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Origine : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/Ogilviemasculinfeminin.html
Les travaux récents de Françoise Héritier,
son dernier livre, sa dernière conférence (Le Monde,
11 février 2003) rappellent ce fait connu et pourtant constamment
relégué dans les zones obscures de notre mauvaise
conscience et de notre oublieuse mémoire : en ce début
du XXIe siècle, un consensus mondial, idéologique,
politique, religieux, institutionnel et familial, public et privé,
continue de maintenir une partie de l'humanité dans un état
de minorité, d'infériorité, d'abaissement moral
et social, et ceci , à des degrés divers, dans toutes
les parties du monde, des plus prospères au plus misérables,
des plus industrialisées au plus archaïques, des plus
civilisées et pacifiées aux plus violentes. Ce n'est
pas des enfants dont il s'agit ici (il y aurait beaucoup à
dire sur cette question sans doute), ni des prolétaires (qui
existent toujours quoiqu'on dise, et dans certaines régions
du monde ont toujours le statut d'esclaves et englobent la partie
précédemment mentionnée, celle des enfants).
Il ne s'agit pas d'une partie sociologique ou générationnelle
mais de ce qu'on appelle parfois, d'une formule faussement évidente,
«la moitié de l'humanité», ou , comme
disaient les Chinois, «la moitié du ciel» : les
femmes. La différence de statut semble appuyée sur
une différence incontournable, anatomique. Les enfants ne
sont tels qu'en fonction de l'âge variable que les cultures
fixent comme seuil de passage à l'âge adulte ; les
sociologues s'affrontent sur la question de la disparition du prolétariat
pour des raisons analogues : à partir d'où, jusqu'où,
quelles définitions, quelles frontières permettent
de catégoriser et de distinguer le balayeur et le technicien
de surface ? Mais en ce qui concerne les femmes, la question semble
tranchée d'emblée. Et rendre leur infériorité
plus énigmatique encore : statut qui ne paraît pas
lié à une conjoncture socio-économico-politique
mais posé comme une sorte d'absolu.
Si certains États démocratiques «avancés»
s'offrent le luxe d'un mot d'ordre de «parité»,
au demeurant peu efficace (non seulement cela ne marche pas très
bien, mais la démarche adoptée, juridique, est peu
convaincante), de nombreux autres, notamment ceux dans lesquels
la religion est au poste de commande, font connaître aux femmes
un véritable calvaire quotidien dont les noms des martyres
ne parviennent qu'en petit nombre aux oreilles du public, relayés
par des media qui, selon leur logique propre, ne choisissent que
les cas les plus spectaculaires et ne leur accordent qu'une attention
éphémère. De manière négative
en tout cas, la détermination du statut de femme semble,
dans nombre de civilisations, ne pas poser de problème particulier
et entraîner de manière quasi automatique le statut
qui est réservé aux femmes.
C'est bien à partir de ce présupposé que Françoise
Héritier construit son argumentation qui situe le biologique
et son observation empirique à l'origine de la domination
masculine sur les femmes.
«La différence biologique suffit-elle pour fonder
la domination masculine ? […] À cette question, je
réponds "oui". Oui, la différence biologique
a suffi et suffit encore pour fonder la domination masculine. Mais
"fonder", au sens d'établir et de maintenir, non
au sens de justifier. La mise en évidence des ressorts de
cette domination nous éclaire, non sur l'existence d'un destin
immuable, naturel, éternel, inquestionnable et sacré,
mais sur le caractère contingent d'une histoire qui a dépendu
de l'observation du réel, certes, d'interrogations métaphysiques
et de constructions mentales découlant de ces observations
et aboutissant à créer des systèmes de représentations
durables, mais observations et interrogations conduites avec les
seuls moyens fournis par les sens, dont on peut penser légitimement
qu'ils ne sont plus suffisants aujourd'hui même pour la simple
description du réel» (p.198-99).
On voit le paradoxe : c'est une différence biologique qui
fonde un rapport de force qui n'a cependant rien de «naturel»,
autre thèse directrice de Françoise Héritier
: «L'inégalité n'est pas un effet de la nature.
