Les organisateurs du Festival International de Géographie ont
confié à une anthropologue le soin d’ouvrir ses
travaux sur l’innovation, où l’interrogation principale,
de type géographique, est de savoir pourquoi, comme l’écrit
Christian Pierret dans « Fig-Infos » numéro 2 : «
elle se produit ici plutôt qu’ailleurs ». C’est
certainement une interrogation pertinente si l’on veut bien, justement,
ajouter au regard géographique qui nous parle de maintenant et,
il faut bien le reconnaître, sinon du point de vue de notre culture
du moins du point de vue de la culture industrielle dominante, si l’on
veut bien, donc, y ajouter les regards de l’anthropologie et de
l’histoire.
Pouvons-nous nous entendre, tout d’abord, sur le sens des mots
? Si la découverte montre ce qui n’était pas connu,
mais qui existe déjà dans la nature ou comme objet logico-mathématique
(celle de l’Amérique par exemple, ou des gènes),
l’invention qui seule se brevète crée quelque chose
de nouveau par la combinaison menée de façon nouvelle
de conditions connues. L’invention procède par une sorte
de saut conceptuel, « sauvagement spéculatif » comme
l’écrivait Einstein, mais ce saut, qui conduit d’un
type de connaissances rationnelles à un autre, qui permet de
parler de l’intuition géniale du savant, est une sorte
de « saisie synthétique immédiate » des différentes
propositions acceptées jusqu’alors, où participe
« tout un réseau de réflexion, où des acquits
antérieurs, des influences et des lectures auront eu un rôle
(…) mais ramassés dans un appel synthétique de l’intuition
» (Paty, 2001).
Le génie d’invention « se fait une route là
où personne n’a marché avant lui » (Voltaire).
L’innovation, quant à elle, est dans le domaine de la
vie sociale et politique ce que l’invention est dans celui de
la technique : un bouleversement de ce qui était tenu pour acquis,
en principe non réversible. C’est « un processus
d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet
consiste à rejeter les normes sociales existantes et à
en proposer de nouvelles » (Larousse). L’innovation remplace
un régime ancien dans un domaine quelconque par un régime
nouveau qui va progressivement devenir dominant par l’acceptation
commune des hommes et des sociétés.
L’invention technique n’est pas l’innovation même
si elle en est la condition.
Bien des processus techniques que nous considérons comme innovants
ne sont rien d’autre que des raffinements sans cesse proposés
pour l’amélioration d’inventions connues de longue
date. Ils aident à mieux vivre dans le cadre d’une culture
partagée ; ils peuvent susciter l’émerveillement
; ils ne sont pas nécessairement innovants s’ils ne peuvent,
avec un minimum de recul, être considérés comme
inscrits dans le patrimoine des idées nécessaires de l’humanité.
La novation est cependant la condition de l’innovation certes
mais l’acceptation et la diffusion d’une idée peuvent
être découplées du moment même où l’invention
a eu lieu. Ce fut le cas par exemple pour l’invention de la poudre
à canon, en Chine, utilisée pour des usages pyrotechniques
exclusivement, avant que l’usage s’en répande dans
d’autres domaines moins honorifiques et ludiques dans les sociétés
européennes du Moyen-Age. L’innovation ici n’est
pas nécessairement bonne. L’invention, neutre, portait
en elle cependant ces possibilités qui ont bouleversé
l’art de la guerre et l’équilibre des nations mais
cette utilisation stratégique innovante n’a été
ni voulue ni sans doute perçue par le génie propre des
Chinois inventeurs. Il leur manquait l'intuition capitale si maléfique
de ce que la maîtrise de la poudre pouvait apporter au contrôle
des Etats et des populations.
On sait aussi que les Aztèques connaissaient la roue, s’ils
ne s’en servaient pas comme d’un instrument efficace de
portage et de transport. Elle apparaît sur des jouets d’enfants
exclusivement. On peut s’interroger sur les moyens de portage
et de levage utilisés par cette civilisation en l’absence
d’animaux porteurs de grande force et de systèmes d’utilisation
des énergies naturelles, il reste que la roue, innovation qui
est devenue partie certaine du socle dur des idées nécessaires
de l’humanité, n’a pas été, alors même
qu’elle était connue en son principe logique, considérée
par eux comme un facteur nécessaire de développement.
Parce qu’ils plaçaient leurs efforts de maîtrise
et de compréhension de l’univers dans d’autres domaines
tandis que la main d’œuvre humaine et servile suffisait à
l’accomplissement de leurs grands desseins.
Car il ne s’agit pas en effet d’aveuglement, mais d’une
orientation différente du grand dessein général
d’une société donnée.
On peut prendre des exemples plus proches de notre culture de cet aveuglement
spécifique. Il s’agit là d’une donnée
d’observation. Il a fallu attendre Galilée pour que soit
analysée mathématiquement la parabole que décrit
le jet d’eau ou celle que décrit la course d’un boulet
de canon. Avant Galilée, la mathématique rendait compte
de l’effet d’une force ascendante rectiligne continue qui
se brisait net en un point, ce qui entraînait une chute verticale
également rectiligne de l’eau ou de l’obus. Et pourtant,
comme Francastel l’a noté, les peintres qui reproduisaient
ce qu’ils voyaient de leurs yeux, figuraient la course du jet
d’eau sous une forme parabolique. Il n’y a pas eu de découverte
puisque la chose était là, artificiellement étalée
aux yeux par la peinture, mais le dessillement de l’œil de
l’intelligence des choses a été plus tardif que
celui de la pure constatation empirique et de la reproduction.
Il n’y a peut être pas d’innovation en ce cas particulier
encore que le regard ait définitivement changé sur un
certain nombre d’éléments naturels et donc sur la
capacité de leur manipulation. Mais il illustre comme les autres
le fait de ce que j’ai appelé cet « aveuglement »
qu’ont toutes les cultures sur des points précis qui, développés
par la suite par d’autres cultures ou par les mêmes en une
autre temporalité, ont conduit à de grandes innovations
reprises par l’humanité toute entière.
