"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective
par Félix Guattari

Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1678

L’être humain contemporain (1) est fondamentalement déterritorialisé. Ses territoires existentiels originaires corps, espace domestique, clan, culte ne sont plus arrimés à un sol immuable, mais s’accrochent désormais à un monde de représentations précaires et en perpétuel mouvement. Les jeunes gens qui déambulent, un walkman collé aux oreilles, sont habités par des ritournelles produites loin, très loin de leurs terres natales. Leurs terres natales, d’ailleurs, qu’est ce que ça pourrait vouloir dire pour eux ? Sûrement pas le lieu où reposent leurs ancêtres, où ils ont vu le jour et où ils auront à mourir ! Ils n’ont plus d’ancêtres ; ils sont tombés là sans savoir pourquoi et disparaîtront de même ! Une codification informatique les « assigne à résidence" sur une trajectoire socio-professionnelle qui les programme, pour les uns dans une position relativement privilégiée, pour les autres dans une position d’assistés. Tout circule aujourd’hui, les musiques, les modes, les slogans publicitaires, les gadgets, les filiales industrielles, et pourtant tout semble rester en place, tant les différences s’estompent entre les états de chose manufacturés et au sein d’espaces standardisés où tout est devenu interchangeable. Les touristes, par exemple, font des voyages quasi immobiles, véhiculés qu’ils sont dans les mêmes pullmans, les mêmes cabines d’avion, les mêmes chambres d’hôtel climatisées, et défilant devant des monuments et des paysages qu’ils ont déjà cent fois rencontrés sur des prospectus et des écrans de télé. La subjectivité se trouve ainsi menacée de pétrification. Elle perd le goût de la différence, de l’imprévu, de l’événement singulier. Les jeux télévisés, le star system dans le sport, les variétés, la vie politique, agissent sur elle comme des drogues neuroleptiques qui la prémunissent contre l’angoisse au prix de son infantilisation, de sa dé-responsabilisation.

Doit-on regretter la perte des repères stables de naguère ? Doit-on souhaiter un brusque coup d’arrêt de l’histoire, doit-on accepter comme une fatalité le retour au nationalisme, au conservatisme, à la xénophobie, au racisme et à l’intégrisme ? Que de notables fractions de l’opinion soient aujourd’hui happées par de telles tentations ne rend pas celles-ci moins illusoires et dangereuses. C’est à la condition que soient forgées de nouvelles terres transculturelles, transnationales, transversalistes et des univers de valeur dégagés de la fascination du pouvoir territorialisé, que pourront être dégagées des issues à l’actuelle impasse planétaire. L humanité et la biosphère ont partie liée, et l’avenir de l’une et l’autre est également tributaire de la mécanosphère qui les enveloppe. C’est dire qu’on ne peut espérer recomposer une terre humainement habitable sans la réinvention des finalités économiques et productives, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales. La machine infernale d’une croissance économique aveuglément quantitative, sans souci de ses incidences humaines et écologiques, et placée sous l’égide exclusive de l’économie de profit et du néo-libéralisme, doit laisser place à un nouveau type de développement qualitatif, réhabilitant la singularité et la complexité des objets du désir humain. Une telle concaténation de l’écologie environnementale, de l’écologie scientifique, de l’écologie économique, de l’écologie urbaine et des écologies sociales et mentales, je l’ai baptisée : écosophie. Non pour englober tous ces abords écologiques hétérogènes dans une même idéologie totalisante ou totalitaire, mais pour indiquer, au contraire, la perspective d’un choix éthico-politique de la diversité, du dissensus créateur, de la responsabilité à l’égard de la différence et de l’altérité.

Chaque segment de vie, tout en demeurant inséré dans des phylums transindividuels qui le dépassent, est fondamentalement saisi dans son unicité. La naissance, la mort, le désir, l’amour, le rapport au temps, au corps, aux formes vivantes et inanimées appellent un regard neuf, épuré, disponible. Cette subjectivité que le psychanalyste et l’éthologue de l’enfance, Daniel Stern, appelle le « soi émergent () », il nous appartient de la ré-engendrer constamment. Reconquérir le regard de l’enfance et de la poésie aux lieux et place de l’optique sèche et aveugle au sens de la vie de l’expert et du technocrate. I1 n’est pas question d’opposer ici l’utopie d’une nouvelle Jérusalem céleste, comme celle de l’Apocalypse, aux dures nécessités de notre époque, mais d’instaurer une Cité subjective au cœur même de ces nécessités, en ré-orientant les finalités technologiques, scientifiques, économiques, les relations internationales (en particulier entre le Nord et le Sud) et les grandes machines mass-médiatiques. Se dégager donc d’un faux nomadisme qui nous laisse en réalité sur place, dans le vide d’une modernité exsangue, pour accéder aux lignes de fuite du désir auxquelles les déterritorialisations machiniques, communicationnelles, esthétiques, nous convient. Créer les conditions d’émergence, à l’occasion d’une réappropriation des ressorts de notre monde, d’un nomadisme existentiel aussi intense que celui des Indiens de l’Amérique précolombienne ou des Aborigènes d’Australie.

