L'aide humanitaire, l'humanitarisme, la charité d'urgence...
dispensent d'analyser les problèmes en profondeur et d'envisager
un changement radical de société. Les structures et les
mentalités sources de la misère et de l'exploitation sont
toujours en place. Critique de l'action sociale sans volonté
de changer le monde.
Politique de l'urgence La charité ne profite pas à ceux
que l'on croit La charité fait barrage à toute transformation
du monde
S'en prendre à la charité, c'est vraiment chercher le
bâton pour se faire battre et vouloir se mettre tout le monde
à dos, tant elle représente une valeur incontestée.
Si la charité n'est plus une vertu théologale (qui ne
rime pas forcément avec ses soeurs, la foi et l'espérance,
comme on le verra), elle reste du moins cet "amour du prochain"
qui nous différencie de l'animal. Et là-dessus, tout le
monde est d'accord, que l'on soit religieux ou athée, jeune ou
vieux, de droite ou de gauche.
L'esprit de charité est une valeur d'autant moins contestée
qu'elle devient le refuge moral d'une société qui perd
ses repères traditionnels, mais qui ne veut pas se bouger.
Si le mot fait sourire aujourd'hui à cause de sa connotation
religieuse désuète, il a été remplacé
par des mots comme : altruisme, aide humanitaire, assistanat, action
sociale, solidarité et j'en passe... Tous ces termes plus laïques
recouvrent une même réalité : l'Humanitarisme.
- Politique de l'urgence
L'organisation humanitaire "médecins sans frontières"
est très représentative de la charité moderne.
Ces preux chevaliers partent en croisade contre la misère aux
quatre coins du monde. Ils sont de toutes les guerres et de toutes les
famines. Qu'y a t-il à redire à ça ? C'est beau,
c'est grand, c'est noble !
Pourtant, se mettre toujours en situation d'urgence n'est pas si innocent
que ça. Parer au plus pressé, s'agiter sans cesse pour
apporter vivres et médicaments empêche de se poser des
questions de fond, autant sur celui que l'on aide, que sur le fondement
du geste magnanime, encore moins sur le pourquoi et le comment on en
est arrivé là.
Essayer de comprendre la racine du mal ? I1 n'en est plus question.
Il n'y a plus que des réponses pratiques à des problèmes
circonstanciels. S'agiter sans cesse dans l'aide ponctuelle permet de
vivre dans la bonne conscience de "celui qui fait quelque chose",
qui est "sur le terrain", donc forcément concret. Et
si une voix s'élève pour poser des·questions de
fond, il lui sera répondu que l'action prime sur les grandes
idées, même si cette action est absurde, dérisoire
et n'offre aucune perspectives. Car vouloir comprendre c'est remettre
en question, et c'est ce que la charité ne veut pas.
Les organisations humanitaires ressemblent aux femmes de patrons qui
s'occupaient des pauvres pendant que leurs maris les fabriquaient.
L'association "prendre un enfant par la main", dont le but
est de parrainer un enfant déshérité, transmet
ce message à la télévision pour encourager les
âmes charitables : "on ne vous demande pas de sauver le monde,
mais de sauver un enfant". Il s'agit bien de cela. Sous-entendu
: aider une personne, c'est à la portée de tous, mais
sauver le monde, surtout pas : c'est une chimère.
C'est ce qu'exporte "médecins du monde", un humanitarisme
sans aucune conception du monde sous-jacent qui donnerait du poids et
du prix à ce qu'il faut bien appeler du secourisme à grande
échelle. Aucune philosophie, aucun idéal derrière
cette charité laïque qui a remplacé la charité
chrétienne et qui s'épuise dans l'urgence.
Et pourtant Bernard Kouchner est fier de cet " espoir de la génération
sans idéologie qui vient de s'imposer sur le marché de
la générosité ". Au passage, vous remarquerez
le mot marché. D'aucuns diront que c'est justement cela la solidarité,
la fraternité : venir en aide à ceux qui en ont besoin
sans aucun préjugé moralisateur.
Et pourquoi la charité jouerait-elle uniquement en cas d'urgence,
d'événements graves ? N'est-ce pas déjà
trop tard ? A la télévision, on nous tire les larmes des
yeux devant le spectacle de ces hommes secourant leurs frères
en péril. Mais avant et après la catastrophe ? Eh bien,
c'est le règne du chacun pour soi et la démocratie pour
tous. Comme les guerres révèlent les héros (!),
les catastrophes révèlent la générosité
de certains. Mais il faut bien ça pour qu'elle se mette en action.
