"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Dissoudre la hiérarchie de Françoise Héritier
Critique de la domination masculine
Note de lecture de Nicole Lapierre

 

Pourquoi la différence des sexes a-t-elle toujours été interprétée en termes de hiérarchie et de suprématie masculine ?

Dans un précédent livre (1), Françoise Héritier, mobilisant un vaste savoir anthropologique, montrait comment, depuis les premiers temps, des représentations et des institutions ont été élaborées permettant aux hommes de s'approprier la fécondité des femmes. Cette ample réflexion lui avait, cependant, laissé "deux grandes insatisfactions". D'une part, l'analyse ne remontait pas assez loin dans la pensée de l'humanité naissante, elle n'atteignait pas la source ultime de cette "valence différentielle des sexes". D'autre part, en insistant sur le caractère universel de cette vision hiérarchisée, la démonstration pouvait laisser croire que la domination masculine, si solidement ancrée dans les mentalités, était une réalité implacable et immuable. On lui en fit reproche. Cela ne correspondait pourtant ni à son intention ni à ses convictions. Il fallait donc s'en expliquer. Dans ce deuxième volume, elle reprend le cheminement de son raisonnement, approfondit sa critique de la domination masculine et en déduit les conditions d'un véritable changement. Une démarche cohérente, argumentée, qui part du pensable pour projeter le possible.

Revenons donc, avec elle, à nos lointains ancêtres, imaginons les regarder le monde, s'étonner peut-être : ils voient que le jour alterne avec la nuit et que les corps féminins et masculins ne sont pas semblables, ces régularités cosmologique et biologique s'imposent à leurs sens ; forts de cette expérience, ils se mettent à penser, c'est-à-dire à classer ce qui les entoure en choses identiques et choses différentes. Mais ce principe de distinction, premier maillon de la pensée symbolique, ne comprend pas a priori l'idée de hiérarchie. D'où l'hypothèse avancée ici par Françoise Héritier : ce n'est pas seulement parce que les femmes ont le pouvoir exclusif d'enfanter qu'elles furent d'emblée assujetties, c'est parce qu'elles ont la capacité très dérangeante de produire à la fois du même et du différent.

MYTHES FONDATEURS

Elles font leurs filles alors que les hommes, ne pouvant faire leurs fils, doivent "passer" par le corps féminin pour se reproduire à l'identique. Cette asymétrie première et son mystère seraient à l'origine de la domination masculine. De nombreux mythes, en diverses régions du monde, viennent conforter cette hypothèse, ils renvoient à "un paradis sans altérité", à l'harmonie primitive d'une humanité d'avant l'humanité, qui n'aurait pas encore chuté dans le désastre de la vie commune et de la reproduction sexuée, à une sphère de l'entre-soi, un petit monde du grand Même. De ces mythes de fondation aux fantasmes très contemporains liés à l'éventualité du clonage reproductif humain, la résonance est évidente. Avec les possibilités ouvertes par les techniques de manipulation du vivant surgissent, entre archaïsme et futurisme, outre le vieux rêve individuel d'immortalité, le dessein collectif et totalitaire de sélection et les "utopies unisexuées". Or, dans la recherche frénétique de l'identique sombrent, à la fois, la différence et l'identité. C'est pourquoi, nous dit Françoise Héritier, l'interdiction par les Etats du clonage humain est aussi fondamentale que l'a été la prohibition de l'inceste à l'aube de notre histoire, l'une comme l'autre assurant cette altérité sans laquelle il n'est pas de société.

DES IDÉES QUI ONT LA VIE DURE

La réflexion anthropologique, cheminant des options du passé le plus reculé aux questions d'actualité, croise ainsi la responsabilité politique. Cependant, si elle montre que le destin des humains est bien entre leurs mains, elle donne aussi la mesure des obstacles sur le chemin qui mène à l'égalité entre les sexes. Force est de constater, en effet, que les idées reçues concernant l'infériorité ou la malignité des femmes résistent au temps, en changeant simplement de forme ou de formulation. Celle, par exemple, selon laquelle leur tête n'est pas aussi bien faite que celle des hommes. Certes, on ne croit plus, comme Hippocrate, que l'utérus leur tient lieu de cerveau, on a abandonné les mesures comparatives de la taille du crâne et du poids de la masse cérébrale, mais c'est pour traquer dans l'organisation neuronale des écarts différentiels attestant de capacités inégales. De même, l'image de la femme dangereuse fait toujours des ravages, comme en Afrique, où les femmes, principales victimes du sida, sont aussi les principales accusées. Selon une représentation traditionnelle des humeurs corporelles, leur sang froid abrite le mal, c'est donc elles qui contaminent les hommes (jamais l'inverse), et ceux-ci ne peuvent se prémunir ou guérir qu'en couchant avec une vierge impubère au sang réputé chaud, d'où le nombre croissant de fillettes malades.

