J'appelle modèle dominant un modèle archaïque qui
régit le rapport des sexes dans le monde et qui est encore celui
du monde occidental, nonobstant des modifications éclairantes
des comportements et de la loi. L'usage du corps des femmes en est une
pierre de touche remarquable.
Pour quelles raisons l'humanité en son entier a-t-elle développé
des systèmes de pensée valorisant le masculin et dévalorisant
le féminin, traduit ces systèmes de pensée en actions
et en situations de fait ?
Pourquoi la situation des femmes est-elle mineure, ou dévalorisée,
ou contrainte, et cela de façon que l'on peut dire universelle,
alors même que le sexe féminin est l'une des deux formes
que revêtent l'humanité et le vivant sexué et que,
de ce fait, son"infériorité sociale" n'est pas
une donnée biologiquement fondée ?
L'inégalité n'est pas un effet de la nature. Elle a été
mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l'espèce
humaine à partir de l'observation et de l'interprétation
des faits biologiques notables. Cette symbolisation est fondatrice de
l'ordre social et des clivages mentaux qui sont toujours présents,
même dans les sociétés occidentales les plus développées.
C'est une vision très archaïque, qui n'est pas inaltérable
pour autant ; très archaïque puisqu'elle dépend d'un
travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres
au cours du processus d'hominisation à partir des données
que leur fournissaient leurs sens, dans leur milieu proche.
La pensée naissante, pendant les millénaires de la formation
de l'espèce Homo sapiens, prend son essor sur ces observations
et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir
de la première opération qui consiste à apparier
et à classer. Les objets se manipulent et sont appariés
à partir de la constatation de leurs caractéristiques.
Les objets vivants qu'observe au long cours cet Homo en train de se faire
sont d'abord lui-même et ses congénères dans leur
variété individuelle et tous les animaux visibles à
l'œil nu dont il est entouré. La classification bute sur un
même fait : toutes les espèces, aussi dissemblables soient-elles,
entre elles et en leur propre sein, sont partagées par une même
constante, ni maniable ni récusable : la différence sexuée.
J'y vois la base objective et irrécusable d'un système englobant
de classification selon l'identique et le différent du point de
vue du sujet parlant. Cette catégorisation dualiste de base est
à mes yeux issue de l'observation liminaire de l'étonnante
et fondamentale différence sexuée. Elle est au cœur
de tous les systèmes de pensée dans toutes les sociétés.
Tous fonctionnent en effet avec des catégories dualistes, des oppositions
binaires de caractère concret ou abstrait, lesquelles se trouvent,
au moins les concrètes, connotées du signe du masculin et
du féminin. Cette universalité, quelles que soient les souches
humaines originelles, plaide pour une même cause, laquelle réside
moins dans un câblage cérébral naturel, qui serait
le même pour tous, que dans l'effet que produisent les constantes
observées sur la constitution même de ce câblage.
Nous penserions sans doute différemment si nous n'étions
pas sexués et soumis à cette forme particulière
de reproduction qu'est la procréation. L'appréhension
intellectuelle de la différence sexuée serait ainsi concomitante
de l'expression même de toute pensée.
Cela dit, il n'y a rien là-dedans que la reconnaissance de l'altérité,
de la différence duelle. Pourquoi la hiérarchie, signe de
l'inégalité, s'est-elle insinuée au cœur de
cette banale balance opposant deux à deux des termes antithétiques
qui devraient avoir la même valeur ?
Et pourquoi cette hiérarchie s'instaure-t-elle de manière
telle que, de façon systématique, les catégories
marquées du sceau du masculin sont supérieures aux autres
? L'ordre des catégories peut varier selon les sociétés,
c'est le cas par exemple pour actif/passif ou soleil/lune, mais la valorisation
est toujours masculine, alors qu'elle se déplace objectivement
d'un terme à l'autre d'un même doublet.
Il est important d'avoir à l'esprit que d'autres éléments
appartiennent aussi au socle dur primordial des observations faites par
nos lointains ancêtres : la vie s'accompagne de la mort ; la chaleur
du sang connote la vie, et le sang perdu par les femmes signale leur moindre
chaleur par rapport aux hommes ; la copulation est nécessaire pour
qu'il y ait naissance ; tous les actes sexuels ne sont pas nécessairement
féconds ; les parents précèdent les enfants et les
aînés les cadets ; les femmes se reproduisent à l'identique,
mais elles ont aussi la capacité exorbitante de produire des corps
différents d'elles.
C'est cette dernière observation qui porte en elle le moteur et
le germe de la hiérarchie. Les femmes ont été tenues
pour le bien le plus nécessaire à la survie du groupe. Sans
reproductrices, il n'y a plus d'avenir. Compte tenu du temps nécessaire
à la fabrication in utero, au nourrissage au sein, à l'apprentissage
de l'autonomie physique, une conclusion s'imposait : il fallait en outre
que les femmes soient appropriées pour que les mâles ne courent
pas le risque de voir le fruit convoité leur échapper au
profit d'autrui, de même que le lien social de l'échange
entre groupes partenaires était nécessaire pour ne plus
risquer la mort dans des raids de prédation quand les femmes font
défaut au sein du groupe.
La règle sociale de l'exogamie a fait de l'échange de ces
"ressources humaines" si utiles un sport tout aussi passionnant
stratégiquement que la guerre ou la prédation, sans que
les femmes perdent dans l'affaire leur caractère de butin. Le butin,
la prise, l'objet d'échange et de manipulation n'est jamais considéré
comme un partenaire égal en droits à celui qui le possède
ou considère avoir le droit d'en disposer à son gré.
