Origine : http://risal.collectifs.net/spip.php?article2294
Mark Weisbrot Mark Weisbrot est économiste et codirecteur
du Center for Economic and Policy Research, dont le siège
est à Washington. Au plus fort de la crise argentine, en
2002, il a été l’un des rares économistes
à recommander au pays de ne pas signer d’accord avec
le Fonds Monétaire International (FMI), qu’il compare
à la dictature de Suharto en Indonésie. Selon lui,
la décision de l’Argentine a été clé
pour réduire l’influence de l’organisme au niveau
international parce qu’elle a démontré aux autres
pays qu’il était possible de connaître la croissance
et d’avoir accès au marché des capitaux sans
le FMI. En avril dernier, il a présidé une conférence
à Washington avec la ministre de l’Économie,
Felisa Miceli, au cours de laquelle il a réitéré
ses éloges sur la récupération économique
de l’Argentine. Au cours d’un entretien avec Cash, supplément
économique du quotidien argentin Página 12, il a affirmé
que les Etats-Unis ne pourront pas recréer une institution
similaire. Il a également mis en valeur le processus d’intégration
auquel s’attèlent les pays d’Amérique
latine et la décision de Chavez d’utiliser les pétrodollars
pour se transformer en prêteur de la région, mais il
affirme que le Venezuela n’est pas le leader du nouveau processus
: « Tous contribuent à changer les relations entre
la région et les Etats-Unis ».
— Vous dites dans un article publié début avril
[1] que le FMI se dirige vers une retraite anticipée parce
que, en remboursant la totalité du prêt que leur avait
consenti cet organisme, le Brésil et l’Argentine ont
réduit son influence.
C’est exact. L’influence du FMI sur la scène
internationale ne cesse de décliner, et l’Argentine
a contribué de façon déterminante à
ce processus. Trois éléments ont contribué
à affaiblir l’autorité de cet organisme au cours
des dix dernières années, surtout dans les pays à
revenu intermédiaire. En premier lieu, à la fin des
années 1990, les pays asiatiques ont accumulé des
réserves pour ne pas avoir à en emprunter auprès
du Fonds. Puis l’Argentine a pris la décision de tenir
tête à celui-ci, de se sortir de la crise sans son
aide et de rembourser sa dette. Enfin, le Venezuela a proposé
de fournir à la région une autre source de financement.
— Vous avez également dit que si les pays à
faible revenu choisissent de se passer du FMI, son existence pourrait
être compromise. Un tel cas de figure est-il vraiment envisageable
?
C’est possible. La Bolivie, par exemple, est un pays à
faible revenu qui, après s’être pliée
pendant vingt ans aux règles du FMI, a décidé
au mois de mars de ne pas renouveler l’accord qui la liait
au Fonds. Il s’agit là aussi d’un changement
historique. Il faut préciser que cela ne lui a valu aucun
type de sanction : le pays continue à recevoir l’aide
de l’Union européenne et des Etats-Unis. Il en va de
même de l’Argentine, qui vient d’obtenir un prêt
de 1,2 milliard de dollars auprès de la Banque Interaméricaine
de Développement (BID). Que des pays ayant décidé
de ne pas reconduire leur accord avec le FMI puissent continuer
à recevoir de l’argent était inimaginable par
le passé. Ce qu’a fait l’Argentine est donc très
important : elle ne s’est pas laissé intimider et a
montré que l’on peut tenir tête au FMI sans se
couper de toutes les sources de financement.
— Les pays du Club de Paris exigent pourtant de l’Argentine
qu’elle signe un nouvel accord avec le FMI avant de renégocier
sa dette.
Il n’était pas possible par le passé de renégocier
avec le Club de Paris sans avoir conclu au moins un stand-by arrangement
avec le FMI. Pour le Nigeria, le Fonds a créé un nouveau
type de procédure qui a permis à ce pays de contourner
cette obligation. L’Argentine est bien partie pour bénéficier
d’une solution similaire, parce qu’elle refuse de signer
un nouvel accord et que le Fonds redoute que cela ne crée
un nouveau précédent qui pourrait donner des idées
à d’autres pays.
