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Dialogue Félix Guattari / Jacques Robin sur une écologie étendue
Révolution informationnelle, écologie et recomposition subjective

Origine : http://www.multitudes.net/Revolution-informationnelle/

http://utime.unblog.fr/2008/04/13/dialogue-guattarirobin-sur-une-ecologie-etendue/

Multitudes 24 : Printemps 2006

Les technologies informatiques et de la commande ne sont pas uniquement de l’ordre des techni-sciences mais interviennent dans la production de subjectivité On ne peut pas séparer ces transformations des bouleversements politiques en cours. Le primat porté sur l’information comme nouvelle catégorie, à côté de l’énergie, accentue la production de nouvelles subjectivités et peut transformer la société en une société de communication. Mais ce concept est insuffisant si on ne l’associe pas à une « fonction existentielle » qui rende compte de la désaxation généralisée des coordonnées subjectives. La problématique de la recomposition subjective doit être posée par une re-finalisation des processus d’information, de télématisation, etc., sur d’autres systèmes de valeurs, du niveau de l’écologie mentale, jusqu’aux niveaux les plus planétaires. Nous sommes en co-pilotage avec une nature en situation. L’élément étonnant de cette symbiose, c’est la transformation radicale des rapports, des uns et avec les autres, L’écologie est un grand tournant, à condition que cette écologie soit mariée à la dimension sociale et économique, avec toute forme d’ altérité, pour former une idéologie douce, qui fasse sa place aux nouvelles connaissances.

Travaillant sur les questions relatives à l’écologie à la fin des années 80, Félix Guattari est fortement marqué par le livre de Jacques Robin, Changer d’ère, et signale dans la dernière note des Trois écologies que : « Dans la perspective d’une <écologie globale> Jacques Robin, dans un rapport intitulé Penser à la fois l’écologie, la société et l’Europe, aborde avec une rare compétence et dans une voie parallèle à la nôtre, les rapports entre l’écologie scientifique, l’écologie économique et l’émergence de leurs implications éthiques. »
L’essentiel du travail de théoricien de Robin, médecin de formation, a pris son essor dans le cadre du Groupe des Dix, réseau informel réunissant, de 1966 à 1976, des experts de diverses disciplines, dont Edgar Morin, Henri Laborit, René Passet, ou Joël de Rosnay. Ils furent rejoints par Michel Rocard et Jacques Delors pour la dimension « politique ». Carrefour étonnant pour l’époque, ce réseau mena un travail crucial dans le sens de l’inter- et de la trans-disciplinarité, qui aboutit à la création de la revue Transversales Sciences-Culture (aujourd’hui sur le Web : grit-transversales.org), précurseur des thèmes de l’écologie politique. Sur le Groupe des Dix, on consultera Brigitte Chamak, Le Groupe des Dix, éditions du Rocher, 1997.
En 1982, sur la base d’un décret pris par le gouvernement Mauroy, Jacques Robin avait mis en place le CESTA (Centre d’étude des systèmes et technologies avancées).
Un lien intense, de travail et d’amitié, s’est tissé entre Guattari et Robin. Guattari est entré dans le comité de direction de Transversales où il écrivait des articles traitant de ce qu’il appelle écosophie.
L’année de la disparition de Félix, en 1992, Robin et Guattari co-signent dans Transversales et d’autres revues L’Appel pour les États généraux de l’écologie politique, un des derniers actes de Félix.
Un jour de 1990, Félix Guattari qui avait une relation love and hate avec les médias, m’appelle, contrarié. Un hebdomadaire lui demandait une longue interview sur les questions du rapport des nouvelles technologies de l’information avec l’écologie. Ce thème préoccupait Félix, mais en même temps il hésitait à le traiter dans le cadre d’une interview. Je lui ai suggéré de faire ce grand entretien, mais en proposant au journal le choix de son interlocuteur. Il me charge, enthousiaste, de demander à Jacques Robin d’être celui-ci et me demande de venir avec un magnétophone. C’est cet entretien qui nous parvient aujourd’hui. Il témoigne de leur complicité tout en gardant sa prise avec notre présent.
L’aventure intellectuelle de Jacques Robin continue par la création de la collection GRIT-Tranversales aux éditions Fayard, où il publie ses anciens et nouveaux compagnons : Edgar Morin, Joël de Rosnay, André Gorz, Patrick Viveret, Philippe Aigrain.
Au printemps prochain Jacques Robin publiera dans la même collection son prochain livre : La Conscience humaine.

