|
Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1479
Dès la fin de la guerre d’Algérie et le constat
de la mise en échec des désirs de coopération
intelligente par les blocs politico-économiques, et surtout
à partir du mouvement mondial des étudiants en 1968,
il devint clair qu’un nouveau mouvement social était
en train de naître. Ses premières défaites dans
les urnes et dans la rue ne l’empêcheraient pas de se
poursuivre souterrainement car il s’enracinait dans les formes
les plus modernes du capitalisme, celles qui mobilisent la connaissance
dans la coopération. Nous avions participé en 1968
à l’un de ses affleurements joyeux, libertaire, multiple,
inventif, et nous devions chercher les autres par une micro-politique
systématique de tissage, d’alliance, de « rhizomatisation
».
Nous nous sommes détournés alors délibérément
des discours marxisants à prétentions militaires,
quitte à paraître réformistes voire invisibles.
Pas question de dire « vers la guerre civile » pour
faire plaisir à quelques centaines de militants désemparés,
et surtout obéir à la vieille règle radicale
socialiste « je suis leur chef donc je les suis. » En
même temps pas question d’abandonner les copains embourbés
dans la répétition des modèles issus des guerres
d’indépendance nationale ou de la résistance
à l’occupant nazi : la solidarité avec ceux
qui furent emprisonnés en France, en Allemagne, en Italie
fut totale et la construction d’autres lignes de fuite conduite
avec efficacité. Cette efficacité passait par un intense
travail de sémiotisation, de reformulation : ne pas laisser
le système dominant affirmer que tout ce qui entrave sa marche
triomphale sera réduit à l’état infra-humain
et surtout ne pas laisser les pulsions des militants se prendre
en miroir dans cette réduction mortifère à
la nullité. Construire sans arrêt, avec ténacité,
de nouveaux espaces de liberté, qui suivent les pistes de
la solidarité, de l’affirmation des droits humains,
de l’autonomie et de la polyvocité du désir.
Cette construction passe aussi par un travail schizonalytique continu
avec certains de ceux qui rencontrent professionnellement le mouvement
avec le mandat institutionnel de le réprimer mais qui ont
le désir personnel, aussi ténu soit-il, de le laisser
passer, voire de le renforcer. Le choix de mots est alors essentiel
pour faire de l’action quotidienne une matière à
options, une occasion de micro-résistance, un outil d’élargissement
de l’espace des libertés. Les années 1980 furent
pour Félix des « années d’hiver »,
un étouffement du mouvement, un obscurcissement de la pensée
car les multiples expériences auxquelles il avait accès
par son rhizome, les recherches d’autres modes de vie, les
tentatives de nouvelles institutions, ont été dans
l’ensemble rabotées par l’alliance perverse d’un
discours social-démocrate et de mesures économiques
frayant le passage au capitalisme néolibéral ce qui
laissait peu de ressource pour ces espaces de liberté à
la création desquelles Félix travaillait.
Se figurer que les étudiants étaient la nouvelle
avant-garde d’un prolétariat façonné
par la grande industrie a permis en 1968 de vivre un mois de grèves
et de manifestations inoubliable, mais laissait complètement
dans le brouillard pour concevoir les devenirs du mouvement. Le
mot d’autogestion semblait peu convenir au refus du travail
qui se profilait. La violence avec laquelle un nombre important
d’étudiants s’étaient jetés dans
la bagarre témoignait d’un enjeu sous-jacent. Le rôle
des intellectuels était en train de changer, ils allaient
être appelés à participer au formatage de l’économie,
ils ne pourraient plus se draper dans les plis de la représentation
de la subjectivité historique. Nous connaissions du capitalisme
l’exploitation des ouvriers, la domestication des employés,
la destruction du tiers-monde ; notre morale petite bourgeoise nous
empêchait de nous associer directement à ces entreprises.
Mais un nouveau pouvoir subtil nous proposait de faire des intellectuels
les agents de sa grande entreprise de sémiotisation généralisée,
et de faire des marginaux ses relais, de faire des critiques les
joints de l’édifice social lézardé, et
des anciens militants les penseurs de sa politique d’assurance
contre tous les risques.
Mais qui dit joint dit aussi fissure, micro-pouvoir d’observation,
de poursuite, d’élargissement de ces failles sur lesquelles
le hasard nous avait placés. Ce fut d’abord un positionnement
politique professionnel anti-hiérarchique, aux sympathies
communistes, qui est apparu immédiatement après la
guerre d’Algérie. La construction de la nouvelle indépendance
se faisait sur des coordonnées propres, sans la mobilisation
attendue des minorités politiques qui de l’intérieur
de l’ancien pays colonisateur avaient prêté main
forte. La paix avait un goût amer ; elle teintait de national,
de religieux, voire de régressif pour les femmes, le modèle
déjà connu de la démocratie populaire. Le mouvement
révolutionnaire international était certes le même
dans tous les pays, mais il avait ses couleurs spécifiques
à chacun, voire des déclinaisons beaucoup plus locales
ou particulières entre lesquelles il convenait de trouver
des formes de coordination. Explorer la diversité des voies
suivies en fait par les militants, par les créateurs, par
toutes les personnes en recherche, créer par « groupuscules
» des micro-plans de consistance, d’analyse, d’actions,
et faire « rhizome » en nouant des relations, des alliances
dans de multiples directions : c’est ce que Félix a
proposé constamment aux nombreux militants qu’il croisait.
La parole, l’être ensemble électif, la petite
rupture dans l’emploi du temps comme échappées,
dérives, explorations.
En 1965 il avait fondé la Fédération des groupes
d’études et de recherches institutionnelles (FGERI)
soit un ensemble de groupes de travail qui faisaient déborder
la psychothérapie institutionnelle vers d’autres objets
; on parlait de ce que chacun avait choisi de faire comme discipline,
comme métier, sur les musiques ou les films, sur la contraception
et l’avortement aussi. Dans ce contexte les objets de discussion
étaient des objets qui résistent, qui à la
fois donnent envie d’agir ou de penser, mais par rapport auxquels
chacun ne fait presque rien ; le groupe oblige. Des groupes qui
ne sont pas confiés à des spécialistes mais
ouverts ; où n’importe qui peut couper l’autre
et le pousser à l’écriture aussi comme action.