Pour qu’il y ait innovation en effet, avec l’acceptation
d’une nouvelle donne par l’humanité, il faut un certain
nombre de conditions. Pour que l’invention technique ou la découverte
suscite l’innovation, soit réalisable en quelque sorte,
il ne suffit pas qu’elle soit possible, que ce soit dans un idéal
logico-mathématique ou dans le registre matériel de la
combinaison de formes, il faut surtout qu’elle soit pensable,
c’est-à-dire qu’elle soit acceptable par l’esprit
de ceux à qui elle est proposée. L’innovation, c’est
le moment où « les modes de fonctionnement ancien deviennent
malléables et subissent eux-mêmes la pression du temps
», écrivait Bernard Lepetit en 1987, mais si ces modes
anciens deviennent malléables, changent radicalement ou s’infléchissent,
c’est parce que la nouveauté proposée est devenue
une idée pensable, conceptualisable, acceptable par l’esprit
de tous.
Comme la poudre aurait pu être pensable comme arme de guerre
en Chine, ou la roue comme mode de portage chez les Aztèques
ou la balistique envisagée dans ses effets deux siècles
plus tôt en Europe, si à chaque fois les hommes n’avaient
eu l’esprit rempli par des préoccupations agissantes d’un
niveau différent mais d’un effet occultateur considérable.
Il faut que les temps soient prêts. On ne trouve que ce que l’on
cherche et l’on ne découvre que ce que l’on peut
interpréter.
Quand les choses deviennent pensables par l’esprit humain sous
une forme collective, avec changement social à la clé,
la possibilité logique, théorique, existe bien sûr
antérieurement, mais, comme on le voit, la possibilité
matérielle peut avoir existé aussi. Rien ne nous dit que
de grandes innovations qui restent à venir ne soient actuellement
en friche dans des évocations qui sembleront dérisoires
à nos successeurs, comme l’usage de la poudre dans les
feux d’artifice chinois.
Une situation carrément inverse se rencontre et même fréquemment
: des choses peuvent être pensables et pensées par l’homme
avant même que la réalisation technique soit envisageable.
Le possible est là, il est pensable, sans être réalisable
autrement que sous la forme de combinaisons institutionnelles ou d’ersatz
techniques voués à l’échec. Le rêve
d’Icare conduit à l’échec d’une possibilité
pensée mais pas encore réalisable. Il fallait qu’Icare
ait le désir d’échapper à sa condition de
marcheur et surtout qu’il ne voit pas d’incompatibilité
majeure entre la marche et le vol, pour qu’il s’invente
des ailes artificielles en prolongement de ses bras au risque de se
brûler, mais il faudra attendre que soient mieux connus les principes
de la résistance de l’air et de sa portabilité pour
que l’aviation prenne son essor.
Prenons un autre domaine : la procréation médicalement
assistée est entrée dans les mœurs du monde, même
si c’est de façon inégalement partagée. Pour
la fécondation in vitro avec transfert d’embryons (FIVETE),
qui est une opération lourde, il a fallu maîtriser les
techniques de la maturation accélérée des ovules,
de leur extraction, de la fécondation in vitro par des procédés
de plus en plus raffinés comme l’ICSI, puis de la réimplantation
avec aménagement hormonal des chances de succès, pour
que l’usage devienne courant et qu’on puisse parler d’innovation
devant l’acceptation sociale qui en est faite. Mais la chose était
pensable et pensée bien avant, dans toutes les régions
du monde et il y avait des ersatz de réalisation par le biais
d’institutions reconnues par diverses cultures : par exemple,
la possibilité pour des femmes ménopausées ou stériles
d’avoir des enfants par le mariage entre femmes où l’une
qui est l’époux obtient les enfants légitimes qu’elle
n’a pu mettre au monde, par la femme qu’elle épouse
légalement et qu’elle fait engrosser par un serviteur ;
ou encore le prêt d’utérus qui existait à
Rome, entre amis intimes, l’un prêtant sa femme féconde
à l’autre le temps de lui faire un enfant ; ou encore la
possibilité pour un mort d’avoir post mortem des enfants
légitimes qui lui soient reconnus ; ou encore le prêt ou
le placement d’enfants, règle commune en Océanie.
Le pensable et le réalisable par voies institutionnelles existent
avant même que l’invention technique vienne rendre les choses
biologiquement possibles.
Nous dirons donc que l’innovation relève profondément
de l’acceptation socio-culturelle. Par là-même elle
touche tous les aspects de la vie, du gouvernement des hommes et de
la pensée. De ce simple fait, son champ d’application est
universel, quel que soit le temps que prend l’innovation pour
devenir cette part inhérente du patrimoine de l’humanité
dont nous avons parlé. C’est cette exigence qui oblige
à constater que toute invention n’est pas source d’innovation
et que bien des prouesses techniques modernes n’ont pas de caractère
innovant, révolutionnaire, dans la mesure où elles se
contentent d’ajouter quelque chose de plus à ce qui existe
déjà. Les grands miroirs des observatoires modernes sont
certes l’effet de prouesses étonnantes mais ce n’est
rien d’autre qu’un raffinement de plus en plus grand sur
l’invention des lentilles et du microscope, qui fut, elle, à
la source d’une considérable innovation, puisqu’elle
a donné à l’homme l’accès à
l’infiniment petit et à l’infiniment grand de l’espace.
Il nous faudra donc être rigoureux et essayer de juger de ce
qui, à notre époque, mérite réellement l'étiquette
d'innovation.
