Masculin/féminin: La domination mâle au miroir des mythes
et des pratiques
La perspective anthropologique permet à Françoise Héritier
de proposer des solutions pour «dissoudre» la hiérarchie
implicite qui disqualifie toujours les femmes. Un essai stimulant.
Isabelle Rüf, Samedi 21 septembre 2002
Depuis la nuit des temps, la différence sexuelle a toujours
été hiérarchisée, la femme inférieure
à l'homme. Dans le premier volume de Masculin/Féminin
sous-titré La Pensée de la différence (Odile Jacob,
1996), Françoise Héritier recensait les croyances permanentes
qui expliquent et justifient la disqualification du sexe dit «faible».
Première femme anthropologue nommée au Collège
de France, elle a pris la succession de Claude Lévi-Strauss.
Il avait décelé dans la prohibition de l'inceste le moteur
des mouvements entre groupes humains, en obligeant les hommes à
échanger des femmes. Elle a forgé le concept de «valence
différentielle des sexes» qui désigne un rapport,
fondé sur des différences biologiques irréfutables,
mais utilisé pour établir une hiérarchie qui instaure
une inégalité vécue.
Pourquoi observe-t-on la dévalorisation systématique
du féminin dans toutes les cultures? Parce que les hommes veulent
contrôler le pouvoir de la reproduction qui leur échappe.
Aristote a très clairement théorisé ce fantasme
en montrant la matière féminine comme une masse proliférante,
informe, que seul le pneuma, l'âme contenue dans le sperme, permet
d'organiser.
Dans le premier volume, Françoise Héritier montrait que
les constructions sociales qui fondent l'inégalité sont
difficiles à démanteler mais qu'un «amenuisement
des différences vécues» était à l'œuvre
aujourd'hui, particulièrement depuis que l'avènement de
moyens de contraception efficaces dans les années 60 a donné
aux femmes la possibilité de disposer d'elles-mêmes. Dans
ce deuxième volet, elle remonte plus haut vers l'origine de la
domination masculine tout en examinant, dans la société
occidentale contemporaine, les possibilités de changement, car
elle croit à la perfectibilité.
A l'aube de l'humanité, il a fallu penser et classer les alternances:
jour/nuit; froid/chaud; homme/femme... Comment s'est installée
l'idée d'une hiérarchie entre ces deux derniers termes?
L'explication que l'anthropologue propose ici est inattendue: les femmes
ne jouissent pas seulement du privilège exclusif d'enfanter,
elles ont celui de produire non seulement du même (des filles)
mais aussi du différent (des garçons). La mythologie fournit
de nombreux exemples de mondes sans altérité jusqu'à
ce qu'un événement provoque le déséquilibre.
On pourrait imaginer que ce pouvoir des femmes leur aurait procuré
un statut privilégié mais au contraire, les hommes se
sont employés, par toutes sortes d'explications, à minimiser
ce rôle en considérant les femmes comme des réceptacles
qu'il faut remplir, des «ressources nécessaires»
à contrôler.
L'intérêt de ce deuxième volume est dans le va-et-vient
constant entre les peurs archaïques liées à la féminité
et les croyances actuelles. Françoise Héritier est impliquée
dans les affaires de la cité. Elle a participé à
une commission pour la lutte contre le sida, s'est engagée aux
côtés des sans-papiers, développe une réflexion
sur la prostitution ou sur les nouvelles techniques de procréation.
Sa connaissance des autres cultures lui permet de montrer que toutes
les questions que nous nous posons sur la parenté biologique
ou sociale à propos du clonage, de la parenté homosexuelle
ou des techniques de fécondation, par exemple, ont déjà
été pensées et mises en œuvre sur le plan
symbolique en découplant la filiation du biologique. Le prêt
d'utérus se pratiquait à Rome. Chez les Nuers d'Afrique,
des femmes, stériles ou veuves, acquièrent le statut social
et économique d'homme et peuvent avoir des épouses qu'elles
font féconder par des mâles. Qui, eux, ne sont pas considérés
comme les pères des enfants. Dans nos sociétés
non plus, le biologique ne doit pas primer sur le social et l'affectif.
Le clonage, par exemple, représente un danger social et non génétique,
car il supprime l'idée même de société humaine,
laquelle est fondée sur l'échange et le recours à
l'autre.
Françoise Héritier traque les fantasmes d'impureté
jusqu'à nos jours, en rapport par exemple à la transmission
du sida. Elle interroge les motivations des jeunes garçons qui
accomplissent en toute bonne conscience des viols collectifs. Elle analyse,
non sans humour, la permanence des stéréotypes qui caractérisent
les femmes dans les images publicitaires et les caricatures: stupides,
vénales, inconséquentes, etc. Elle dénonce les
pratiques mutilantes que le relativisme culturel tente de faire passer
pour admissibles, par crainte d'ingérence néo-colonialiste.
La liste des violences subies par les femmes est interminable: au sein
de la cellule familiale, dans la vie courante et a fortiori pendant
les états de guerre où leur corps est souvent instrumentalisé,
tout récemment dans le conflit serbe. Il existe pour cette anthropologue
des valeurs absolues au nom desquelles la prostitution, par exemple,
ne doit jamais être banalisée et légalisée
même si elle peut représenter ponctuellement un mieux-être
pour celles qui l'exercent.
La peur de la femme, le mépris où elle est tenue implicitement,
sont nichés profondément au cœur des comportements
et des mentalités. Les deux volets de Masculin/Féminin
donnent des outils pour penser et, peut-être, «dissoudre
la hiérarchie».
Masculin/Féminin 2: Dissoudre la Hiérarchie
Auteur: Françoise Héritier Editeur: Odile Jacob
446 p. "Penser et, peut-être, «dissoudre la hiérarchie»."
http://www.letemps.ch/livres/