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Foucault et « la société punitive »
Frédéric Gros

Origine : www.cairn.info/revue-pouvoirs-2010-4-page-5.htm

1 Surveiller et Punir de Michel Foucault , publié en 1975, constitue sans aucun doute une des plus importantes contributions, à la fois historique, sociologique et philosophique, au problème de la prison. Le livre est devenu assez vite une référence et un classique, et on continue encore aujourd’hui à s’y référer largement. D’innombrables commentaires, exégèses, critiques, numéros spéciaux ont tenté, depuis bientôt un demi-siècle qu’il est paru, d’explorer ses enjeux théoriques et pratiques [1]. Alors plutôt que d’ajouter encore à cette masse critique, on voudrait, dans le cadre de cet article, présenter un ensemble d’analyses foucaldiennes peu connues, mais qui furent pourtant décisives pour l’écriture du livre de 1975. Il s’agit du cours que Foucault prononce au Collège de France en 1973 (exactement entre le 3 janvier et le 28 mars 1973). On ne dispose pas pour ce cours, intitulé « La société punitive », d’enregistrements disponibles. Heureusement, une transcription a été conservée, tout à fait sérieuse et utilisable, et qui servira sans doute de base – avec le manuscrit original qui servait à Foucault de support à ses leçons – pour le travail futur d’édition de ce cours [2]. Il s’agira dans le cadre de cet article, non pas de donner une synthèse complète, mais de dégager les grandes lignes de force de ces leçons, lesquelles proposent pour la première fois le thème d’une apparition soudaine de l’évidence carcérale dans les premières années du xixe siècle. Dans Surveiller et Punir, un certain nombre d’analyses de l’hiver 1973 seront recadrées, reproblématisées, remises en perspective, enrichies, et même parfois négligées. On tentera de faire apparaître ici les plus marquantes, telles qu’elles se donnent à entendre dans ces leçons, avec un tranchant et une netteté qu’elles ne retrouveront plus par la suite.

La mise en évidence d’un changement : non, il ne s’agira pas cette fois encore de mettre en œuvre une rhétorique de l’exclusion, de dénoncer une société intolérante, de valoriser les marges. Bien au contraire : cette analyse de la prison supposera une critique systématique des concepts de transgression et d’exclusion. Avant d’y renoncer tout à fait, Foucault souligne rapidement que cette notion d’exclusion ne fut pourtant pas, en son temps, tout à fait inutile, notamment pour démasquer une violence première que tentent de faire oublier les concepts de psychopathologie (c’est l’idée que ceux que la société présente comme « anormaux » ou « déviants », elle a commencé par les rejeter). De son côté, le concept de « transgression » avait eu le mérite de faire valoir un rapport à la limite plus profond qu’à la loi. Tous ces thèmes avaient largement nourri l’Histoire de la folie [4], dont le chapitre intitulé « Le grand renfermement » avait en son temps impressionné : la grande ratio occidentale (objective, méthodique et neutre) marquait en effet sa naissance par le rejet immense de la folie. L’affirmation calme de la Raison, qui se prolongera dans la connaissance psychiatrique, repose alors sur une exclusion originaire et fondatrice.

Mais précisément, dit Foucault en 1973, il ne s’agira pas, à propos de la prison, de répéter le même schéma, et de la comprendre aussitôt comme instrument d’exclusion des déviants. Cette analyse, sans être absolument inexacte, serait trop superficielle. Car profondément, au moment de sa naissance, plutôt qu’elle ne rejette hors de la société des populations indésirables, la prison moderne intègre, projette, purifie, recycle des stratégies sociales de pouvoir, et par là redistribue des flux de population plus qu’elle n’en élimine. L’idée importante, c’est de considérer la prison comme un révélateur de stratégies plutôt que comme le simple effet institutionnel d’un geste politique monotone et massif (éliminer la contestation, bannir la plèbe séditieuse).

