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Origine : http://www.regards.pierre-michel.fr/ecologie/textes_ecolo/pour_une_refondation_des_pratiqu.htm
Quelques semaines avant son soudain décès, le 29
août 1992, Félix Guattari nous avait adressé
le texte qu'on lira ci-dessous. Avec le poids que lui donne la tragique
disparition de son auteur, cette réflexion ambitieuse et
totalisante prend en quelque sorte un caractère de testament
philosophique. L'auteur y décrit le grand malaise de notre
civilisation et propose de nouvelles pistes pour refonder les pratiques
sociales. Avec un souffle non dépourvu de poésie,
il imagine une "nouvelle renaissance" , un "grand
réveil" qui arracherait nos sociétés à
leur passivité actuelle.
Les routines de la vie quotidienne, la banalité du monde
représenté par les médias, nous enrobent d'une
atmosphère rassurante où rien n'a plus vraiment de
conséquence. On se voile les yeux; on s'interdit de penser
la fuite tourbillonnaire de notre temps, qui projette en arrière,
très loin, très vite, notre passé le plus familier,
qui efface des façons d'être et de vivre encore fraîches
à notre mémoire et qui plaque notre futur sur un horizon
opaque, chargé de nuées et de miasmes. On tient d'autant
plus à se rassurer que plus rien n'est assuré. Les
deux "Grands" d'hier, longtemps arc-boutés l'un
à l'autre, sont déstabilisés par l'effondrement
de l'un d'entre eux. Les pays de l'ex-URSS et ceux de l'Est européen
s'enlisent dans des drames sans issue apparente. Les Etats-Unis,
pour leur part, ne sont pas à l'abri de violentes secousses
de civilisation, comme on a pu le voir à Los Angeles. Les
pays du tiers-monde ne sortent pas du marasme; l'Afrique, en particulier,
s'enfonce dans une impasse atroce. Les désastres écologiques,
la famine, le chômage, la montée du racisme, de la
xénophobie, hantent, comme autant de menaces, la fin de ce
millénaire. D'un autre côté, les sciences et
les technologies évoluent à une vitesse extrême,
livrant virtuellement à l'homme toutes les clefs nécessaires
pour résoudre ses problèmes matériels. Mais
l'humanité ne parvient pas à s'en saisir; elle reste
hébétée, impuissante devant les défis
auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au
développement de la pollution de l'eau, de l'air, à
la destruction des forêts, à la perturbation des climats,
à la disparition d'une multitude d'espèces vivantes,
à l'appauvrissement du capital génétique de
la biosphère, à la dégradation des paysages
naturels, à l'étouffement de ses villes et à
l'abandon progressif de valeurs culturelles et de références
morales relatives à la solidarité et à la fraternité
humaines... L'humanité semble perdre la tête, ou, plus
exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment
pourrait-elle retrouver une boussole pour s'orienter au sein d'une
modernité dont la complexité la dépasse de
toute part?
Penser la complexité, renoncer, en particulier, à
l'abord réducteur du scientisme quand il s'agit de remettre
en question ses préjugés et ses intérêts
à court terme: telle est la perspective d'une entrée
dans une ère que j'ai qualifiée de postmédias,
car tous les grands bouleversements contemporains, qu'ils soient
de portée positive ou négative, sont actuellement
jugés à l'aune d'informations tamisées par
l'industrie mass-médiatique, qui ne retient que le petit
côté événementiel des choses et qui ne
problématise jamais les enjeux en présence dans leur
véritable amplitude.
Il est vrai qu'il est difficile d'amener les individus à
sortir d'eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations
immédiates et à réfléchir sur le présent
et le futur du monde. Ils manquent, pour y parvenir, d'incitations
collectives. Or la plupart des anciennes instances de communication,
de réflexion et de concertation se sont dissoutes au profit
d'un individualisme et d'une solitude souvent synonymes d'angoisse
et de névrose. C'est en ce sens que je préconise -
sous l'égide d'un type d'articulation inédit entre
écologie environnementale, écologie sociale et écologie
mentale - l'invention de nouveaux agencements collectifs d'énonciation,
concernant le couple, la famille, l'école, le voisinage,
etc.