La question essentielle posée par les organisateurs du festival
est, nous l’avons dit, celle de savoir pourquoi l’innovation
se produit ici, et pas ailleurs. C’est une question en soi tout
à fait légitime, surtout s’il s’agit de comprendre
comment dans un même temps et un monde relativement uniforme,
car soumis à de mêmes contraintes et de mêmes lois
comme c’est le cas de la civilisation occidentale dans son optique
mondialisante, il peut y avoir tant de disparités dans l’usage
des nouveautés. Par exemple, on peut montrer sur un temps court
les disparités énormes des débuts du téléphone
en France, en Angleterre et aux Pays-Bas, entre 1879 et 1892 (1), ou
bien celles dans la création des caisses d’épargne
en France entre 1818 et 1848 (2).
Mais je dis bien l’usage et non la création. Là
où la question peut devenir dangereuse, c’est lorsque se
trouve sous entendu non l’usage de la création, non sa
simple localisation, mais l’origine de la création elle-même
et, pour tout dire, l’identité des créateurs.
Car la question « pourquoi ici et non là ? » s’entend
souvent comme une déclaration portant sur la capacité
intellectuelle des peuples à l’invention et à l’innovation,
l’idée populaire étant assez largement répandue
que, tout comme les femmes, les peuples dits primitifs sont incapables
d’accéder à la science et à la création,
et sont tout au plus capables d’imitation.
Michel Leiris a pris très au sérieux cette interrogation
dans le texte race et civilisation écrit en 1951 à la
demande de l’UNESCO. Il écrit : « Y aurait-il entre
race et civilisation une liaison de cause à effet et chacun des
divers groupes ethniques serait-il en somme prédisposé
à l’élaboration de certaines formes intellectuelles
? » pour récuser par des arguments incontournables cette
interrogation et constater que c’est l’histoire, et non
des caractères innés, qui joue un rôle prépondérant
: l’histoire, les pérégrinations, l’isolement
plus ou moins grand et au contraire les contacts et possibilités
d’emprunts à des cultures différentes. Franz Boas
écrivait en 1940 : « L’histoire de l’humanité
prouve que les progrès de la culture dépendent des occasions
offertes à un groupe donné de tirer un enseignement de
l’expérience de ses voisins. Les découvertes d’un
groupe s’étendent à d’autres groupes et, plus
variés sont les contacts, plus grandes sont les occasions d’apprendre.
Les tribus dont la culture est la plus simple (et je pense ici aux Tasmaniens
disparus ou aux Fuégiens, n.d.a.) sont, dans l’ensemble,
celles qui ont été isolées pendant de très
longues périodes, de sorte qu’elles n’ont pas pu
profiter de ce que leurs voisins avaient accompli en matière
de culture ».
La science et l’inventivité technique ne peuvent procéder
que de manière cumulative, ce qui implique non la chasse gardée
des brevets mais le libre accès à tous, l’emprunt
et la diffusion. Le refus jaloux et économiquement rentable de
nos cultures occidentales de partager les fruits du savoir et même
l’accès à la connaissance technique n’est
certainement pas de ce point de vue, non seulement facteur de paix,
mais aussi de cette acceptation universelle qui accompagne l’innovation.
Ce point nous permet de souligner encore une fois une différence
entre invention technique et innovation : celle-ci appartient à
l’humanité toute entière, celle-là au profit
de quelques uns.
A cela Leiris ajoute que la fortune culturelle des peuples européens
est liée au fait qu’ils ont été historiquement
en mesure d’avoir de nombreuses relations entre eux et avec des
civilisations différentes. Car c’est de la diversité
des apports et des rapports que naît le bouillonnement créatif.
En revanche, dit-il, il faut admirer comment dans son isolement l’Afrique
avait pu créer avant le 15e siècle un Etat comme le Bénin
produisant des chef-d’œuvres incomparables en bronze et en
ivoire, sans qu’on puisse prétendre qu’il y ait eu
le moindre modèle européen, et au 16e faire de Tombouctou
un des principaux foyers intellectuels du monde musulman. Mais nous
ne saurons jamais, ajoute-t-il, ce qu’il serait advenu de cette
évolution en vase clos de civilisations africaines différentes,
puisque « l’expansion rapide des Européens, à
une époque où ceux-ci disposaient de moyens matériels
sans commune mesure avec ceux des autres peuples (n’oublions pas
la poudre à canon !, n.d.a.) a purement et simplement tué
dans l’œuf -en les écrasant de leur masse- maintes
cultures dont nul ne peut savoir quels n’auraient pas été
les développements ». Le trafic négrier a durablement
asservi ce continent.
Citons encore Leiris (en 1951) : « il est permis d’affirmer
(…) qu’il est des civilisations qui, à un moment
donné de l’histoire, se trouvent douées de moyens
techniques assez perfectionnés pour que le rapport des forces
joue en leur faveur et qu’elles tendent à supplanter les
autres civilisations, moins équipées techniquement, avec
lesquelles elles entrent en contact ; c’est le cas aujourd’hui
pour la civilisation occidentale » …. Nous sommes dans le
temps court et ces paroles de 1951 sont toujours valides, comme l’est
la suite :
« Les sciences dans leur ensemble étant le produit d’innombrables
démarches et processus divers auxquels toutes les races ont contribué
depuis des millénaires, elles ne peuvent en aucune manière
être regardées par les hommes à peau blanche comme
leur apanage exclusif et le signe, en eux, d’une aptitude qui
leur serait congénitale ».
Nous récuserons donc, comme Leiris l’a fait, cet apanage
de la civilisation blanche occidentale dans la maîtrise de la
science et surtout dans l’apport d’innovations bonnes pour
l’espèce humaine en son entier.