Il y avait ainsi des architectes, des psychiatres, des enseignants,
des étudiants, des femmes, des ethnologues, des ouvriers
en rupture de parti communiste. Cela n’avait pas l’air
très révolutionnaire tous ces groupes qui discutaient,
qui se demandaient où passe le désir dans ce qu’ils
côtoient. Ils ont soutenu publiquement les situationnistes
de Strasbourg. La FGERI avait une revue, Recherches, qui imitait,
par sa maquette, la New Left Review anglaise ou les Quaderni Rossi
italiens, mais avait déjà abandonné le marxisme
à toute épreuve et pour tout sujet. Recherches méritait
bien son pluriel ; les recherches sont multiples.
Tous ces groupes ont basculé dans mai 68, se dispersant
souvent selon d’autres affinités ; de nombreuses personnes
se sont retrouvées au mouvement du 22 mars parti de Nanterre.
Juste avant Félix a créé avec quelques uns
le CERFI, un bureau d’études qui canaliserait l’argent
qu’on peut gagner avec un tel potentiel. Le hasard a fait
arriver l’argent : le gouvernement après 68 cherchait
à comprendre les critiques qui lui étaient faites
dans le domaine de l’urbanisme, de la garde d’enfants,
de l’ensemble des services collectifs. Comme dirait Félix
le gouvernement voulait « resémiotiser » le paysage
social bouleversé par mai 68, et cherchait auprès
des différents courants apparus avant ou dans le mouvement
de quoi penser sa nouvelle situation, enclencher un processus de
décentralisation, de dissémination et de renforcement
des positions de pouvoir. Le CERFI se retrouve alors en première
ligne. Il renvoie au pouvoir sa propre image dans son analyse des
équipements du pouvoir. Félix introduit alors la notion
d’assujettissement sémiotique pour montrer comment
les équipements collectifs interviennent sur les esprits,
sur les imaginaires et pas seulement sur les corps comme dans la
vision disciplinaire de Michel Foucault.
Le CERFI continue la revue Recherches, répond à des
appels d’offres de recherches de ministères, travaille,
développe ses analyses du pouvoir, des agencements collectifs,
et ses recherches-actions dans les champs déjà explorés
par la FGERI. Surtout avec le minimum d’argent qui permet
d’avoir un lieu, il accueille à son assemblée
générale hebdomadaire quantité de personnes
en recherche de branchements sociaux, militants ; il devient un
laboratoire de ce que pourrait être la schizoanalyse, une
écoute publique des désirs des uns et des autres et
un agencement en temps réel de ces désirs les uns
avec les autres, une sorte de micro-machination sociale qui a pour
limites les insuffisances théoriques et pratiques, mais aussi
les imaginaires de ses animateurs. Cette limite c’est celle
de la difficulté d’une reterritorialisation mobile,
fluente, sur un « corps sans organes » sur lequel pourraient
venir s’accrocher les machines désirantes, pourraient
venir se décrire indéfiniment les nouveaux évènements
sur une surface circonscrite. On est loin alors, et encore aujourd’hui,
de la conquête d’une telle paix, d’une telle «
chaosmose ». Le CERFI sort dans Recherches « Trois milliards
de pervers, grande encyclopédie des homosexualités
», manifeste exubérant de ce nouveau tissage des désirs
qu’il propose. On est en 1973.
Dans les limites de la Clinique psychiatrique de La Borde, et avec
le suivi analytique assuré par Jean Oury, cette mise en mouvement
de la communauté par la parole a eu des effets thérapeutiques
et de mieux être attestés par tous. Dans le cadre du
CERFI l’assèchement de la manne financière qui
autorisait cette construction de lignes de fuite a rapidement conduit
à une résurgence des corporatismes des « vrais
chercheurs », et des rapports de force qui ont mis fin à
l’institution : ceux qui étaient capables de faire
des vraies études pour des vrais ministères dans des
vrais bureaux d’études sont allés en faire.
La mise en commun de ressources pour une autre exploration a disparu
vers 1976. Félix cherche à l’étranger
des expériences alternatives, dans les communautés
californiennes, dans les gangs new-yorkais. L’heure est à
la résistance à partir de groupes de vie quotidienne
et de création artistique, plus qu’au changement institutionnel
quadrillé par les volontés de réforme.
Pourquoi vouloir à toute force cette autre exploration si
elle se heurte chaque fois au mur de l’identification imaginaire
au modèle dominant ? Les trois expériences vitales
de Félix se conjuguent pour lui dire de ne pas abandonner
:
- le vécu des luttes militantes faites depuis la Libération
d’aventures comme celle des Auberges de Jeunesses, celle du
cercle lettres de l’Union des étudiants communistes,
celle de la Voix communiste pendant la guerre d’Algérie,
celle de Mai 1968 : on rencontre toujours des militants, des militantes
qui ont une épaisseur sociale, une étrangeté,
un désir qui ne coïncident pas avec l’étroitesse
et la soumission qu’on leur demande. Tous ces gens rencontrés
au fil de l’action militante développent une passion
de connaissance, écrasée par les actions étriquées
et répétitives des organisations « révolutionnaires
».
