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Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1685
Félix Guattari était très certainement l’un
de nos philosophes les plus singuliers. A l’origine du mouvement
de la pensée intellectuelle anticonformiste, il a révolutionné,
puis stimulé avec son complice Gilles Deleuze ; une bonne
part de l’élaboration actuelle des concepts tant philosophiques
que psychanalytiques. Ils apparaissaient déjà, dans
les années 70, comme les pré-curseurs d’une
philosophie nouvelle, hors-tradition. Les "machines désirantes"
annonçaient les fondements de territoires existentiels futurs
et les univers de valeurs qu’ils développent pour nous
tous dans leur dernier ouvrage récemment paru nouveaux concepts
philosophiques. Félix Guattari n’affectionnait pas
particulière-ment les interviews. C’est probablement
la dernière qu’il ait accordé en acceptant de
nous recevoir peu avant sa soudaine disparition.
Lien Social : Comment expliquez-vous que notre société
moderne génère une population d’exclus de plus
en plus importante ?
Félix Guattari : Il me semble qu’il y a aujourd’hui
une décomposition des stratifications traditionnelles. Le
phénomène d’exclusion crée une misère
incroyable, équivalente aux situations les plus lamentables
du tiers-monde, mais qui coexiste avec, ou a côté du
luxe. C’est comme Si le système de l’économie
capitaliste libérale ne pouvait subsister qu’en créant
une dynamique artificielle entre des mondes riches et des mondes
paupérisés. Pour se maintenir actuellement dans le
rythme urbain et assurer un niveau de vie satisfaisant, l’individu
doit « sur-travailler" et sacrifier une grande partie
de ses relations sociales (les exemples du Japon ou de New-York
sont particulièrement parlants). S’il n’arrive
pas à assumer et à s’insérer dans ce
codage social, il se paupérise très rapidement. On
a souvent vécu avec l’idée que les progrès
technologiques et les conquêtes sociales effaceraient les
différences (Illusion du New-Deal, du Kennédysme,
du Mendèsisme...). En réalité, que ce soit
à l’échelle planétaire ou d’une
ville, on observe qu’il n’y a pas d’amoindrissement
des rapports d’exclusion, mais au contraire une exacerbation
des différences sociales. Cela fait partie du rouage même
des systèmes de valorisation. En fait, on ne peut mettre
les individus au travail, les inciter à se positionner dans
le champ social qu’à travers cette tension entre un
monde oligarchique (basé sur des valeurs de consommation),
et ce monde de paupérisation absolue du « homeless
», relayé maintenant par le sida. Auparavant, et à
un certain tournant du christianisme, existait cette polarité
entre le diable et le bon dieu. Aujourd’hui, on a ’ce
relais entre les riches et les pauvres.
L. S : Cette désafiliation sociale d’une frange de
la population serait selon vous un repère et une dynamique
pour les sociétés actuelles ?
F. G : C’est exactement cela. Ces exclus servent de système
de polarité. On a tendance à considérer cette
population pauvre comme résiduelle, une marge. Or cela fait
partie intrinsèquement du système de valorisation
dominant. C’est la fonction de la peur, de l’angoisse,
du vertige existentiel, de la décomposition qu’engendre
notre système.
L. S : Gomment expliquez-vous la maintenance de cette peur de la
décomposition sociale ?
F.G : Tout d’abord parce qu’on évite d’en
parler trop. Cela s’inscrit dans la subjectivité collective
ou la « capitalistique » (capitalisation subjective
dans le système) qui est fondamentalement infantilisante.
Elle a pour but d’exclure tout ce qui est singularité,
mort, douleur ; souffrance, « hors-norme ». Ça
gêne, on ne présente que des images ou des récits
redondants et rassurants. Les événements dérangeants
sont eux-mêmes’ présentés avec des systèmes
de « rassurance". Ce que développe le monde mass-médiatique
est un univers où les choses vont de soi. C’est un
comportement global d’évitement qui est la condition
pour que les gens aillent au « métro, boulot, dodo...’,.
On les transforme en somnambules qui suivent leur plan de carrière
pour les uns, et leur marche vers la retraite pour les autres.
L. S : Face à cette aliénation, les idéologies
porteuses comme peut l’être le marxisme, semblent aussi
s ’inscrire dans cette décomposition ?