Le struggle for life de notre libéralisme économique permet
aux pionniers des restaurants du coeur de pratiquer activement l'entraide.
"Ils font quelque chose eux", "c'est concret au moins".
Et tout le monde d'oublier qu'une économie capitaliste orientée
vers la rentabilité laisse forcément les plus faibles
sur le pavé. Par un véritable tour de force, la charité
parvient à concilier la compétition la plus acharnée
entre les individus avec l'entraide, à concilier ce qu'il y a
de plus bas chez l'homme avec ce qu'il y a de plus haut. Elle est ce
supplément d'âme qui nous fait accepter guerres, famines,
génocides, charniers, etc... "C'est elle qui absout notre
civilisation des crimes et des injustices qu'elle a commis" écrit
J.M.C Le Clézio.
C'est ce genre de raisonnement à l'envers qui permet aux crimes
et aux injustices de perdurer, La charité agit sur les sentiments
comme un paravent raffiné et séduisant qui cache au cerveau
ce qu'il ne veut pas voir.
- La charité ne profite pas à ceux que l'on croit
La plus grande injustice instaurée à l'échelle
planétaire est celle des relations entre pays riches et pays
pauvres. Les relations économiques entre le Nord et le Sud sont
basées sur un échange inégal dont les pays industrialisés
ont imposé la loi. Ces derniers font semblant d'être généreux
envers les pays pauvres alors que, dans la pratique, c'est le Sud qui
s'endette pour aider le Nord.
L'aide alimentaire illustre cette tromperie. Elle est économiquement
rentable parce qu'elle soulage à la fois les stocks et la balance
commerciale des pays donateurs. Elle est, psychologiquement, doublement
rentable parce que l'opinion publique aime voir son gouvernement exercer
sa générosité, et parce que cela maintient les
pays receveurs en état d'assistance, donc d'infériorité.
L'affaire est bonne pour les uns et mauvaise pour ceux à qui
l'on vole la possibilité de vendre leur céréales,
et qui voient ainsi leur agriculture s'appauvrir. Sans compter que cette
aide ne profite pas directement à ceux qui en ont le plus besoin.
Les mécanismes économiques sont devenus tellement complexes
et subtils qu'il faut être un économiste chevronné
pour démonter tous les rouages de cette mécanique bien
huilée, faisant partie de "l'ordre naturel" des choses,
et qui a pour effet de pomper le Sud pour enrichir le Nord.
Nos gouvernements peuvent toujours gonfler, chiffres à l'appui,
l'aide apportée aux pays en voie de développement ; ils
donnent d'une main (et encore pas gratuitement) et reprennent au centuple
de l'autre.
Devant l'endettement de plus en plus gigantesque des pays du Tiers-Monde,
la Banque mondiale, magnanime, annule carrément certaines dettes.
Pour soulager ces pays écrasés qui n'ont plus la possibilité
de s'en sortir, croyez-vous ? Non. Seulement parce qu'il est plus rentable
à long terme de les transformer en nouveaux marchés pour
les pays exportateurs, plutôt que de continuer à les asphyxier.
Et puis, il n'est pas bon de continuer à creuser l'écart,
ça pourrait faire effet boomerang. Et si le Tiers-Monde s'unissait
pour se révolter contre les lois économico-politiques
qu'on lui fait subir ?
Il ne faut pas trop tirer sur la ficelle, et l'aide humanitaire est
là comme éponge à misère qui en absorbe
le trop-plein. Dans le même ordre d'idées, Alain Cotta,
dans son livre "Les Hordes", conseille un capitalisme à
visage humain sous peine de voir les pauvres se rassembler en hordes
non contrôlables, qui mettraient ainsi en péril la pérennité
du système social. Il faut savoir être généreux
pour sauvegarder ses privilèges.
L'aide humanitaire n'est pas seulement rentable matériellement,
elle l'est aussi sur un plan idéologique. Avec des médicaments
ou des céréales, on exporte aussi la supériorité
des sociétés "démocratiques" qui produisent
tellement qu'elles peuvent "donner" leurs surplus à
ces pays en majorité totalitaires.
Grâce au service humanitaire crée par Kouchner, on va un
peu plus exporter notre vision du monde, et surtout nos fameux "Droits
de l'Homme" dont nous sommes les garants.
