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Origine :
www.cairn.info/revue-pouvoirs-2010-4-page-5.htm
1 Surveiller et Punir de Michel Foucault , publié en 1975,
constitue sans aucun doute une des plus importantes contributions,
à la fois historique, sociologique et philosophique, au problème
de la prison. Le livre est devenu assez vite une référence
et un classique, et on continue encore aujourd’hui à
s’y référer largement. D’innombrables
commentaires, exégèses, critiques, numéros
spéciaux ont tenté, depuis bientôt un demi-siècle
qu’il est paru, d’explorer ses enjeux théoriques
et pratiques [1]. Alors plutôt que d’ajouter encore à
cette masse critique, on voudrait, dans le cadre de cet article,
présenter un ensemble d’analyses foucaldiennes peu
connues, mais qui furent pourtant décisives pour l’écriture
du livre de 1975. Il s’agit du cours que Foucault prononce
au Collège de France en 1973 (exactement entre le 3 janvier
et le 28 mars 1973). On ne dispose pas pour ce cours, intitulé
« La société punitive », d’enregistrements
disponibles. Heureusement, une transcription a été
conservée, tout à fait sérieuse et utilisable,
et qui servira sans doute de base – avec le manuscrit original
qui servait à Foucault de support à ses leçons
– pour le travail futur d’édition de ce cours [2].
Il s’agira dans le cadre de cet article, non pas de donner
une synthèse complète, mais de dégager les
grandes lignes de force de ces leçons, lesquelles proposent
pour la première fois le thème d’une apparition
soudaine de l’évidence carcérale dans les premières
années du xixe siècle. Dans Surveiller et Punir, un
certain nombre d’analyses de l’hiver 1973 seront recadrées,
reproblématisées, remises en perspective, enrichies,
et même parfois négligées. On tentera de faire
apparaître ici les plus marquantes, telles qu’elles
se donnent à entendre dans ces leçons, avec un tranchant
et une netteté qu’elles ne retrouveront plus par la
suite.
La mise en évidence d’un changement : non, il ne s’agira
pas cette fois encore de mettre en œuvre une rhétorique
de l’exclusion, de dénoncer une société
intolérante, de valoriser les marges. Bien au contraire :
cette analyse de la prison supposera une critique systématique
des concepts de transgression et d’exclusion. Avant d’y
renoncer tout à fait, Foucault souligne rapidement que cette
notion d’exclusion ne fut pourtant pas, en son temps, tout
à fait inutile, notamment pour démasquer une violence
première que tentent de faire oublier les concepts de psychopathologie
(c’est l’idée que ceux que la société
présente comme « anormaux » ou « déviants
», elle a commencé par les rejeter). De son côté,
le concept de « transgression » avait eu le mérite
de faire valoir un rapport à la limite plus profond qu’à
la loi. Tous ces thèmes avaient largement nourri l’Histoire
de la folie [4], dont le chapitre intitulé « Le grand
renfermement » avait en son temps impressionné : la
grande ratio occidentale (objective, méthodique et neutre)
marquait en effet sa naissance par le rejet immense de la folie.
L’affirmation calme de la Raison, qui se prolongera dans la
connaissance psychiatrique, repose alors sur une exclusion originaire
et fondatrice.
Mais précisément, dit Foucault en 1973, il ne s’agira
pas, à propos de la prison, de répéter le même
schéma, et de la comprendre aussitôt comme instrument
d’exclusion des déviants. Cette analyse, sans être
absolument inexacte, serait trop superficielle. Car profondément,
au moment de sa naissance, plutôt qu’elle ne rejette
hors de la société des populations indésirables,
la prison moderne intègre, projette, purifie, recycle des
stratégies sociales de pouvoir, et par là redistribue
des flux de population plus qu’elle n’en élimine.
L’idée importante, c’est de considérer
la prison comme un révélateur de stratégies
plutôt que comme le simple effet institutionnel d’un
geste politique monotone et massif (éliminer la contestation,
bannir la plèbe séditieuse).