Cette refinalisation collective des activités humaines dépend, pour une large part, de l’évolution des mentalités urbaines. Les prospectivistes prédisent que, durant les décennies à venir, près de 80% de la population mondiale vivra dans des agglomérations urbaines. A cela il convient d’ajouter que les autres 20% résiduels de population rurale ne dépendront pas moins de l’économie et des technologies des villes. En fait, c’est la distinction ville/nature qui se modifiera profondément, les territoires « naturels » relevant en grande partie de programmes d’aménagement de tourisme, de loisir, de résidences secondaires, de réserve écologique, d’activités industrielles télématiquement déconcentrées. Ce qui subsistera de la nature devrait donc devenir l’objet d’autant de soins que le tissu urbain. D’une façon plus générale, les menaces qui pèsent sur la biosphère, la poussée démographique mondiale, la division internationale du travail conduiront les opinions publiques urbaines à penser leurs problèmes particuliers sur fond d’écologie planétaire. Mais ce pouvoir hégémonique des villes est il nécessairement synonyme d’homogénéisation, d’unification, de stérilisation de la subjectivité ? Comment se concilierait, à l’avenir, avec les pulsions de singularisation et de reterritorialisation qui ne trouvent aujourd’hui qu’une expression pathologique à travers la remontée des nationalismes, des tribalismes et des intégrismes religieux ?

Dès la plus haute antiquité, les grandes cités ont exercé leur pouvoir sur les arrière-pays, sur les nations barbares et les ethnies nomades (pour l’Empire romain, en deçà et au-delà de son « limes "). Mais durant ces époques, les distinctions entre civilisation urbaine et monde non urbain restèrent généralement très marquées, relevant d’oppositions de caractères religieux et politique. Augustin Berque, par exemple, analyse finement la tendance de la société japonaise urbaine traditionnelle à s’éloigner tout à la fois de la forêt profonde et de ses "chimères » et de toute aventure au-delà des mers () Mais les temps ont bien changé : non seulement les Japonais font rayonner leur économie et leur culture aux quatre coins du monde habité mais leurs alpinistes sont également les plus nombreux, et de loin, à gravir chaque année les pentes de l’Himalaya !

La différence entre les villes tend à s’estomper alors qu’à partir du XVIe siècle on avait assisté à une véritable prolifération des modèles de ville, corrélativement à l’émergence des processus d’urbanisation et d’équipement collectif des grandes entités nationales capitalistiques. Fernand Braudel () a étudié, par exemple, la diversité des villes espagnoles. Grenade et Madrid furent des villes bureaucratiques ; Tolède, Burgos et Séville également mais, de surcroît, rentières et artisanales ; Cordoue et Ségovie furent des villes industrielles et capitalistes, Cuenca fut industrielle et artisanale ; Salamanque et Jerez furent des villes agricoles, Guadalajara fut une ville cléricale. On trouverait encore d’autres villes, plutôt militaires, « moutonnières", campagnardes, maritimes, villes d’étude... Finalement la seule manière de faire tenir ensemble toutes ces villes diverses au sein d’un même ensemble capitalistique, c’est de les considérer comme autant de composantes d’un même réseau national d’équipements collectifs.