Retenons, pour que l’innovation existe, la présence nécessaire
de plusieurs facteurs. Le premier est celui, connu en anthropologie,
sous le label des « possibilités limitées d’émergence
» (3). Homo erectus est apparu il y a plus de 900 000 ans et a
conquis la plus grande partie de la planète puisqu’on trouve
ses traces à Java, en Chine, en Afrique de l’Est et du
Nord. Il a découvert le feu il y a 500 000 ans dans ces différents
endroits. A cette date apparaît l’homme de Néanderthal,
qui révolutionne l’industrie lithique, avec un système
de taille qui implique une idée de l’objet à obtenir
avant même sa fabrication. Vers – 35 000 apparaît
homo sapiens. Durant tout le paléolithique, l’homme chasse
et cueille avant qu’apparaisse dans les parties occidentales de
la Méditerranée la troisième grande innovation
après l’usage du feu et celle de l’outil taillé,
à savoir la domestication des plantes, au néolithique.
Or force est de constater à la fois l’universalité
et la quasi contemporanéité de ces grandes et nécessaires
innovations sur le capital desquelles nous vivons toujours. C’est
que, malgré la diversité des environnements climatiques
et géographiques, les phénomènes naturels observables
sont les mêmes partout, qu’ils touchent à la vie
des hommes, aux aléas climatiques, aux saisons. C’est ce
que j’ai appelé ailleurs le socle dur des connaissances
de l’humanité, socle dur qui, dans ma manière anthropologique
de voir les choses, oblige à un certain nombre de constantes,
telle celle qui oppose le masculin au féminin et vise à
légitimer la domination masculine. Mais de manière plus
empirique, il est certain que les mêmes observations de phénomènes
naturels qui sont autant de possibilités limitées d’émergence,
canalisent l’expérience et expliquent l’apparition
simultanée de mêmes techniques comme l’émergence
de systèmes de pensées fondés sur ces toutes premières
observations constantes, que l’on peut dire scientifiques et rationnelles
eu égard aux moyens d’observation dont nos ancêtres
disposaient.
Les possibilités limitées d’émergence sont
aussi des constantes d’ordre logique : il peut y avoir différentes
formes de flèches mais elles doivent toutes être perforantes
; différentes formes de récipients, mais ils sont tous
creux, etc…
Aux possibilités limitées d’émergence (même
si le nombre des occurrences possibles est très grand), il faut
ajouter d’autres facteurs pour que l’innovation ait lieu.
Citons : la coopération par emprunt et diffusion ; la coopération,
par cumul des connaissances ; l’expérimentation volontaire
par essais et erreurs.
On n’emprunte bien que ce qui est déjà là,
c’est-à-dire qui peut être immédiatement retenu
comme pensable (peut-être déjà pensé) et
donc intégrable. Ainsi quand les Espagnols débarquèrent
aux Amériques, ils apportèrent avec eux des conceptions
des plantes et des conceptions médicales héritées
de Galien et d’Avicenne, faisant du rapport du chaud et du froid
un élément essentiel de compréhension du monde.
Ce système fut immédiatement accepté, et considéré
plus tard par certains observateurs comme importé et imposé
par la pensée religieuse chrétienne et européenne.
En fait, les sociétés indiennes avaient de la même
manière élaboré des conceptions du monde, du corps,
de la santé et de la maladie fondées sur la maîtrise
du rapport du chaud et du froid. Parce que les idées importées
étaient pensables, elles furent aussi acceptables et acceptées
bien que provenant de la puissance dominante.
Nous avons vu la place énorme qu’accordent Leiris et d’autres
après lui, comme Lévi-Strauss, au contact, à l’emprunt
et à la diffusion pour la constitution des connaissances, celle
des cultures variées qui peuvent leur être associées,
et ajouterai-je, pour l’acceptation de l’innovation. Prenons
le cas du papier, innovation des temps historiques. On utilisait le
bambou en Chine de – 400 à – 300. Vers 105, sous
les Han, un fonctionnaire royal fabrique du papier avec du chanvre et
des écorces de mûrier écrasées au pilon.
Ensuite, on essaiera le lin, l’écorce de rotin, l’hibiscus.
Beaucoup plus tard, on y inclut de l’amidon pour coller le papier
et des baies de philodendron pour le protéger des insectes. Au
IXème siècle, l’usage du papier est général
en Chine. On diffuse alors des imprimés par xylographie. Le papier
monnaie existe et porte le sceau impérial. Auparavant, l’invention
a diffusé au Japon et en Corée au VIIème siècle.
Puis elle suit la route de la soie et arrive à Antioche. Les
royaumes arabes en lutte contre les Chinois les battent à Samarcande
en 751. Ils font prisonniers des papetiers qui sont à l’origine
d’une industrie florissante en milieu arabe où on découvre
l’usage de la meule pour remplacer le mortier et le pilon. A Bagdad,
on fabrique alors du papier de lin et de chanvre. En Egypte, au Fayoum,
on commence à produire du papier de lin vers 801 et on abandonne
définitivement le papyrus. Damas se met à exporter vers
l’Europe où l’on utilisait toujours parchemins et
vélins. Au XIème siècle, Fès devient un
grand centre de production. On y améliore le papier en y ajoutant
de la gomme et de l’amidon de riz. L’Espagne musulmane exporte
en France et en Italie de 1150 à 1275. Puis c’est l’Italie
qui devient centre de production à Fabriano, en utilisant désormais
des arbres à cames et non des meules. Ce papier très cher
arrive aux foires du Lendit en Champagne et Troyes ouvre alors son premier
moulin en 1348. Mais c’est seulement à la fin du 17ème
siècle qu’on utilisera couramment le papier en France.
On voit, par cet exemple détaillé, comment une invention
capitale, passant de mains en mains, constamment améliorée
dans ses ingrédients et dans le modus operandi, a pu s’intégrer
en une dizaine de siècles au patrimoine de l’humanité,
par une série d’ajouts et d’emprunts d’un capital
de savoir non protégé par des brevets.
Il s’agit là de techniques, concernant une innovation
importante. Mais la coopération par accumulation de connaissances
est aussi le fait de la découverte et de l’invention scientifiques.