Sacha Goldman

Jacques Robin : Il se produit actuellement de véritables ruptures technologiques et culturelles. La révolution technologique de l’information et de la commande est à mes yeux d’une tout autre nature que ce qu’on avait connu jusqu’à présent, parce que le concept d’information, qu’on ne connaissait pas avant 1950, est arrivé très brusquement.
La recherche de l’accomplissement de soi qui se dégage, semble-t-il, vis-à-vis du travail, vis-à-vis des rapports de l’homme et de la femme, de la volonté de s’épanouir, ces mutations s’accomplissent, aux premières lueurs de 1990, avec deux autres défis fantastiques de l’actualité immédiate : le défi de nos rapports avec la biosphère, c’est le défi écologique ; et l’effondrement chaotique du marxisme-léninisme. Et je n’oublie pas les éléments de la toile de fond, c’est-à-dire une formidable expansion démographique.
Au moment où la mondialisation des télécommunications et des connaissances se fait, on assiste en réalité aux divisions des sociétés, des hommes dans ces sociétés. Non seulement la division nord-sud, dont on parle toujours avec raison, mais, à l’intérieur de nos sociétés occidentales, la dualité de l’économie et la dualité culturelle. Je vois actuellement un tableau vraiment chaotique où la reconstruction est peut-être possible, mais où, pour l’instant, on assiste à la destruction.
Qu’est-ce que ça veut dire : « de nouveaux rapports avec la nature » ? Comment caractériser ce moment socio-économique et comment imaginer d’autres pratiques culturelles, non pas des individus, mais des personnes et des sociétés ?

Félix Guattari : J’accrocherais dans la nébuleuse l’idée qu’on ne peut pas séparer les transformations technico-scientifiques des transformations politiques, des bouleversements politiques.
Non pas que ce soit quelque chose de nouveau, parce que je pense qu’il en a toujours été de même. L’idée que j’ai à cet égard est un peu stéréotypée. Je pense au projet Apollo qui a impliqué la conjonction de ce que j’appellerais, de façon un peu générale, des flux technologiques, des flux de connaissances, des flux humains, des flux de savoirs avec des flux économiques, c’est-à-dire la capacité de réaliser l’investissement qui était en question, et avec des flux politiques, et donc on peut dire des flux de désirs individuels et collectifs – on peut dire qu’un objet comme celui de la conquête de la Lune impliquait un agencement de flux extrêmement hétérogènes.
C’est cette interaction entre des flux que, de façon erronée, on tenait pour séparés, qui joue et jouera de plus en plus dans la désorientation actuelle des coordonnées sociales et politiques. On ne peut rendre compte de ce coup de théâtre que si, précisément, on fait l’association entre la révolution en matière de production de subjectivité qui est liée à cette révolution technico-scientifique, et les remaniements des cadres sociaux, des cadres territorialisés, des cadres politiques.
Sinon, on ne comprend pas du tout pourquoi, d’un seul coup, il y aurait cette implosion des rapports stratégiques, des rapports de domination, etc.
Donc, pour rendre compte de cette articulation entre les soubresauts politiques gigantesques qui existent aujourd’hui dans le monde et les révolutions technico-scientifiques, il faut essayer de cerner de plus près en quoi les technologies informatiques et de la commande ne sont pas uniquement de l’ordre des techni-sciences mais interviennent en tant que telles dans la production de subjectivité individuelle et collective. A cette condition, on pourra rendre compte d’interactions, de relations, de ruptures événementielles qui, autrement, apparaissent comme tout à fait déconcertantes.