De nos jours, c’est à une échelle encore beaucoup plus large que se tresse ce réseau d’équipements matériels et immatériels. Et plus ce réseau se planétarise, plus il se digitalise, se standardise, s’uniformise. Cet état de fait est l’aboutissement d’une longue migration des villes-monde ¬comme les a appelées Fernand Braudel qui se voyaient conférer successivement une prépondérance économique et culturelle : Venise, au milieu du XlVe siècle ; Anvers au milieu du XVle siècle ; Amsterdam, au début du XVIIIe siècle : Londres, à partir de la fin du XVIIIe siècle, etc.. en sont des exemples. Selon cet auteur, les marchés capitalistiques se sont déployés en zones concentriques à partir de centres urbains détenteurs des clés économiques leur permettant de capter l’essentiel des plus-values, tandis que vers leurs périphéries celles-ci tendaient vers un degré zéro, les prix atteignant un maximum consécutivement à une léthargie des échanges. Cette situation de concentration du pouvoir capitalistique en une seule métropole mondiale s’est trouvée profondément remaniée à partir du dernier tiers du XXe siècle. Dès lors on n’aura plus affaire à un centre localisé, mais à l’hégémonie d’un archipel de ville, ou, plus exactement, de sous-ensembles de grandes villes connectés par des moyens télématiques et informatiques. La ville-monde de la nouvelle figure du capitalisme mondial intégré s’est donc profondément déterritorialisée, ses diverses composantes se sont éparpillées sur un rhizome multipolaire urbain enserrant toute la surface de la planète. Remarquons que cette mise en réseau planétaire du pouvoir capitalistique, s’il a homogénéisé ses équipements urbains et communicationnels et les mentalités de ses élites, a aussi exacerbé les différences de standing entre les zones d’habitat. Les inégalités ne passent plus nécessairement entre un centre et sa périphérie, mais entre des maillons urbains suréquipés technologiquement et informatiquement, et entre des zones d’habitat médiocre pour les classes moyennes et des zones quelquefois catastrophiques de pauvreté.

On pense ici à la proximité de quelques dizaines de mètres entre les quartiers riches de Rio et les favelas ou à la contiguïté d’un haut lieu de la finance internationale, à la pointe de Manhattan, et de zones urbaines miséreuses à Harlem ou dans le South Bronx, sans parler des dizaines de milliers de « homeless » occupant les rues et les parcs publics. Il était fréquent, encore au XIXe siècle, que des pauvres habitassent les derniers étages de résidences dont les autres étages étaient occupés par de riches familles. Au contraire, la ségrégation sociale s’affirme à présent sous une espèce d’enfermement dans des ghettos, comme à Sanya, au cœur de Tokyo, dans le quartier de Kamagasaki à Osaka ou dans les banlieues déshéritées de Paris. Certains pays du tiers-monde sont même en passe de devenir l’équivalent de camps de concentration, ou, à tout le moins, de zones d’assignation à résidence pour des populations auxquelles il est interdit de sortir de leurs frontières. Mais ce qu’il convient de révéler c’est que, même dans les immenses bidonvilles du tiers-monde, les représentations capitalistiques trouvent le moyen de s’infiltrer par le biais des télévisions, de gadgets et de drogues. L’arrimage du maître et de l’esclave, du pauvre et du riche, du nanti et du sous-développé tend donc à se développer conjointement dans l’espace urbain visible et dans des formations de pouvoir et de subjectivité aliénées. La déterritorialisation capitalistique de la ville ne représente donc qu’un stade intermédiaire ; elle s’instaure sur la base d’une reterritorialisation riche/pauvre. Il ne s’agit donc pas de rêver d’en revenir aux villes cloîtrées sur elles-mêmes de l’époque médiévale, mais d’aller, au contraire, vers une déterritorialisation supplémentaire, polarisant la ville vers de nouveaux univers de valeur, lui conférant pour finalité fondamentale une production de subjectivité non ségrégative et cependant resingularisée, c’est-à-dire en fin de compte, libérée de l’hégémonie de la valorisation capitalistique uniquement axée sur le profit. Ce qui ne signifie pas que toutes les régulations par les systèmes de marché devraient être nécessairement abandonnées.

Il faut admettre que la persistance de la misère n’est pas un simple état de fait résiduel, plus ou moins passivement subi par les sociétés riches. La pauvreté est voulue par le système capitaliste qui s’en sert comme d’un levier pour mettre à l’ouvrage la force collective de travail. L’individu est tenu de se plier aux disciplines urbaines, aux exigences du salariat ou aux revenus du capital. Il est tenu d’occuper une certaine place sur l échelle sociale, faute de quoi il sombrera dans le gouffre de la pauvreté, de l’assistance et, éventuellement, de la délinquance. La subjectivité collective régie par le capitalisme est donc polarisée dans un champ de valeur : riche/pauvre, autonomie/assistance intégration/désintégration. Mais ce système de valorisation hégémonique est il le seul concevable ? Est il le corollaire indispensable à toute consistance du socius ? Ne peut-on envisager l’émancipation d’autres modes de valorisation (valeur de solidarité, valeur esthétique, valeur écologique...) ? C’est précisément à un redéploiement des valeurs que travaillera l’écosophie. D’autres motivations que l’atroce menace de la misère doivent être en mesure de promouvoir la division du travail et l’engagement des individus dans des activités socialement reconnues. Une telle refondation écosophique des pratiques d’étagera à des niveaux les plus quotidiens, personnels, familiaux, de voisinage, jusqu’à des enjeux géopolitiques et écologiques planétaires. Elle remettra en cause la séparation entre le civil et le public, I’éthique et le politique. Elle appellera la redéfinition des agencements collectifs d’énonciation, de concertation et d’effectuation. Elle conduira non seulement à « changer la vie", selon le vœu de la contre-culture des années 60, mais aussi à changer la façon de faire de l’urbanisme, de l’éducation, de la psychiatrie et à changer la façon de faire de la politique et de gérer les relations internationales. On n’en reviendra donc pas à des conceptions « spontanéistes » ou à une autogestion simpliste. Il s’agit de faire tenir ensemble une organisation complexe de la société et de la production avec une écologie mentale et des rapports interpersonnels de type nouveau.