La prison devra être analysée comme une certaine stratégie
de pouvoir. Déjà Foucault insiste pour faire de l’enfermement
moins un contenu pénal déterminé qu’une
tactique pénale, parmi trois grandes autres : bannir (interdire
la présence du criminel dans certains lieux) ; racheter (imposer
un système d’obligations et de compensations) ; marquer
(faire apparaître sur le corps des cicatrices du pouvoir).
On parle ici de « tactiques pénales », car il
ne s’agit pas de faire dépendre ces procédures
d’un système de représentations ou d’une
mentalité, mais d’une certaine manière pour
les groupes sociaux de conduire entre eux la guerre. La prison devra
être comprise décidément comme une pièce
tactique dans une guerre sociale. On trouve donc déjà
en 1973 l’idée, qui sera réorchestrée
dans le cours au Collège de France prononcé en 1976 [5]
que, sous le vernis de la paix civile, toute société
se trouve traversée par un rapport fondamental de guerre [6].
Cette « guerre civile » fondamentale a peu à
voir avec le cauchemar mis en scène par Hobbes dans son Léviathan,
ce conflit mortel qui préside à l’institution
de l’autorité politique. Car ce n’est pas une
guerre de tous contre tous – voyant l’affrontement réciproque
d’individus envieux et calculant leur chance de survie –,
c’est une guerre de groupes aux intérêts divergents,
une lutte de classes aux droits contradictoires. Le pouvoir selon
Foucault n’est pas ce qui fait cesser la guerre, mais ce qui
la structure, la reconduit pour maintenir ou modifier ses formes
et ses lignes [7]. Mais c’est surtout dans la désignation
nouvelle du criminel comme « ennemi social » que se
laisse lire cet arrière-plan de guerre. Pendant tout le Moyen
Âge, le crime et le vol sont qualifiés soit comme des
ruptures d’équilibre dans des systèmes d’obligations
et d’échanges, équivalant finalement à
des contractations de dettes privées, soit encore comme des
atteintes blasphématoires à des interdits sacrés,
des insultes à la religion. L’âge moderne fait
valoir peu à peu l’idée que les infractions
doivent se comprendre comme des ruptures du contrat social, des
atteintes aux intérêts publics. Au fil des décennies,
s’impose le thème – appuyé par l’institution
du procureur qui marque une étatisation de la justice –
que le criminel constitue une menace essentiellement à l’ordre
public, plutôt qu’aux intérêts privés
ou aux valeurs sacrées. Les textes de Beccaria et de Brissot
par exemple donnent une définition du délinquant comme
ennemi social, enfin épurée de toutes les ambiguïtés
anciennes. Cette socialisation de la figure du criminel trouve une
illustration intéressante dans la caractérisation
nouvelle du vagabond, par exemple dans le fameux Mémoire
sur les vagabonds et les mendiants de Le Trosne, daté de
1764 [8]. Ce qui est punissable, démontre le texte, ce n’est
pas proprement l’oisiveté comme vice moral ou bien
encore la mendicité comme dévalorisation du travail,
mais le vagabondage comme êthos. La condition nomade porte
atteinte aux processus économiques les plus élémentaires
(on échappe aux impôts, on disperse anarchiquement
sa force de travail, on ne participe pas à la production,
etc.). Le vagabond est construit, dans ce texte de 1764, moins comme
un paresseux que comme un parasite : il insulte moins les lois morales
que les règles de la production.
Deux choses ont été établies jusque-là
: la prison doit être comprise comme un instrument tactique
dans une guerre civile continue, plutôt que le simple effet
d’un geste majeur d’exclusion ; d’autre part,
un certain nombre de textes à partir de la fin du xviiie
siècle requalifient le criminel comme « ennemi social
».