Le fonctionnement des mass media actuels, en particulier de la
télévision, va à l'encontre d'une telle perspective.
Le téléspectateur reste passif devant son écran,
prisonnier d'un rapport quasi hypnotique, coupé de l'autre,
déresponsabilisé.
Cette situation n'est cependant pas faite pour durer indéfiniment.
L'évolution des technologies introduira de nouvelles possibilités
d'inter-action entre le média et son utilisateur, et entre
les utilisateurs eux-mêmes. La jonction entre l'écran
audiovisuel, l'écran télématique et l'écran
informatique pourrait conduire à une véritable réactivation
de la sensibilité et de l'intelligence collectives. L'équation
actuelle (média = passivité) disparaîtra peut-être
beaucoup plus vite qu'on ne l'imagine. Evidemment, on ne peut pas
attendre de miracle de ces technologies: tout dépendra, en
fin de compte, de la capacité des groupes humains à
s'en emparer et à leur conférer des finalités
convenables.
La constitution de grands marchés économiques et
d'espaces politiques homogènes, comme tend à le devenir
l'Europe de l'Ouest, aura également des incidences sur notre
vision du monde. Mais celles-ci vont dans des sens contraires, de
sorte que leur résultante dépendra de l'évolution
de rapports de force entre des ensembles sociaux dont il faut reconnaître
par ailleurs que le contour demeure encore flou. Les antagonismes
industriels et économiques entre les Etats-Unis, le Japon
et l'Europe s'accentuant, la diminution des coûts de production,
le développement de la productivité, la conquête
des "parts de marché", deviendront des enjeux de
plus en plus tenaillants, accroissant le chômage structurel
et conduisant à une "dualisation" sociale toujours
plus marquée au sein des citadelles capitalistes. Sans parler
de leur coupure avec le tiers-monde, qui prendra une tournure de
plus en plus conflictuelle et dramatique du fait de l'inflation
démographique.
D'un autre côté, le renforcement de ces grands pôles
de puissance va sans doute contribuer à l'instauration d'une
régulation - sinon d'un "ordre planétaire"
- de nature géopolitique et écologique. En favorisant
d'importantes concentrations de moyens sur des objectifs de recherche
ou sur des programmes écologiques et humanitaires, l'existence
de ces pôles pourrait jouer un rôle déterminant
sur l'avenir de l'humanité. Mais il serait à la fois
immoral et irréaliste d'accepter que la dualité actuelle,
quasi manichéenne, entre les riches et les pauvres, les forts
et les faibles, s'accentue indéfiniment. Malheureusement,
c'est dans cette perspective que se sont inscrits, sans doute malgré
eux, les signataires de l'appel dit de Heidelberg, présenté
à la conférence de Rio, en suggérant que les
choix fondamentaux de l'humanité dans le domaine de l'écologie
soient laissés à l'initiative des élites scientifiques
(voir, dans le Monde diplomatique , l'éditorial d'Ignacio
Ramonet, juillet 1992, et l'article de Jean-Marc Lévy-Leblond,
août 1992). Cela procède d'une myopie scientiste assez
incroyable. Comment ne pas voir, en effet, qu'une part essentielle
des enjeux écologiques de la planète relève
de cette coupure de la subjectivité collective entre riches
et pauvres? Les scientifiques ont à trouver leur insertion
au sein d'une nouvelle démocratie internationale, qu'ils
doivent eux-mêmes contribuer à promouvoir. Et ce n'est
pas d'entretenir le mythe de leur omnipotence qui les avancera dans
cette voie!
Comment recoller le corps avec la tête, comment articuler
les sciences et les techniques avec les valeurs humaines? Comment
s'accorder sur des projets communs tout en respectant la singularité
des positions de chacun? Par quel moyen déclencher, dans
le climat de passivité actuel, un grand réveil, une
nouvelle renaissance? La peur de la catastrophe sera-t-elle un moteur
suffisant dans ce domaine? Des accidents écologiques, tel
Tchernobyl, ont certes conduit à un réveil de l'opinion.
Mais il ne s'agit pas seulement d'agiter des menaces, il faut passer
aux réalisations pratiques. Il convient aussi de se rappeler
que le danger peut exercer un véritable pouvoir de fascination.