- le travail de recherche sur l’inconscient tant dans la
pratique analytique en institution à La Borde, que dans un
milieu qui fréquente le séminaire de Lacan. C’est
la découverte de la multiplicité de trajectoires sociales
suivies par les « fous » arrivés en institution
; c’est le constat de l’étrangeté de ce
qui fait effet de coupure dans ces trajectoires, du caractère
fortuit de ce qui peut modifier l’inconscient à l’échelle
moléculaire ; c’est l’expérimentation
de la création continuée d’un milieu institutionnel
qui n’est pas sans contrainte mais où l’analyse
peut avoir force de proposition, si elle est toujours en éveil,
si elle suit les évènements ; c’est l’assurance
que la chronicisation n’est pas irrémédiable
; c’est le vécu d’une folie socialisée
et toujours présente. Cet étirement de l’espace
et du temps, ce façonnement quasi-artiste du quotidien qu’a
vécu La Borde sont-ils transférables dans une expérience
sociale plus large ? C’est la question du CERFI, ou de la
revue Chimères fondée en 1979, ou du CINEL (centre
d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté) fondé
également en 1979. Le CINEL se différencie du CERFI
par un objet plus politique : la solidarité avec les militants
poursuivis par la police en Allemagne, en Italie, en Espagne, ou
la lutte contre la guerre du Golfe ou pour une paix juste et durable
au Proche Orient. Mais à la manière du CERFI, et comme
Félix l’institue partout où il passe, c’est
une sorte de table ouverte, où chacun vient librement parler
de ce qui lui fait problème. La liberté commence à
se construire là, dans le micro-espace où on l’appelle
à émerger. Le CINEL expérimente les radios
libres et intervient sur la constitution de droit européen.
La liberté y devient l’affaire de chacun.
- la pratique de l’écriture avec Gilles Deleuze par
laquelle Félix tisse avec la trame théorique de la
recherche philosophique, les attendus de la pratique politique et
de la pratique thérapeutique, en insérant comme autant
de rameaux et d’inscriptions sur le corps commun les nombreuses
recherches que mènent autant d’amis sur des points
particuliers. Avec Gilles se fabrique un corps sans organes sur
lequel s’accrochent de nombreuses machines de leurs recherches
séparées. Un corps sans organe sur lequel est venu
déjà s’accrocher avec force la machine militante
homosexuelle, et qui attend d’autres devenirs. Tout au long
de ces années Félix a poursuivi la recherche théorique
d’un cadre d’analyse plus directement politique, à
l’usage des militants eux-mêmes, qui leur permettent
d’inscrire leurs intuitions particulières, leurs fragments
de lutte dans une perspective générale. Comment s’orienter
dans la pensée, dans l’action quand la perspective
de la récupération est si proche, quand l’ensemble
des contenus devient agençable au sein des dispositifs de
pouvoir, quand la différence en porte plus que sur les relations.
Trois grands apports conceptuels traversent l’ensemble des
textes rassemblés dans cette édition :
- le capital comme intégrale des formations de pouvoir,
comme pouvoir planétaire intégré d’assujettissement
sémiotique, de mise en équivalence de n’importe
quoi avec n’importe quoi, d’écrasement de la
puissance productive de la différence en simple écart
de valeur ;
- la différence entre la puissance déterritorialisante
du machinisme et le caractère social des reterritorialisations
avec les risques de sédentarisation, de corporatisme que
cela implique ;
- l’urgence de construire une ère post-médias,
de développer une écologie de l’esprit, une
écosophie.
I. Capital, pouvoir et assujettissement sémiotique
A travers les guerres qui se suivent, le capitalisme réduit
peu à peu chaque territoire de la planète à
une étendue comparable avec les autres, échangeable
entre grandes puissances dans les traités de paix et les
conférences internationales, dénudée de toute
autres caractéristiques que celles directement intégrées
à la production économique et au marché. Les
conflits en cours vérifient encore cette proposition lorsqu’ils
arrivent à réduire les habitants à la position
de réfugiés. La guerre économique prive peu
à peu chaque pays des ressources d’emprunt qui lui
auraient permis d’agir pour son développement, et les
condamnent les uns après les autres à prendre une
place fixe sur la hiérarchie des territoires assujettis au
capitalisme mondial intégré. Les multinationales peuvent
ainsi disposer d’un portfolio des territoires mobilisables
avec des descriptifs précis des qualités, des coûts
qu’ils y rencontreront. Les frontières nationales jouent
encore un rôle important dans ces portfolios, car c’est
selon leur dessin que se sont définis les régimes
de sécurité sociale qui différencient fortement
les conditions d’emploi des différents salariats. Mais
les gouvernements nationaux n’ont plus qu’un pouvoir
de médiation entre l’Empire économique mondial
et les populations, la gestion de l’ajustement structurel
entre valeurs subjectives et valeurs mondialisées du territoire
local. Plus ce pouvoir de médiation sera fragmenté
et collé aux spécificités des populations mieux
le capital mondial se portera ; d’où l’intérêt
du capitalisme pour les langues et les religions minoritaires, ses
vols successifs au secours de certains groupes dominés, recorporatisés
ensuite dans une façade de gestion nationale.
L’ensemble des procédés de contrôle social
concourt à cet assujettissement sémiotique qui culmine
dans les techniques comptables, bancaires, juridiques, évaluatives
dont le développement nous est présenté comme
une garantie de moralité (d’ailleurs sujette à
caution, voir par exemple l’affaire Enron). Toutes les formes
de connaissance qui contribuent à l’acceptation d’un
savoir commun, au refoulement des pulsions, des rêves, des
tentatives de singularisation sont également mobilisées,
ainsi que l’ensemble des rituels de la vie quotidienne tels
que le vêtement, les manières de se tenir et tout ce
qui concourt à signifier un rôle social pour que l’interlocuteur
vérifie qu’il est bien remplit. La théorie de
l’habitus de Pierre Bourdieu est une autre forme de description
de cet assujettissement sémiotique. Dans le capitalisme mondial
intégré la sémiotisation ne se limite plus
aux instruments financiers et à la fabrication d’un
marché, mais se réalise dans l’ensemble des
interactions symboliques par lesquelles les personnes co-présentes
font société. Comme l’ont montré les
sociologues Erwing Goffman aux Etats-Unis et Isaac Joseph en France,
le traitement des ratés de la communication est le moment
le plus fin de cet assujettissement, celui dans lequel ses différents
rituels sont capables de réparer les erreurs premières
de la mise en relation, de finir d ’homogénéiser,
dans la reconnaissance de la différence, l’espace social
des entreprises ou du capitalisme mondial.