F.G : Marx nous a fait un apport considérable en complexifiant
les schémas sociaux, en introduisant la notion de conflit
social au coeur des rapports de production. Il me semble qu’aujourd’hui
on a tendance à schématiser ; à réifier
la pensée marxiste plutôt que de la suivre dans son
mouvement. Il faudrait conserver à l’esprit qu’il
n’y a, pas qu’un marxisme, mais un phylum marxiste,
une pensée marxiste qui s’enrichit, se différencie,
et par la suite a été figée, dogmatisée.
En outre, ce mouvement de complexification n’a pas été
compris par les théoriciens, en particulier sur le fait que
les contradictions ne sont pas uniquement des contra-dictions de
classes (qui ont une position relative avec d’autres systèmes
antagonistes : Nord / Sud, Hommes / Femmes, entre les temporalités
dans la machine capitalistique). Il est nécessaire d’aller
vers une pensée de l’objet complexe, de l’objet
écosophique qui prend en compte les flux économiques
d’exploitation, d’expropriation des moyens de productions,
mais également les territoires existentiels, la façon
dont les gens vont se recroqueviller sur une identité personnelle,
ethnique, religieuse, tous ces phénomènes qui ont
échappé à la pensée marxiste et qui
explosent aujourd’hui avec la montée du racisme, de
l’intégrisme, et de la xénophobie. Une autre
dimension repose sur les systèmes de valorisations marxistes
qui ne reprennent pas suffisamment à leur compte des imaginaires
libertaires de valorisations, et des systèmes utopiques.
L’utopie dans l’histoire du mouvement ouvrier a été
de plus en plus restreinte. Actuellement la complexité de
l’existence humaine dans le contexte des nouvelles technologies
et des nouvelles relations internationales ne trouve pas de moyen
d’expression dans les systèmes idéologiques
dominants.
L. S : Dans les grandes grèves ouvrières des années
30, et dans la révolte de 68, on retrouvait justement ce
paradigme de l’utopie, de l’avenir de l’homme,
de l’existentiel. Aujourd’hui, les contestations sociales
semblent se focaliser simplement sur les salaires. Comment analysez-vous
cette perte de valeurs ?
F. G : C’est effectivement la constatation d’un affaissement
des univers de valeurs. Comme S’il n’y avait qu’une
seule référence, à savoir ; l’univers
de la communication et de l’échangisme généralisé,
s’incarnant très bien dans le mythe du marché.
La Vérité prend place sur le marché mondial.
Dans l’imaginaire des grandes grèves de 1936, il y
avait aussi des dimensions corporatistes mais associées avec
tout une symbolique de la libération d’un autre monde
nouveau, libre, etc. et donc des univers de valeurs qui coexistaient.
Actuellement, c’est vrai, ces univers ont moins de consistance
et moins de possibilités de trouver leurs statuts. En outre,
les socialistes actuels sont les gestionnaires de la subjectivité
capitalistique. Ceci dit, il y a tout de même des transferts
subjectifs très significatifs qui échappent à
la normalité. Il y a celle du Front national, du fascisme,
qui représente des univers de valeurs d’une motivation
subjective dans le conservatisme néofasciste très
prégnants, et, à l’autre pôle, les valeurs
écologiques qui cherchent de façon confuse et approximative
une autre voie de rapport au monde, à l’environnement,
au travail.
L. S : Comment dénoncer la tromperie des univers dé
valeurs que représente le front national ?
F. G : C’est justement ce caractère trompeur et absurde
qui leur donne une énergie. C’est un paradoxe qu’on
trouve dans l’histoire des religions a) le Christ est mort,
c’est absurde. b) Il est ressuscité, c’est encore
plus absurde. Mais c’est justement parce que « c’est
encore plus absurde" que cela devient vrai. Il y a une forme
de jouissance oie la mauvaise foi, une complicité de la désagrégation
des schémas mentaux rationnels. Ce n’est pas en donnant
des explications pédagogiques qu’on luttera contre
ce phénomène, mais c’est en cherchant à
aller au coeur de cette décomposition subjective que cela
représente, et, aussi, en trouvant d’autres possibilités
de pro-motions d’univers de valeurs.
L.S : Ces univers de valeurs potentiels peuvent-ils s’organiser
sur des bases contre-culturelles, telles qu’on les a vécues
dans les années 60 et 70, aux Etats-Unis et en Europe ?
