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Modèle dominant et usage du corps des femmes
par Françoise Héritier



J'appelle modèle dominant un modèle archaïque qui régit le rapport des sexes dans le monde et qui est encore celui du monde occidental, nonobstant des modifications éclairantes des comportements et de la loi. L'usage du corps des femmes en est une pierre de touche remarquable.

Pour quelles raisons l'humanité en son entier a-t-elle développé des systèmes de pensée valorisant le masculin et dévalorisant le féminin, traduit ces systèmes de pensée en actions et en situations de fait ?
Pourquoi la situation des femmes est-elle mineure, ou dévalorisée, ou contrainte, et cela de façon que l'on peut dire universelle, alors même que le sexe féminin est l'une des deux formes que revêtent l'humanité et le vivant sexué et que, de ce fait, son"infériorité sociale" n'est pas une donnée biologiquement fondée ?

L'inégalité n'est pas un effet de la nature. Elle a été mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l'espèce humaine à partir de l'observation et de l'interprétation des faits biologiques notables. Cette symbolisation est fondatrice de l'ordre social et des clivages mentaux qui sont toujours présents, même dans les sociétés occidentales les plus développées.

C'est une vision très archaïque, qui n'est pas inaltérable pour autant ; très archaïque puisqu'elle dépend d'un travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres au cours du processus d'hominisation à partir des données que leur fournissaient leurs sens, dans leur milieu proche.
La pensée naissante, pendant les millénaires de la formation de l'espèce Homo sapiens, prend son essor sur ces observations et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir de la première opération qui consiste à apparier et à classer. Les objets se manipulent et sont appariés à partir de la constatation de leurs caractéristiques.

Les objets vivants qu'observe au long cours cet Homo en train de se faire sont d'abord lui-même et ses congénères dans leur variété individuelle et tous les animaux visibles à l'œil nu dont il est entouré. La classification bute sur un même fait : toutes les espèces, aussi dissemblables soient-elles, entre elles et en leur propre sein, sont partagées par une même constante, ni maniable ni récusable : la différence sexuée.

J'y vois la base objective et irrécusable d'un système englobant de classification selon l'identique et le différent du point de vue du sujet parlant. Cette catégorisation dualiste de base est à mes yeux issue de l'observation liminaire de l'étonnante et fondamentale différence sexuée. Elle est au cœur de tous les systèmes de pensée dans toutes les sociétés. Tous fonctionnent en effet avec des catégories dualistes, des oppositions binaires de caractère concret ou abstrait, lesquelles se trouvent, au moins les concrètes, connotées du signe du masculin et du féminin. Cette universalité, quelles que soient les souches humaines originelles, plaide pour une même cause, laquelle réside moins dans un câblage cérébral naturel, qui serait le même pour tous, que dans l'effet que produisent les constantes observées sur la constitution même de ce câblage.
Nous penserions sans doute différemment si nous n'étions pas sexués et soumis à cette forme particulière de reproduction qu'est la procréation. L'appréhension intellectuelle de la différence sexuée serait ainsi concomitante de l'expression même de toute pensée.

Cela dit, il n'y a rien là-dedans que la reconnaissance de l'altérité, de la différence duelle. Pourquoi la hiérarchie, signe de l'inégalité, s'est-elle insinuée au cœur de cette banale balance opposant deux à deux des termes antithétiques qui devraient avoir la même valeur ?

Et pourquoi cette hiérarchie s'instaure-t-elle de manière telle que, de façon systématique, les catégories marquées du sceau du masculin sont supérieures aux autres ? L'ordre des catégories peut varier selon les sociétés, c'est le cas par exemple pour actif/passif ou soleil/lune, mais la valorisation est toujours masculine, alors qu'elle se déplace objectivement d'un terme à l'autre d'un même doublet.

Il est important d'avoir à l'esprit que d'autres éléments appartiennent aussi au socle dur primordial des observations faites par nos lointains ancêtres : la vie s'accompagne de la mort ; la chaleur du sang connote la vie, et le sang perdu par les femmes signale leur moindre chaleur par rapport aux hommes ; la copulation est nécessaire pour qu'il y ait naissance ; tous les actes sexuels ne sont pas nécessairement féconds ; les parents précèdent les enfants et les aînés les cadets ; les femmes se reproduisent à l'identique, mais elles ont aussi la capacité exorbitante de produire des corps différents d'elles.

C'est cette dernière observation qui porte en elle le moteur et le germe de la hiérarchie. Les femmes ont été tenues pour le bien le plus nécessaire à la survie du groupe. Sans reproductrices, il n'y a plus d'avenir. Compte tenu du temps nécessaire à la fabrication in utero, au nourrissage au sein, à l'apprentissage de l'autonomie physique, une conclusion s'imposait : il fallait en outre que les femmes soient appropriées pour que les mâles ne courent pas le risque de voir le fruit convoité leur échapper au profit d'autrui, de même que le lien social de l'échange entre groupes partenaires était nécessaire pour ne plus risquer la mort dans des raids de prédation quand les femmes font défaut au sein du groupe.

La règle sociale de l'exogamie a fait de l'échange de ces "ressources humaines" si utiles un sport tout aussi passionnant stratégiquement que la guerre ou la prédation, sans que les femmes perdent dans l'affaire leur caractère de butin. Le butin, la prise, l'objet d'échange et de manipulation n'est jamais considéré comme un partenaire égal en droits à celui qui le possède ou considère avoir le droit d'en disposer à son gré.