Dans ce capitalisme sémiotique la dimension de pouvoir,
la capacité de concentrer la vision sur le spectacle choisi,
est plus importante que la dimension de profit, qui n’intervient
que comme bénéfice secondaire du système. Or
cette capacité de pouvoir est battue en brèche par
la multidirectionnalité de la déterritorialisation
machinique ; et le capitalisme a donc besoin d’agents de plus
en plus nombreux pour rapporter à ses vecteurs les forces
d’invention, en prélever son propre renforcement. Il
n’hésite d’ailleurs pas à inhiber cette
inventivité sociale pour la canaliser dans les seules directions
qu’il a sélectionnées. C’est pour rester
au plus près de ces procédés de sélection
et de contrôle qu’il s’appuie systématiquement
sur les Etats-nations dans le cadre desquels avait commencé
à se mettre en forme depuis un siècle l’alliance
entre le pouvoir et le travail scientifique et technique ; le capitalisme
mondial utilise les canaux qui marchent avant d’en inventer
de nouveaux, et n’invente ces derniers que sous la pression
des déterritorialisations en cours, soit souvent avec un
certain retard. Extorquer une plus-value économique exige
d’avoir le pouvoir de faire croire au juste prix du travail
exploité ; cette croyance n’est jamais seulement résignation
imposée par le chômage et la répression, elle
s’appuie aussi sur toutes ces formes d’autoévaluation
que multiplient les médias modernes ; surtout elle est refoulement
de nombreuses autres potentialités sans valeur officielle.
Chaque individu énonce lui-même de façon apparemment
libre l’ensemble des phrases qui signent sa place dans le
capitalisme mondial intégré, et fait le nécessaire
pour y rester. Il croise diverses appartenances qui ancrent son
présent dans son passé, et dans les passés
des différents groupes auxquels il se réfère
; le nouveau se présente alors sous les traits de la répétition
du passé et la sécurisation systématique du
non-événement est activement recherchée, soit
matérielle par les équipements de sécurité,
soit imaginairement par une prévention, par une représentation
la plus complète possible de tous les accidents qui peuvent
arriver. Un travail permanent de mise en forme de la réalité
est assuré pour lui donner la figure du déjà
vu, et plus encore du déjà prévu. L’individu
rejoue des figures qui lui ont été soufflées
par les médias. La subjectivité se trouve donc façonnée
par la nationalité, et à l’intérieur
de celle-ci par les grandes orientations des médias de référence.
Félix distingue déjà le capital social du
capital économique : c’est le premier qui assume la
fonction de modélisation sociale et qui produit la subjectivité
nationale alors que le capital économique s’accommode
d’une diversité de comportements. Le capital social
est accessible à tous, s’analyse en termes de capacité
d’action, et s’accumule en termes de pouvoir sur les
autres. Il joue un rôle essentiel dans les actions de développement
; il offre son relais local au pouvoir d’état, et permet
de façon relativement économique l’assujettissement
de nouvelles régions par intériorisation des règles
de fonctionnement social dominantes.
Cette conception du capital en donne une vision moins bipolarisée
que la vision marxiste classique ; elle rend compte de la diversité
des luttes et surtout elle propose d’en approfondir les traits
de singularité, au lieu d’essayer de faire passer celles-ci
dans les seuls modèles légitimes. Face à l’activité
unifiante et homogénéisante du capital elle maintient
une ouverture, elle explique la diversité constatée
des expressions de lutte.
Chaque segment est invité à approfondir, étendre,
complexifier sa propre problématique, étirer son univers
dans toutes les directions et sortir de la place assignée.
A lutter notamment contre la contamination de son univers symbolique
par les modèles de la classe dominante. Le schéma
d’Alain Touraine pour qui la construction de l’identité
du dominé se fait en miroir du dominant, pour dépasser
l’opposition dialectiquement et devenir capable de gouverner
le tout, est sérieusement mis à mal par cette problématique
qui prône plutôt les alliances à l’écart
entre groupes dominés, les parcours de lignes de fuite, et
le dédain pour le symbolisme unifié du centre.
Dès le début des années 1980 Félix
note que la classe ouvrière qualifiée s’est
laissées gagné par les modèles de consommation
bourgeois, et a été remplacée au sein des mouvements
militants par de nouveaux milieux sociaux « non garantis »
: immigrés, femmes surexploitées, travailleurs précaires,
chômeurs, étudiants sans débouchés, assistés
de toutes sortes, et aujourd’hui exclus du logement ou des
prestations sociales. Ces groupes ne sont pas unifiés. Les
valeurs et les qualifications qui les traversent sont multiples
mais inopérantes dans le système de production. Ils
demandent le droit de vivre, d’inventer de nouvelles formes
de vie, de dessiner de nouveaux espaces avant le droit de travailler.
Leur existence percute directement les formes de sémiotisation
propres au système dominant. Ils apparaissent d’emblée
comme marginaux. Leur venue dans les grandes métropoles du
capitalisme mondial fait tout d’un coup apparaître les
territoires d’où ils viennent pour ce qu’ils
sont : des poches de pauvreté au sein de l’espace insolent
du développement économique. Ils en appellent à
une redistribution, et toutes les formes de redistribution existantes
se défendent contre cette nouvelle donne. Tous les pays industriels
sont en proie à une réforme de l’Etat-providence,
à une restriction de celui-ci au seul bénéfice
des travailleurs garantis, dans la seule préoccupation de
la reproduction du centre du système, au moment-même
où les transformations de l’économie devraient
le conduire à garantir à tous un revenu.
Ce resserrement du pouvoir sur ses fondamentaux, sur ses axiomes
de base, diffuse depuis l’économie à tous les
secteurs de la société, à tous les rapports
de domination secondaire, qui deviennent autant de points de cristallisation
de pouvoir contre lesquels viennent se briser en autant d’éclats
les mouvements de déterritorialisation.