Elle a été mise en place par la symbolisation dès
les temps originels de l'espèce humaine à partir de
l'observation et de l'interprétation des faits biologiques
notables. Cette symbolisation est fondatrice de l'ordre social et
des clivages mentaux qui sont toujours présents, même
dans les sociétés occidentales les plus développées.
C'est une vision très archaïque, qui n'est pas inaltérable
pour autant» (p.14).
Le développement de ce paradoxe constitue le nœud de
l'argumentation. Donnons-en d'abord le schéma général
avant d'entrer dans le détail des analyses. Pour passer de
l'universalité factuelle et constatée de la domination
à la pensée de sa transformation possible, il faut
que le réel de cette domination ne soit pas de nature, mais
de culture ; pour que cette universalité culturelle ne soit
pas naturelle, il faut qu'elle soit historique ; pour qu'elle soit
à la fois universelle et historique, il faut qu'elle corresponde
à un état «naturel» (en fait «habituel»
ici) non de la nature, mais de la culture, c'est-à-dire à
un état de «l'observation» de la nature. C'est
un certain a priori historique de l'observation qui joue ici le
rôle charnière entre une humanité observante
donnée et une autre, celle des temps modernes.
. L'humanité primitive ne se serait "observée"
qu'à l'œil nu, tandis que nous bénéficierions,
nous, des "lunettes" de la science biologique qui redresseraient
nos illusions sur les rôles des sexes dans la procréation.
Le paradoxe se redouble dans le fait que la symbolisation (le langage)
qui, en principe, dans le contexte ethnographique lévi-straussien,
joue le rôle de condition de l'observation, tient lieu ici
de résultat de l'observation elle-même, c'est-à-dire
s'inscrit dans une perspective radicalement empiriste, étrangère
à une telle problématique. Les couples langagiers
découleraient de binarités spontanément observées.
Le paradoxe se redouble dans le fait que la symbolisation qui,
en principe, dans le contexte ethnographique lévi-straussien,
joue le rôle de condition de l'observation, tient lieu ici
de résultat de l'observation elle-même, c'est-à-dire
s'inscrit dans une perspective radicalement empiriste, étrangère
à une telle problématique. Mais ce paradoxe produit
aussi une sorte de fuite en avant qui relie les étapes de
la pensée de l'auteur les unes aux autres : à une
différence observée (le sang versé, volontairement
par les hommes/involontairement par les règles des femmes),
mais insuffisante à rendre compte du phénomène,
doit succéder une autre (la procréation), puis d'autres
encore (la faculté de procréer les deux sexes), jusqu'à
ce que se pose la question de la série même de ces
différences qui n'interviennent ici que comme des raisons
de croire, c'est-à-dire des justifications psychologisantes
d'un phénomène qu'il convient alors de rattacher à
un autre type de causalité. C'est pourquoi nous tenterons
de répondre «non» à la question à
laquelle on a vu à l'instant que Françoise Héritier
répond «oui» : si la différence biologique
n'est pas originaire, si elle n'est pas l'objet d'une observation
mais d'une construction, des conséquences s'ensuivent sur
la portée proprement critique et politique de l'analyse :
on ne renversera pas la domination par une popularisation de nouveaux
instruments d'observation (la vulgarisation de la lunette d'approche
n'a pas suffi à faire triompher l'héliocentrisme et
la contestation de la transsubstantiation), il y faudra d'autres
facteurs, d'autres rapports de force.