Jacques Robin : L’accent sur les technologies de l’information et de la commande, c’est un message qui me paraît très, très difficile à passer. Jusqu’en 1950, nous connaissons en gros deux caractéristiques de la matière, la masse et l’énergie. Et puis, par la manipulation pratique des choses, des ingénieurs de Label Corporation étudiant comment on pourrait rendre plus fiables les convois de navires des États-Unis vers l’Europe pendant la guerre mondiale, découvrent qu’on peut améliorer l’opérativité par une série de prises en compte dans le désordre des bruits d’information. Shannon en fait ensuite la théorie, il baptise « bits » cette nouvelle mesure physique. C’est l’envolée de toutes les techniques informationnelles, qui ne sont pas seulement les techniques de l’informatique, mais qui deviennent celles des télécommunications lorsque, à partir de 1970, on est capable de commutations électroniques, c’est-à-dire de transformer des images en sons et des sons en textes, et réciproquement.
Et il y a les biotechnologies, qui sont en train de transformer tout le paysage industriel, de l’agriculture et de l’agroalimentaire. Que sont finalement les enzymes de restriction ? Ce sont des robots vivants. Cloner, c’est passer de l’information ; et sélectionner des semences, c’est passer de l’information d’une semence à une autre.
Ces nouvelles technologies n’ont pas été pensées. Le premier qui l’a pensé, c’est Boulder, en 1952. On ne savait pas qu’on pouvait lever l’incertitude des rapports de la matière en stockant puis en computant de l’information et de la commande. Dès qu’on est capable de faire un algorithme et de l’introduire dans une machine, on obtient des automatisations que l’on n’avait jamais conçues jusque-là. Il y a ensuite Bateson, Atlan, Morin, qui disent : « attention ! cet élément d’information qu’on retrouve avant tout dans les structures du vivant, c’est quelque chose de tellement nouveau que ça devient une autre nature du progrès technique. » C’est la première fois – depuis le paléolithique – que les hommes sont capables de mettre en forme des objets sans passer par leur propre énergie ou des énergies qu’ils trouvent, puisque, par des codes, des mémoires, des messages du langage, ils le font directement .
Contrairement à ce qui se passe dans l’ère énergétique, où, quand on partage un objet, chacun en a une partie, dans l’ère de l’information, on repart chacun avec son information. Il n’y a pas de partage de l’information, mais duplication.
Et puis nous arrivons à l’automatisation. Si on a connu d’autres automatisations (le métier de Jacquard, l’électricité), on nous dit : « on a connu d’autres révolutions ! ». Mais il n’y a aucun rapport, car c’est dans une quantité telle que ça devient qualitatif, c’est quelque chose de nouveau.
Cette révolution des technologies de l’information et de la commande n’est pas simplement une « troisième révolution industrielle », mais quelque chose de totalement nouveau, qui conduit à une autre alphabétisation. Tous les ratios économiques sont fichus. Que veut dire productivité marginale ? Que veut dire rentabilité marginale ? Que deviennent les bases du calcul néoclassique devant cette irruption tout à fait nouvelle ? Face à ça, les économistes disent : « ce sont des cycles de Kondratieff. On est pour l’instant en fin de cycle mais, le jour où ça va se diffuser, tout va repartir. » Même les hommes qui pensent la technique disent : « c’est la révolution de l’intelligence. » Mais non, nous sommes devant une rupture qui met en l’air l’économie industrielle marchande.
L’évolution de la science moderne s’est faite avec un impératif fondamental, « connaître pour connaître ». Elle a créé son autonomie scientifique, cette idée. Elle utilisait la technique parce qu’il fallait bien que, sur une hypothèse, elle manipule, qu’elle vérifie cette hypothèse. Mais l’arrivée du système marchand, depuis un siècle et demi, se fait avec une force telle que l’inversion se produit : comme ce système n’accepte que des techniques qui conduisent à des « produits », la science se met à la remorque de la technique, qui lui demande simplement de lui donner quelques conseils nouveaux pour fabriquer des objets. Cet asservissement de la science à la technique se produit au moment où nous sommes dans une nouvelle révolution, par l’irruption de l’information.
Ces deux éléments très nouveaux sont en train de bouleverser les subjectivités, les rapports sociaux On pourrait avoir un même niveau de vie avec un travail qui serait deux fois moins grand. Mais alors, se demandent les gens : « Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Les gens n’ont pas reçu les clefs pour se dire que la connaissance, la curiosité, les rapports humains, l’émulation, la convivialité sont quelque chose d’autre que la sur-compétitivité à laquelle on nous accule et dont, peut-être, on pourrait sortir avec une Europe étendue qui dirait non – pas à l’émulation, mais à cette sur-compétitivité.
Dès qu’il y a changement d’atmosphère, il y a des rapports phénoménaux qui mettent à bas toutes les idéologies dures qui nous entourent : idéologie de maîtriser la nature, l’idée que les rapports entre les hommes sont des hiérarchies de valeurs, alors qu’elles ne peuvent être que des hiérarchies de services ou de fonctions temporaires.