— Le FMI est un instrument des pays développés
que ces derniers ont utilisé ces dernières décennies
pour imposer une discipline budgétaire aux pays périphériques.
Si ce rapport de forces ne change pas, peut-on imaginer qu’une
institution similaire prenne sa place ?
Non, ils ne pourraient pas recréer une institution comme
le Fonds monétaire, parce qu’il a été
créé en 1944 et reflète les rapports de forces
de cette époque-là, où les Etats-Unis étaient
déjà dans les faits la seule superpuissance mondiale.
Aujourd’hui, même l’Organisation Mondiale du Commerce
(OMC) fonctionne sur la base du consensus : toutes les décisions
doivent être approuvées par tous les pays membres.
— L’Argentine et d’autres pays poussent à
une réforme de l’organisme. Pensez-vous que cela soit
possible, ou vaudrait-il mieux que le FMI disparaisse ?
Les réformes sont toujours une bonne chose, quoique je considère
le FMI comme une dictature. En Indonésie, pendant la dictature
de Suharto [1966-1998], des gens se battaient pour réformer
le régime de l’intérieur dans les domaines des
droits de l’homme et de l’économie, tout en souhaitant
la disparition de cette dictature. Et le FMI est une dictature.
— Pensez-vous que le FMI va disparaître dans les prochaines
années ?
Je ne pense pas qu’il disparaisse à court terme, mais
il aura de moins en moins de raisons d’être, comme c’est
déjà le cas pour beaucoup de pays à revenus
moyens. Le grand problème, c’est qu’il y aura
presque à coup sûr une nouvelle crise économique
quelque part dans le monde : on ignore quand et où, mais
il y a eu au moins une centaine de crises financières différentes
ces trente dernières années. Lorsque cette crise se
produira, le FMI agira très vite, comme il l’a fait
lors de la crise financière asiatique [1997-1998], pour essayer
de s’établir et d’être celui qui prend
les décisions avec l’aide du Département du
Trésor états-unien. Mais il n’aura pas la partie
facile.
— En 2002, vous avez été l’un des rares
économistes à dire que l’Argentine pouvait se
sortir de la crise sans le FMI. Maintenant que l’on a vu comment
l’Argentine a évolué, votre position a-t-elle
fait des adeptes ?
Le Financial Times, par exemple, reconnaît aujourd’hui
que la reprise économique est solide et que beaucoup d’experts
s’étaient trompés. Les médias ont également
changé leur façon de parler de ces sujets, grâce
à nos travaux, notamment sur le FMI et sur sa responsabilité
dans la crise.
— Vous avez récemment partagé la vedette à
Washington avec la ministre de l’Economie argentine, Felisa
Miceli, lors d’une conférence sur l’Argentine
intitulée “Histoire d’une réussite latino-américaine”.
Sur quoi vous fondez-vous pour dire que l’Argentine a réussi
?
Ce pays enregistre depuis quatre ans un taux de croissance spectaculaire,
surtout par rapport aux autres pays d’Amérique latine.
En outre, plus de 9 millions de personnes sont sorties de la pauvreté,
et le chômage a fortement baissé.
— En Argentine, les économistes orthodoxes affirment
que les politiques du gouvernement, ces dernières années,
ont isolé le pays et éloigné les investissements.
Comment le voyez-vous depuis l’étranger ?
D’abord, il est nécessaire de clarifier que les politiques
menées par le gouvernement n’ont pas été
très radicales. Ce sont des politiques économiques
qui étaient considérées comme normales il y
a quelques années. Le néolibéralisme a été
une expérience radicale. Par rapport aux investissements
étrangers directs, je dois dire que ce n’est pas la
chose la plus importante pour qu’un pays connaisse la croissance.
Ils ont joué un rôle très important en Chine
au cours des vingt dernières années, mais ce n’a
pas été le cas dans d’autres pays comme la Corée
du Sud ou le Japon. S’il n’y a pas beaucoup d’investissements
étrangers, le gouvernement peut poursuivre une autre stratégie.
— Au Etats-Unis, craint-on d’investir en Argentine
?