Les violences, sévices, abus et maltraitances infligés aux filles et aux femmes dans le monde entier tuent davantage que tout autre type de violation des droits de la personne humaine. Viols à répétition en temps de guerre, mariages forcés, répudiations, lapidations pour adultère, excisions, mais aussi, sous nos contrées, brutalités "ordinaires" dans le huis clos conjugal, la liste est incomplète mais néanmoins accablante. L'inégalité est partout, on la retrouve à différentes époques comme en diverses cultures, c'est bien un "invariant" ; toutefois elle n'a pas toujours les mêmes formes ni la même gravité. Evitons donc les contresens : "l'invariance n'est pas une unité invariable", ce n'est pas non plus une donnée inéluctable. Et c'est précisément parce que cette inégalité n'est pas une spécificité culturelle, mais bien une réalité globale et massive fondée sur un principe hiérarchique unique, que Françoise Héritier défend un "certain droit d'ingérence", en récusant les arguments du relativisme culturel : s'élever contre les crimes d'honneur ou les mutilations sexuelles pratiquées ailleurs n'est pas une démarche néocoloniale ignorant les traditions locales ; étendre les droits de l'homme aux femmes est une réponse légitime à un problème universel.

SOLUTIONS

Reste à savoir comment faire effectivement bouger usages et mentalités. Si l'on considère que le socle de la domination masculine est le contrôle de la fécondité et l'appropriation du corps féminin, il apparaît alors que le levier essentiel est le droit à la contraception. "C'est la première marche", martèle Françoise Héritier, elle doit être "gravie par toutes les femmes". Les combats pour les autres droits - dans la sphère politique, le monde du travail, l'espace domestique, les représentations - ne peuvent être gagnés que dans la foulée de celui-là. Sur ces divers fronts, Françoise Héritier prend parti, explique ses positions, propose des solutions. Elle s'insurge, par exemple, contre le fait de banaliser et de légaliser la prostitution comme en Allemagne et défend, au nom de la dignité de la personne, le principe de l'abolition. Sur la question de la parité politique, elle déplore le "piège" d'une inscription de la différence des sexes dans la Constitution et critique l'illusion des "mesures de rattrapages". Elle démontre enfin, dans ce livre où la clarté de la réflexion soutient la fermeté de l'engagement, que "le combat féministe ne doit pas être féminin mais humain".

Nicole Lapierre

(1) Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.


EXTRAIT
"Pourquoi y a-t-il tant de bruit et d'agitation autour du concept de "domination masculine", en vue surtout de le récuser au motif des évolutions constatées dans nos sociétés occidentales modernes ? Quand on se sert de ce concept, qu'on reconnaît la réalité qui y est impliquée, on ne nie pour autant ni les évolutions vers une plus grande égalité constatées de nos jours ni surtout le fait que le concept même de domination recouvre aussi celle d'hommes par d'autres hommes, en fonction de divers critères : âge, couleur de peau, sexualité, statut économique, naissance (système de castes), religion, etc. Mais le clivage hommes/femmes est fondamentalement d'une autre nature que ceux présents dans ces divers critères. Il les subsume tous. D'une certaine façon, c'est pécher en esprit contre cette irréductibilité-là que de refuser de la prendre en considération au nom de l'idéal démocratique qui assoit la revendication des femmes à être des Hommes, des êtres humains, des personnes."
(p. 93).


(1) Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.

MASCULIN/FÉMININ 2 - Dissoudre la hiérarchie de Françoise Héritier. Ed. Odile Jacob, 445 p., 24,50 €. En librairie le 4 septembre.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.08.02 LE MONDE DES LIVRES 29.08.02

Le lien d'origine : http://www.minidoc.freesurf.fr/parite/parite20.php