Félix Guattari : Je voudrais re-problématiser la question de la subjectivité en amont de cette même question. Je relisais le livre de Joseph Nadal sur les sciences scientifiques et chinoises : vous avez le passage d’une description en termes langagiers triviaux de faits pré-scientifiques à une écriture mathématisée, à des algorithmes, qui, à partir de la Renaissance, va créer une multitude de problématiques nouvelles, et je dirais même d’univers de références mutants.
On peut se dire : « au fond, en termes uniquement quantitatifs d’information, les équations mathématiques, les algorithmes, les descriptions mathématisées ne sont que des simplifications, ne sont que des façons de raccourcir des informations qui pourraient être véhiculées dans le langage trivial. »
À mon avis, il y a une rupture existentielle complète à partir de la Renaissance, et d’ailleurs pas seulement dans le domaine des sciences, mais aussi dans tous les domaines des arts et de la musique, en particulier les rapports sociaux. Il y a une production de problématiques, une production de subjectivité qui est en rupture qualitativement du fait d’un certain type de traitement binarisé, de nouveaux types d’écriture scientifique, algorithmique, etc. Car le primat porté aujourd’hui sur l’information comme nouvelle catégorie à côté de la masse et de l’énergie a pour effet d’accentuer à un degré supplémentaire ce caractère de production de nouveaux types de problématiques, de nouvelles subjectivités.
Autrement dit, si l’on méconnaît la spécificité qualitative de ce qui s’opère avec ces nouveaux types d’écriture, en particulier informatique, télématique, etc., alors on se retirera les moyens de comprendre les incidences au niveau social et au niveau de la subjectivité. Elles resteront dans des cadres antérieurs, dans un décalage total par rapport aux diverses révolutions technico-scientifiques et biologiques que nous vivons.
Le résultat, c’est que, parallèlement à cette déterritorialisation générale des moyens de sémiotisation du cosmos, de la vie, des rapports sociaux, des rapports imaginaires, etc., on assiste à une massive reterritorialisation, à un massif retour à des idéologies de référence, quelquefois tout à fait archaïsantes, parce qu’il n’y a pas cette articulation au niveau de cette révolution subjective, portée par ces mutations technico-scientifiques.
Le concept d’information me semble totalement insuffisant pour rendre compte des mutations dans ces questions, c’est-à-dire qu’il reste dans un continuum qui est celui de la langue triviale, c’est-à-dire du point de vue humain, du point de vue mono-centré humain, sur les processus en question.
Alors que la révolution informatique et communicationnelle implique un éclatement de ce point de vue globalisant et la création de ce que j’appellerais des « conservateurs partiels » qui ne sont plus d’ordre humain et qui échappent aux types de finitude humaine avec la mort, l’angoisse, la douleur, le désir, etc. et multiplient des facteurs de subjectivation partielle qui échappent aux anciens modes de territorialisation de la subjectivité. C’est pour cela que ce concept d’information, n’est utilisable que jusqu’à un certain point ; il est dangereux de s’y limiter, si on ne l’associe pas à ce que j’appelle une « fonction existentielle », corrélative à ces mutations informationnelles.
La question se pose : si vous inventez une communication télématique, si vous inventez un mode de transmission du savoir, un mode de mémorisation par banques de données, etc., qu’est-ce que vous faites ? Vous ne faites pas seulement un travail sur l’information, vous faites un travail de mutation sur la subjectivité. Une subjectivité qui échappe à l’emprise de l’individu dans son rapport originaire, mais qui est une subjectivité sociale et machinique qui tend à un décentrement, à un excentrement radical de la connaissance par rapport à l’individu.