Logiquement on pourrait s’attendre à la conclusion
suivante : l’évidence de la prison comme pratique pénale
publique s’impose à partir d’une exigence d’élimination
des criminels, dans le cadre de cette guerre menée contre
les ennemis sociaux. Ce serait pourtant aller trop vite. Il est
en fait impossible de faire apparaître la prison comme la
conséquence pratique d’une caractérisation idéologique
du criminel comme ennemi social. En effet, quand il s’agit
de tirer les conclusions de la définition du crime comme
dommage public, des auteurs comme Beccaria, Brissot ou encore Lepeletier
de Saint-Fargeau envisagent tout sauf la prison, mais bien plutôt
l’infamie, le talion, le travail forcé ou la déportation,
qui répondent mieux à une stratégie de contre-attaque
sociale telle qu’elle diversifie les réponses selon
les types de menaces publiques [9].
Ce n’est donc pas une nouvelle philosophie pénale
qui impose l’évidence de la prison. Ou bien faut-il
dire que cette dernière a toujours existé, et qu’il
s’est agi simplement de réduire la panoplie pénale
? Mais la prison n’était pas regardée autrefois
comme une peine, et quand on enfermait dans le cadre de mesures
judiciaires c’était comme gage, pour s’assurer
de la personne de l’inculpé.
Fonction de la prison à l’ère industrielle
L’idée vient alors que la justice pénale aurait,
au xixe siècle, réinvesti d’anciennes structures
d’enfermement parajudiciaires. L’origine de la prison
est recherchée du côté soit de la procédure
française des lettres de cachet – on enferme des personnes
sans les juger, en faisant établir par le lieutenant de police
une lettre signée du roi –, soit de sociétés
religieuses anglaises, méthodistes ou quakers – on
constitue des groupements privés chargés du contrôle
strict de la moralité des membres de la communauté
(ces milieux rigoristes imposeront en Amérique le modèle
de la prison comme celle de Philadelphie en Pennsylvanie [10]).
Les deux systèmes peuvent paraître extraordinairement
hétérogènes, mais ils se rejoignent pour Foucault
dans ce qu’il construit comme la notion de pénitentiaire.
Le pénitentiaire dans le cours de 1973, c’est l’idée
d’un enfermement qui sanctionne moins l’infraction à
une loi que l’irrégularité de comportement.
Il repose donc sur une perception morale des conduites, attentive
à repérer des déviances, des écarts,
des attitudes déplacées, des vies dissolues. C’est
un enfermement encore qui suppose des structures de surveillance,
de contrôle, et un objectif de transformation du comportement
individuel. On enferme un individu non pour ce qu’il a fait,
mais pour ce qu’il est (sa nature vicieuse, ses mauvais penchants,
etc.).
L’invention de la prison pour Foucault , c’est le moment
où l’État se saisit d’une pratique pénitentiaire
pour en faire un contenu de pénalité publique. Le
problème devient : pourquoi avoir été chercher
du côté des pratiques pénitentiaires parajudiciaires
(qu’il s’agisse de la procédure des lettres de
cachet ou des sociétés anglaises de contrôle)
pour nourrir la pénalité étatique, alors même
que la révolution idéologique imposait d’autres
modalités punitives ? Quel intérêt l’État
pouvait-il avoir à adopter massivement, à partir du
début du xixe siècle, ces pratiques foncièrement
étrangères à sa culture judiciaire ? Quel contexte
social général a pu imposer une évidence carcérale
qui n’existait pas quelques décennies plus tôt
?
La réponse de Foucault est simple dans son fonds étiologique,
mais complexe dans sa description. En 1973, Foucault trouve dans
les grandes transformations économiques (avènement
d’un capitalisme de la production industrielle de masse et
d’une généralisation de la propriété
paysanne) la raison qui impose la prison comme évidence pénale.