Le pressentiment de la catastrophe peut déclencher un désir
inconscient de catastrophe, une aspiration vers le néant,
une pulsion d'abolition. C'est ainsi que les masses allemandes,
à l'époque du nazisme, ont vécu sous l'empire
d'un fantasme de fin du monde associé à une mythique
rédemption de l'humanité. Il convient de mettre l'accent,
avant tout, sur la recomposition d'une concertation collective capable
de déboucher sur des pratiques novatrices. Sans changement
des mentalités, sans entrée dans une ère post-médiatique,
il n'y aura pas de prise durable sur l'environnement. Mais, sans
modification de l'environnement matériel et social, il n'y
aura pas de changement des mentalités. On se trouve ici en
présence d'un cercle qui m'amène à postuler
la nécessité de fonder une "écosophie"
articulant l'écologie environnementale à l'écologie
sociale et à l'écologie mentale.
Qui gère le chaos capitaliste?
Avec cette perspective écosophique, il ne s'agit aucunement
de reconstituer une idéologie hégémonique comme
l'ont été les grandes religions ou le marxisme. Il
est absurde, par exemple, de la part du Fonds monétaire international
(FMI) et de la Banque mondiale de préconiser la généralisation
d'un modèle unique de croissance dans le tiers-monde. L'Afrique,
l'Amérique latine, l'Asie, devraient pouvoir s'engager dans
des voies de développement social et culturel spécifiques.
Le marché mondial n'a pas à piloter la production
de chaque groupement humain au nom d'un concept de croissance universel.
La croissance capitalistique demeure purement quantitative, alors
qu'un développement complexe concerne essentiellement le
qualitatif. Ce n'est ni la prééminence de l'Etat (à
la façon du socialisme bureaucratique) ni celle du marché
mondial (sous l'égide des idéologies néolibérales)
qui ont à régenter l'avenir des activités humaines
et leurs finalités essentielles. Il faudrait donc mettre
en place une concertation planétaire et promouvoir une nouvelle
éthique de la différence substituant aux pouvoirs
du capitalisme actuel une politique des désirs des peuples.
Mais une telle perspective ne risque-t-elle pas de conduire au chaos?
A cela je répondrai que la transcendance du pouvoir conduit
de toute façon au chaos, comme la crise actuelle le démontre.
Mais le chaos démocratique, à tout prendre, vaut mieux
que le chaos qui résulte de l'autoritarisme!
L'individu et le groupe ne peuvent faire l'économie d'une
certaine plongée existentielle dans le chaos. C'est déjà
ce que nous faisons chaque nuit en nous abandonnant à l'univers
du rêve. Toute la question est de savoir ce que nous retirons
de cette plongée: un sentiment de désastre ou la révélation
de nouvelles lignes de possible? Qui gère aujourd'hui le
chaos capitaliste? Les Bourses de valeurs, les multinationales et
(de moins en moins) les pouvoirs d'Etat! En fin de compte, pour
l'essentiel, des organismes décérébrés.
L'existence d'un marché mondial est certainement indispensable
à la structuration des relations économiques internationales.
Mais on ne peut pas attendre de ce marché qu'il régule
comme par miracle les échanges humains de la planète.
Le marché de l'immobilier contribue au désordre de
nos mégapoles. Le marché de l'art pervertit la création
esthétique. Il est donc primordial qu'à côté
du marché capitaliste se manifestent des marchés territorialisés,
s'appuyant sur des formations sociales consistantes, affirmant leurs
modes de valorisation. Du chaos capitaliste doivent sortir ce que
j'appellerai des "attracteurs" de valeurs: valeurs diverses,
hétérogènes, dissensuelles.
Un microfascisme prolifère dans nos sociétés
Les marxistes faisaient reposer le mouvement de l'histoire sur
une nécessaire progression dialectique de la lutte des classes.
Les économistes libéraux font aveuglément confiance
au libre jeu du marché pour résoudre les tensions,
les disparités, et pour accoucher du meilleur des mondes.