Jacques Robin : Je ne place pas la révolution du concept d’information et de commande au centre. C’en est un élément, mais il faut voir que cet élément va bouleverser la logique économique et sociale. La logique économique avait été d’optimiser des modes énergétiques de production ; presque toutes les sociétés se sont bâties jusqu’à présent là-dessus. Nous arrivons à un moment où les biens vont devenir abondants, même en tenant compte de la démographie. Si nous voulions bien faire tourner les machines actuellement, mettons pour l’Occident, nous transformerions totalement le problème.
Seulement, les économistes n’ont jamais appris à répartir. On ne sait pas distribuer. Il manque tant de choses, même dans notre communauté européenne ou américaine, tant de choses banales : frigidaires, moyens de transport, etc. Toutes ces choses, on sait les produire. Seulement, si on les distribuait, on mettrait en l’air les hiérarchies sociales telles que nous les connaissons. Donc on ne les distribue surtout pas et on fait l’impossible pour que cette révolution de l’information et de la commande ne soit faite que petit à petit, quand on ne peut pas faire autrement. Le PNB actuel de la France pourrait être fait avec 20 h de travail partagé, avec les 5 millions d’inactifs. Mais cela veut dire une toute autre conception du rapport des gens avec le social.
Le concept d’information est central, il faut en tenir compte, mais il ne m’intéresse que dans la mesure où il pourrait permettre d’autres rapports humains. On ne veut pas prendre en compte qu’il va foutre en l’air les règles économiques habituelles, donc les conséquences sociales de ces règles, donc ce que nous voyons se faire sous nos yeux, c’est-à-dire la division de la société en deux. Je soutiens qu’il y a 15 millions de Français qui passent leur temps à essayer de subsister. Ainsi, si vous prenez les handicapés, les femmes seules, les vieillards, les gens qui sont en-dessous du SMIC, les gens qui sont marginaux, etc., on arrive tous à peu près à ces chiffres. On est en présence d’un phénomène nouveau qui est une conséquence inéluctable de cette révolution de l’information.
Mais, ce qui m’intéresse le plus, c’est comment, au contraire, la prise en compte de ce concept d’information pourrait se transformer en une société de communication où la créativité, et les rapports nouveaux des gens, occuperaient une place différente.

Félix Guattari : Il n’y a pas de linéarité dans le sens d’une progression possible dans le développement de cet axe des révolutions technico-scientifiques. Il n’y a pas de progressisme linéaire. Il me semble qu’il y a une contradiction majeure et quasiment irréductible entre la subjectivité humaine avec ses caractères de finitude et la subjectivité non humaine, massivement produite par tous les rouages technico-scientifiques et sociaux, et que c’est là que se pose un gap, un problème, une prise, une pratique spécifique et une responsabilité éthique, à tous les niveaux.
Je ne voudrais pas que l’on considère simplement qu’il suffirait de dire, eh bien ! donnons un supplément d’âme aux révolutions technico-scientifiques pour que, finalement, on s’arrange de tout ça et qu’on rétablisse la situation pour éviter les désastres qui existent dans les pays du Tiers-monde, ou l’intégration chaotique des pays de l’Est au sein du capitalisme mondial intégré.
Si l’on fait l’impasse sur le fait que toute cette progression dans l’ordre technico-scientifique engendre des mythes infantilisants qui font croire à une sorte d’éternité de l’individu, on continuera d’entretenir des illusions qui ne résoudront pas les problèmes de recomposition subjective et retomberont brutalement sur des impasses catastrophiques. Pour moi, par exemple, en France, la prise de conscience écologique est totalement symétrique avec la montée d’une idéologie néonazie avec le Front national.
Il s’agit de penser ces deux type d’éléments ensemble, sinon on aura cette espèce de réflexe qu’on observe dans la gauche depuis longtemps, depuis la première élection de Dreux, de dire : « oh ! c’était pas grave, c’était du poujadisme, ça va s’arranger la prochaine fois. » Ou Giscard d’Estaing qui déclare hier : « oui, mais Dreux, c’est une sorte de sondage, il ne faut pas en tenir compte. » Bien sûr que si, il faut en tenir compte, puisqu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal, il s’agit de quelque chose qui concerne une inquiétude existentielle de 90% de l’opinion, ce qui n’empêche pas qu’il y a aussi 90% de personnes qui, d’un autre côté, sont préoccupées du drame écologique.
On est devant une sorte de désaxation généralisée des coordonnées subjectives. La problématique de la recomposition subjective à tous les niveaux où se situe l’impact de ces révolutions technico-scientifiques doit être posée. par une re-finalisation des processus d’information, de télématisation, robotisation, etc., la finalité n’est pas seulement d’établir une relation de marché en fonction de la rareté des produits pour arriver à un certain profit marginal, mais elle est de recentrer totalement les activités humaines sur d’autres systèmes de valeurs, de l’écologie mentale jusqu’aux niveaux les plus planétaires.