Dans son ouvrage précédent (Masculin/Féminin
I. La pensée de la différence, Paris, Éditions
Odile Jacob, 1996), Françoise Héritier s'était
attachée, dans la lignée revendiquée des travaux
de Claude Lévi-Strauss, à analyser la différenciation
hiérarchisée des sexes telle qu'elle apparaît
aux yeux de l'anthropologue comme un invariant universel et comme
l'explication de la domination, elle aussi universelle, des femmes
par les hommes, quelles que soient ses formes : implicites ou explicites,
primaires ou raffinées, simplement contraignantes ou violentes
et cruelles. La problématique était limpide : rien
dans la nature ne justifiant cette domination, il est énigmatique
que la simple différence anatomique des sexes, constatée
empiriquement, bascule d'emblée dans une hiérarchisation
aux funestes conséquences. Certes le matériau ethnologique
permet de repérer une différence entre la perte irrépressible
et régulière du sang menstruel chez la femme et la
perte provoquée et aléatoire du sang par les hommes
engagés dans des combats ou des accidents de chasse. Mais
en quoi, considérée en elle-même, cette différence
est-elle susceptible de valorisation ? «Cela supposait, toute
réflexion faite, qu'existât déjà dans
les esprits une symbolique de hiérarchisation où le
caractère "actif" était supérieur
en valeur au caractère "passif", subi. Or cette
opération de valorisation symbolique hiérarchisée
ne peut être normalement que l'effet de l'observation de la
différence sexuée et non un préalable à
cette observation, laquelle est en effet à l'origine des
catégorisations binaires, tant abstraites que concrètes
qui nous servent à penser»(p.10). Françoise
Héritier, qui considère que l'un de ses «principaux
apports est d'avoir introduit la question du corps dans la réflexion
anthropologique»(p.123), radicalisant son analyse, situait
l'origine ultime de cette hiérarchie dans la «fécondité
féminine», c'est-à-dire dans le fait que la
femme, reproductrice du vivant, apparaît immédiatement
comme lieu et enjeu de pouvoir, territoire sous haute surveillance,
et donc comme exposée à une mainmise, «appropriation
qui entérine d'un seul coup pour les femmes la perte de la
liberté»(p.10).
Cette explication, en apparence désespérante, a suscité
des discussions qui sont à l'origine du second volume auquel
nous nous intéressons à présent. En un sens
la démarche choisie par l'auteur est cette fois inverse de
la précédente. C'est en se demandant comment mettre
fin à cette hiérarchie asservissante, et donc comment
trouver le point d'Archimède qui la fasse littéralement
sauter (Françoise Héritier parle de «levier
assez fort» p.11), qu'elle constate qu'en un sens ce levier
est déjà trouvé : c'est la légalisation
et la généralisation du droit à disposer de
son corps qui a rendu une première part de leur liberté
aux femmes. Mais une importante partie du monde ne connaît
pas encore cette extension du droit, et par ailleurs, dans les États
qui l'ont accordé, cette mesure ne fut adoptée qu'à
l'insu des dirigeants (p.278) qui n'ont pas perçu tout de
suite son enjeu et ses effets lointains ; autant dire que tout reste
à faire au niveau des mentalités et des représentations
partout encore archaïques (p.187). Nulle part l'égale
importance biologique des deux sexes dans la procréation,
pourtant avérée depuis plus d'un siècle, n'a
permis de mettre fin à la dissymétrie du masculin
et du féminin, à l'inquiétude sourcilleuse
des hommes à l'égard des femmes reproductrices et
à la tenace servitude qui en découle pour ces dernières.
Nulle part les hommes et les femmes ne peuvent se reconnaître
comme responsables à égalité de leur vie commune
dans une harmonie et une paix enfin trouvée.
Il faut remarquer que ce livre est aussi un ouvrage militant, à
la fois scientifique et politique, apportant des éclaircissements
décisifs sur des questions aussi variées et fondamentales
que le rôle de la différence sexuelle dans la structure
de la pensée, la question de la parité, de la prostitution,
du trafic des images et des corps des femmes, de la permanence des
violences qu'elles subissent et enfin et surtout du clonage. Sur
cette dernière question, l'auteur se livre à une magistrale
analyse des bouleversements sociaux et anthropologiques qui découleraient
d'une généralisation de cette pratique, selon différents
scénarios, signe qu'elle ne se fie pas entièrement
à l'efficacité de l'interdit officiel en provenance
des principaux Etats. En effet, par un geste parallèle à
celui de Lévi-Strauss cherchant l'origine de l'interdit de
l'inceste et le découvrant comme un invariant sous la forme
d'une obligation d'échange qui conditionne l'instauration
de l'existence sociale, Françoise Héritier décrit
aussi comme un invariant la domination exercée sur les femmes;
toutefois le second peut être modifié sans que soit
porté atteinte à l'existence même du social
(p.138). Or à travers le clonage, c'est le premier invariant
qui est contourné: la reproduction se dissocierait définitivement
de l'échange et la socialité perdrait toute légitimité,
accroissant vraisemblablement encore plus, dans l'un des scénarios,
la servitude féminine. C'est pourquoi il faut voir dans l'interdit
officiel du clonage humain un acte quasi fondateur, ou refondateur
de l'humanité socialisée, analogue à celui
par lequel les premières sociétés ont interdit
l'inceste. Par ce raisonnement, Françoise Héritier
écarte avec beaucoup de bonheur le faible argument humaniste
de l'atteinte portée à la dignité humaine,
pour souligner la signification structurale du geste. Par là
aussi, elle laisse entrevoir, même si elle ne le dit pas,
que l'humanité n'est pas un grand tout automatiquement gouverné
de manière homogène par une finalité bonne
et qu'un tel interdit n'a de solidité que celui qu'on voudra
bien lui donner en le soutenant d'une argumentation pertinente et
d'une politique adaptée.