Prenons un exemple plus près de nous. C’est Mendel qui
découvre en 1865 les lois de l’hérédité,
découverte si inattendue qu’elle passe totalement inaperçue.
Trois chercheurs (Hugo de Vries, Carl Correns et Erich von Tschermak)
les découvrent à nouveau en 1900 ; la découverte
est immédiatement acceptée parce que le regard a changé
: on y voit désormais l’explication de la transmission
des variations qui sont le moteur de l’évolution des formes
vivantes. Le terme de gènes n’apparaît pas à
ce moment, parce que l’existence de cet objet n’était
pas reconnue. Qu’il y ait des lois de transmission de caractères
n’impliquait pas qu’il existât des particules matérielles
responsables de cette transmission. C’est à d’autres
biologistes travaillant à la fin du 19ème siècle
sur la structure des cellules que revient le mérite de montrer
l’importance des noyaux et des chromosomes dans la transmission
héréditaire (August Weismann), grâce aux progrès
des microscopes et lentilles. Puis Thomas Morgan montre en 1910 que
les gènes sont portés par les chromosomes, structures
visibles au microscope, mais le gène n’est toujours pas
un objet autonome. C’est par la chimie que la matérialité
du gène apparaît : Oswald Avery découvre en 1944
que le gène est une molécule d’acide désoxyribonucléique
(ADN) dont on ignore la structure. La connaissance de cette structure
viendra de la cristallographie cette fois grâce à Jim Watson
et Francis Crick et l’utilisation d’une technique de diffraction
des rayons X. C’est en 1961 et 1965 que la règle de correspondance
entre gènes et protéines a été établie.
Ainsi donc il a fallu un siècle et un passage de flambeau de
généticiens à des biologistes, puis à des
chimistes, puis à des cristallographes et à nouveau à
des biologistes, pour parvenir à une notion floue et multiple,
mais capable de circuler entre disciplines. Ce n’est pas un objet
réel dévoilé par la science mais la construction
d’un objet capable de rendre compte des observations expérimentales
faites jusqu’ici (4).
Il a donc fallu cette coopération pour arriver à un savoir
scientifique qui appartient à tous, puisque le génome
humain est désormais considéré comme patrimoine
de l’humanité. Il ne s’agit pas d’une innovation
mais d’une découverte, encore que l’on puisse penser,
vu l’importance que prennent aujourd’hui les travaux sur
les modifications génétiques à but thérapeutique,
ou ceux sur les organismes végétaux ou animaux génétiquement
modifiés en principe pour mieux servir l’espèce
humaine, que l’on est sur le bord d’une innovation majeure,
caractérisée par l’action sur ce qui est le fonctionnement
intime du vivant.
Le quatrième facteur nécessaire à l’existence
de l’innovation est nous l’avons dit, l’approche volontaire
par essais et erreurs, à savoir l’expérimentation,
y compris pour les innovations essentielles des temps les plus reculés,
sur les acquis desquelles nous vivons toujours. Le hasard n’a
rien à voir avec l’invention ou l’innovation s’il
peut avoir un lien ténu avec la découverte. Si Fleming
a découvert « par hasard » la pénicilline,
c’est qu’il cherchait d’autres choses en pratiquant
des cultures et que la curiosité scientifique lui a permis d’interpréter
sa trouvaille. Mais qu’en est-il pour des données essentielles
et apparemment plus sommaires ?
Lévi-Strauss a, dans Race et Histoire (1955) tordu le cou à
la notion de hasard. « On lit dans des traités d’ethnologie,
écrit-il, que l’homme doit la connaissance du feu au hasard
de la foudre ou d’un incendie de brousse ; que la trouvaille d’un
gibier accidentellement rôti dans ces conditions lui a révélé
la cuisson des aliments ; que l’invention de la poterie résulte
de l’oubli d’une boulette d’argile au voisinage d’un
foyer. On dirait que l’homme aurait d’abord vécu
dans une sorte d’âge d’or technologique, où
les inventions se cueillaient avec la même facilité que
les fruits et les fleurs ».
C’est une vue naïve. Il ne suffit pas de frapper sur un caillou
pour obtenir une pierre taillée efficace et si le hasard de l’incendie
avait appris à l’homme la saveur du grillé, il est
certain qu’il n’a pu lui apprendre du même mouvement,
celles du bouilli et de la cuisson à la vapeur, techniques tout
aussi universelles que les autres. On ne peut exclure l’acte inventif
avec une combinaison d’opérations variées «
imaginée, voulue, cherchée et expérimentée
».
« La poterie offre un excellent exemple parce qu’une croyance
très répandue veut qu’il n’y ait rien de plus
simple que de creuser une motte d’argile et la durcir au feu.
Qu’on essaye. Il faut d’abord découvrir des argiles
propres à la cuisson… Aucune argile non mêlée
à un corps inerte… ne donnerait après cuisson un
récipient utilisable. Il faut élaborer les techniques
du modelage qui permettent de réaliser ce tour de force de maintenir
en équilibre pendant un temps appréciable, et de modifier
en même temps, un corps plastique qui ne « tient »
pas ; il faut enfin découvrir le combustible particulier, la
forme du foyer, le type de chaleur et la durée de la cuisson,
qui permettront de le rendre solide et imperméable, à
travers tous les écueils des craquements, effritements et déformations
».
Pas de hasard donc mais « toujours la même puissance imaginative
et les mêmes efforts acharnés de la part de certains individus
» pour aboutir à l’invention.