Le grand ressort de cette appropriation, pour qu'elle soit totalement
efficace, est alors le déni des capacités féminines
de procréation. Ce déni opère au cœur des systèmes
conceptuels relatifs à la procréation qui justifient l'appropriation
des femmes par un renversement des causalités, leur éviction
des tâches que l'ordre social pose comme nobles et l'établissement
d'un corps de jugements de valeur fondés sur le dénigrement,
que nous voyons toujours opérer de nos jours, y compris dans nos
sociétés.
La réflexion sur les observations du socle dur primordial a joué
un rôle majeur dans cette dépossession infligée aux
femmes. Un premier élément procède du besoin de trouver
une raison à cette capacité des femmes, que nous avons appelée
"exorbitante", à produire les enfants des deux sexes,
c'est- à-dire à faire non seulement de l'identique mais
aussi du différent.
Comment cela est-il possible ? C'est une question essentielle pour l'humanité
qui ignore la rencontre des gamètes. Une réponse s'impose
dans tous les cas, fortement majoritaires, où la croyance locale
ne fait pas du sexe de l'enfant l'effet de la volonté d'une puissance
extrahumaine : si les femmes font des fils, c'est l'indice qu'ils sont
mis en elles par la semence masculine. Elles ne font que les abriter et
en accoucher.
Un pas de plus, et c'est la théorie aristotélicienne :
un rapport réussi est celui où la semence impose le masculin
à une matière féminine qui se reproduirait autrement
à l'identique. Pour Aristote, la naissance des filles est la
première monstruosité, elle signe l'échec du masculin.
Lors d'une épreuve de force constamment renouvelée, pour
des raisons dues à des déficits particuliers.
Un pas de plus. Ce n'est pas tant parce que les femmes ont le privilège
d'enfanter les individus des deux sexes qu'il est nécessaire de
s'approprier leur fécondité, de les répartir entre
hommes, de les emprisonner dans les tâches domestiques liées
à la reproduction et à l'entretien du groupe et, simultanément,
de dévaluer le tout en obtenant de surcroît l'assentiment
des femmes assujetties à leur soumission – par le maintien
de l'ignorance notamment – que pour une autre raison, très
proche, et pourtant différente.
Pour se reproduire à l'identique, l'homme est obligé de
passer par un corps de femme. Il ne peut le faire par lui-même.
C'est cette incapacité qui assoit le destin de l'humanité
féminine. On notera au passage que ce n'est pas l'envie du pénis
qui entérine l'humiliation féminine, mais ce scandale que
les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs
fils. Cette injustice et ce mystère sont à l'origine de
tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes
humains depuis l'origine de l'humanité et que nous appelons "la
domination masculine".
Nous savons l'importance que bien des peuples mettent dans la naissance
du fils. L'idéologie s'en mêle. Quand les individus veulent
à toute force des fils, cela conduit à un fort déficit
en naissances féminines dans les pays où la démographie
est sévèrement contrôlée, comme l'Inde ou la
Chine (où le sex ratio est actuellement de 117).
Ce déficit est dû au fait qu'on avorte des fœtus féminins
identifiés par l'échographie, ou qu'on tue les filles à
la naissance, ou qu'on les abandonne. Car les femmes souscrivent, par
la force de l'idéologie et par l'intériorisation de cette
idéologie, à un système qui les met au service de
la procréation du masculin.
Ainsi, le destin des femmes aurait été scellé dès
l'origine de la pensée consciente, à partir à la
fois, d'une part, de l'observation de la différence sexuée
– qui conditionne l'émergence pour la pensée des catégories
binaires qui vont se trouver hiérarchisées et valorisées
parce qu'elles sont connotées respectivement des signes masculin
et féminin ; parce que, d'autre part, les hommes doivent passer
par le corps des femmes pour se reproduire à l'identique, ce qui
implique l'appropriation et l'asservissement de ces dernières à
cette tâche, et leur infériorisation.
Peut-on espérer sortir de cet engrenage ? La conclusion s'impose
vite. Si les femmes ont été mises en tutelle et dépossédées
de leur statut de personne juridiquement autonome, qui est celui des hommes,
pour être confinées dans un statut imposé de reproductrices,
c'est en recouvrant la liberté dans ce domaine qu'elles vont acquérir
à la fois dignité et autonomie.
Le droit à la contraception, avec ce qu'il implique en amont –
consentement, droit de choisir son conjoint, droit au divorce réglé
par la loi, et non simple répudiation, interdiction de donner en
mariage des fillettes prépubères, etc. –, le droit
de disposer de son corps, constitue le levier essentiel parce qu'il agit
au cœur même du lieu où la domination s'est produite.
C'est la première marche : le reste, pour nécessaire et
significatif qu'il soit – revendication de parité politique,
d'égalité d'accès à l'enseignement, d'égalité
professionnelle, salariale et de promotion dans l'entreprise, de respect
dans les esprits et dans les mœurs, de partage des tâches,
etc. – ne peut avoir d'effet significatif et durable si cette première
marche n'est pas gravie par toutes les femmes.
par Françoise Héritier
Françoise Héritier/Centre Roland-Barthes.
Françoise Héritier est anthropologue, professeur honoraire
au collège de france. Ce texte est extrait de la conférence
prononcée le 28 janvier au centre Roland-Barthes (université
paris-vii - Denis-Diderot).
LE MONDE 10.02.03
Le lien d'origine : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--308677-VT,00.html
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