Dans un tel contexte, l’avenir de l’urbanisation paraît marqué par divers traits aux implications souvent contradictoires :

1. UN RENFORCEMENT DU GIGANTISME, synonyme d’un allongement et d’un engluement des communications internes et externes et d’une montée des pollutions qui atteint déjà souvent des seuils intolérables ;

2. UN RÉTRÉCISSEMENT DE L’ESPACE COMMUNICATIONNEI (que Paul Virilio appelle la " dromosphère () »), du fait de l’accélération des vitesses de transport et de l’intensification des moyens de télécommunication ;

3. UN RENFORCEMENT DES INÉGALITÉS GLOBALES entre les zones urbaines des pays riches et celles des pays du tiers-monde et une accentuation des disparités au sein des villes entre les quartiers riches et les quartiers pauvres, qui ne feront que rendre plus aigus les problèmes de sécurité des personnes et des biens ; la constitution de zones urbaines relativement incontrôlées à la périphérie des grandes métropoles ;

4. UN DOUBLE MOUVEMENT

a. de fixation des populations dans les espaces nationaux, assortie d’un contrôle renforcé, aux frontières et aux aéroports, de l’immigration clandestine et d’une politique de limitation de l’immigration ;

b. d’une tendance contraire au nomadisme urbain :
- nomadisme quotidien consécutif aux distances entre le lieu de travail et l’habitation, qui n’ont fait que se renforcer, par exemple à Tokyo, du fait de la spéculation foncière ;
- nomadisme de travail, par exemple entre l’Alsace et l’Allemagne, ou entre Los Angeles, San Diego et le Mexique ;
- pression nomadique des populations du tiers-monde et des pays de l’Est vers les pays riches.

On peut penser qu’à l’avenir, ces mouvements qualifiés ici de nomadiques, deviendront de plus en plus difficiles à contrôler et seront source de frictions ethniques, de racisme, de xénophobie :

5. CONSTITITION DE SOUSENSEMBLES URBAINS « TRIBALISÉS », ou pIus exactement centrés sur une ou plusieurs catégories de population d’origine étrangère ( :par exemple, aux Etats-Unis, les quartiers noirs, chinois, portoricains, chicanos...).

La croissance de certaines villes comme Mexico, qui atteindra dans quelques années 30 millions d’habitants et qui est l’objet d’un taux record de pollution et d’encombrement, paraît se heurter à des obstacles insurmontables. D’autres villes riches, par exemple au Japon, envisagent de mobiliser d’énormes moyens pour remodeler leur configuration. Mais la réponse à ces problématiques dépassent, à l’évidence, le seul cadre de l’urbanisme et de l’économie, et engage d’autres aspects sociopolitiques, écologiques et éthiques. Les villes sont devenues d’immenses machines des « mégamachines », selon le terme de Lewis Mumford (), productrices de subjectivité individuelle et collective, à travers les équipements collectifs (éducation, santé, contrôle social, culture...) et les mass-médias. On ne peut séparer leurs aspects d’infrastructure matérielle, de communication, de service, de leurs fonctions qu’on peut qualifier d’existentielles. C’est la sensibilité, l’intelligence, le style inter relationnel et jusqu’aux fantasmes inconscients qui se trouvent modélisés par ces mégamachines. D’où l’importance qu’une transdisciplinarité soit instaurée entre les urbanistes, les architectes et les autres disciplines des sciences sociales, des sciences humaines et des sciences écologiques. Le drame urbain qui se profile à l’horizon de cette fin de millénaire n’est qu’un aspect d’une crise beaucoup plus fondamentale mettant en cause l’avenir de l’espèce humaine sur cette planète. Sans une réorientation radicale des moyens et surtout des finalités de la production, c’est l’ensemble de la biosphère qui se trouvera déséquilibrée et qui évoluera vers un état d’incompatibilité totale avec la vie humaine et, d’ailleurs, plus généralement, avec toute forme de vie animale et végétale. Cette réorientation implique de toute urgence un infléchissement de l’industrialisation, tout particulièrement chimique et énergétique, une limitation de la circulation automobile ou l’invention de moyens de transports non polluants, I’arrêt des grandes déforestations... A la vérité, c’est tout un esprit de compétition économique entre les individus, les entreprises et les nations qui devra être remis en cause.