Pourtant, toutes les inventions ne sont pas, nous l’avons dit,
des innovations. La poterie certes en est une, réalisée
en de multiples endroits du monde indépendamment les uns des
autres pour répondre aux mêmes besoins, mais elle est le
résultat de multiples inventions préalables réalisées
par recherche volontaire, essais et erreurs. Cependant, l’imagination,
l’effort, la ténacité, même universellement
partagées par des individus en divers lieux ne suffisent pas
à expliquer l’existence des grandes mutations culturelles
à certaines périodes et en certains lieux. Pour Lévi-Strauss,
il convient de faire intervenir la notion de probabilité et de
moments critiques. Les progrès de la connaissance sont des ajouts
constants aux acquis des siècles antérieurs, à
qui les neuf dixièmes de notre richesse sont dus. A deux reprises
seulement, cet aspect cumulatif s’est traduit par une explosion
porteuse d’innovations essentielles, et cela à 10 000 ans
d’intervalle, ceux qui séparent la révolution néolithique
de la révolution industrielle, auxquelles certains adjoignent
une troisième révolution en train de se passer sous nos
yeux qui conjugue la biologie, les possibilités d’action
sur le vivant et les techniques de l’information. Ce point de
vue, qui associe cumul et explosion d’idées révolutionnaires
est aussi celui de Joseph Schumpeter (1983 ; 1999). Si le changement
apparaît en un espace de temps resserré, c’est qu’il
s’y crée un climat favorable au déploiement des
énergies, car les changements en appellent d’autres. Il
y voit d’abord la marque des entrepreneurs, capables de mettre
en œuvre de nouvelles combinaisons productives, avant de les exclure
ultérieurement en tant que variable essentielle permettant d’expliquer
le changement. Plus de grands hommes donc, mais des « grappes
d’innovations », qui s’entraînent mutuellement
ou c’est le changement qui est décisif pour les hommes
(5).
Ainsi donc, nous devons l’essentiel de notre patrimoine commun
à des innovations dont nos primitifs ancêtres ont été
les auteurs, sur un long temps. Sur les 500 000 ans d’homo erectus,
l’apparition de l’agriculture se situe dans les 2 % terminaux,
la métallurgique à 0,7 %, l’alphabet à 0,35
%, la physique galiléenne à 0,035 % et le darwinisme à
0,009 %. « La révolution scientifique et industrielle de
l’Occident s’inscrit toute entière dans une période
égale à un demi-millième environ de la vie écoulée
de l’humanité. On peut donc se montrer prudent avant d’affirmer
qu’elle est destinée à en changer totalement la
signification », écrit Levi Strauss.
Que s’est-il donc passé pour qu’ait lieu la révolution
néolithique, qui a vu la fin de l’âge d’or
de la vie paléolithique des chasseurs-collecteurs lesquels ne
connaissaient ni le travail ni la propriété. Marshall
Sahlins écrit à propos des sociétés primitives
actuelles de chasseurs collecteurs : « Pour le sens commun, une
société d’abondance est une société
où tous les besoins matériels des gens sont aisément
satisfaits (…) Tel est, je crois, le cas des « chasseurs-collecteurs
des sociétés primitives » ; et ainsi s’expliquent
certains aspects (…) de leur comportement économique :
« leur prodigalité » par exemple, leur propension
à consommer en une fois tous leurs stocks… comme si les
biens de ce monde leur tombaient du ciel ».
Changement de point de vue, donc : les peuples paléolithiques,
comme les chasseurs-collecteurs actuels, ne vivent pas misérablement
à la recherche constante d’une nourriture rare : l’activité
y est intermittente, les loisirs y sont abondants. Richard Lee arrive
au total de 2 h 9 mn de travail chez les Dobe du Botswana ; James Woodburn
à 2 h pour les Hadza d’Afrique orientale. L’abondance
n’était donc pas la rétribution du travail. Mais
ils se déplaçaient constamment sur de grands espaces.
On ne sait pas encore grand chose de la révolution néolithique
mais il apparaît que la sédentarisation groupée
a existé avant l’agriculture et l’élevage.
Les premiers villages apparaissent dans le croissant fertile à
un moment où la steppe laisse place à la savane avec d’abondantes
céréales sauvages. L’environnement fournissant tout
le nécessaire en permanence, les hommes se sédentarisent
et ont alors le loisir d’observer la nature et les cycles de la
vie végétale et de mettre au point les techniques agricoles.
Ce sera le temps de la civilisation natoufienne qui de - 10 000 à
- 8 300 va de la Méditerranée au Moyen Euphrate, et du
delta du Nil à l’Irak. Ces chasseurs-collecteurs sédentaires
ont des mobiliers de pierre qu’il ne n’est plus possible
d’abandonner derrière soi, avec des mortiers et des silos.
Sédentaires donc, bien que l’exploitation du terrain soit
mobile ! C’est donc le village qui est la première innovation,
la deuxième étant la découverte d’un procédé
jusqu’ici inconnu : le stockage de nourriture dont la découverte
eut lieu avant même la mise au point des techniques de domestication
des céréales jusqu’ici sauvages. Les céréales
sauvages étaient stockées dans des installations de pierre
(car la poterie n’est pas encore inventée), de peau ou
de vannerie. Il faut ainsi considérer que le tressage des végétaux,
tout autant que la poterie plus tard, constitue une innovation radicale,
de même que celle de l’aiguille pourvue d’un chas.
C’est à partir de 7 700 avant J.C. environ, qu’on
voit ( grâce à la palynologie) s’effectuer une mutation
des stratégies alimentaires avec l’apparition de formes
cultivées du blé amidonnier sauvage. Et c’est au
7ème millénaire que des agriculteurs et non plus des collecteurs
fondent Ras Shamra, hors de l’aire des céréales
sauvages. Vers – 6 200, on trouve des traces d’irrigation
et la domestication des animaux est observée. On trouve aussi
de nombreuses traces d’individus morts de mort violente comme
à la nécropole de Jebel Sahaba, en amont d’Assouan,
nécropole de chasseurs collecteurs stockeurs de graminées
sauvages (60 sur 140). Sans l’accumulation de richesses et la
notion de propriété, la guerre n’a que peu d’intérêt.