Le grand ressort de cette appropriation, pour qu'elle soit totalement efficace, est alors le déni des capacités féminines de procréation. Ce déni opère au cœur des systèmes conceptuels relatifs à la procréation qui justifient l'appropriation des femmes par un renversement des causalités, leur éviction des tâches que l'ordre social pose comme nobles et l'établissement d'un corps de jugements de valeur fondés sur le dénigrement, que nous voyons toujours opérer de nos jours, y compris dans nos sociétés.

La réflexion sur les observations du socle dur primordial a joué un rôle majeur dans cette dépossession infligée aux femmes. Un premier élément procède du besoin de trouver une raison à cette capacité des femmes, que nous avons appelée "exorbitante", à produire les enfants des deux sexes, c'est- à-dire à faire non seulement de l'identique mais aussi du différent.

Comment cela est-il possible ? C'est une question essentielle pour l'humanité qui ignore la rencontre des gamètes. Une réponse s'impose dans tous les cas, fortement majoritaires, où la croyance locale ne fait pas du sexe de l'enfant l'effet de la volonté d'une puissance extrahumaine : si les femmes font des fils, c'est l'indice qu'ils sont mis en elles par la semence masculine. Elles ne font que les abriter et en accoucher.
Un pas de plus, et c'est la théorie aristotélicienne : un rapport réussi est celui où la semence impose le masculin à une matière féminine qui se reproduirait autrement à l'identique. Pour Aristote, la naissance des filles est la première monstruosité, elle signe l'échec du masculin. Lors d'une épreuve de force constamment renouvelée, pour des raisons dues à des déficits particuliers.

Un pas de plus. Ce n'est pas tant parce que les femmes ont le privilège d'enfanter les individus des deux sexes qu'il est nécessaire de s'approprier leur fécondité, de les répartir entre hommes, de les emprisonner dans les tâches domestiques liées à la reproduction et à l'entretien du groupe et, simultanément, de dévaluer le tout en obtenant de surcroît l'assentiment des femmes assujetties à leur soumission – par le maintien de l'ignorance notamment – que pour une autre raison, très proche, et pourtant différente.

Pour se reproduire à l'identique, l'homme est obligé de passer par un corps de femme. Il ne peut le faire par lui-même. C'est cette incapacité qui assoit le destin de l'humanité féminine. On notera au passage que ce n'est pas l'envie du pénis qui entérine l'humiliation féminine, mais ce scandale que les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils. Cette injustice et ce mystère sont à l'origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l'origine de l'humanité et que nous appelons "la domination masculine".

Nous savons l'importance que bien des peuples mettent dans la naissance du fils. L'idéologie s'en mêle. Quand les individus veulent à toute force des fils, cela conduit à un fort déficit en naissances féminines dans les pays où la démographie est sévèrement contrôlée, comme l'Inde ou la Chine (où le sex ratio est actuellement de 117).

Ce déficit est dû au fait qu'on avorte des fœtus féminins identifiés par l'échographie, ou qu'on tue les filles à la naissance, ou qu'on les abandonne. Car les femmes souscrivent, par la force de l'idéologie et par l'intériorisation de cette idéologie, à un système qui les met au service de la procréation du masculin.

Ainsi, le destin des femmes aurait été scellé dès l'origine de la pensée consciente, à partir à la fois, d'une part, de l'observation de la différence sexuée – qui conditionne l'émergence pour la pensée des catégories binaires qui vont se trouver hiérarchisées et valorisées parce qu'elles sont connotées respectivement des signes masculin et féminin ; parce que, d'autre part, les hommes doivent passer par le corps des femmes pour se reproduire à l'identique, ce qui implique l'appropriation et l'asservissement de ces dernières à cette tâche, et leur infériorisation.

Peut-on espérer sortir de cet engrenage ? La conclusion s'impose vite. Si les femmes ont été mises en tutelle et dépossédées de leur statut de personne juridiquement autonome, qui est celui des hommes, pour être confinées dans un statut imposé de reproductrices, c'est en recouvrant la liberté dans ce domaine qu'elles vont acquérir à la fois dignité et autonomie.

Le droit à la contraception, avec ce qu'il implique en amont – consentement, droit de choisir son conjoint, droit au divorce réglé par la loi, et non simple répudiation, interdiction de donner en mariage des fillettes prépubères, etc. –, le droit de disposer de son corps, constitue le levier essentiel parce qu'il agit au cœur même du lieu où la domination s'est produite.

C'est la première marche : le reste, pour nécessaire et significatif qu'il soit – revendication de parité politique, d'égalité d'accès à l'enseignement, d'égalité professionnelle, salariale et de promotion dans l'entreprise, de respect dans les esprits et dans les mœurs, de partage des tâches, etc. – ne peut avoir d'effet significatif et durable si cette première marche n'est pas gravie par toutes les femmes.

par Françoise Héritier

Françoise Héritier/Centre Roland-Barthes.

Françoise Héritier est anthropologue, professeur honoraire au collège de france. Ce texte est extrait de la conférence prononcée le 28 janvier au centre Roland-Barthes (université paris-vii - Denis-Diderot).

LE MONDE 10.02.03

Le lien d'origine : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--308677-VT,00.html