Mais expliquer n’est pas comprendre, car on ne voit pas immédiatement
comment la grande industrie ou la petite propriété
agricole ont pu exiger que la prison devienne une modalité
punitive exclusive. Sauf à dire que la prison sert à
résorber le surplus de main-d’œuvre ou à
enfermer la plèbe séditieuse, ce qui est à
la fois insuffisant et simpliste.
L’idée que les transformations du capital sont à
l’origine de la prison se déploie, au cours des leçons
de 1973, dans une double dimension, illustrée par deux concepts
: celui d’illégalisme et celui de coercitif. Il s’agit
dans le premier cas de révéler une fonction de la
prison dans les rapports sociaux, et dans le second de la considérer
comme un symbole de ces mêmes rapports sociaux : une utilité
et une utopie sociales.
La notion d’illégalisme
La notion d’illégalisme recouvre l’ensemble
des pratiques qui soit transgressent délibérément,
soit contournent ou même détournent la loi. Les lois
certes imposent un certain nombre d’interdictions, de contraintes,
de limites. Mais l’équilibre social est moins pour
Foucault le résultat du respect des lois que de la manière
dont s’établissent des complicités pour passer
outre à une certaine légalité. L’idée
générale serait de dire que l’apparition de
nouvelles formes de production s’est traduite par une reconfiguration
du jeu des illégalismes populaires [11].
Pour aller vite, on dira que, sous l’Ancien Régime,
l’illégalisme paysan était toléré
dans les grandes propriétés nobiliaires, car il permettait
des redistributions économiques et constituait un soulagement
à la grande misère. De leur côté, dans
les villes, les marchands s’entendaient directement avec les
artisans pour contourner les règlements. Au fond, chaque
fois, il s’agissait de s’en prendre à des lois
contraignantes ou à des droits féodaux qui étaient
aussitôt perçus – par les classes populaires
comme par la bourgeoisie – comme des abus de pouvoir. Mais
l’apparition d’un capitalisme industriel à grande
échelle suppose la constitution de stocks, la création
d’usines regroupant des machines coûteuses et l’accumulation
de produits manufacturés, tandis que l’effacement progressif
des terres communales fait apparaître tout terrain comme propriété
d’un tel. De telle sorte qu’on obtient un « corps
à corps », dit Foucault , immédiat et direct
: l’ouvrier ou le journalier sont directement confrontés
aux biens, et l’illégalisme, qui attaquait auparavant
des droits, risque cette fois de s’en prendre directement
aux richesses : on passe d’un illégalisme de fraude
à un illégalisme de vol et de déprédation.
Sans même parler de cette forme majeure que serait une révolution,
la bourgeoisie – qui autrefois était complice de l’illégalisme
populaire parce qu’ils avaient le même adversaire (le
prélèvement de type féodal) – le considère
maintenant comme dangereux et nocif, car il risque de s’attaquer
directement aux richesses accumulées (marchandises, machines,
produits agricoles). De telle sorte qu’il s’agirait
au fond de casser cette vieille tradition d’illégalisme
populaire en suscitant un illégalisme spécifique et
fonctionnel : celui de la délinquance, qui servirait à
la fois de contre-modèle et de moyen d’infiltration.
La prison, par sa logique propre (récidive, proximités,
complicités) permet la constitution d’un milieu de
délinquance. De telle sorte que, d’une part, le «
bon peuple » sera enclin à refuser tout illégalisme,
la prison produisant un illégalisme présenté
à la classe ouvrière comme dangereux, disqualifiant
et hostile ; et, d’autre part, la bourgeoisie pourra toujours
s’appuyer sur cette délinquance, soit pour ses basses
œuvres, soit encore pour infiltrer le prolétariat et
prévenir ses révoltes politiques. Si l’on appelle
« pénitentiaire » le thème d’une
prison qui va bien au-delà du principe d’une détention
ordonnée par la justice pour une infraction définie
par la loi, et qui construit l’idée d’un enfermement
pour mauvaise conduite et apte à régénérer
ces individus soumis à une vigilance perpétuelle,
eh bien on pourrait appeler carcéral le thème d’une
fonctionnalité de la prison, comme production d’une
délinquance utile à la classe dominante et propre
à décourager tout illégalisme politique.