L’actuelle prise de conscience écologique ne touche encore qu’une minorité de l’opinion, bien que les grands médias commencent à être assez sensibilisés à ces questions au fur et à mesure que les risques se précisent. Mais on est encore loin d’une volonté collective opérationnelle capable de prendre les problèmes à bras le corps et d’entraîner dans son sillage les instances politiques et économiques maîtresses du pouvoir. Il y a là, pourtant, une sorte de course de vitesse entre la conscience collective humaine, I’instinct de survie de l’humanité et un horizon de catastrophe et de fin du monde humain à l’échéance de quelques décennies ! Perspective qui rend notre époque à la fois inquiétante et aussi passionnante, puisque les facteurs éthicopolitiques y prennent un relief qu’ils n’ont jamais eu auparavant au cours de l’histoire.

Je ne saurais trop souligner que la prise de conscience écologique à venir ne devra pas se contenter de se préoccuper des l`acteurs environnementaux, tels que la pollution atmosphérique, les conséquences prévisibles du réchauffement de la planète, la disparition de nombreuses espèces vivantes, mais qu’elle devra aussi se porter sur des dévastations écologiques relatives au champ social et au domaine mental. Sans transformation des mentalités et des habitudes collectives, il n’y aura que des mesures de « rattrapage » concernant l’environnement matériel.

Les pays du Sud sont les principales victimes de ces dévastations, en raison du système aberrant qui préside actuellement aux échanges internationaux. Par exemple, la maîtrise de la poussée démographique catastrophique que la plupart d’entre eux connaît est liée, pour une large part, à leur sortie du marasme économique, à la promotion d’un développement harmonieux se substituant à des objectifs de croissance aveugle, uniquement axés sur le profit. A terme, les pays riches n’ont rien à gagner d`une telle politique, mais comment parviendront-ils à prendre conscience de l’abîme vers lequel leurs dirigeants les précipitent ? La crainte de la catastrophe, l’épouvantail de la fin du monde, ne sont pas nécessairement les meilleurs conseillers en la matière. L’investissement par les masses allemandes, italiennes, japonaises, de l’idéologie suicidaire du fascisme, il y a cinquante ans, ne nous a que trop montré que la catastrophe pouvait appeler la catastrophe, dans une sorte de vertige de mort collectif.

Il est donc primordial qu’un nouvel axe progressiste, cristallisant autour des valeurs positives de l’écosophie, considère comme une de ses priorités de remédier à la misère morale, à la perte de sens qui gagne toujours davantage la subjectivité des populations déracinées, non garanties, au sein même des citadelles capitalistes. Il faudrait décrire ici le sentiment de solitude, d’abandon, de vide existentiel qui gagne les pays européens et les Etats-Unis. Des millions de chômeurs, des millions d’assistés mènent une vie désespérée au sein de sociétés dont les seules finalités sont la production de biens matériels ou de biens culturels standardisés, qui ne permettent pas l’épanouissement et le développement des potentialités humaines. On ne peut plus se contenter aujourd’hui de définir la ville en terme de spatialité. Le phénomène urbain a changé de nature. Il n’est plus un problème parmi d’autres. Il est le problème numéro un, le problème carrefour des enjeux économiques, sociaux, idéologiques et culturels. La ville produit le destin de l’humanité, ses promotions comme ses ségrégations, la formation de ses élites, I’avenir de l’innovation sociale, de la création dans tous les domaines. Trop souvent on assiste à une méconnaissance de cet aspect global de ses problématiques. Les politiques ont tendance à abandonner ces questions aux spécialistes. Il convient de relever cependant une certaine évolution tendancielle. On assiste en France, sous la pression des écologistes, à droite comme à gauche, à une sorte de recentrement de la vie politique sur le niveau local urbain. Les débats au Parlement tendent à passer au second plan par rapport aux enjeux existant dans les grandes villes et les régions. Il existe même, à l’état latent, un commencement de fronde des députés maires de France contre les états-majors politiques concentrés dans la capitale. Mais il ne s’agit là encore que d’une timide évolution qui pourrait ultérieurement bouleverser beaucoup plus profondément la vie politique dans son ensemble.