Jacques Robin : Je voudrais montrer comment une prise de conscience écologique va avoir une action très forte , dans les 10 ou 20 années, une action socio-économique et, bien entendu avant tout, dans l’idée des nouveaux rapports, d’une nouvelle alliance avec la Nature.
Il est très difficile de faire passer le message que la Biosphère est un système hyper complexe autorégulé, ce qui veut dire non seulement que nous subissons l’influence de l’écosystème dans lequel nous sommes, mais que notre mode de vie va agir sur cet écosystème.
Nous nous trouvons devant un choix écologique : nous ne pouvons plus nous livrer à des activités industrieuses sans qu’il y ait des conséquences gravissimes pour la survie de notre espèce. Or, que voyons-nous dans la société, dans le système industriel marchand tel que nous le connaissons ? Une politique de l’environnement. C’est à dire : tant pis ! il y a un effet de serre, il y a un trou d’ozone, bon, on va vendre un petit peu plus de pots catalytiques, on va trouver des substituts aux aérosols, mais on ne va pas changer notre modèle de consommation, notre gaspillage, notre modèle de production, notre démographie, et puis on va créer des éco-industries. Tant mieux ! en créant des éco-industries, on va faire du PNB, on va peut-être créer des emplois. On ne veut pas avoir cette idée fondamentale que nous sommes en co-pilotage avec la Nature. Nous sommes avec la Nature en situation. . L’élément le plus complexe qu’elle a créé, c’est-à-dire l’homo demens, va continuer son évolution, sauf s’il se fait exploser lui-même, mais il a une chance d’être celui qui peut « co-piloter » un peu dans cette symbiose avec la nature, et c’est une transformation radicale des rapports, des uns et avec les autres. Cette écologisation des idées, veut dire que nous avons un autre rapport avec la Nature – on n’est pas en admiration devant la Nature, on l’a toujours transformée.
Je pense que l’écologie est un grand tournant, à condition que cette écologie soit prise dans ce sens et non pas dans celui d’une ingénierie écologique qui nous amènerait probablement à une sorte de terreur écologique aussi grande que la terreur raciste.
Quand j’entends dire que l’écologie n’est pas à marier : si, l’écologie est à marier avec la dimension sociale. Sinon, elle devient un danger. Et il y a plus que la dimension sociale et économique, elle doit se marier avec une sorte d’altérité, avec les autres. Il me semble que ce sont trois choses :
- Il est important que nous substituions à ce qui se passe actuellement, non pas une idéologie nouvelle dans le sens d’une idéologie dure (nous avons soupé des idéologies dures, du marxisme, du fascisme, du libéralisme), non pas une idéologie molle, mais une idéologie douce, qui fasse la part de nouvelles connaissances et qui marie l’écologie, la dimension socio-économique..
- L’homme n’est pas fait pour travailler, il est fait pour agir, pour être curieux, reconnaître sa niche écologique, avoir des rapports avec les autres.
- Il est nécessaire que nous trouvions alors, dans les rapports des uns envers les autres, mais aussi des rapports avec des groupes, ce qu’on pourrait appeler le fédéralisme, ou ce qu’on pourrait appeler la fin du centralisme démocratique.
Je crois que c’est le mariage de ces trois éléments nous apporterait l’espoir, non linéaire, d’aller vers un avenir…

Félix Guattari : Je voudrais juste un peu forcer la note sur le caractère irréductiblement non dialectique des problématiques devant lesquelles nous sommes, c’est-à-dire quand on met l’accent sur la nécessité de repenser les rapports inter-humains, les rapports familiaux, les rapports d’éducation, les rapports de voisinage, de l’habitat, de l’urbanisme, de la santé, etc., on est dans un registre de l’économie, d’écologie sociale qui pourrait aussi être prise sous les paradigmes scientistes véhiculés par l’économie productiviste.
Alors que mon idée d’associer à l’écologie environnementale l’écologie sociale, l’écologie mentale, ajoute cette préoccupation profondément anti-dialectique, à savoir : s’il y a un avenir (et il y a un avenir possible même s’il y a des risques de catastrophes et de barbarie absolue à l’horizon historique), même s’il y a des sursauts collectifs pour recomposer le social, recomposer des relations internationales, etc., il y a quelque chose qui ne sera jamais résolu (par le niveau technico-scientifique, par les révolutions sociales, par les révolutions moléculaires de toute nature), qui est l’existence humaine comme telle. Dans sa finitude, dans sa solitude, son désarroi total. S’il n’y a pas de remise permanente du curseur sur cette finitude, alors toujours il y a le risque de basculer dans cette sorte de progressisme générateur de catastrophes.
Ce n’est qu’à condition qu’il y ait cette assumation – comme on peut penser qu’elle était faite dans les sociétés archaïques, je pense à de très beaux articles de Pierre Clastres sur la solitude des Indiens qui chantent dans la nuit directement, en-dehors de tout rapport social -, si on ne ramène pas le curseur là, alors on n’aura jamais la capacité, le courage, la responsabilité éthique d’en finir avec ces pratiques destructrices. La société productiviste telle qu’on la vit est comme une drogue. D’ailleurs, elle produit des drogués de toute nature. Et il faut arriver à cette sorte de désintoxication du progressisme qui consisterait à se retirer sur soi et à se déconnecter de toute pratique sociale, de tout engagement dans la vie politique.
En tout cas de les voir sous cet angle, donc de fonder l’angle de prise de vue humain sur les différents processus socio-économiques, technico-scientifiques, toujours avec ce recul de la subjectivité, cette distance qui est sans arrêt à reconquérir et qui est quelque chose que je mettrais dans l’ordre, disons, d’une activité analytique, pas exactement dans le sens psychanalytique freudien (qui, à mon avis, n’a fait qu’apercevoir cette dimension, notamment avec son concept de pulsion de mort qui, d’une certaine façon, règle la question).
Mais il n’y aura de reprise écosophique, c’est-à-dire la reprise d’une fonction éthico-politique de refondation du rapport de l’individu à son corps, du rapport de l’individu au temps, du rapport de l’individu à l’autre, à l’altérité, à la différence, aux formes esthétiques, etc., qu’à la condition qu’il y ait cette finalisation sur le projet de vie.