II. Déterritorialisation machinique et reterritorialisations
sociales
De nouvelles capacités sont sans arrêt produites par
la découverte de nouvelles manières de faire dans
tous les domaines de la vie. Ces manières de faire n’ont
pas nécessairement besoin d’un appareillage très
compliqué : de nombreux romans montrent les multiples constructions
inventives qu’on peut mener avec des éléments
très simples. Mais l’innovation technologique ouvre
chaque jour des possibilités inédites, et suscite
les vocations à mettre les machines en ouvre, à les
compléter les unes par les autres, à leur faire produire
des performances inédites. Toute machine produit un déplacement
de l’objet qu’on lui soumet, mais aussi du sujet qui
la fait marcher et qui réalise à travers elle de nouvelles
capacités. La machine ne laisse pas indifférent. Elle
modifie la place de celui qui l’actionne, de celui qui regarde
l’actionner, même de manière infinitésimale,
dans le système des places que le capitalisme sémiotique
assigne. La machine est un facteur de dérangement, de déterritorialisation,
de mise de l’humain hors de sa terre non pas d’origine,
mais provisoire. La machine inscrit chacun au cour d’un réseau
qui le sollicite de manière technique et de manière
sociale à la fois. La sémiotisation capitaliste encode
cette modification au plus vite, en propose un sens qui se voudrait
unique. Mais la prolifération machinique déborde de
toutes parts les capacités de recentralisation, d’axiomatisation
du système. Elle produit sur toutes ses marges, mais aussi
en son cour, des zones d’autonomies temporaires, provisoirement
déboussolées, ouvertes à d’autres travaux
d’interprétation.
Alors qu’on pourrait évaluer à 20% maximum
de la population, ceux qui votent à l’extrême
gauche ou pour les verts, la minorité plus ou moins réfractaire
au travail de sémiotisation du capitalisme, ce sont l’ensemble
des travailleurs, des consommateurs, des vivants, qui développent
leurs pratiques en adjacence aux flux machiniques déterritorialisés,
et qui sont confrontés au choix d’en suivre tel filon
ou tel filon ou au contraire d’intégrer le groupe central
qui rabat l’ensemble de ces potentialités sous la définition
d’identités hiérarchisées. Ces minorités
se dispersent le long des flux, manifestent une diversité
de désirs divergents. En même temps elles se développent
au fur et à mesure que les flux machiniques les renforcent
et les sollicitent, par et mettent de fait en réseau leurs
points de résistance. Cette résistance, tant qu’elle
n’est pas transversalité par quelque agencement d’énonciation
collective s’immisce tout simplement dans le système
du capitalisme mondial intégré, répond à
ses besoins d’un espace de capture toujours plus large pour
mener son entreprise de récupération. Par un côté
cette entreprise de révolution moléculaire est relativement
à l’aise, elle peut opérer pacifiquement, elle
est même demandée par le pouvoir, et de l’autre
elle se consume rapidement, phagocytée par la normalisation,
la sémiotisation, qui l’inscrivent sans douleur dans
le tableau général des innovations récentes.
Comment s’arc-bouter contre ce lissage général
de l’espace, quelles sont les forces qui résistent
à l’assujettissement ? Et pourquoi y résister
? A cette dernière question la réponse est simple
: la production du phylum machinique n’est pas forcée
de se perd dans la sémiotisation qui fonctionnalise toutes
les démarches, qui les inscrit dans un code, qui y assigne
un début et un fin, qui engloutit chaque action dans la répétition
d’un modèle préformé ou post-formé.
Le principe de plaisir qui accompagne les découvertes le
long de la ligne machinique peut continuer à proliférer
au lieu de se transformer en rictus de la satisfaction de soi, en
rictus du vide du travail bien fait. La créativité
accompagne la mise en ouvre des processus machiniques et peut donner
naissance à de nouveaux programmes d’action. La jouissance
du désir machinique se fait force productive. Il y a dans
l’action sociale comme dans la matière un principe
un principe de bifurcation qui voit le changement se produire au
boutdela répétition.
Ces bifurcations du désir machinique produisent des plate-forme
intermédiaires, des micro-espaces de valorisation à
la marge des lignes de désir dégagées précédemment.On
constate uneprolifération d’espaces sociaux dédiés
à une multitude d’objets tous différents. De
nouvelles terres émergent sur lesquels se rencontrent ceux
qui ont suivi des lignes de déterritorialisation proches.
Il ne s’agit pas d’un espace de sens unifié et
celui que produit en même temps le capital à partir
des mêmes données économiques et sociales ne
rassemble que partiellement ce qui a ainsi émergé.
L’espace du désir déborde de partout et le choix
se présente de rentrer dans l’ordre en se prêtant
à la production de plus value de code, ou de d’explorer
les espaces nouvellement créer, de vivre autre chose. L’espace
d’ensemble est troué, a des zones d’invisibilité,
des points aveugles. La recherche d’une unification trop grande,
du côté des forces de résistance, ne serait
que facilitation pour le travail de sémiotisation du capital.
La lenteur, l’inertie, la jouissance esthétique, le
voyage sont alors des postures à développer sans souci
d’intégrer, de dominer, d’homogénéiser.
Partir à la découverte des différences qu’on
arrive toujours à produire malgré le capitalisme mondial
intégré, et grâce à lui, grâce
à son souci d’offrir toujours plus d’outils de
déterritorialisation et de sémiotisation. Les segments
sociaux de la différence s’enroulent autour de ses
lignes de forces comme les plantes saprophytes autour des grillages
tendus pour aider la croissance des plantes attendues. De nouvelles
espèces surgissent au croisement de celles qui demeurent,
et telles les cyborgs allient apports technologiques et passions
humaines.