Or les événements confirment, si cela était
nécessaire, que le progrès n'est pas lié mécaniquement
ni dialectiquement aux luttes de classes, au développement
des sciences et des techniques, à la croissance économique,
au libre jeu du marché... La croissance n'est pas synonyme
de progrès, comme le révèle cruellement la
renaissance de la barbarie des affrontements sociaux et urbains,
des conflits interethniques, des tensions économiques planétaires.
Le progrès social et moral est inséparable des pratiques
collectives et individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme
et le fascisme n'ont pas été des maladies transitoires,
des "accidents de l'histoire" désormais dépassés.
Ils constituent des potentialités toujours présentes;
ils continuent d'habiter nos univers de virtualité; le stalinisme
du Goulag, le despotisme maoïste, peuvent renaître, demain,
dans de nouveaux contextes. Sous des formes variées, un microfascisme
prolifère dans les pores de nos sociétés, se
manifestant à travers le racisme, la xénophobie, la
remontée des fondamentalismes religieux, du militarisme,
de l'oppression des femmes. L'histoire ne garantit aucun franchissement
irréversible de "seuils progressistes". Seules
les pratiques humaines, un volontarisme collectif peuvent nous prémunir
de retomber dans les pires barbaries. A cet égard, il serait
tout à fait illusoire de s'en remettre aux impératifs
formels de la défense des "droits de l'homme" ou
du "droit des peuples". Les droits ne sont pas garantis
par une autorité divine; ils reposent sur la vitalité
des institutions et des formations de pouvoir qui en soutiennent
l'existence.
Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d'une
nouvelle conscience planétaire résidera donc dans
notre capacité collective à faire réémerger
des systèmes de valeurs échappant au laminage moral,
psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste
uniquement axée sur le profit économique. La joie
de vivre, la solidarité, la compassion à l'égard
d'autrui doivent être considérées comme des
sentiments en voie de disparition et qu'il convient de protéger,
de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies. Les valeurs
éthiques et esthétiques ne relèvent pas d'impératifs
et de codes transcendants. Elles appellent une participation existentielle
à partir d'une immanence sans cesse à reconquérir.
Comment forger, donner de l'expansion à de tels univers de
valeurs? Certes pas en dispensant des leçons de morale.
La puissance de suggestion de la théorie de l'information
a contribué à masquer l'importance des dimensions
énonciatrices de la communication. Elle a souvent conduit
à oublier que c'est seulement s'il est reçu qu'un
message prend son sens, et non simplement parce qu'il est transmis.
L'information ne peut être réduite à ses manifestations
objectives; elle est, essentiellement, production de subjectivité,
prise de consistance d'univers incorporels. Et ces derniers aspects
ne peuvent être réduits à une analyse en termes
d'improbabilité et calculés sur la base de choix binaires.
La vérité de l'information renvoie toujours à
un événement existentiel chez ceux qui la reçoivent.
Son registre n'est pas celui de l'exactitude des faits, mais celui
de la pertinence d'un problème, de la consistance d'un univers
de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne d'ouverture
vers une ère postmédias constituent les symptômes
d'une crise beaucoup plus profonde.
Ce sur quoi j'entends mettre l'accent, c'est sur le caractère
foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène,
de la subjectivité contemporaine, malgré l'homogénéisation
dont elle est l'objet du fait de sa mass-médiatisation. A
cet égard, un individu est déjà un "collectif"
de composantes hétérogènes. Un fait subjectif
renvoie à des territoires personnels - le corps, le moi,
- mais, en même temps, à des territoires collectifs
- la famille, le groupe, l'ethnie. Et à cela s'ajoutent toutes
les procédures de subjectivation qui s'incarnent dans la
parole, l'écriture, l'informatique, les machines technologiques.
Dans les sociétés antérieures au capitalisme,
l'initiation aux choses de la vie et aux mystères du monde
passait par le canal de rapports familiaux, de rapports de classes
d'âge, de rapports de clan, de corporation, de rituels, etc.
Ce type d'échange direct entre individus tend à se
raréfier. C'est à travers de multiples médiations
que se forge la subjectivité, tandis que les rapports individuels
entre les générations, les sexes, les groupes de proximité
se distendent. Par exemple, très souvent, la fonction des
grands-parents comme support d'une mémoire intergénérationnelle
pour les enfants disparaît. L'enfant se développe dans
un contexte hanté par la télévision, les jeux
informatiques, les communications télématiques, les
bandes dessinées... Une nouvelle solitude machinique est
née, qui n'est certes pas sans qualité, mais qui mériterait
d'être retravaillée en permanence de façon qu'elle
puisse s'accorder avec des formes renouvelées de socialité.
