Pourquoi la différence des sexes a-t-elle toujours été
interprétée en termes de hiérarchie et de suprématie
masculine ?
Dans un précédent livre (1), Françoise Héritier,
mobilisant un vaste savoir anthropologique, montrait comment, depuis
les premiers temps, des représentations et des institutions ont
été élaborées permettant aux hommes de s'approprier
la fécondité des femmes. Cette ample réflexion
lui avait, cependant, laissé "deux grandes insatisfactions".
D'une part, l'analyse ne remontait pas assez loin dans la pensée
de l'humanité naissante, elle n'atteignait pas la source ultime
de cette "valence différentielle des sexes". D'autre
part, en insistant sur le caractère universel de cette vision
hiérarchisée, la démonstration pouvait laisser
croire que la domination masculine, si solidement ancrée dans
les mentalités, était une réalité implacable
et immuable. On lui en fit reproche. Cela ne correspondait pourtant
ni à son intention ni à ses convictions. Il fallait donc
s'en expliquer. Dans ce deuxième volume, elle reprend le cheminement
de son raisonnement, approfondit sa critique de la domination masculine
et en déduit les conditions d'un véritable changement.
Une démarche cohérente, argumentée, qui part du
pensable pour projeter le possible.
Revenons donc, avec elle, à nos lointains ancêtres, imaginons
les regarder le monde, s'étonner peut-être : ils voient
que le jour alterne avec la nuit et que les corps féminins et
masculins ne sont pas semblables, ces régularités cosmologique
et biologique s'imposent à leurs sens ; forts de cette expérience,
ils se mettent à penser, c'est-à-dire à classer
ce qui les entoure en choses identiques et choses différentes.
Mais ce principe de distinction, premier maillon de la pensée
symbolique, ne comprend pas a priori l'idée de hiérarchie.
D'où l'hypothèse avancée ici par Françoise
Héritier : ce n'est pas seulement parce que les femmes ont le
pouvoir exclusif d'enfanter qu'elles furent d'emblée assujetties,
c'est parce qu'elles ont la capacité très dérangeante
de produire à la fois du même et du différent.
MYTHES FONDATEURS
Elles font leurs filles alors que les hommes, ne pouvant faire leurs
fils, doivent "passer" par le corps féminin pour se
reproduire à l'identique. Cette asymétrie première
et son mystère seraient à l'origine de la domination masculine.
De nombreux mythes, en diverses régions du monde, viennent conforter
cette hypothèse, ils renvoient à "un paradis sans
altérité", à l'harmonie primitive d'une humanité
d'avant l'humanité, qui n'aurait pas encore chuté dans
le désastre de la vie commune et de la reproduction sexuée,
à une sphère de l'entre-soi, un petit monde du grand Même.
De ces mythes de fondation aux fantasmes très contemporains liés
à l'éventualité du clonage reproductif humain,
la résonance est évidente. Avec les possibilités
ouvertes par les techniques de manipulation du vivant surgissent, entre
archaïsme et futurisme, outre le vieux rêve individuel d'immortalité,
le dessein collectif et totalitaire de sélection et les "utopies
unisexuées". Or, dans la recherche frénétique
de l'identique sombrent, à la fois, la différence et l'identité.
C'est pourquoi, nous dit Françoise Héritier, l'interdiction
par les Etats du clonage humain est aussi fondamentale que l'a été
la prohibition de l'inceste à l'aube de notre histoire, l'une
comme l'autre assurant cette altérité sans laquelle il
n'est pas de société.
DES IDÉES QUI ONT LA VIE DURE
La réflexion anthropologique, cheminant des options du passé
le plus reculé aux questions d'actualité, croise ainsi
la responsabilité politique. Cependant, si elle montre que le
destin des humains est bien entre leurs mains, elle donne aussi la mesure
des obstacles sur le chemin qui mène à l'égalité
entre les sexes. Force est de constater, en effet, que les idées
reçues concernant l'infériorité ou la malignité
des femmes résistent au temps, en changeant simplement de forme
ou de formulation. Celle, par exemple, selon laquelle leur tête
n'est pas aussi bien faite que celle des hommes. Certes, on ne croit
plus, comme Hippocrate, que l'utérus leur tient lieu de cerveau,
on a abandonné les mesures comparatives de la taille du crâne
et du poids de la masse cérébrale, mais c'est pour traquer
dans l'organisation neuronale des écarts différentiels
attestant de capacités inégales. De même, l'image
de la femme dangereuse fait toujours des ravages, comme en Afrique,
où les femmes, principales victimes du sida, sont aussi les principales
accusées. Selon une représentation traditionnelle des
humeurs corporelles, leur sang froid abrite le mal, c'est donc elles
qui contaminent les hommes (jamais l'inverse), et ceux-ci ne peuvent
se prémunir ou guérir qu'en couchant avec une vierge impubère
au sang réputé chaud, d'où le nombre croissant
de fillettes malades.