La prison devra être analysée comme une certaine stratégie de pouvoir. Déjà Foucault insiste pour faire de l’enfermement moins un contenu pénal déterminé qu’une tactique pénale, parmi trois grandes autres : bannir (interdire la présence du criminel dans certains lieux) ; racheter (imposer un système d’obligations et de compensations) ; marquer (faire apparaître sur le corps des cicatrices du pouvoir). On parle ici de « tactiques pénales », car il ne s’agit pas de faire dépendre ces procédures d’un système de représentations ou d’une mentalité, mais d’une certaine manière pour les groupes sociaux de conduire entre eux la guerre. La prison devra être comprise décidément comme une pièce tactique dans une guerre sociale. On trouve donc déjà en 1973 l’idée, qui sera réorchestrée dans le cours au Collège de France prononcé en 1976 [5] que, sous le vernis de la paix civile, toute société se trouve traversée par un rapport fondamental de guerre [6]. Cette « guerre civile » fondamentale a peu à voir avec le cauchemar mis en scène par Hobbes dans son Léviathan, ce conflit mortel qui préside à l’institution de l’autorité politique. Car ce n’est pas une guerre de tous contre tous – voyant l’affrontement réciproque d’individus envieux et calculant leur chance de survie –, c’est une guerre de groupes aux intérêts divergents, une lutte de classes aux droits contradictoires. Le pouvoir selon Foucault n’est pas ce qui fait cesser la guerre, mais ce qui la structure, la reconduit pour maintenir ou modifier ses formes et ses lignes [7]. Mais c’est surtout dans la désignation nouvelle du criminel comme « ennemi social » que se laisse lire cet arrière-plan de guerre. Pendant tout le Moyen Âge, le crime et le vol sont qualifiés soit comme des ruptures d’équilibre dans des systèmes d’obligations et d’échanges, équivalant finalement à des contractations de dettes privées, soit encore comme des atteintes blasphématoires à des interdits sacrés, des insultes à la religion. L’âge moderne fait valoir peu à peu l’idée que les infractions doivent se comprendre comme des ruptures du contrat social, des atteintes aux intérêts publics. Au fil des décennies, s’impose le thème – appuyé par l’institution du procureur qui marque une étatisation de la justice – que le criminel constitue une menace essentiellement à l’ordre public, plutôt qu’aux intérêts privés ou aux valeurs sacrées. Les textes de Beccaria et de Brissot par exemple donnent une définition du délinquant comme ennemi social, enfin épurée de toutes les ambiguïtés anciennes. Cette socialisation de la figure du criminel trouve une illustration intéressante dans la caractérisation nouvelle du vagabond, par exemple dans le fameux Mémoire sur les vagabonds et les mendiants de Le Trosne, daté de 1764 [8]. Ce qui est punissable, démontre le texte, ce n’est pas proprement l’oisiveté comme vice moral ou bien encore la mendicité comme dévalorisation du travail, mais le vagabondage comme êthos. La condition nomade porte atteinte aux processus économiques les plus élémentaires (on échappe aux impôts, on disperse anarchiquement sa force de travail, on ne participe pas à la production, etc.). Le vagabond est construit, dans ce texte de 1764, moins comme un paresseux que comme un parasite : il insulte moins les lois morales que les règles de la production.

Deux choses ont été établies jusque-là : la prison doit être comprise comme un instrument tactique dans une guerre civile continue, plutôt que le simple effet d’un geste majeur d’exclusion ; d’autre part, un certain nombre de textes à partir de la fin du xviiie siècle requalifient le criminel comme « ennemi social ».

Logiquement on pourrait s’attendre à la conclusion suivante : l’évidence de la prison comme pratique pénale publique s’impose à partir d’une exigence d’élimination des criminels, dans le cadre de cette guerre menée contre les ennemis sociaux. Ce serait pourtant aller trop vite. Il est en fait impossible de faire apparaître la prison comme la conséquence pratique d’une caractérisation idéologique du criminel comme ennemi social. En effet, quand il s’agit de tirer les conclusions de la définition du crime comme dommage public, des auteurs comme Beccaria, Brissot ou encore Lepeletier de Saint-Fargeau envisagent tout sauf la prison, mais bien plutôt l’infamie, le talion, le travail forcé ou la déportation, qui répondent mieux à une stratégie de contre-attaque sociale telle qu’elle diversifie les réponses selon les types de menaces publiques [9].