Le concept de « coercitif »
Le troisième concept que Foucault construit en 1973 pour
comprendre ce qui a pu imposer l’évidence de la prison
au xixe siècle – alors même que la théorie
pénale des réformateurs invitait à de tout
autres modalités punitives – est celui de coercitif [12].
Le coercitif recouvre chez Foucault un ensemble d’institutions
qui, au xixe siècle, encadrent la vie des individus, de la
naissance à la mort. Crèche, internat, caserne, usine,
hôpital, hospice… Toutes ces institutions « coercitives
» fonctionnent selon un même modèle : surveillance
continue des individus, assortie de microchâtiments en cas
de conduite déplacée ; examen régulier des
aptitudes, sanctionné par un système de châtiment-récompense,
et produisant tout un savoir normatif des individus identifiés
selon leur écart à une norme (d’éducation,
de santé, de travail, etc.), savoir individuel qui se réalise
en rapports, notations, dossiers, etc. ; enfin, organisation rigoureuse
et pratiquement exhaustive de l’emploi du temps (activités,
déplacements, repos, etc.). À côté de
ces institutions « lourdes », prenant corps dans des
architectures soignées, se mettent en place des dispositifs
plus souples comme le livret ouvrier, les caisses d’épargne,
les conseils de prud’hommes ou les cités ouvrières,
qui permettent, elles aussi, de normer le comportement des individus
et de décourager les comportements jugés déviants
(alcoolisme, instabilité, etc.).
Par rapport à ce niveau du « coercitif », la
prison a un double statut d’isomorphie et d’aboutissement.
Par là il s’agit de dire, premièrement, que
ce qui rend la prison à la fois acceptable et évidente,
c’est qu’elle est l’institution coercitive par
excellence : condensé de surveillance ininterrompue, d’enfermement
radical et d’examens répétés. Elle ne
peut plus apparaître comme le symbole d’un abus de pouvoir,
puisqu’elle ressemble à toute une série d’institutions
parallèles, socialement parfaitement acceptées.
Le propre du coercitif est finalement d’établir ce
qu’on pourrait appeler l’extension du punitif, d’une
part et, d’autre part, la continuité du punitif et
du pénal. L’extension du punitif, c’est simplement
l’idée qu’au fond être surveillé
ou être évalué, c’est être puni.
Par le jeu de cette synthèse établie, par le coercitif,
entre la surveillance, l’examen et la peine, quand un médecin
me pose des questions sur mon état de santé, quand
un professeur m’interroge, quand un contremaître me
demande comment j’ai travaillé ou un supérieur
ce que j’ai fait, toutes ces questions dégagent aussitôt
une certaine aura punitive. Le coercitif fait disparaître
la possibilité d’une vigilance empreinte de sollicitude
ou d’une simple neutralité scientifique. « Qui
es-tu ? », « Comment vas-tu ? », « Qu’as-tu
fait ? », « Que sais-tu ? », ces questions pourraient
au fond ne rien manifester d’autre qu’une simple curiosité
scientifique ou un souci éthique de l’autre. Par le
coercitif, elles éveillent en chacun d’entre nous la
crainte d’être puni, si la réponse trahit un
écart par rapport à une norme (de santé, d’instruction,
de comportement, etc.), et même la certitude angoissée,
si l’écart est trop grand, de finir en prison…
Cette dernière certitude se nourrit en effet de la continuité
établie entre le punitif et le pénal : c’est
l’idée que la sanction naturelle à tous les
débordements et irrégularités est un enfermement
dans les prisons de l’État. En conséquence,
alors même que tout a été écrit et pensé
par les grands théoriciens utilitaristes et libéraux
modernes pour dissocier l’infraction et la faute, pour déconnecter
le pénal du moral, pour absolument séparer les lois
publiques et les normes éthiques, la prison, où s’effectue
la peine, met en communication directe le châtiment public
et la sanction morale.