Ce qui importe aux investisseurs, c’est la croissance de
l’économie et qu’il y ait des opportunités
pour faire des affaires. (...)
— L’Argentine, le Venezuela, le Brésil, l’Equateur
et la Bolivie impulsent la création d’une Banque du
Sud pour financer leur développement. Certains affirment
que ce n’est pas nécessaire, puisque la Banque mondiale
tient déjà ce rôle.
La Banque du Sud sera d’une grande utilité, parce
que l’une de ses missions sera de garantir la stabilité
dans la région, en disposant de réserves pour aider
les pays en cas de crise. La Banque mondiale ne fait pas cela.
— La Banque du Sud aura aussi pour mission de financer le
développement, ce que la Banque mondiale fait déjà.
Oui, mais la Banque mondiale impose des conditions macroéconomiques
que les pays doivent remplir. De plus, elle n’est pas disposée
à financer des projets pour l’intégration régionale,
ce que pourra faire la Banque du Sud. La création de cette
institution est très positive, parce que la Banque mondiale
et le FMI font partie d’un cartel contrôlé par
le Département du Trésor états-unien, qui ne
prend pas en compte les intérêts des autres pays lorsqu’il
prend ses décisions.
— Ces dernières années, le Venezuela a rejoint
le Mercosur, apporté une aide financière à
des pays de la région et impulsé la construction du
Gazoduc du Sud. Il participe aussi au projet de Banque du Sud. Quelle
est votre opinion sur le rôle joué par le gouvernement
d’Hugo Chávez ?
Je pense qu’il est important et positif. Par exemple, sa
décision d’offrir des crédits à des pays
de la région a été capitale pour faire voler
en éclats le cartel de crédit de la Banque mondiale
et du FMI. Elle a aidé à changer l’histoire
de la région et du monde.
— Pensez-vous que Washington permettra au Venezuela de se
confirmer comme le leader du sud du continent ?
Le Venezuela n’est pas le leader. Les changements font partie
d’un processus qui implique beaucoup de pays. Tous ces pays
contribuent à modifier les relations entre la région
et les Etats-Unis, ainsi que les relations entre eux et, en leur
sein, entre les riches et les pauvres.
— Mais l’apparition du Venezuela sur la scène
crée beaucoup de convulsions du fait de l’affrontement
qu’il entretient avec le président des Etats-Unis,
George W. Bush.
Il y a une confrontation entre Bush et Chávez parce que
Bush a financé et appuyé en 2002 un coup d’État
et, ensuite, d’autres tentatives pour le démettre.
Aujourd’hui, ils continuent à financer des activités
secrètes à l’intérieur du Venezuela,
selon des documents du gouvernement des Etats-Unis. Mais maintenant
le plus important est le projet d’intégration économique
auquel s’attèlent la majorité des pays de la
région.
— Washington va regarder passivement ce processus ou va-t-elle
essayer de le boycotter ?
Ils font ce qu’ils peuvent mais ils ont d’autres problèmes
plus graves au Moyen-Orient, comme la guerre en Irak. Nous verrons
ce qu’ils peuvent faire.
— Quelle sera la position du Brésil ? Lula appuie
le processus d’intégration tout en rivalisant avec
Chavez...
C’est un thème des médias internationaux qui
exagèrent la rivalité. Jusqu’à maintenant,
les pays ont montré qu’ils avaient de très bonnes
relations. Lula est allé soutenir Chavez durant sa campagne
électorale. Ils sont en désaccord sur certaines questions
comme l’éthanol, mais je ne crois pas qu’ils
arriveront à rompre leurs relations ou à avoir des
problèmes significatifs à cause de cela.
Notes:
[1] The IMF at 63-An Early Retirement ? (Retraite anticipée
pour le FMI ?), disponible en ligne sur le site du Center for Economic
and Policy Research : http://www.cepr.net/index.php?optio....
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations
ci-dessous:
Source : Página 12 (http://www.pagina12.com.ar), supplément
Cash, 22 avril 2007.
Traduction : inconnue. Traduction revue par l’équipe
du RISAL.
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans
cet article demeurent l'entière responsabilité de
l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux
du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique
Latine (RISAL).
4 juillet 2007
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