Ce n’est donc pas une nouvelle philosophie pénale qui impose l’évidence de la prison. Ou bien faut-il dire que cette dernière a toujours existé, et qu’il s’est agi simplement de réduire la panoplie pénale ? Mais la prison n’était pas regardée autrefois comme une peine, et quand on enfermait dans le cadre de mesures judiciaires c’était comme gage, pour s’assurer de la personne de l’inculpé.

Fonction de la prison à l’ère industrielle

L’idée vient alors que la justice pénale aurait, au xixe siècle, réinvesti d’anciennes structures d’enfermement parajudiciaires. L’origine de la prison est recherchée du côté soit de la procédure française des lettres de cachet – on enferme des personnes sans les juger, en faisant établir par le lieutenant de police une lettre signée du roi –, soit de sociétés religieuses anglaises, méthodistes ou quakers – on constitue des groupements privés chargés du contrôle strict de la moralité des membres de la communauté (ces milieux rigoristes imposeront en Amérique le modèle de la prison comme celle de Philadelphie en Pennsylvanie [10]).

Les deux systèmes peuvent paraître extraordinairement hétérogènes, mais ils se rejoignent pour Foucault dans ce qu’il construit comme la notion de pénitentiaire. Le pénitentiaire dans le cours de 1973, c’est l’idée d’un enfermement qui sanctionne moins l’infraction à une loi que l’irrégularité de comportement. Il repose donc sur une perception morale des conduites, attentive à repérer des déviances, des écarts, des attitudes déplacées, des vies dissolues. C’est un enfermement encore qui suppose des structures de surveillance, de contrôle, et un objectif de transformation du comportement individuel. On enferme un individu non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est (sa nature vicieuse, ses mauvais penchants, etc.).

L’invention de la prison pour Foucault , c’est le moment où l’État se saisit d’une pratique pénitentiaire pour en faire un contenu de pénalité publique. Le problème devient : pourquoi avoir été chercher du côté des pratiques pénitentiaires parajudiciaires (qu’il s’agisse de la procédure des lettres de cachet ou des sociétés anglaises de contrôle) pour nourrir la pénalité étatique, alors même que la révolution idéologique imposait d’autres modalités punitives ? Quel intérêt l’État pouvait-il avoir à adopter massivement, à partir du début du xixe siècle, ces pratiques foncièrement étrangères à sa culture judiciaire ? Quel contexte social général a pu imposer une évidence carcérale qui n’existait pas quelques décennies plus tôt ?

La réponse de Foucault est simple dans son fonds étiologique, mais complexe dans sa description. En 1973, Foucault trouve dans les grandes transformations économiques (avènement d’un capitalisme de la production industrielle de masse et d’une généralisation de la propriété paysanne) la raison qui impose la prison comme évidence pénale. Mais expliquer n’est pas comprendre, car on ne voit pas immédiatement comment la grande industrie ou la petite propriété agricole ont pu exiger que la prison devienne une modalité punitive exclusive. Sauf à dire que la prison sert à résorber le surplus de main-d’œuvre ou à enfermer la plèbe séditieuse, ce qui est à la fois insuffisant et simpliste.

L’idée que les transformations du capital sont à l’origine de la prison se déploie, au cours des leçons de 1973, dans une double dimension, illustrée par deux concepts : celui d’illégalisme et celui de coercitif. Il s’agit dans le premier cas de révéler une fonction de la prison dans les rapports sociaux, et dans le second de la considérer comme un symbole de ces mêmes rapports sociaux : une utilité et une utopie sociales.

La notion d’illégalisme

La notion d’illégalisme recouvre l’ensemble des pratiques qui soit transgressent délibérément, soit contournent ou même détournent la loi. Les lois certes imposent un certain nombre d’interdictions, de contraintes, de limites. Mais l’équilibre social est moins pour Foucault le résultat du respect des lois que de la manière dont s’établissent des complicités pour passer outre à une certaine légalité. L’idée générale serait de dire que l’apparition de nouvelles formes de production s’est traduite par une reconfiguration du jeu des illégalismes populaires [11].