Les violences, sévices, abus et maltraitances infligés
aux filles et aux femmes dans le monde entier tuent davantage que tout
autre type de violation des droits de la personne humaine. Viols à
répétition en temps de guerre, mariages forcés,
répudiations, lapidations pour adultère, excisions, mais
aussi, sous nos contrées, brutalités "ordinaires"
dans le huis clos conjugal, la liste est incomplète mais néanmoins
accablante. L'inégalité est partout, on la retrouve à
différentes époques comme en diverses cultures, c'est
bien un "invariant" ; toutefois elle n'a pas toujours les
mêmes formes ni la même gravité. Evitons donc les
contresens : "l'invariance n'est pas une unité invariable",
ce n'est pas non plus une donnée inéluctable. Et c'est
précisément parce que cette inégalité n'est
pas une spécificité culturelle, mais bien une réalité
globale et massive fondée sur un principe hiérarchique
unique, que Françoise Héritier défend un "certain
droit d'ingérence", en récusant les arguments du
relativisme culturel : s'élever contre les crimes d'honneur ou
les mutilations sexuelles pratiquées ailleurs n'est pas une démarche
néocoloniale ignorant les traditions locales ; étendre
les droits de l'homme aux femmes est une réponse légitime
à un problème universel.
SOLUTIONS
Reste à savoir comment faire effectivement bouger usages et
mentalités. Si l'on considère que le socle de la domination
masculine est le contrôle de la fécondité et l'appropriation
du corps féminin, il apparaît alors que le levier essentiel
est le droit à la contraception. "C'est la première
marche", martèle Françoise Héritier, elle
doit être "gravie par toutes les femmes". Les combats
pour les autres droits - dans la sphère politique, le monde du
travail, l'espace domestique, les représentations - ne peuvent
être gagnés que dans la foulée de celui-là.
Sur ces divers fronts, Françoise Héritier prend parti,
explique ses positions, propose des solutions. Elle s'insurge, par exemple,
contre le fait de banaliser et de légaliser la prostitution comme
en Allemagne et défend, au nom de la dignité de la personne,
le principe de l'abolition. Sur la question de la parité politique,
elle déplore le "piège" d'une inscription de
la différence des sexes dans la Constitution et critique l'illusion
des "mesures de rattrapages". Elle démontre enfin,
dans ce livre où la clarté de la réflexion soutient
la fermeté de l'engagement, que "le combat féministe
ne doit pas être féminin mais humain".
Nicole Lapierre
(1) Masculin/Féminin. La pensée de la différence,
Odile Jacob, 1996.
EXTRAIT
"Pourquoi y a-t-il tant de bruit et d'agitation autour du concept
de "domination masculine", en vue surtout de le récuser
au motif des évolutions constatées dans nos sociétés
occidentales modernes ? Quand on se sert de ce concept, qu'on reconnaît
la réalité qui y est impliquée, on ne nie pour
autant ni les évolutions vers une plus grande égalité
constatées de nos jours ni surtout le fait que le concept même
de domination recouvre aussi celle d'hommes par d'autres hommes, en
fonction de divers critères : âge, couleur de peau, sexualité,
statut économique, naissance (système de castes), religion,
etc. Mais le clivage hommes/femmes est fondamentalement d'une autre
nature que ceux présents dans ces divers critères. Il
les subsume tous. D'une certaine façon, c'est pécher en
esprit contre cette irréductibilité-là que de refuser
de la prendre en considération au nom de l'idéal démocratique
qui assoit la revendication des femmes à être des Hommes,
des êtres humains, des personnes."
(p. 93).
(1) Masculin/Féminin. La pensée de la différence,
Odile Jacob, 1996.
MASCULIN/FÉMININ 2 - Dissoudre la hiérarchie de Françoise
Héritier. Ed. Odile Jacob, 445 p., 24,50 €. En librairie
le 4 septembre.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.08.02 LE MONDE DES LIVRES 29.08.02
Le lien d'origine : http://www.minidoc.freesurf.fr/parite/parite20.php