Jacques Robin : Devant l’inconsistance des « propositions » politiques sociales et syndicales actuelles, j’essayais de formuler ce que pourrait être un courant qui essaierait de penser l’homme comme pouvant s’épanouir davantage.
Je propose de marier l’écologie et le socialisme, en tant que poseur de questions sociales, ce qu’il a fait depuis le XIXème siècle, mais en le reposant autrement, à cause de la nature même des technologies. Et il faut que le fédéralisme, les rapports d’altérité et de reconnaissance de l’altérité, soient mis au premier plan.
Il y a un autre grand problème qui se pose à nous, c’est d’avoir le courage de ne pas confondre la morale et l’éthique. On voit bien comment toutes les sociétés, mises en présence de forces intérieures et extérieures immenses, essaient de donner un sacré, ce sacré donnant à la fois la religion et la morale, et comment petit à petit le décalage entre cette morale et la pratique des mœurs a été tel qu’il a bien fallu essayer de s’organiser. Je crois que rien n’est plus urgent que de créer une éthique critique autonome. De même qu’on peut avoir la spiritualité sans foi, il faut que l’on puisse créer une éthique critique autonome sans morale. J’en vois des pistes chez Foucault, Habermas et Morin…

Félix Guattari : Mon interrogation, elle, est de savoir s’il y a une pratique de ce type d’éthique. Est-ce qu’il s’agit d’un impératif transcendant, ou est-ce que, au contraire, il n’y a pas, au niveau des théories individuelles, au niveau de la vie de couple, la famille, au niveau du travail, dans l’école, le voisinage, etc., une reproblématisation permanente de cette dimension éthique ?
C’est, encore une fois, ce que le freudisme a fait en essayant de redonner du sens, une lecture possible à des « faire » qui relevaient en apparence du non-sens, du moins à une époque donnée, qu’il s’agisse d’hystérie, de sexualité infantile, etc., l’idée que c’est quelque chose qui peut se travailler.
Et c’est là qu’on se sépare de Kierkegaard. Il ne s’agit pas de quelque chose qui tombe de la transcendance, il s’agit de dire : bon, vous travaillez dans telle situation, dans telle université, dans tel hôpital psychiatrique ou dans tel syndicat… Est-ce qu’il y a un « faire », est-ce qu’il y a une pratique qui permet précisément de ramener ce curseur éthique qui fera, non pas interrogation sur l’autre en disant : « mais pour qui est-ce que tu te prends, tu te prends pour un chef ? etc. », mais la question toute naturelle : « ah ! tu es là, toi, à cet endroit, et moi je suis à cet endroit… » et d’une certaine façon, nous sommes dans un rapport de déréliction absolue et nous le surmontons malgré que nous ayons accès à ce degré zéro de l’existence. Nous construirons d’autant plus une projectalité qui aura sa logique, qui aura sa raison, qui aura sa prolongation dans le domaine du socius. C’est donc cette idée de refondation des praxis, à tous les niveaux, qui me semble être corrélative à la positionnalité de son éthique.