Un des moteurs importants des futures transformations urbaines résidera aussi dans l’invention de nouvelles technologies, surtout à la jonction entre l’audiovisuel, I’informatique et la télématique. Relevons sommairement ce que, dans un avenir proche, on pourrait en attendre :

- la possibilité d’effectuer à domicile les tâches les plus variées en télé liaison avec divers interlocuteurs ;

- le développement de la visiophonie en corrélation avec la synthèse des voix humaines, qui simplifieront beaucoup l’usage des téléservices et des banques de données, lesquelles prendront le relais des bibliothèques, des archives, des services de renseignements ;

- la généralisation de la télédistribution par câble ou par téléphone, donnant accès à un grand nombre de programmes dans les domaines du Ioisir, de l’éducation, la formation ! le renseignement, I’achat à domicile ;

- la prise de contact immédiate avec des personnes en déplacement n’importe où dans le monde ;

- des moyens de transports nouveaux, non polluants, combinant le transport public et les avantages du transport individuel (convois intégrés de transports individuels, tapis roulant à grande vitesse, petits véhicules programmés circulant sur des sites propres) ;

- une nette séparation entre les niveaux et sites affectés aux transports et ceux affectés à la circulation piétonnière ;

- de nouveaux moyens de transport des marchandises (tubes pneumatiques, bandes transporteuses programmées permettant, par exemple, la livraison à domicile().

Quant aux nouveaux matériaux, les futures constructions autoriseront un design de plus en plus audacieux une plus grande audace architecturale et urbanistique indissolublement liée à la lutte contre les pollutions et les nuisances (traitement de l'eau, déchets biodégradables, disparition des composants toxiques dans l’alimentation, les produits d’entretien etc.). Recensons à présent les facteurs qui conduiront à mettre toujours plus l’accent sur la ville comme moyen de production de la subjectivité à travers de nouvelles pratiques écosophiques :

1. LES REVOLUTIONS INFORMATIQUES, ROBOTIQUES, TÉLÉMATIQUES, biotechnologiques entraîneront une croissance exponentielle de toutes les formes de production de biens matériels et immatériels. Mais cette production s’effectuera sans création d’un nouveau volume d’emploi, comme le démontre excellemment un livre de Jacques Robin, Changer d’ère (). Dans ces conditions, une quantité toujours plus grande de temps disponible et d’activité libre se trouveront dégagés. Mais pourquoi faire ? De « petits boulots » insignifiants, comme les autorités françaises l’ont imaginé ? Ou pour développer de nouveaux rapports sociaux de solidarité, d’entraide, de vie de voisinage, de nouvelles activités de sauvegarde de l’environnement, une nouvelle conception de la culture, moins passive devant la télévision, plus créatrice...

2. CE PREMIER FACTEUR SERA RENFORCÉ par les conséquences de la très forte poussée démographique qui se maintiendra, à l’échelle planétaire, pendant plusieurs décennies essentiellement dans les pays pauvres et qui ne fera qu’exacerber la contradiction entre les pays où « il se passe quelque chose dans les domaines économiques et culturels, et les pays du vide, de la désolation et de l’assistance passive. Là aussi, la question de la reconstruction des formes de socialité Un rôle éminent sera dévolu, à cet égard, à des formes renouvelées de coopération.

3. EN SENS CONTRAIRE, ON ASSISTE À UN AFFAISSEMENT démographique prononcé dans les pays développés (en Amérique du Nord, en Europe, en Australie...) En France, par exemple, on constate que le taux de fécondité des femmes a diminué de 30% depuis 1950. Cet infléchissement démographique est parallèle à une véritable décomposition des structures familiales traditionnelles (diminution des mariages, croissance des cohabitations sans mariage, augmentation des divorces, disparition progressive des rapports de solidarité familiale au-delà de la cellule parentale...) Cet isolement des individus et des familles nucléaires n’a nullement été compensé par la création de nouvelles relations sociales. La vie de voisinage, la vie associative, syndicale, religieuse, reste stagnante et généralement décroissante, compensée, si l’on ose dire, par une consommation passive et infantilisante des mass-médias. Ce qui subsiste de la famille est devenu un refuge souvent régressif et conflictuel. Le nouvel individualisme qui s’est imposé dans les sociétés développées jusqu’au sein de la famille n’est pas synonyme de libération sociale. Dans ce registre, les architectes, les urbanistes, les sociologues et les psychologues auront à réfléchir sur ce que pourrait devenir une resocialisation des individus, une réinvention du tissu social, étant entendu que, selon toute probabilité, il n’y aura pas de retour en arrière vers la recomposition des anciennes structures familiales, des anciennes relations corporatives, etc. ().

