécessairement sur le discours politique anti-totalitaire" dit Claude Malhuret, ce à quoi pourrait répondre Fabienne Messica, dans "Les bonnes affaires de la Charité" : "En attribuant au modèle des démocraties occidentales une supériorité morale, le discours humanitaire rejoint les thèmes ethnocentriques qui caractérisent l'idéologie coloniale. Il interdit toute distance vis-à-vis de notre "Etat de Droit", notre culture, notre environnement, comme si hors de cette identification forcée, rien ne pouvait être pensé".
Comme on le voit, il s'agit moins de charité que d'amour de soi.

Depuis quelques années, la charité est devenue un véritable produit médiatique ; elle se vend bien. On peut penser que c'est légitime, que la fin justifie les moyens. Bernard Kouchner va jusqu'à dire sans vergogne "qu'il n'y a pas de misère sans mise en scène de la misère", et lui-même participe largement à la surenchère des images fortes -jusqu'au voyeurisme- pour réveiller le téléspectateur repu.
Mais cette orgie "imagère" n'est pas seulement là pour faire ouvrir les porte-monnaie, mais aussi pour nous conforter dans l'idée que, somme toute, on est pas si mal dans nos pays industrialisés et démocratiques, même s'il y a des choses à changer, et que ceux qui ne sont pas contents n'ont qu'à aller voir ailleurs si la soupe est meilleure ! Ceux qui en reviennent ont en général comme réaction celle de ce journaliste qui, revenant de la Cité de la joie de Mère Thérésa, ne trouve rien d'autre à dire "qu'il apprécie encore plus son bonheur".
Si la médiatisation de la charité a pour effet de nous endormir sur nos lauriers et de nous sécuriser, pour certains, elle est devenue une opération rentable.

L'exemple du téléthon est le type même du charity-business qui, sous couvert d'aider la recherche pour les maladies génétiques, permet à des particuliers et à des entreprises comme Peugeot de faire leur publicité en exhibant un chèque mirobolant dont le montant est de toute façon moins élevé que la somme qu'il aurait dû verser pour payer le même temps de publicité. Avec l'auréole qui fait vendre et bien vendre.
Si "aujourd'hui des gens se rendent compte que l'humanitaire peut-être une bonne voie pour devenir ministre" comme le dit Claude Cheysson, chanteurs, acteurs ont compris qu'il était bon pour leur image de marque d'enfourcher une cause à défendre. Carole Bouquet ne défend pas que le n°5 de Chanel, mais aussi les enfants martyrs ; Michel Creton se met en scène pour les handicapés ; Delon y va de son regard noir pour les myopathes ; France Gall fait dans le Tiers-Monde ; Balavoine humanisait le Paris-Dakar qui en a bien besoin, sans oublier la bande de copains autour de Goldman qui fait un disque au profit de l'Ethiopie, etc...
Maintenant, pour faire recette, il ne suffit plus de chanter ou de jouer : il faut éveiller les bons sentiments et la bonne conscience qui sommeillent en chacun de nous. Et ça marche !

Devant un futur incertain, une minorité se réfugie dans l'extrémisme politique ou l'intégrisme religieux ; mais la plupart se raccrochent à une "morale minimum", comme dit Fabienne Messica, une morale à courte vue qui leur évite de se tourmenter.
- La charité fait barrage à toute transformation du monde
Que dire de la charité chrétienne sans faire le procès de l'Eglise ? Il y a des symboles de cette charité (comme Mère Thérésa) qui, aussi extraordinaire que soit leur sacrifice personnel, se bornent à demander aux riches de permettre aux pauvres de mourir de faim dans la dignité ! Et les riches de Calcutta bien contents de donner quelques piécettes afin que l'on nettoie les rues de ces cadavres encombrants. C'est ce que font tous les jours les soeurs de l'Ordre qu'elle a fondé. Si mère Thérésa s'indignait qu'un système économique et religieux (les castes) pût produire autant de morts, nul doute qu'elle n'aurait pas eu ni le prix Nobel, ni les fonds nécessaires à son action. Si elle le faisait, elle serait accusée de marxisme, injure suprême.
Le seul mouvement chrétien qui refuse de légitimer l'ordre social et veut transformer la société est la "théologie de la libération". Cette théologie politique se comprend par l'itinéraire de cette religieuse infirmière brésilienne qui, en ayant eu assez de soigner des enfants atteints de malnutrition, finit par comprendre qu'il valait mieux aider les paysans à avoir des terre ; pour nourrir leur famille qu'il fallait promouvoir une réforme agraire. Mais qui dit réforme agraire, dit réforme économique, donc réforme politique. Une charité qui se veut lucide et efficace est obligée de remonter aux sources du politique.