Or c'est sur ce point de la pertinence pratique des arguments que
l'amorce d'une discussion pourrait s'accrocher en faisant apparaître
quelques difficultés dans cette construction anthropologique.
En effet, l'enjeu de la contraception a l'intérêt d'attirer
fortement l'attention sur le ressort de la discrimination dont les
femmes font l'objet. On voit mieux à quel point les sociétés
et en fait les hommes fonctionnent le regard rivé sur la
reproduction, apanage féminin : il ne s'agit pas seulement
d'assurer la descendance en général (on appréciera
au passage la forte analyse critique du Deuxième Sexe de
Simone de Beauvoir si peu sensible à la décisive distinction
fille/garçon dans une descendance qu'elle ne pense qu'asexuée);
il ne s'agit pas d'un simple point de vue politique, économique
et démographique sur la nécessaire reproduction de
la population. Ce serait pour une raison plus profonde, qui affleurerait,
selon Françoise Héritier, dans de nombreux mythes
portant sur les origines, que les hommes en viennent à éprouver
et imposer cette dissymétrie. Il faudrait en voir la cause
dans l'obsession imaginaire de se reproduire à l'identique,
qui rencontre, dans le cas des hommes, un double obstacle, une double
figure de l'altérité : non seulement il leur faut
passer par ces autres que sont les femmes pour assouvir ce désir,
mais celles-ci ont de plus «l'exorbitant privilège»
de priver régulièrement (en moyenne une fois sur deux)
le mâle de sa recherche d'identité en produisant aussi
ce qui est pour lui «de l'autre» : des filles. Les femmes
sont alors seules à détenir cette capacité
si désirée en vain par leur conjoint de se reproduire
à l'identique. C'est le groupe lésé dans son
désir fondamental qui réagit, en occupant en quelque
sorte le territoire de l'altérité pour en contrôler,
autant que faire se peut, les comportements et les résultats.
On pourrait d'ailleurs, sans chercher dans les mythes des sociétés
traditionnelles, développer la même analyse à
partir de la notable dimension exterminatrice et purificatrice,
obsédée par la recherche du même, qui caractérise
depuis le début du XXe siècle, certaines formes de
politique dans les pays occidentaux ou liés par la colonisation
à l'Occident. On sait l'échec de l'opération,
les femmes constituant toujours «la moitié de l'humanité»
: reste cet assourdissant et mortifère édifice de
contrôles, de rites, de croyances, de conceptions du monde
et de structures sociales qui forment l'ordinaire de la misogynie
anthropologique depuis l'aube de l'humanité. La servitude
des femmes repose sur une entreprise concrète et très
réelle de contrôle des corps vivants qui croirait imaginairement
s'approprier leurs résultats biologiques en contrôlant
leurs comportements individuels.
Deux difficultés tout d'abord peuvent être soulignées
ici, l'une concernant le rôle en quelque sorte de diagnostic
attribué au mythe par l'auteur, l'autre la question des rapports
de forces et donc les relations entre naturalité et historicité.
En invoquant des mythes sur les paradis perdus de la vie «entre
soi», parthénogénétique, dans lesquels
la relation avec l'autre sexe serait donc superflue, Françoise
Héritier prétend illustrer en fin de compte un trait
dominant de la mentalité humaine (masculine ?) qui exprimerait
cette souffrance ou cette crainte de la dépossession dissymétrique
par les hommes de leur pouvoir de se reproduire à l'identique.