4. L ESSOR DES TECHNOLOGIES DE L INFORMATION et de la commande permettront d’envisager différemment les rapports hiérarchiques existant actuellement entre les villes et entre les quartiers d’une même ville. Par exemple, actuellement, Paris concentre plus de 80% des directions d’entreprises moyennes et grandes dont les établissements se localisent sur tous les points du territoire français, tandis que la deuxième ville de France, Lyon, détient moins de 3 % du pouvoir de décision, aucune autre ville n’atteignant 2% Les transmissions télématiques devraient permettre de modifier ce centralisme abusif. De même on peut imaginer que dans tous Ies domaines relevant de la vie démocratique, en particulier aux échelons les plus locaux, de nouvelles formes de concertations télématiques deviennent possibles.

5. DANS LES SECTEURS CULTURELS FT DE L ÉDUCATION, I accès à une multitude de chaînes câblées, de banques de données, de cinémathèque, etc., pourrait ouvrir des possibilités d’une très grande portée, tout spécialement dans le registre de la créativité institutionnelle.

Mais chacune de ces nouvelles perspectives ne prendront de sens qu’à la condition qu’une véritable expérimentation sociale en soit le guide, conduisant à une évaluation et à une réappropriation collective, enrichissant la subjectivité individuelle et collective, plutôt que de travailler, comme c’est malheureusement trop souvent le cas avec les mass-médias actuels, dans le sens d’un réductionnisme, d’un sérialisme, d’un appauvrissement général de la (Cité subjective ». Je suggère que, lors de la mise au point de programmes de villes nouvelles, de rénovation de quartiers anciens ou de reconversion des friches industrielles, d’importants contrats de recherche et d’expérimentation sociale soient établis non seulement avec des chercheurs en sciences sociales mais aussi avec un certain nombre de futurs habitants et d’utilisateurs de ces constructions, afin d’étudier ce que pourraient être de nouveaux modes de vie domestique, de nouvelles pratiques de voisinage, d’éducation, de culture, de sport, de prise en charge des enfants, des personnes âgées, des malades, etc.

En fait, les moyens de changer la vie et de créer un nouveau style d’activité, de nouvelles valeurs sociales sont à portée de la main. Seuls font défaut le désir et la volonté politique d’assumer de telles transformations. Ces nouvelles pratiques concernent les modalités d’utilisation du temps libéré par le machinisme moderne, de nouvelles façons de concevoir les rapports à l’enfance, à la condition féminine, aux personnes âgées, les rapports transculturels... Le préalable à de tels changements réside dans la prise de conscience qu’il est possible et nécessaire de modifier l’état de fait actuel et qu’il n’y a pas de plus grande urgence. Ce n’est que dans un climat de liberté et d’émulation que pourront être expérimentées les voies nouvelles de l’habitat et pas à coups de lois et de circulaires technocratiques. Corrélativement, un tel remodelage de la vie urbaine implique que des transformations profondes soient opérées dans la division planétaire du travail et que, en particulier, nombre de pays du tiers-monde ne soient plus traités comme des ghettos d’assistés. Il est nécessaire également que les anciens antagonismes internationaux s’estompent et qu’il s’ensuive une politique générale de désarmement qui permettra, en particulier, de transférer des crédits considérables sur l’expérimentation d un nouvel urbanisme.

Un point sur lequel je voudrais tout spécialement insister est celui de l’émancipation féminine. La réinvention d’une démocratie sociale passe, pour une grande part, par le fait que les femmes soient mises en position d’assumer toutes leurs responsabilités à tous les niveaux de la société. L’exacerbation, par l’éducation et les médias, de la disparité psychologique et sociale entre le masculin et le féminin, qui place l’homme dans un système de valeur de compétition et la femme dans une position de passivité, est synonyme d’une certaine méconnaissance du rapport à l’espace comme lieu de bien-être existentiel. Une « nouvelle douceur, une nouvelle écoute de l’autre dans sa différence et sa singularité sont, là aussi, à inventer... Devrons-nous attendre des transformations politiques globales avant d’entreprendre de telles (révolutions moléculaires, qui doivent concourir à changer les mentalités ? On se trouve ici devant un cercle à double sens : d’un côté la société la politi4ue, I’économie ne peuvent évoluer sans une mutation des mentalités, mais, d’un autre côté, les mentalités ne peuvent vraiment se modifier que si la société globale suit un mouvement de transformation L’expérimentation sociale à grande échelle que nous préconisons constituera un des moyens de sortir de cette contradiction Quelques expériences réussies de nouvel habitat auraient des conséquences considérables pour stimuler une volonté générale de changement. (C’est ce qu’on a vu, par exemple, dans le domaine de la pédagogie, avec l’expérience « initiatique de Célestin Freinet, qui a totalement réinventé l’espace de la classe scolaire.) Par essence, I’objet urbain est d’une très grande complexité et demande à être abordé avec les méthodologies appropriées à cette complexité. L’expérimentation sociale vise des espèces particulières d’ « attracteurs étranges, comparables à ceux de la physique des processus chaotiques(. Un ordre objectif « mutant » peut naître du chaos actuel de nos villes aussi bien qu’une nouvelle poésie, un nouvel art de vivre. Cette « logique du chaos demande à ce qu’on tienne le plus grand compte des situations dans leur singularité. Il s’agit d’entrer dans des processus de revascularisation et d’irréversibilisation du temps () En outre, il s’agit de construire non seulement dans le réel mais aussi dans le possible, en fonction des bifurcations qu’il peut amorcer ; construire en donnant leurs chances aux mutations virtuelles qui conduiront les générations à venir à vivre, sentir et penser différemment d’aujourd’hui, compte tenu des immenses transformations, en particulier d’ordre technologique, que connaît notre époque. L’idéal serait de modifier la programmation des espaces bâtis en raison des mutations institutionnelles et fonctionnelles que leur réserve le futur.