Mais il faut se demander une dernière chose : à quoi
sert ce dispositif punitif généralisé ? La
réponse du cours de 1973 est d’une netteté aveuglante,
d’un grand tranchant : il sert à transformer le temps
de la vie en force de travail. Au fond, dit Foucault , tout le travail
de Marx aura été de penser comment le capitalisme
prend en otage la force de travail, comment il l’aliène,
l’exploite, comment il la transforme, pour son plus grand
profit, en force productive. C’est cette alchimie de transformation
dont le secret est donné à lire dans Le Capital. Mais,
en amont, il convient de décrire la manière dont le
temps de la vie, qui comprend la fête, la paresse, la fantaisie
et les caprices du désir, a pu déjà être
transformé en force de travail. Au fond les institutions
coercitives n’ont d’autre but que cette transformation.
Ce qu’elles pourchassent, dit Foucault , ce sont toutes les
formes de la dissipation : l’imprévoyance, l’irrégularité,
le désordre, tout ce par quoi le temps de la vie est inutilement
dépensé - « inutilement » pour le profit
capitaliste. Le coercitif permettrait donc de faire coller le temps
vivant des hommes au rythme des machines et aux cycles de la production.
Avec une très grande netteté conceptuelle, le cours
de 1973 construit donc la prison comme le moment historique de nouage
entre trois dimensions : le « pénitentiaire »
(généalogie religieuse), le « carcéral
» (fonctionnalité politique) et le « coercitif
» (pertinence économique). Bien sûr, cette étude
vaut surtout pour la prison du xixe siècle, et les discours
qui tentaient de la légitimer à l’époque.
Mais on peut poser, pour conclure, la question de l’actualité
de ces analyses et de l’intérêt qu’il y
a à les reprendre de nos jours. Un certain nombre d’éléments
peuvent paraître encore actuels. Par exemple, l’idée
d’un excès du pénitentiaire sur le pénal
apparaît très nettement dans la mise en place des «
peines de sûreté » : la prison apparaît
alors évidemment comme autre chose qu’une détention
légale, et la prise en compte de ce qu’est l’individu
plutôt que de ce qu’il a fait pour justifier son incarcération
se trouve là absolument manifeste. Foucault parle dans ce
cours de la criminologie comme instrument de codage réciproque
entre le juridique et le médico-social, expliquant par là
le succès d’une notion comme celle de « dangerosité
». On sait à quel point elle a été largement
réactualisée ces dernières années, dans
le cadre des nouvelles politiques pénales. Le développement
des « obligations de soins » et autres « injonctions
thérapeutiques », à l’intérieur
même de la prison, amène une confusion toujours plus
grande entre le châtiment et le soin, dont Foucault avait
annoncé qu’elle était caractéristique
des sociétés disciplinaires.
Mais le cours de 1973 peut permettre aussi, je crois, de nous poser
au moins deux questions. Premièrement, on a, dans ce cours,
l’idée que le capitalisme de la production industrielle
de masse et de l’exploitation systématique des propriétés
agricoles avait, au début du xixe siècle, entraîné
une redéfinition majeure du jeu des illégalismes entre
la bourgeoisie et les classes populaires. On pourrait se demander
ce que l’émergence depuis le début des années
quatre-vingt d’un nouveau capitalisme, le capitalisme financier,
provoque comme redistribution des illégalismes, alors même
que le problème n’est plus dans ce corps à corps
de l’ouvrier et de la marchandise. La création de richesses
dépend en effet aujourd’hui beaucoup plus de capacités
d’anticipation sur des flux et de maîtrise de réseaux
informels, et il conviendrait, à partir de là, de
décrire les nouvelles complicités et les nouveaux
clivages. Mais ce cours nous permet aussi de comprendre la crise
actuelle de la prison et sa transformation : c’est l’affaiblissement
du poids social des institutions coercitives décrites par
Foucault qui amène l’effacement de son évidence,
d’autant plus que la sécurité se comprend davantage
aujourd’hui à partir d’une logique de contrôle
des flux que d’enfermement : ainsi, le grand paradigme de
la sécurité est aujourd’hui l’aéroport
plus que la prison.