Dans ces lignées technologiques les institutions sociales
ne tiennent plus la place de choix qu’elles ont occupé
au début de la démarche de Félix. Contrairement
à ce qu’on avait imaginé, ce ne sont pas les
institutions qu’on rend thérapeutiques ou éducatives
globalement, mais le transfert temporaire qu’on y apporte,
la tension entre un individu ou un groupe innovant et le public
auquel il s’adresse, la force qu’il inscrit dans une
forme réelle locale, avec laquelle il apporte sa capacité
de réforme. Même si l’action consiste à
instituer des formes de gestion collective, ces formes ne suffisent
pas à porter l’innovation au delà de l’intervention
de l’individu qui est pris dans le mouvement de transformation,
s’il n’est pas lui-même inscrit dans un autre
réseau transversal à l’institution où
il agit. Plusieurs individus au sein d’une même institution
peuvent être accrochés à des phylums de transformation,
mais ceux-ci seront toujours distincts ; la convergence un moment
possible, l’espace commun réalisé, peuvent être
remis en question par les circonstances, par la poursuite de chacun
sur sa propre ligne tout simplement, ou par leur réaction
différente à un évènement extérieur.
Faire individu dans le système c’est délibérément
chercher de telles accroches, prendre de la distance avec son histoire
et donner prise aux autres dessus, prendre avec eux l’espace
et le temps d’une production, d’une transformation.
L’occupation de terres, d’immeubles abandonnés,
le jardinage dans les friches urbaines, la résistance aux
opérations immobilières, sont devenus des formes privilégiées
d’intervention de ce mouvement. Mais ces actions ne s’entendent
comme ses traces que si elles sont reliées par la participation
aux grands moments de lutte et de réflexion qui anticipent
un autre monde.
Ces occupations ne sont fonctionnelles qu’en apparence. Elles
donnent à des artistes des espaces de travail temporaires
; elles donnent à des familles ou des célibataires
des logements provisoires, des terrains où édifier
leurs maisons, des espaces où peindre et répéter.
Mais ces petites victoires concrètes sur le terrain sont
la création d’autant de lieux de discussion, d ’espaces
collectifs d’où envisager le monde différemment,
d’où commencer à penser qu’on peut y conquérir
une place. Les centres sociaux en Italie, comme les quelques grandes
friches culturelles des villes européennes sont des lieux
d’exploration et de maintien en éveil d’une jeunesse
qui refuse la mise au travail salarié prématurée.
Là se cherchent des musiques, des danses, des scénarios
de films, des productions nouvelles souvent confuses mais non assimilables
par les grands systèmes interprétatifs existants.
Les nouveaux langages ont besoin de lieux pour se créer et
l’espace strié, approprié et de plus en plus
cher, n’est pas propice à cette création. La
mise en perspective politique se fait par l’intermédiaire
du statut et de la question du revenu. Lorsque Félix écrivait
il y a près de vingt ans ces questions étaient moins
soulignées qu’actuellement ; pourtant elles avaient
déjà fait l’objet des expérimentations
du CERFI. Quelles sont les conditions de rémunération,
de vie collective, propices à une création, à
un branchement continué sur le phylum machinique et sur toutes
les recherches qui l’explorent ?
Dans tous ces groupes l’espace occupe une place centrale,
un espace temporairement en déshérence, mais dont
le capitalisme immobilier prépare la réappropriation.
La construction de la reterritorialisation qui s’y profile
demande alors beaucoup de tact : s’agit-il seulement d’un
petit groupe qui jouit momentanément d’une opportunité
foncière pour une carrière dans son domaine, ou s’agit-il
de l’ouverture d’un espace de liberté, d’expression
de désirs, de relais, et ce par la position progressive d’objets,
de programmes, qui organisent une mise en relation des uns et des
autres, une ouverture à tous ? Il est très difficile
pour un espace de reterritorialisation de ne pas devenir fonctionnel
par rapport au désir qui l’a constitué, et de
ne pas organiser le branchement de ce désir sur le grand
axe sémiotiseur du capitalisme. Cela implique de laisser
ouvert l’espace sans arrêt au discordant, au différent
sans pour autant admettre que cette différence prenne le
dessus et rapporte la reterritorialisation à soi-même.
Cela implique de produire dans cet espace des occasions différenciées
de prise de parole qui ne soit pas seulement de la décision
centrale à prendre, qui ne soit pas seulement une forme de
participation, mais une recherche de faire vivre aussi l’espace
par ses bords, alors que le reterritorialisation sociale consiste
souvent à inventer un micro-signifiant de ralliement alternatif,
et à s’y tenir complètement arc-bouté
dans une surdité complète à ce qui se passe
autour. Faire vivre une expérience micro-sociale, un espace
où se croisent et se rencontrent des désirs, est très
difficile tant est grande notre capacité à anticiper
la réaxiomatisation de toutes nos actions, et à nous
en faire donc les premiers vecteurs. Une micropolitique résolue
d’alliances, de position de nouveaux objets sur les bords
qui impliquent d’autres groupes et soient donc aussi tenus
par eux est alors indispensable. La subjectivité du groupe
est travaillée par cette tension entre son centre de gravité,
son vide intérieur, et ses bords actifs dans la sensibilité
à l’altérité, au phylum machinique peut-être,
mais aussi au chaos social de trajectoires de désir qui se
multiplient à l’infini. Félix semble encore
croire à un sens de l’histoire défini par l’invention
technologique qui emporterait le désir humain avec elle,
et lui donnerait la force de braver toutes les axiomatisations,
reterritorialisations et autres pulsions mortifères. Mais
ce sens n’est-il pas donné aussi par l’axiomatisation
capitaliste qui finance la recherche et surtout sa mise en ouvre
technique ? Le quotidien de l’analyse comme du militantisme
montre que le sens se cherche plutôt dans les relations, dans
ce social fragmenté en micro-espaces de reterritorialisation
que Félix propose de soigner avec toute l’attention
d’autant de jardiniers, dans ce qu’il a appelé
écosophie.