Et elle naît moins on le voit de nouveautés technologiques
qui la rendent possible que de l’intérêt économique
(6), tout d’abord.
La révolution néolithique a donc pris trois millénaires
pour se faire. Il y a fallu la combinaison d’un certain nombre
de caractères : un changement climatique, une région propice
avec des céréales sauvages, de petits et grands animaux,
poissons et crustacés, la découverte des avantages de
la sédentarisation, du stockage des graines en silos de pierre
ou de vannerie, sans doute une croissance démographique et progressivement
l’implantation de villages sédentaires cette fois-ci agricoles
en dehors de la zone de pousse naturelle des céréales
sauvages ; tout cela avant la poterie, avant le métal, mais avec
l’apparition de la guerre de prédation.
La sédentarisation natoufienne ne fut pas la seule évolution
possible en son temps. On peut penser que les paléolithiques
ont connu les premières expériences de domestication animale
dès – 8 000, en Asie antérieure, faisant donc coïncider
au mésolithique deux modes de vie, celui des horticulteurs ou
agriculteurs sédentaires et celui des pasteurs nomades.
Il y eut ailleurs dans le monde d’autres creusets où se
produisirent des évolutions semblables : avec le mil et le millet
en Afrique, le maïs en Amérique, les tubercules en Océanie,
le manioc en Amérique latine, en des temporalités diverses
et sans qu’il y ait la même conjonction nécessaire
avec une sédentarisation préalable, si le problème
du stockage a toujours été, lui, prééminent.
Ainsi donc, les grandes innovations sur lesquelles nous vivons toujours,
rappelons-le, sont venues en des lieux divers, par le travail incessant
de la créativité, et compte tenu des possibilités
limitées d’émergence, conduites par des peuples
que selon nos critères nous considérerions comme grossièrement
primitifs.
Nous avons énuméré l’outil et la taille
de la pierre, l’aiguille d’où la couture, mais aussi
le tissage et le tressage, la maîtrise du feu et la cuisson des
aliments, puis la domestication des plantes et des animaux, la poterie,
la métallurgie. Le reste est affaire de puissance et souvent
d’extorsion. Les autres grandes innovations avant la 2ème
grande révolution ont porté sur la maîtrise de l’énergie,
humaine et animale, avec la traction roulée pour l’un,
l’extorsion de la force de travail par l’esclavage pour
l’autre, mais aussi de l’énergie du vent, de l’eau,
avant celle de la vapeur et des sources fossiles, charbon et pétrole.
Avant le papier, il y eut la grande innovation de l’écriture
(en 3 300 avant J.C. à Sumer, en 3 200 avant J.C. en Égypte,
au 7ème siècle après J.C. par les Mayas, entre
2 700 et 1500 avant J.C. en Inde et même plus tôt à
Mohenjo-Daro et vers 1 500 avant J.C. en Chine), puis celle du comput,
du calendrier, et plus tardivement du zéro, inventé de
leur côté par les Mayas, enfin celle de l’imprimerie
et des lentilles pour microscope. Comment nier que nous vivons encore
sur ces grandes innovations qui ont toutes été porteuses
de créations sociales, religieuses et politiques ? Il est important
de signaler, par exemple, que l’Etat, même sous des formes
rudimentaires de chefferie, n’apparaît qu’avec la
possibilité du stockage quel qu’il soit et de quelque produit
que ce soit. Depuis, ces grandes innovations ont connu de considérables
raffinements, mais la base est restée la même.
La révolution industrielle s’est produite elle aussi dans
une région du monde particulière où une «
multiplicité d’inventions [ont été] orientées
dans le même sens », dans un laps de temps suffisamment
court pour que des synthèses s’opèrent entraînant
des changements significatifs dans les rapports que l’homme entretient
avec la nature. Lévi-Strauss présente ce processus comme
une réaction en chaîne déclenchée par des
catalyseurs (nous avons vu qu’il s’agit de la sédentarisation
et du stockage pour la révolution néolithique, lesquels
pour la révolution industrielle ?, je ne saurais le dire). Il
s’est agi essentiellement de domestiquer de nouvelles énergies
: la vapeur, le charbon, le pétrole, l’électricité
et maintenant l’atome ; de mécaniser les processus de production
; d’intensifier et d’accélérer les transports
des personnes et des biens ; d’augmenter l’urbanisation
; de créer des substituts artificiels aux produits naturels devenus
rares (la bakélite, les plastiques, les synthétiques,
et …), etc. Notons des innovations considérables : le moteur
à explosion, l’utilisation des ondes, la miniaturisation
des composants, la puce électronique, le laser… sans parler
des armes : bombes nucléaires, substances explosives, armes chimiques
et bactériologiques, toutes choses qui font désormais
partie de l’imaginaire de tous les peuples.
Peut-être y a-t-il eu dans l’histoire du monde d’autres
moments où quelque chose se précipite dans une réaction
en chaîne mais dans d’autres domaines qui sont moins aisément
perceptibles à nos yeux que ceux des grandes évolutions
techniques ; peut-être même sommes-nous en train de vivre
pareil moment dans le domaine des idéologies. Ce qui semble être
certain c’est que la quasi-«simultanéité d’apparition
des mêmes bouleversements technologiques (suivi de près
par des bouleversements sociaux), sur des territoires aussi vastes et
dans des régions aussi écartées, montre bien, écrit
Lévi-Strauss., qu’elle n’a pas dépendu du
génie d’une race ou d’une culture, mais de conditions
si générales qu’elle se situe en dehors de la conscience
des hommes ». Étendue à la terre entière,
la culture issue de la révolution industrielle comportera tant
de contributions particulières dues aux diverses cultures, que
pour l’historien de l’avenir, savoir où se situe
la priorité n’aura pas en soi d’importance.