Mais comment comprendre alors une telle prévalence de mythes
exclusivement masculins, comme si les femmes n'avaient jamais eu
la capacité ou le droit d'en produire également. Inversement,
si ces mythes de paradis perdus féminins ne sont pas le seul
reflet de leurs pendants masculins et reflètent donc aussi
une obsession dominante féminine explicitée dans ces
récits, comment comprendre que, fortes de leur privilège,
les femmes n'aient pas développé des formes de résistances
systématiques aux entreprise masculines, mieux encore n'aient
pas pris l'initiatives de procédures d'exclusions et d'utilisations
des hommes à des fins procréatrices (n'est-ce pas
le contenu du «mythe» des Amazones ? ). Pourquoi au
fond ces mythes sont-ils resté des mythes ? À cette
question, il est assez facile de répondre que si les mythes
restent des mythes, c'est précisément parce qu'ils
n'ont pas le statut que leur accorde Françoise Héritier.
Loin d'être l'expression d'une psychologie profonde, de désirs
inassouvis, les mythes, comme l'a montré Lévi-Strauss,
sont des opérateurs logiques convertissant des séries
en un système intégrateur sous la forme d'un tableau
ou d'une structure dans laquelle tout élément et tout
événement peut trouver sa place, et permettant par
là de donner un sens à la dispersion des aspects de
l'expérience sociale, de rendre sans cesse le monde cohérent
en l'interprétant. Les paradis perdus de l'identité
ne désignent pas une origine à laquelle il faudrait
remonter peu ou prou, par la violence de l'asservissement de l'autre
au besoin, mais au contraire le point de départ différentiel
à partir duquel seul l'état des choses (la reproduction
sexuée) peut s'expliquer et se justifier. La différence
comprise comme rupture de l'identité et non l'identité
comme horizon de la différence.
Par ailleurs, dans cette description du monde féminin perçu
par les hommes comme «ressource» dont ils devraient
prendre possession s'ils veulent contrôler leur reproduction,
une anomalie de ton, autant que de raisonnement apparaît.
L'ensemble des femmes est sans cesse nommé et considéré
comme élément inerte, choses, terres ou minerai. Expression
adéquate de leur situation, dira-t-on. Pourtant, par delà
l'enjeu même de la reproduction, contrairement à une
richesse naturelle (animaux domestiques compris) qui ne «résiste»
pas quand on s'empare d'elle (hormis la «résistance»
du matériau ou celle de l'animal soumis au dressage), les
femmes sont des êtres vivants de même niveau de rationalité
comportementale (si ce n'est plus, selon de récentes études
psycho-sociologiques…) que les hommes et donc tout aussi capables
qu'eux de s'être aperçues de cette dissymétrie
et de ce qu'elle représente pour avoir formé le projet
de la tourner à leur avantage. Peut-être ne faut-il
pas trop s'empresser sur ce point d'écarter l'argument de
l'inégalité de la force physique qui n'est qu'illusoirement
un argument «naturaliste». Aucune des différences
anatomiques entre homme et femmes chez les êtres humains ne
suffit pour postuler une infériorité physique naturelle
généralisée des femmes ; par contre l'histoire
individuelle des femmes, leur mise à l'écart périodique
des travaux d'endurance et de force due à leur activité
procréatrice produit nécessairement une progressive
inégalité de force que seules des modes d'organisation
collectifs peuvent contrecarrer. La force physique n'est pas donnée
naturellement, elle est produite, entretenue ou amoindrie, en fonction
de choix d'organisation sociaux et non individuels. Si un consensus
social (et non une dissension, une conflictualité permanente)
existe autour de cette répartition des tâches, n'est-ce
pas plutôt que cette dissymétrie quant à la
production de l'identique n'existe pas comme enjeu aux yeux des
individus hommes et femmes, mais seulement au regard de l'ethnologue
? Ce qui ne signifie pas que cet enjeu n'existe pas du tout, mais
qu'il faut déplacer son statut : non pas cause universelle,
mais effet après coup, montage mythologique venant justifier
une dissymétrie déjà acquise et que l'observateur
prend pour la cause. De toute manière, si «privilège
exorbitant» il y avait, comment comprendre son renversement
radical en une infériorité systématique et
partout acceptée ? Comment comprendre que dans cet affrontement,
les femmes ne tirent pas de leur pouvoir exorbitant le pouvoir lui-même
? À cette énigme Françoise Héritier
ne répond pas.