III. Vers une ère post-médias par la pratique de l’écosophie
Félix a toujours insisté sur le rôle capital
des médias dans le travail d’axiomatisation générale
en quoi consiste le capitalisme mondial intégré, et
mentionne à plusieurs reprises les radios libres comme une
des voies que devrait prendre une politique de résistance.
Pouvoir énoncer autre chose que ce qu’il faut dire,
pouvoir configurer d’autres sensibilités, pouvoir entendre
aussi des énoncés différents, être invités
à fantasmer à partir d’autres propositions :
les radios libres en France foisonnèrent à la fin
des années 1970 et au début des années 1980
; elles furent un des problèmes technico-politiques qu’eut
à résoudre le gouvernement socialiste : comment partager
la bande FM entre cette multiplicité de moyens d’expression
? Et le moyen de l’axiomatisation vint : par la puissance
de l’émetteur et donc l’argent mobilisé
par la radio. La radio a été une expérience
passionnante, la possibilité de constituer de nouveaux agencements
d’énonciation, la production de nouveaux modes de vie
centrés autour du nouvel outil technique. Mais la radio a
été une expérience éphémère,
marquée par les conditions d’utilisation technique
et financière de ce média. Il ne s’agit pas
d’une expérience post-média, mais d’une
expérience de lutte, d’expression, de conquête
du présent par un média. Ce média reste très
vivant dans de nombreux pays notamment en Afrique. En Europe il
a été supplanté par l’internet plus performant
pour construire collectivement des messages et les transmettre à
un public cible.
Lorsque Félix est mort en 1992 l’internet était
encore un outil aux mains des universitaires et des militaires américains
; l’ordinateur portable avait déjà révolutionné
depuis quelques années les pratiques de l’écriture
collective chez les jeunes et les artistes : les fanzines se multipliaient
dans les quartiers de banlieue. L’écriture comme la
musique devenaient de nouvelles pratiques de recherche et de description
d’identités complexes, de publicisation directe de
ses interrogations à des publics d’amis ou carrément
à la rue. Les essais d’analyse video faits par Félix
quelques années avant avec la photographe Martine Barrat
auprès des gangs d’adolescents new-yorkais devenaient
précurseurs des interrogations européennes. Face aux
manifestations multiples d’identités différentes,
contradictoires, il ne s’agissait pas de se mettre à
l’écart pour compter les coups au prétexte de
la nature nécessairement agressive de la différence,
mais de proposer des objets technologiques d’auto-observation
des constituants de chaque groupe, et des dispositifs sociaux de
négociation qui permettent aux uns et aux autres de s’épanouir
par l’intelligence : intelligence de leur propres constituants,
intelligence de leurs relations aux autres. Tout le contraire d’une
ligne de répression, d’interdiction et de rentrée
dans l’ordre, mais au contraire une écologie sociale
des différences, un apprentissage de la résolution
des peurs, un désamorçage de l’agression. La
pertinence de ce propos fut notamment sensible dans les suites de
l’émeute urbaine des Creeps et des Bloods à
Los Angeles en 1992. Après des combats dévastateurs
démarrés sur un prétexte ethnique lamentable,
les jeunes présentèrent en commun un programme d’améliorations
urbaines pour leurs quartiers.
Que ce soit la radio, la photographie, la video ou l’internet,
l’ensemble des outillages techniques à la base des
principaux médias s’est miniaturisé de telle
manière qu’il devient possible à des groupes
amateurs, ou à des anthropologues, des poètes, bref
aux gens ordinaires de s’en saisir, et de travailler leur
expression à même le média sans le filtre d’une
représentation qu’elle soit professionnelle ou politique.
En même temps le média par ses exigences de cadrage,
de découpage du temps, par toute la configuration technique
de son usage, crée tout de même une altérité
qui compose avec le message qu’on veut lui voir véhiculer.
Le quotidien devient passible d’une reproduction qui n’est
plus imitation, mais questionnement, bifurcation. La sélection
dans le réel à laquelle oblige n’importe lequel
de ces supports agit comme instrument d’analyse, et non simple
reflet, comme invitation à penser.
L’ère post-média par la diversité des
messages qu’elle aura à transmettre sur les mêmes
faits ouvrira à la multiplicité des interprétations,
sortira du rabattement sur le passé et sur les origines,
refusera l’affirmation maniaque d’une vérité
unique, recherchera la pluralité des récits et des
mises en scène. Cette ouverture sera permise par une véritable
hétérogénèse des situations collectives,
dans laquelle l’apprentissage ne se fera plus par imitation
mais par exploration du différent, constitution progressive
de l’un en l’autre du nouveau, retrait progressif des
marques de l’un et de l’autre dans une nouvelle synthèse.
De nouveaux rapports s’affirmeront entre les êtres,
caractérisés moins par leurs sexes, leurs ethnies
ou leurs générations que par leurs machinismes de
prédilection, leurs médias préférés.
De nouveaux savoirs s’affirmeront au côté de
la science produite dans les laboratoires et les universités,
et fourniront à celle-ci de nouvelles hypothèses pour
prolonger ses recherches.
Les textes de Félix sont cependant traversés par
l’angoisse qu’il n’en soit pas ainsi et que la
révolution moléculaire à l’ouvre le long
des nouveaux machinismes technologiques soit brutalement interrompue
par une catastrophe politique dictatoriale. Celle-ci est appelée
en effet par la mise en série de toutes les micro-catastrophes
qui se produisent le long des axes de sémiotisation par exclusion
des territoires de désir rejetés par son entreprise
d’unification, et par dégradations des territoires
naturels ou sociaux. Le développement du capitalisme s’accompagne
d’un cortège d’évènements néfastes,
traités par lui comme autant de scories et de justificatifs
de la soumission. C’est dans ce champ travaillé par
le militantisme écologique et l’entreprise politique
des verts qu’il importe notamment de développer au
plus vite des cartographies schizoanalytiques qui donnent une valeur
motrice à l’incertitude contemporaine. Loin de pousser
à l’acceptation des mots d’ordre dominant, celle-ci
doit ouvrir à la pluralité des hypothèses,
éveiller au goût du risque et de la création
collective.