F.G : C’est ma conviction. Mais cette perspective est corrélative
de ce que j’appelle la "chaosmose" de l’humanité
(Yougoslavie, Afrique, URSS...), une sorte de tourbillon, de système
catastrophique, où manifestement les systèmes de régulation
sociaux, de relations internationales sont carencés. Actuellement,
il y a une désertification sociale vertigineuse. La «
chao-cosmos" et « osmose", cette plongée
chaotique doit nous donner la capacité de recharger la complexité
de nouveaux schèmes, de nouveaux agencements pragmatiques
; faute de tels dispositifs de production de subjectivités,
la chaos-mose continuera de tourner sur elle-même et aboutira
à des systèmes où la fascisme hitlérien
et mussolinien nous apparaîtront comme une douce plaisanterie
en comparaison à des systèmes de sauvagerie tout à
fait ahurissants. C’est la catégorie de l’être
lui-même qui est en danger. La philosophie a toujours vécu
dans une sorte de passivité par rapport à l’être.
Aujourd’hui, on produit une homogénèse de l’être,
une catégorie détaxée, dénaturée.
C’est un rétrécissement de l’altérité,
le rétrécisse-ment du rapport à l’êtru
L. S : Peut-on se déterminer positivement en fonction de
cette altérité de l’être, de ce négatif
?
F.G : Le négatif est toujours corrélatif d’une
promotion de références transcendantes, de droits
(Droits de l’Homme, etc.). Il est sûr que l’opposition
manichéiste entre le bien et le mal, le riche et le pauvre
est quelque chose qui fait manquer un rouage essentiel : celui de
l’affirmation existentielle. Celle-ci devrait avoir droit
d’expression dans les rapports de pouvoir politiques, mais
doit avoir aussi une affirmation dans l’ordre de l’économie
du désir. A ce moment-là, ce n’est plus le bien,
mais les catégories immanentes de Spinoza, de la joie, de
la créativité, du rêve qui deviennent des relais.
Actuellement, la carence fondamentale est celle des pratiques. La
question que l’on se pose est : y-a-t-il une pratique de la
vie, une inventivité possible dans le domaine de la vie sociale
immédiate, de la vie collective esthétique, etc. ?
Le concept de "pratique" se trouve affaissé. Si
l’on ne réinvente pasfaes pratiques de solidarité,
des praxis de la construction de l’existence, on risque de
S’engager dans une épreuve de dépression catastrophique.
L. S : On en reviendrait à une f orme de pragmatisme comme
source de changwment ?
F. G Oui, absolument ! La praxis précède l’être.
Dans les faits, il y a des résidus de tentatives de rénovation
pédagogique. Plus généralement, il y a aussi
des mouvements progressistes dans le champ social. Les pratiques
psychanalytiques telles que les thérapies familiales sont,
par ailleurs, des instances de production de subjectivité,
d’invention de subjectivité, là où il
n’y avait que des réponses de Ségrégations,
de marginalisations et d’évitement des problèmes.
Cependant, cela reste dans un état de décomposition,
de démoralisation, et ne trouve pas d’expression sociale
à plus large échelle. Il y a tout de même une
énorme potentialité de refus de Ôo système
de valorisation dominant. Toutes ces pratiques microscopiquesteonjuguées
les unes aux autres vont aboutir à des mutations d’univers
de valeurs.
L.S : Est-il encore possible, selon vous, d’associer ces
univers de valeurs au triangle majeur des instances lacaniennes
ou dans la dualité sartrienne ?
F.G : L’alternative duelle (de l’être et du néant)
ou le triangle Lacanien (Réel/Symbolique/Imaginaire) sont
en opposition avec ce que j’appelle l’homogénèse
de l’être. Il y a des dimensions hétérogénétiques
de l’être. Il y a des univers incorporels différenciés
qui sont porteurs de complexité. Cette complexité
qui n’est pas seulement l’imbrication d’éléments
les uns par rapport aux autres, mais qui est une production de la
complexité (c’est-à-dire de foyers de sub-jectivation).
Il n’y a donc pas les trois instances Réel / Symbolique
/ Imaginaire, mais des niveaux de réalité stratifiés
les uns par rapport aux autres (des Imaginaires, des Territoires
existentiels...). Il n’y a pas de mathèmes universels,
mais des modes de sémiotisation, des codages qui s’articulent
les uns avec les autres, des cartographies... Quant au néant,
c’est un horizon de la subjectivité capitalistique.
Beaucoup de sociétés n’ont pas vécu avec
le néant. Et même chez Sartre, l’expérience
du néant reste très littéraire...
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