Pourtant, comme on l'a vu dans la phrase citée plus haut,
Françoise Héritier est bien consciente du problème
: pour qu'une hiérarchie et une dévalorisation (ce
qu'elle appelle la «valence différentielles des sexes»)
s'installent, il faut qu'elle soit déjà rendues possibles
par les moyens mêmes au travers desquels la réalité
de l'affrontement est ressentie, perçue, vécue. Mais
c'est ici que les plus gros problèmes surgissent, en partie
à cause de la démarche choisie, à la fois psychologisante
et empiriste. Il semble en effet difficile d'admettre, comme l'affirme
Françoise Héritier, qu'une telle dissymétrie
dévalorisante surgisse d'elle-même du «constat
par les sens» de la différence anatomique des sexes,
mise sur le même plan que «l'opposition du jour et de
la nuit» et en fin de compte située à l'origine
de la structure dualiste ou binaire de la pensée, du langage
et de la raison dans son ensemble (p.127-131). La situation instrumentale
accordée au langage (instrument de classement d'un réel
perçu dans ses différences et ses déséquilibres
inévitables) se paye d'un prix très lourd et accompagne
sans doute, comme on va le voir, le curieux sort réservé
à la psychanalyse. Comment passe-t-on de la différence
à la hiérarchie, se demande Françoise Héritier
? En fonction du fait que dans la nature les équilibres n'existent
jamais et que toutes les structures duelles se présentent
comme rapport de force déséquilibré (en ce
sens le jour serait perçu spontanément comme meilleur
que la nuit ?). En réalité, si l'on ne veut pas se
laisser enfermer dans ces interprétations dans lesquelles
on se donne d'avance ce que l'on cherche (les choses et leurs oppositions),
il s'agit d'abord de se demander comment se «constate»
la différence. Or c'est l'un des apports les plus fermes
des disciplines structurales (linguistique, anthropologie) que d'avoir
montré que les différences ne se constatent que si
elles peuvent d'abord se dire. Elles ne peuvent se dire comme différence
que si la différence est déjà présente
dans la langue (et non dans le réel). De même la hiérarchie
ne peut être que si elle se dit et elle ne peut se dire que
si le langage la porte en lui. Le langage ne sert pas à classer
des réalités extérieures, il est lui-même
classement, classement de soi, c'est-à-dire son propre objet.
À partir de son fonctionnement seul peuvent exister des objets,
déjà classés dans le mouvement même de
leur émergence.
L'observation du comportement des enfants nous l'apprend : il ne
leur viendrait jamais à l'idée de classer spontanément
des objets, des réalités, en fonction de leurs caractéristiques
«visibles», «sensibles» (ou que nous jugeons
telles) : formes, couleurs, poids… Ils ne le font que sollicités
directement ou indirectement. Directement par les invitations pressantes
des éducateurs, invitations verbales accompagnées
de jeux «éducatifs» sensés développer
le sens de l'observation. Indirectement le plus souvent sous l'effet
des sollicitations du langage lui-même, c'est-à-dire
sous l'effet des procédures concomitantes d'apprentissage
et d'intégration dans le langage. Si les sociétés
sont de grandes classificatrices, si, au niveau anthropologique
et social, en effet «penser c'est classer», au point
qu'on peut dire que les sociétés, les structures sociales,
comme les mythes, sont avant tout des manières de penser,
et donc d'organiser un espace, un temps, une démographie,
etc. qui ne s'offrent pas d'eux-mêmes au classement, l'individu
humain est étranger à de telle procédures qu'il
parcourt, contraint et forcé, en sens inverse, assimilant
des codifications qui lui imposent des objets et des choix.
Disons même que la différence que nous faisons «spontanément»
entre anatomie féminine et masculine n'a rien de «naturelle»
ni d'empirique. Elle est tout entière, comme toutes les autres
oppositions, une distinction que le langage nous permet de faire.