Plutôt que des rapports d'opposition, il s'agit de forger
des enlacements polyphoniques entre l'individu et le social. Toute
une musique subjective reste ainsi à inventer.
La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme.
Il est fréquent que l'on continue d'opposer la machine à
l'âme humaine.Certaines philosophies estiment que la technique
moderne nous a voilé l'accès à nos fondements
ontologiques, à l'Etre primordial. Et si, au contraire, un
renouveau de l'âme et des valeurs humaines pouvait être
attendu d'une nouvelle alliance avec la machine?
Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle
approche du machinisme à propos de la cellule, des organes
et du corps vivant. Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens,
des sociologues, qui explorent d'autres modalités de machinisme.
En élargissant ainsi le concept de machine, ils nous conduisent
à mettre l'accent sur certains de ses aspects insuffisamment
explorés à ce jour. Les machines ne sont pas des totalités
refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des
rapports déterminés avec une extériorité
spatio-temporelle, ainsi qu'avec des univers de signes et des champs
de virtualités. Le rapport entre le dedans et le dehors d'un
système machinique n'est pas seulement le fait d'une consommation
d'énergie, d'une production d'objet: il s'incarne également
à travers des phylums génétiques[3] (1). Une
machine affleure au présent comme terme d'une lignée
passée et elle est le point de relance, ou le point de rupture,
à partir duquel se déploiera, dans le futur, une lignée
évolutive. L'émergence de ces généalogies
et de ces champs d'altérité est complexe. Elle est
travaillée en permanence par toutes les forces créatrices
des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s'enchevêtrent
et constituent une mécanosphère enveloppant notre
biosphère. Et cela non comme un carcan contraignant ou une
cuirasse extérieure, mais comme une efflorescence machinique
abstraite, explorant le devenir humain.
La vie humaine est engagée, par exemple, dans une course
de vitesse avec le rétrovirus du sida. Les sciences biologiques
et les techniques médicales gagneront la lutte contre cette
maladie ou, à terme, l'espèce humaine sera éliminée.
De même, l'intelligence et la sensibilité sont l'objet
d'une véritable mutation du fait des nouvelles machines informatiques
qui s'insinuent de plus en plus dans les ressorts de la sensibilité,
du geste et de l'intelligence. On assiste actuellement à
une mutation de la subjectivité qui est peut-être encore
plus importante que ne le furent celles de l'invention de l'écriture
ou de l'imprimerie.
L'humanité devra contracter un mariage de raison et de sentiments
avec les multiples rameaux du machinisme, sinon elle risque de sombrer
dans le chaos. Un renouveau de la démocratie pourrait avoir
pour objectif une gestion pluraliste de l'ensemble de ses composantes
machiniques. Le juridique et le législatif seront ainsi amenés
à nouer des liens imprévus avec le monde de la technologie
et de la recherche (c'est déjà le cas avec les commissions
d'éthique relatives aux problèmes de la biologie et
de la médecine contemporaines; mais il faudrait aussi concevoir
rapidement des commissions d'éthique des médias, d'éthique
de l'urbanisme, d'éthique de l'éducation). Il s'agit,
en somme, de redécouper les véritables entités
existentielles de notre époque, qui ne correspondent plus
à celles d'il y a encore quelques décennies. L'individu,
le social, le machinique, se chevauchent; le juridique, l'éthique,
l'esthétique et le politique également. Une grande
dérive des finalités est en train de s'opérer:
les valeurs de resingularisation de l'existence, de responsabilité
écologique, de créativité machinique, sont
appelées à s'instaurer comme foyer d'une nouvelle
polarité progressiste au lieu et place de l'ancienne dichotomie
droite-gauche.