Pourquoi alors la prison demeure-t-elle, et pas seulement en France,
la modalité punitive majeure ? Par manque d’imagination
punitive ? Ou bien parce que ce qui compte aujourd’hui, c’est
qu’on y passe avant de rejoindre une autre centrale, qu’on
y laisse des traces et des dossiers informatiques, à compléter
pour le prochain passage ? Ce qui fait résonner ensemble
aujourd’hui les hôpitaux, les prisons et les écoles,
ce n’est plus l’imposition autoritaire de normes, mais
les dispositifs de traçabilité.
Notes
[1] Voir pour une bonne synthèse d’ensemble, François
Boullant, Michel Foucault et les Prisons, PUF, 2003.
[2] On dispose cependant pour ce cours de son résumé
rédigé par Foucault lui-même (« La société
punitive », Dits et Écrits, Gallimard, 1994, t. II,
p. 456-470), ainsi que d’une conférence prononcée
au Brésil au mois de mai 1973, dans laquelle il donne une
synthèse des résultats du cours prononcé quelques
mois auparavant (« La vérité et les formes juridiques
», ibid., p. 588-623). On pourra lire aussi deux entretiens
contemporains dans lesquels il évoque les thèmes travaillés
(« Prisons et révoltes dans les prisons », ibid.,
p. 424-432, et « À propos de l’enfermement pénitentiaire
», ibid., p. 435-445).
[3] Leçon du 3 janvier 1973.
[4] Histoire de la folie à l’âge classique,
Gallimard, 1961.
[5] « Il faut défendre la société »,
Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études »,
1997.
[6] Leçon du 10 janvier 1973.
[7] Cette dimension se fait sentir par exemple au moment de la
mise en œuvre en France du code pénal et d’instruction
criminelle : les députés ( Foucault cite l’intervention
à la Chambre, le 23 décembre 1831, d’un député
du Var, qui pourtant n’avait pas lu Marx) reconnaissent que
les lois pénales sont faites par une classe pour s’appliquer
à une autre.
[8] Leçon du 17 janvier 1973.
[9] Leçon du 24 janvier 1973.
[10] Leçons des 7 et 14 février 1973.
[11] Leçons des 21 et 28 février 1973.
[12] Leçons du mois de mars 1973 et cours du 7 février.
Résumé
Foucault prononce en 1973 un cours au Collège de France
intitulé « La société punitive ».
Ce cours, encore inédit, offre les premières grandes
propositions théoriques de Foucault sur la naissance de la
prison. Elles seront reprises, infléchies, reproblématisées
dans Surveiller et Punir. Mais, en 1973, elles sont données
avec une netteté conceptuelle et un tranchant polémique
qu’elles ne retrouveront plus par la suite. Trois grandes
notions sont définies : le « pénitentiaire »,
le « carcéral » et le « coercitif ».
C’est le nouage de ces trois dimensions qui rend compte de
l’invention de la prison.
Frédéric Gros « Foucault et « la société
punitive » », Pouvoirs 4/2010 (n° 135), p. 5-14.
Professeur des universités à l’université
Paris Est-Créteil, chargé de cours à l’iep
de Paris. Il assure l’édition des derniers cours de
Foucault au Collège de France et termine une histoire de
l’idée de sécurité, après un ouvrage
sur la disparition de la forme classique de la guerre (États
de violence, Gallimard, 2004).
www.cairn.info/revue-pouvoirs-2010-4-page-5.htm
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