Le développement machinique actuel en généralisant
à l’ensemble de la société la capacité
à produire des messages médiatisés a créé
une situation inédite de déhiérarchisation,
d’égalisation potentielle. La transversalisation de
l’ensemble des processus sociaux est devenue possible, avec
les risques d’effondrement de la reproduction centralisée
que cela implique. La violence des réactions du capitalisme,
et des mouvements qui parcourent en écho l’ensemble
des corps sociaux, en est forcément exacerbée. La
recherche de solutions se fait en même temps à l’échelle
mondiale, ce qui intensifie encore les soubresauts des anciennes
territorialités étroites en train de perdre leur fonctionnalité.
D’où l’importance de créer par petits
groupes ou de manière plus transversale de nouveaux lieux
de cartographie de la subjectivité à partir desquels
pourraient s’affirmer de nouvelles valeurs ; d’où
l’importance de se mettre en travers de toutes les tentatives
de mises en équivalence généralisée,
de concentration de la vérité et de la valeur.
Il s’agit de créer une nouvelle logique des intensités
« une écologique », qui sur des dimensions toujours
renouvelées, repère la logique du mouvement machinique,
et les territorialités sociales qu’il tangente, autour
desquelles il s’enroule, et qu’il entraine dans son
mouvement sans pour autant les détruire, en les dilatant
au contraire, en les ouvrant aux autres territorialités qui
les bordent, en organisant une déterritorialisation en douceur.
La littérature, la science, la philosophie, l’art ont
été jusqu’ici des pratiques de déterritorialisation
douce parce qu’inscrites en marge de la part dominante du
socius, dans des espaces réservés à l’intellectualité,
dans des espaces supérieurs. Le développement des
médias de masse, comme auparavant certaines pratiques religieuses
ou éducatives, a donné à tous un accès
imaginaire à cette sphère intellectuelle. Le développement
des outils technologiques médiatiques offre à tout
un chacun la possibilité d’aller y puiser pour de vrai,
et d’en faire dériver de nouvelles formes de production
encore inconnues à ce jour. La révolution moléculaire
est plus que jamais à l’ordre du jour ; son avènement
dépendra de notre capacité à vaincre l’ambivalence
du désir dans des pratiques schizoanalytiques collectives
qui restent à inventer.
L’actualité de la pensée de Félix
Vingt après leur rédaction les textes de Félix
restent complètement d’actualité, y compris
dans leur ton un peu prophétique, dans leur appel à
l’organisation politique. En vingt ans l’intégration
de la planète a avancé, et les technologies financières
du capitalisme se sont améliorées tout en connaissant
de sérieuses déconvenues. La pression vers l’appauvrissement
et la désolation de plus grandes masses d’habitants
de la planète s’est confirmée ; l’asservissement
des techniciens et autres professionnels à des machinismes
de plus en plus sophistiqués s’est accru. La révolution
moléculaire est restée rampante : fourmillement de
petits groupes, difficulté à faire des ponts à
partir des bordures entre groupes, faible élaboration théorique
ou poétique, éparpillement dans les causes lointaines,
usage des moyens technologiques de communication pour construire
cahin-caha des morceaux de plan d’immanence, des espaces où
les évènements peuvent se diffuser, les solidarités
s’organiser.
Les psychanalystes sérieux prétendent que la schizoanalyse
est une théorie mise à la disposition des loosers
pour se conforter dans leur être, comme le cinéma a
pu être une mise en scène de loosers pour accompagner
les méditations de leurs semblables sur les méandres
de leurs propres vies. Il faut répondre à ces gens
sérieux catégoriquement oui. Mais je préfère
dire « désaffiliés » à la fois
pour rendre hommage aux belles analyses de Robert Castel sur la
décomposition de l’état providence gagné
par les luttes de la classe ouvrière, et pour désigner
au plus juste la condition de base de tout un chacun dans ce mouvement
dont le premier manifeste s’est appelé L’AntiOedipe.
Les désaffiliés ont besoin de comprendre non pas pourquoi
ils ont perdu, et pourquoi ils n’ont pas su répondre
aux attentes de leurs parents, mais qu’est-ce qu’ils
peuvent faire de cette perte, de la position sans repères
qui est la leur. Car si les désaffiliés ont perdu
le pouvoir sur leur vie, ils détiennent toujours comme le
dit l’américaine Starhawk le pouvoir du dedans, le
pouvoir de tout être vivant. Les désaffiliés
disposent aujourd’hui de nouveaux instruments pour composer
l’espace, former des communautés, construire des identités,
tisser des alliances, forger de nouveaux repères, et libérer
le mental de son aspiration à la normalité.
Anne Querrien
Félix Guattari (1930-1992) a animé la clinique psychiatrique
de La Borde fondée par le docteur Jean Oury, le journal La
Voix Communiste (1956-1962), la FGERI (Fédération
des groupes d’études et de recherches institutionnelles,
1965-1967), le CERFI (Centre d’études, de recherches
et de formations institutionnelles, 1967-1980), le CINEL (Comité
d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté (1979
- 1992). Il a dirigé la publication des revues Recherches
(1965-1980) et Chimères (1979-1992).
Il est l’auteur de :
- Psychanalyse et transversalité, Maspéro,Paris,
1972
- La révolution moléculaire, Editions,Recherches,
Paris, 1977
- L’inconscient machinique, Editions,Recherches, Paris, 1979
- Les années d’hiver, Bernard Barrault,Paris, 1985
- Cartographies schizoanalytiques, Galilée,Paris, 1989
- Les trois écologies, Galilée, Paris 1989
- Chaosmose, Galilée, Paris, 1990
En collaboration avec Gilles Deleuze :
- L’anti-Odipe, Minuit, Paris, 1972
- Kafka, pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975
- Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980
- Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit,Paris, 1991
En collaboration avec Toni Negri :
- Les nouveaux espaces de liberté, éditions Dominique
Bedou, Paris 1985.
|
|