Valoriser l'écologie, préserver l'environnement
Les machines de production qui sont à la base de l'économie
mondiale sont axées uniquement sur les industries dites de
pointe. Elles ne contribuent pas à prendre en considération
des secteurs laissés pour compte parce qu'ils ne sont pas
générateurs de profits capitalistes. La démocratie
machinique devra opérer un rééquilibrage des
systèmes de valorisation actuels. Aménager une ville
propre, vivable, gaie, riche en interactions sociales; développer
une médecine humaine et efficace, une éducation enrichissante,
sont des objectifs tout aussi valables que la production en série
d'automobiles ou d'équipements électroniques performants.
Les actuelles machines, techniques, scientifiques et sociales sont
potentiellement capables de nourrir, d'habiller, de transporter,
d'éduquer tous les humains: les moyens sont là, à
portée de main, pour faire vivre dix milliards d'habitants
sur cette planète. Ce sont les systèmes de motivation
pour produire les biens et pour les répartir convenablement
qui ne sont pas adéquats. S'employer à développer
le bien-être matériel et moral, l'écologie sociale
et mentale, devrait être tout aussi valorisé que travailler
dans des secteurs de pointe ou dans la spéculation financière.
C'est le travail lui-même qui a changé de nature,
du fait de la prévalence toujours plus grande, dans sa composition,
des aspects immatériels de connaissance, de désir,
de goût esthétique, de préoccupations écologiques.
L'activité physique et mentale de l'homme s'y trouve de plus
en plus adjacente aux dispositifs techniques, informatiques et communicationnels.
De ce fait, les vieilles conceptions fordistes ou tayloristes de
l'organisation des sites industriels et de l'ergonomie sont dépassées.
A l'avenir, il devra être fait de plus en plus fréquemment
appel à l'initiative individuelle et collective, à
toutes les étapes de la production et de la distribution
(et même de la consommation). La constitution d'un nouveau
paysage d'agencements collectifs de travail - en raison, en particulier,
du rôle prépondérant qu'y joueront la télématique,
l'informatique et la robotique - remettra profondément en
cause les anciennes structures hiérarchiques, avec, en corollaire,
une révision des normes salariales qui ont actuellement cours.
Considérons la crise de l'agriculture dans les pays développés.
Il est légitime que les marchés agricoles s'ouvrent
aux pays du tiers-monde, dont les conditions climatiques et de rentabilité
sont souvent beaucoup plus favorables à la production que
celles des pays situés plus au nord. Cela signifie-t-il que
les paysans européens, américains et japonais devront
déserter les campagnes et migrer vers les villes? Il s'agit,
au contraire, de redéfinir l'agriculture et l'élevage
dans ces pays, de façon à valoriser convenablement
leurs aspects écologiques et à préserver l'environnement.
Les forêts, les montagnes, les fleuves, les bords de mer,
constituent un capital non capitaliste, un "placement"
qualitatif, qu'il convient de faire fructifier, de revaloriser en
permanence, ce qui implique, en particulier, de repenser de façon
audacieuse la condition d'agriculteur, d'éleveur et de pêcheur.
Il en va de même avec le travail domestique: il deviendra
nécessaire que les femmes et les hommes qui ont à
charge d'élever des enfants - tâche dont la complexité
ne cesse de s'accroître - soient convenablement rémunérés.
D'une façon générale, nombre d'activités
"privées" sont ainsi appelées à trouver
leur place dans un nouveau système de valorisation économique
qui prenne en compte la diversité, l'hétérogénéité
des activités humaines socialement, ou esthétiquement,
ou éthiquement utiles.
Du temps libre pour quoi faire?
Pour permettre un élargissement du salariat à la
multitude d'activités sociales qui méritent d'être
valorisées, les économistes auront peut-être
à imaginer un renouvellement des systèmes monétaires
et des systèmes salariaux actuels. La coexistence, par exemple,
de monnaies fortes, ouvertes sur le grand large de la compétition
économique mondiale, avec des monnaies protégées,
non convertibles, territorialisées sur un espace social donné,
permettrait de pallier la misère la plus criante, en distribuant
des biens qui ne relèvent que du marché intérieur
et en faisant proliférer tout un champ d'activités
sociales qui perdraient, du même coup, leur caractère
de marginalité apparente.