Aussi ne peut-on y voir, comme le veut Françoise Héritier,
la distinction originaire qui rendrait compte de la structure même
des langages. S'il faut chercher une telle base première
des dualismes rencontrés dans les systèmes symboliques,
ne vaut-il mieux pas attirer l'attention sur la bascule produite
par l'irruption du langage dans le flux des affects. On sait bien
qu'il n'y a pas de commune mesure entre la continuité du
vécu et la discontinuité de l'exprimé. C'est
dans le langage en effet que se réalisent de telles oppositions,
introuvables dans le continuum des affects. C'est ce que Freud avait
analysé, observant son petit-fils ressaisissant la continuité
insupportable de sa souffrance due à l'absence maternelle
en une alternance symbolique de «fort» et de «da»
qui l'inscrivait dans un espace et un temps aménageables.
On comprendrait alors mieux l'origine de la binarité de
la pensée, et de sa puissance hiérarchisante, dans
l'opposition violente entre l'indifférenciation du vécu
et la violence de sa reprise morcellante dans le système
symbolique du langage. L'opposition masculin/féminin ne peut
être primitive parce qu'elle est intra-langagière.
S'il y a une opposition primitive, n'est-ce pas plutôt entre
le donné-vécu indifférencié et le langage
qui vient rendre signifiantes des différences sans cela inaperçues
? Que cette signifiance imposée soit aussi une perte, que
le même s'y affronte et s'y perde dans une «aliénation»
(l'Autre, la dimension du «miroir»), la psychanalyse
en fait la théorie. On comprend peut-être alors pourquoi
les femmes, prises dans la même problématique, y souscrivent
d'abord, bien qu'occupant, de par leur dissymétrie alors
seulement perçue, la place de l'Autre inquiétant,
à maîtriser. On comprend mieux aussi l'extraordinaire
efficace de cette structure de domination, puisque les femmes y
participent au même titre : efficace du symbolique, du langage
sur le vécu innommable formant un couple matriciel présence/absence
qui trouve à se relayer dans la culture de cet autre couple
présence/absence du pénis. Que ce relais soit purement
symbolique et donc transformable ou transposable n'ôte rien
à sa prégnance ni à ses effets de structure
sur le rapport homme/femme. Françoise Héritier donne
de cette construction, qu'elle ne discute jamais pour elle-même,
une version un peu rapide, ce qui lui permet de l'écarter
d'une formule qui revient à l'identique dans de nombreux
textes (par exemple p.23 et dans sa dernière conférence,
Le Monde, 11/02/03) : «Ce n'est pas l'envie du pénis
qui entérine l'humiliation féminine, mais ce scandale
que les femmes font leur filles alors que les hommes ne peuvent
faire leur fils». Mais ce n'est pas en exprimant de manière
ramassée l'imaginaire de quelque taliban ou d'un quelconque
mâle occidental démocrate ou républicain, jaloux
de ses prérogatives, (ils ne se distinguent guère
en effet sur ce point), c'est-à-dire des constructions par
lesquelles ils se représentent leurs propres options passionnelles,
qu'on éclairera leur genèse effective. Ni que l'on
se donnera les moyens institutionnels de les transformer. Le «partenariat»
homme/femme que Françoise Héritier appelle de ses
vœux ne peut se réaliser tant que l'origine de la domination
n'est pas clairement rapportée à la discordance interne
à tout individu, homme ou femme indistinctement traversés
par le langage, et tant que cette distinction elle-même ne
sera pas relativisée, rendue poreuse, interchangeable. Mais
alors elle se reportera sur d'autres supports, elle le fait déjà,
ce qui incitait Lacan dans un de ses derniers textes (Télévision,
dans Autres Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001)
à pointer du doigt la montée des racismes.
S'il en est ainsi, la situation est de structure, et aucune révélation
d'une égalité biologique enfin reconnue n'y changera
rien. Tout en acquiesçant à toutes les exigences formulées
par Françoise Héritier, on ne peut s'empêcher
d'y retrouver l'esprit des Lumières, du moins dans l'une
de ses versions, celle d'une puissance de la raison qui pourrait
se dispenser de la violence institutionnelle et politique. Or s'il
est difficile d'imaginer aujourd'hui ce que pourrait être
une société d'égaux(égales), il est
plus facile de se représenter ce que doit être une
société contrainte sans cesse, et sans faille, à
l'égalité.
Bertrand OGILVIE
Françoise Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre
la hiérarchie, Paris, Éditions Odile Jacob, sept.
2002, 448 p.
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