La troisième révolution, qui n’est peut-être
d’ailleurs qu’un complément de la révolution
industrielle, porte sur la communication de l’information au sens
large, qu’il s’agisse des gènes, de la téléphonie,
du transport des images ou d’internet (innovation à la
percée foudroyante). Elle porte aussi sur la manipulation du
vivant. Si je devais quant à moi hasarder un pronostic je dirais
que deux éléments majeurs d’innovation ont eu lieu,
invention ou découverte, qui risquent d’avoir des réponses
sociales considérables que nous ne pouvons envisager encore dans
leur totalité.
Il s’agit d’une part de la pilule contraceptive et de ce
qu’elle représente pour l’accès des femmes
au statut de personne autonome et donc à l’égalité
avec les hommes ; d’autre part de la découverte des cellules-souches
embryonnaires totipotentes ou adultes pluripotentes, avec la possibilité
ainsi offerte à l’homme de réparer l’homme
et d’influer sur son destin. Il ne s’agit plus désormais
pour l’homme d’agir sur les choses naturelles et leur fonctionnement,
ou d’agir sur la transformation des matériaux, c’est
d’agir sur lui-même qu’il est question, en fonction
d’une idée à définir de l’humain. Nul
doute que ces données ont déjà, au moins pour la
première, le caractère d’innovation, ne serait-ce
que par l’acceptation ou même la revendication féminine
d’y avoir droit malgré l’hostilité masculine
en de nombreux pays.
A l’échelle des temps, il apparaît que l’accès
à l’intime de l’homme, qu’il s’agisse
de son corps ou des rapports qu’entretiennent les sexes, ou l’accès
à l’intime de tous les corps vivants végétaux
ou animaux, représente, plus que la course à l’espace,
une véritable innovation aux yeux de ceux qui nous suivront :
rupture et acceptation en sont les maîtres mots. La course à
l’espace n’est qu’un élargissement du domaine
d’action de l’homme, comme Internet ou la transmission des
images s’inscrivent dans la ligne des procédés de
transformation de l’information, découverts dès
le premier idéogramme. Mais dans l’accès à
l’intime se trouve la véritable innovation de notre temps.
Les grandes et véritables innovations sont celles des inventions
et découvertes qui influencent et changent radicalement la vision
du monde qu’ont les hommes en tous lieux, bien au-delà
du progrès matériel, de l’aisance ou de l’abondance
qu’elles apportent, et même si la réception n’en
est pas uniforme, qui peut aller du rejet à l’adoration.
Elles ont une influence morale, intellectuelle, éthique, sur
les désirs et les aspirations des hommes, leur imaginaire, sur
le gouvernement des hommes, le rapport à l’autre et avec
la nature, sur la vision du monde, la morale et la religion.
Si aucune innovation n’est possible sans tenir compte de tout
ce qui a précédé et qui est à mettre au
crédit de l’humanité, on doit pouvoir considérer
que l’humanité toute entière y contribue et y a
sa part.
C’est le stockage et l’appropriation qui accompagnent la guerre,
sinon les premiers conflits entre bandes sur un même territoire.
Il serait bon de réfléchir, en nos temps troublés,
en quoi l'excessive main-mise sur les produits de l’invention humaine,
l’extorsion des matières premières et de la force
de travail, sont à la source non seulement des disparités
et inégalités observables mais aussi des haines qui accompagnent
ces disparités.
Françoise HÉRITIER
Présidente du XIIe Festival International de Géographie,
Professeur au Collège de France et à l’École
des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)
(1) Jean-Claude BOYER « Les débuts du téléphone
en France, en Angleterre et aux Pays Bas », pages 197-208 in B.
LEPETIT, La ville et l’innovation en Europe 14e 19e siècles.
1987
(2) Bernard LEPETIT : « Réseau urbain et diffusion de
l’innovation dans la France pré-industrielle : la création
des caisses d’épargne 1818-1848 » id., pages 131-138.
(3) Alexander Goldenweiser
(4) Michel Morange, 2001.
(5) cf. Sciences humaines, août-septembre 2001.
(6) J. CAUVIN ; A. LAMEYRE.
Bibliographie des ouvrages cités :
Franz BOAS Racial Purity. Asia, XL, 1940.
Jacques CAUVIN Naissance des divinités, naissance de l’agriculture.
La révolution des symboles au néolithique. Paris, CNRS
édition, 1994.
Alain LAMEYRE Les philosophes de l’âge de pierre ou la vérité
de la Genèse. Paris, PUF, Coll . Pratiques théoriques,
1992.
Michel LEIRIS Race et civilisation. Paris, UNESCO, 1951.
B. LEPETIT et J. HOOCK, études publiées sous la direction
de La ville et l’innovation en Europe. 14°/19° siècle.
Paris, Ed de l’EHESS, 1987.
Claude LEVI-STRAUSS Race et histoire. Paris, UNESCO, 1953.
Claude LEVI-STRAUSS « Race et culture », Revue internationale
des Sciences sociales, 23(4), 1971 : 647 - 666. UNESCO. Nouvelle publication
in Le regard éloigné, Paris Plon, 1983 (pages 21-48).
Michel MORANGE « La construction du gène », Sciences
et avenir. Hors série : Des coups de génies. Les grandes
découvertes, avril - mai 2001 : 69-72.
Michel PATY « La pensée créatrice ». id. :
33-37.
Marshall SAHLINS Age de pierre, âge d’abondance. L’économie
des sociétés primitives. Paris, Gallimard, 1976.
Joseph A. SCHUMPETER Histoire de l’analyse économique.
Paris, Gallimard, 1983.
Joseph A. SCHUMPETER Théorie de l’évolution économique.
Recherches sur le projet, le crédit, l’intérêt
et le cycle de la conjoncture. Paris Dalloz-Sirey, 1999.
Le lein d'origine : http://xxi.ac-reims.fr/fig-st-die/actes/actes_2001/discours/article_heritier2.htm
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