Une telle révision de la division et de la valorisation
du travail n'implique pas nécessairement que la durée
hebdomadaire de celui-ci doive diminuer indéfiniment, que
l'âge de la retraite doive être avancé. Certes,
le machinisme tendra à libérer de plus en plus de
"temps libre". Mais libre pour quoi faire? Pour s'adonner
à des loisirs préfabriqués? Pour rester le
nez collé sur la télé? Combien de retraités
sombrent, après quelques mois de leur nouvelle situation,
dans le désespoir et la dépression du fait de leur
oisiveté. Paradoxalement, une redéfinition écosophique
du travail pourrait aller de pair avec un élargissement de
la durée du salariat. Cela impliquerait une savante ventilation
entre le temps de travail affecté à l'économie
de marché et le temps de travail relatif à l'économie
des valeurs sociales et mentales. On pourrait imaginer, par exemple,
des retraites modulées permettant aux travailleurs, aux employés,
aux cadres qui le désirent, de ne pas être coupés
des activités de leur entreprise, surtout de celles qui ont
des implications sociales et culturelles. N'est-il pas absurde,
en effet, que ce soit au moment où ils ont la meilleure connaissance
de leur secteur d'activité, où ils pourraient rendre
le plus de services dans les domaines de la formation et de la recherche,
qu'ils soient brutalement rejetés? La perspective d'une telle
recomposition sociale et culturelle du travail conduirait tout naturellement
à promouvoir une nouvelle transversalité entre les
agencements productifs et le reste de la cité.
Certaines expériences syndicales vont déjà
dans ce sens. Il existe par exemple au Chili de nouvelles formes
de pratique syndicale s'articulant de façon organique à
leur environnement social. Les militants du "syndicalisme territorial"
ne se préoccupent plus seulement de la défense des
travailleurs syndiqués, mais également des difficultés
rencontrées par les chômeurs, les femmes, les enfants
du quartier dans lequel est insérée leur entreprise.
Ils participent à l'organisation de programmes éducatifs
et culturels, s'impliquent dans des problèmes de santé,
d'hygiène, d'écologie, d'urbanisme. (Un tel élargissement
du champ de compétence de l'action ouvrière est loin
d'être vu d'un bon oeil par les instances hiérarchiques
de l'appareil syndical.) Dans ce pays, des groupes d'"écologie
du troisième âge" se consacrent à l'organisation
relationnelle et culturelle des personnes âgées.
Il est difficile, mais cependant indispensable, de tourner la page
des anciens systèmes de référence fondés
sur une opposition tranchée gauche-droite, socialisme-capitalisme,
économie de marché-planification étatique...
Il ne s'agit pas de forger un pôle de référence
"centriste", équidistant des deux autres, mais
de se dégager de ce type de système fondé sur
une adhésion totale, sur une base prétendument scientifique,
ou sur des données juridiques et éthiques transcendantes.
Les opinions publiques, avant les classes politiques, sont devenues
allergiques aux discours programmatiques, aux dogmes intolérants
à l'égard de la diversité des points de vue.
Mais, tant que le débat public et les moyens de concertation
n'auront pas acquis des formes renouvelées d'expression,
le risque est grand qu'elles ne se détournent de plus en
plus de l'exercice de la démocratie, pour s'en remettre soit
à la passivité de l'abstention, soit à l'activisme
de factions réactionnaires. Ce qui importera, dans une campagne
politique, c'est moins de conquérir l'adhésion massive
du public à une idée que de voir cette opinion publique
se structurer en multiples segments sociaux vivants. La réalité
n'est plus une et indivisible. Elle est multiple, travaillée
par des lignes de possible que les praxis humaines peuvent attraper
au vol. A côté de l'énergie, de l'information
et des nouveaux matériaux, la volonté de choisir et
d'assumer un risque s'instaure au coeur des nouvelles aventures
machiniques, qu'elles soient technologiques, sociales, théoriques
ou esthétiques.
Les "cartographies écosophiques", qu'il faudrait
instituer, auront ceci de particulier qu'elles n'assumeront pas
uniquement les dimensions du présent, mais aussi celles du
futur. Elles se préoccuperont autant de ce que sera la vie
humaine sur Terre dans trente ans que de ce que seront les transports
urbains dans trois ans. Elles impliquent un choix de responsabilité
pour les générations à venir, ce que le philosophe
Hans Jonas appelle une "éthique de la responsabilité"[4]
(2). Il est inévitable que des choix à long terme
heurtent des choix d'intérêts à court terme.