"L'humanitarisme débouche nécessairement sur le discours
politique anti-totalitaire" dit Claude Malhuret, ce à quoi
pourrait répondre Fabienne Messica, dans "Les bonnes affaires
de la Charité" : "En attribuant au modèle des
démocraties occidentales une supériorité morale,
le discours humanitaire rejoint les thèmes ethnocentriques qui
caractérisent l'idéologie coloniale. Il interdit toute
distance vis-à-vis de notre "Etat de Droit", notre
culture, notre environnement, comme si hors de cette identification
forcée, rien ne pouvait être pensé".
Comme on le voit, il s'agit moins de charité que d'amour de soi.
Depuis quelques années, la charité est devenue un véritable
produit médiatique ; elle se vend bien. On peut penser que c'est
légitime, que la fin justifie les moyens. Bernard Kouchner va
jusqu'à dire sans vergogne "qu'il n'y a pas de misère
sans mise en scène de la misère", et lui-même
participe largement à la surenchère des images fortes
-jusqu'au voyeurisme- pour réveiller le téléspectateur
repu.
Mais cette orgie "imagère" n'est pas seulement là
pour faire ouvrir les porte-monnaie, mais aussi pour nous conforter
dans l'idée que, somme toute, on est pas si mal dans nos pays
industrialisés et démocratiques, même s'il y a des
choses à changer, et que ceux qui ne sont pas contents n'ont
qu'à aller voir ailleurs si la soupe est meilleure ! Ceux qui
en reviennent ont en général comme réaction celle
de ce journaliste qui, revenant de la Cité de la joie de Mère
Thérésa, ne trouve rien d'autre à dire "qu'il
apprécie encore plus son bonheur".
Si la médiatisation de la charité a pour effet de nous
endormir sur nos lauriers et de nous sécuriser, pour certains,
elle est devenue une opération rentable.
L'exemple du téléthon est le type même du charity-business
qui, sous couvert d'aider la recherche pour les maladies génétiques,
permet à des particuliers et à des entreprises comme Peugeot
de faire leur publicité en exhibant un chèque mirobolant
dont le montant est de toute façon moins élevé
que la somme qu'il aurait dû verser pour payer le même temps
de publicité. Avec l'auréole qui fait vendre et bien vendre.
Si "aujourd'hui des gens se rendent compte que l'humanitaire peut-être
une bonne voie pour devenir ministre" comme le dit Claude Cheysson,
chanteurs, acteurs ont compris qu'il était bon pour leur image
de marque d'enfourcher une cause à défendre. Carole Bouquet
ne défend pas que le n°5 de Chanel, mais aussi les enfants
martyrs ; Michel Creton se met en scène pour les handicapés
; Delon y va de son regard noir pour les myopathes ; France Gall fait
dans le Tiers-Monde ; Balavoine humanisait le Paris-Dakar qui en a bien
besoin, sans oublier la bande de copains autour de Goldman qui fait
un disque au profit de l'Ethiopie, etc...
Maintenant, pour faire recette, il ne suffit plus de chanter ou de jouer
: il faut éveiller les bons sentiments et la bonne conscience
qui sommeillent en chacun de nous. Et ça marche !
Devant un futur incertain, une minorité se réfugie dans
l'extrémisme politique ou l'intégrisme religieux ; mais
la plupart se raccrochent à une "morale minimum", comme
dit Fabienne Messica, une morale à courte vue qui leur évite
de se tourmenter.
- La charité fait barrage à toute transformation du monde
Que dire de la charité chrétienne sans faire le procès
de l'Eglise ? Il y a des symboles de cette charité (comme Mère
Thérésa) qui, aussi extraordinaire que soit leur sacrifice
personnel, se bornent à demander aux riches de permettre aux
pauvres de mourir de faim dans la dignité ! Et les riches de
Calcutta bien contents de donner quelques piécettes afin que
l'on nettoie les rues de ces cadavres encombrants. C'est ce que font
tous les jours les soeurs de l'Ordre qu'elle a fondé. Si mère
Thérésa s'indignait qu'un système économique
et religieux (les castes) pût produire autant de morts, nul doute
qu'elle n'aurait pas eu ni le prix Nobel, ni les fonds nécessaires
à son action. Si elle le faisait, elle serait accusée
de marxisme, injure suprême.
Le seul mouvement chrétien qui refuse de légitimer l'ordre
social et veut transformer la société est la "théologie
de la libération". Cette théologie politique se comprend
par l'itinéraire de cette religieuse infirmière brésilienne
qui, en ayant eu assez de soigner des enfants atteints de malnutrition,
finit par comprendre qu'il valait mieux aider les paysans à avoir
des terre ; pour nourrir leur famille qu'il fallait promouvoir une réforme
agraire. Mais qui dit réforme agraire, dit réforme économique,
donc réforme politique. Une charité qui se veut lucide
et efficace est obligée de remonter aux sources du politique.