Cette "théologie de la révolution", pas seulement spirituelle celle-là, a ses martyrs en Amérique Latine où elle est née : Camilo Torres, prêtre colombien tué au maquis, Monseigneur Romero assassiné dans sa cathédrale en 80, sans compter les inconnus morts pour avoir voulu seulement un peu de justice sociale. Il ne fait pas bon vouloir faire coïncider sa foi avec une transformation du monde.
Entre parenthèses, en France, nos héros de la générosité, comme l'abbé Pierre, ne font pas trembler les pouvoirs et ne risquent pas de subir le même sort. Ils peuvent mourir d'avoir tout donné aux autres, le meilleur d'eux-mêmes, mais ils ne font pas peur et ne gênent aucun pouvoir, au contraire. Pour en revenir à la "Théologie de la libération", l'Eglise, depuis 1972, essaye d'arrêter ce mouvement qui peut ébranler l'édifice social et religieux. C'est par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qu'une stratégie fut mise en oeuvre par l'intermédiaire de l'évêque colombien Alfonso Lopez Trujillo (devenu cardinal depuis), pour enrayer conne le dit Jean-Paul II, cette "nouvelle interprétation du christianisme" qui, ayant recours à "l'analyse marxiste" peut aboutir à des "dérives idéologiques trahissant la cause des pauvres".
Qui trahit qui ?

C'est ce genre de discours qui a fait dire à Monseigneur Balduino, évêque brésilien : "L'Eglise est accusée de faire de la politique seulement quand elle s'occupe des exploités". Charité laïque et chrétienne ont cela en commun : aider les malheureux, même au prix d'énormes sacrifices personnels, oui, mais ne rien faire dans le long terme pour qu'il n'y en ait plus.
Si nous nous permettons de critiquer l'action caritative, ce n'est pas au nom d'un scepticisme confortable qui nous dédouanerait de tout effort et de tout engagement. Bien au contraire, C'est parce que nous nous sentons profondément solidaires de tous les hommes et que nous reprenons à notre compte le slogan de "Médecins du Monde" : "Ma vie, c'est sa vie", que notre action est un engagement de vie global qui, s'il se vivait sur toute la planète, n'aurait plus besoin de faire la charité. On nous fait croire que toute action humanitaire, quelle qu'elle soit, est porteuse d'espoir... Mais que nous dit cette charité moderne née de la désillusion de l'après 68 ? Ceci : puisqu'il n'y a plus d'espoir de changer le monde, acceptons-le tel qu'il est, et agissons au coup par coup. Sur un plan psychologique, l'effondrement du communisme n'a fait que confirmer ce mouvement. Car la chute de cette idéologie entraîne avec elle, au-delà d'une désillusion concernant le marxisme-léninisme, la conviction que le monde ne peut pas être transformé.
C'est le mythe de Sisyphe dans toute son horreur. C'est la charité du désespoir. Et c'est cela qui attire la sympathie et les dons. Toute action utopique voulant rompre avec le cercle vicieux du malheur et du secours, voulant aller de la simple solidarité sociale vers la fraternité humaine sera jugée négative, parasitaire et non concrète. C'est la plus grande tromperie de tous les temps.

C'est pendant la période des fêtes de fin d'année que nous sommes le plus sollicités par les organisations caritatives. Période favorable à la dilatation du coeur et à la fermeture de la pensée.
Car personne ne veut entendre que les misères de tout acabit ont pris naissance en chacun de nos têtes et de nos coeurs avant de devenir réalités collectives. Pourtant le réalisme et la compassion d'aujourd'hui nous disent qu'il faut commencer dès maintenant à tuer les monstres qui sont en nous pour garder l'espoir d'un monde enfin humain.
Car, comme conclut Dominique Louise Pelegrin dans son analyse parue dans "Télérama" du 13 nov. 91 : "Que dire d'un monde où, à défaut d'humanité, il n'y aurait plus que des humanitaires ?"


NS Article paru en janvier 1992 dans le N°7 de notre journal "Le Projet"

Site : Radicalisation des luttes
http://www.mutations-radicales.org/articles/humanitarisme.htm