Les groupes sociaux concernés par de tels enjeux doivent
être amenés à en délibérer, à
modifier leurs habitudes et leurs coordonnées mentales, à
adopter de nouveaux univers de valeurs et à postuler un sens
humain aux futures transformations technologiques. En un mot, à
arbitrer le présent au nom de l'avenir.
Il n'est pas pour autant question de retomber dans des visions
totalitaires et autoritaires de l'histoire, des messianismes qui,
au nom des "cités futures" ou de l'équilibre
écologique, prétendraient régenter la vie de
tout un chacun. Chaque "cartographie" représente
une vision particulière du monde, qui, même lorsqu'elle
est adoptée par un grand nombre d'individus, recèle
toujours en son coeur un noyau d'incertitude. C'est, en vérité,
son capital le plus précieux. C'est à partir de lui
que peut se constituer une authentique écoute de l'autre.
L'écoute de la disparité, de la singularité,
de la marginalité, voire de la folie, ne relève pas
seulement d'un impératif de tolérance et de fraternité.
Elle constitue une propédeutique essentielle, un rappel permanent
à cet ordre de l'incertitude, une remise à nu des
puissances de chaos qui hantent toujours les structures dominantes,
imbues d'elles-mêmes, autosuffisantes. Ces structures, elle
peut les renverser ou leur redonner sens, en les rechargeant de
potentialités, en déployant à partir d'elles
de nouvelles lignes de fuite créatives.
Au sein de tout état de chose, un point d'échappée
de sens est à repérer, à travers l'impatience
de ce que l'autre n'adopte pas mon point de vue, à travers
la mauvaise volonté de la réalité à
se plier à mes désirs. Cette adversité, j'ai
non seulement à l'accepter, mais à l'aimer pour elle-même;
j'ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à
la creuser, à l'approfondir. C'est elle qui me fera sortir
de mon narcissisme, de mon aveuglement bureaucratique, qui me restituera
un sens de la finitude, que toute la subjectivité mass-médiatique
infantilisante s'emploie à voiler. La démocratie écosophique
ne s'abandonnera pas à la facilité de l'accord consensuel:
elle s'investira dans la métamodélisation dissensuelle.
Avec elle, la responsabilité sort du soi pour passer à
l'autre.
Faute de la promotion d'une telle subjectivité de la différence,
de l'atypie, de l'utopie, notre époque pourrait basculer
dans les conflits atroces de l'identité, comme ceux que subissent
les peuples de l'ex-Yougoslavie. Il restera vain d'en appeler à
la morale et au respect des droits. La subjectivité s'enlise
dans le vide des enjeux de profit et de pouvoir. Le refus du statut
des médias actuels, associé à la recherche
de nouvelles interactivités sociales, d'une créativité
institutionnelle et d'un enrichissement des univers de valeurs,
constituerait déjà une étape importante sur
la voie d'une refondation des pratiques sociales.
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[1] Le Monde diplomatique, Octobre 1992, page 26;27.
[2] Félix Guattari est né le 30 avril 1930 à
Colombes. Fondateur, avec Jean Oury, de la clinique psychiatrique
de La Borde (Loir-et-Cher), il est l'auteur de cinq livres écrits
avec le philosophe Gilles Deleuze et publiés aux Editions
de minuit: l'Anti-OEdipe (1972), Kafka, pour une littérature
mineure (1975), Rhizome (1976), Mille-Plateaux (1979) et Qu'est-ce
que la philosophie? (1991). En outre, il a notamment écrit
la Révolution moléculaire (1977) et l'Inconscient
machinique (Recherches, Paris, 1979), et les Trois Écologies
(Galilée, Paris, 1989).
[3] NDLR: le phylum est la souche primitive d'où est issue
une série généalogique.
[4] Hans Jonas, le Principe Responsabilité. Une éthique
pour la civilisation technologique, traduit de l'allemand par Jean
Greisch, Editions du Cerf, Paris, 1990.
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