Cette "théologie de la révolution", pas seulement
spirituelle celle-là, a ses martyrs en Amérique Latine
où elle est née : Camilo Torres, prêtre colombien
tué au maquis, Monseigneur Romero assassiné dans sa cathédrale
en 80, sans compter les inconnus morts pour avoir voulu seulement un
peu de justice sociale. Il ne fait pas bon vouloir faire coïncider
sa foi avec une transformation du monde.
Entre parenthèses, en France, nos héros de la générosité,
comme l'abbé Pierre, ne font pas trembler les pouvoirs et ne
risquent pas de subir le même sort. Ils peuvent mourir d'avoir
tout donné aux autres, le meilleur d'eux-mêmes, mais ils
ne font pas peur et ne gênent aucun pouvoir, au contraire. Pour
en revenir à la "Théologie de la libération",
l'Eglise, depuis 1972, essaye d'arrêter ce mouvement qui peut
ébranler l'édifice social et religieux. C'est par la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi qu'une stratégie fut mise en oeuvre
par l'intermédiaire de l'évêque colombien Alfonso
Lopez Trujillo (devenu cardinal depuis), pour enrayer conne le dit Jean-Paul
II, cette "nouvelle interprétation du christianisme"
qui, ayant recours à "l'analyse marxiste" peut aboutir
à des "dérives idéologiques trahissant la
cause des pauvres".
Qui trahit qui ?
C'est ce genre de discours qui a fait dire à Monseigneur Balduino,
évêque brésilien : "L'Eglise est accusée
de faire de la politique seulement quand elle s'occupe des exploités".
Charité laïque et chrétienne ont cela en commun :
aider les malheureux, même au prix d'énormes sacrifices
personnels, oui, mais ne rien faire dans le long terme pour qu'il n'y
en ait plus.
Si nous nous permettons de critiquer l'action caritative, ce n'est pas
au nom d'un scepticisme confortable qui nous dédouanerait de
tout effort et de tout engagement. Bien au contraire, C'est parce que
nous nous sentons profondément solidaires de tous les hommes
et que nous reprenons à notre compte le slogan de "Médecins
du Monde" : "Ma vie, c'est sa vie", que notre action
est un engagement de vie global qui, s'il se vivait sur toute la planète,
n'aurait plus besoin de faire la charité. On nous fait croire
que toute action humanitaire, quelle qu'elle soit, est porteuse d'espoir...
Mais que nous dit cette charité moderne née de la désillusion
de l'après 68 ? Ceci : puisqu'il n'y a plus d'espoir de changer
le monde, acceptons-le tel qu'il est, et agissons au coup par coup.
Sur un plan psychologique, l'effondrement du communisme n'a fait que
confirmer ce mouvement. Car la chute de cette idéologie entraîne
avec elle, au-delà d'une désillusion concernant le marxisme-léninisme,
la conviction que le monde ne peut pas être transformé.
C'est le mythe de Sisyphe dans toute son horreur. C'est la charité
du désespoir. Et c'est cela qui attire la sympathie et les dons.
Toute action utopique voulant rompre avec le cercle vicieux du malheur
et du secours, voulant aller de la simple solidarité sociale
vers la fraternité humaine sera jugée négative,
parasitaire et non concrète. C'est la plus grande tromperie de
tous les temps.
C'est pendant la période des fêtes de fin d'année
que nous sommes le plus sollicités par les organisations caritatives.
Période favorable à la dilatation du coeur et à
la fermeture de la pensée.
Car personne ne veut entendre que les misères de tout acabit
ont pris naissance en chacun de nos têtes et de nos coeurs avant
de devenir réalités collectives. Pourtant le réalisme
et la compassion d'aujourd'hui nous disent qu'il faut commencer dès
maintenant à tuer les monstres qui sont en nous pour garder l'espoir
d'un monde enfin humain.
Car, comme conclut Dominique Louise Pelegrin dans son analyse parue
dans "Télérama" du 13 nov. 91 : "Que dire
d'un monde où, à défaut d'humanité, il n'y
aurait plus que des humanitaires ?"
NS Article paru en janvier 1992 dans le N°7 de notre journal "Le
Projet"
Site : Radicalisation des luttes
http://www.mutations-radicales.org/articles/humanitarisme.htm