A cet égard, une reconversion écosophique des pratiques architecturales et urbanistiques pourrait devenir tout à fait décisive. L’objectif moderniste a longtemps été celui d’un habitat standard, établi à partir de prétendus «

Le nomadisme sauvage de la déterritorialisation contemporaine appelle une appréhension « transversale » de la subjectivité en voie d’émergence, une saisie s’efforçant d’articuler des points de singularité (par exemple, une configuration particulière du terrain ou de l’environnement), des dimensions existentielles spécifiques), I’espace vu par des enfants ou des handicapés physiques ou des malades mentaux), des transformations fonctionnelles virtuelles ( :Par exemple, des innovations pédagogiques) tout en affirmant un style, une inspiration, qui fera reconnaître, au premier coup d’œil, la signature individuelle ou collective d’un créateur. La complexité architecturale et urbanistique trouvera son expression dialectique dans des technologies du dessin et de la programmation désormais assistées par l’ordinateur qui ne se refermera pas sur elle-même, mais qui s’articulera à l’ensemble de l’agencement d’énonciation qui en est la visée. Le bâtiment et la ville constituent des types d’objet qui sont porteurs de fonctions subjectives, des « < objectités subjectités., partielles. Ces fonctions de subjectivation partielle, que nous présentifie l’espace urbain, ne sauraient être abandonnées aux aléas du marché immobilier, des programmations technocratiques et au goût moyen des consommateurs.

Tous ces facteurs sont à prendre en considération, mais ils doivent demeurer relatifs. Ils demandent, à travers les interventions de l’architecte et de l’urbaniste, à être élaborés et <

Cette interaction entre la créativité individuelle et les multiples contraintes matérielles et sociales connaît cependant une sanction de véridicité : il existe, en effet, un franchissement de seuil à partir duquel l’objet architectural et l’objet urbanistique acquièrent leur propre consistance d’énonciateur subjectif : ça se met à vivre ou ça reste mort !

La complexité de la position de l’architecte et de l’urbaniste est extrême mais passionnante dès lors qu’ils prennent en compte leurs responsabilités esthétiques, éthiques et politiques. Immergés au sein du consensus de la Cité démocratique, il leur appartient de piloter par leur dessin et leur dessein, de décisives bifurcations du destin de la Cité subjective. Ou l’humanité, avec leur concours, réinventera son devenir urbain, ou elle sera condamnée à périr sous le poids de son propre immobilisme qui menace aujourd’hui de la rendre impotente face aux extraordinaires défis auxquels l’histoire la confronte.


1. Une version résumée de cet article est parue dans Le Nouvel Observateur, coll. « Dossier », n° 11 : « Demain la Terre ».

2. D. Stern, The Interpersonal Word of the Infant, Basic Books, New York, 1985.

3. A Berque, Vivre l’espace au Japon, PUF, 1989.

4. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen, Armand Colin. Paris 1966.

5. P. Virilio, Vitesse et politique, Galilée, Paris 1977.

6. La Cité à travers l’histoire, trad. C. et G. Durand, SeuiI, Paris, 1961.

7. Joël de Rosnay, Les Rendez-vous du futur, Fayard Paris, 1991. Seuil, Paris, 1989.

8. Louis Roussel, « L’avenir de la famille » in La recherche, n° 14, Paris, octobre 1989.

9. James Gleick, La théorie du chaos, Albin Michel, Paris, 1989.

10. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l’éternité, Fayard, Paris, 1988.