Pour aller vite, on dira que, sous l’Ancien Régime, l’illégalisme paysan était toléré dans les grandes propriétés nobiliaires, car il permettait des redistributions économiques et constituait un soulagement à la grande misère. De leur côté, dans les villes, les marchands s’entendaient directement avec les artisans pour contourner les règlements. Au fond, chaque fois, il s’agissait de s’en prendre à des lois contraignantes ou à des droits féodaux qui étaient aussitôt perçus – par les classes populaires comme par la bourgeoisie – comme des abus de pouvoir. Mais l’apparition d’un capitalisme industriel à grande échelle suppose la constitution de stocks, la création d’usines regroupant des machines coûteuses et l’accumulation de produits manufacturés, tandis que l’effacement progressif des terres communales fait apparaître tout terrain comme propriété d’un tel. De telle sorte qu’on obtient un « corps à corps », dit Foucault , immédiat et direct : l’ouvrier ou le journalier sont directement confrontés aux biens, et l’illégalisme, qui attaquait auparavant des droits, risque cette fois de s’en prendre directement aux richesses : on passe d’un illégalisme de fraude à un illégalisme de vol et de déprédation. Sans même parler de cette forme majeure que serait une révolution, la bourgeoisie – qui autrefois était complice de l’illégalisme populaire parce qu’ils avaient le même adversaire (le prélèvement de type féodal) – le considère maintenant comme dangereux et nocif, car il risque de s’attaquer directement aux richesses accumulées (marchandises, machines, produits agricoles). De telle sorte qu’il s’agirait au fond de casser cette vieille tradition d’illégalisme populaire en suscitant un illégalisme spécifique et fonctionnel : celui de la délinquance, qui servirait à la fois de contre-modèle et de moyen d’infiltration. La prison, par sa logique propre (récidive, proximités, complicités) permet la constitution d’un milieu de délinquance. De telle sorte que, d’une part, le « bon peuple » sera enclin à refuser tout illégalisme, la prison produisant un illégalisme présenté à la classe ouvrière comme dangereux, disqualifiant et hostile ; et, d’autre part, la bourgeoisie pourra toujours s’appuyer sur cette délinquance, soit pour ses basses œuvres, soit encore pour infiltrer le prolétariat et prévenir ses révoltes politiques. Si l’on appelle « pénitentiaire » le thème d’une prison qui va bien au-delà du principe d’une détention ordonnée par la justice pour une infraction définie par la loi, et qui construit l’idée d’un enfermement pour mauvaise conduite et apte à régénérer ces individus soumis à une vigilance perpétuelle, eh bien on pourrait appeler carcéral le thème d’une fonctionnalité de la prison, comme production d’une délinquance utile à la classe dominante et propre à décourager tout illégalisme politique.

Le concept de « coercitif »

Le troisième concept que Foucault construit en 1973 pour comprendre ce qui a pu imposer l’évidence de la prison au xixe siècle – alors même que la théorie pénale des réformateurs invitait à de tout autres modalités punitives – est celui de coercitif [12]. Le coercitif recouvre chez Foucault un ensemble d’institutions qui, au xixe siècle, encadrent la vie des individus, de la naissance à la mort. Crèche, internat, caserne, usine, hôpital, hospice… Toutes ces institutions « coercitives » fonctionnent selon un même modèle : surveillance continue des individus, assortie de microchâtiments en cas de conduite déplacée ; examen régulier des aptitudes, sanctionné par un système de châtiment-récompense, et produisant tout un savoir normatif des individus identifiés selon leur écart à une norme (d’éducation, de santé, de travail, etc.), savoir individuel qui se réalise en rapports, notations, dossiers, etc. ; enfin, organisation rigoureuse et pratiquement exhaustive de l’emploi du temps (activités, déplacements, repos, etc.). À côté de ces institutions « lourdes », prenant corps dans des architectures soignées, se mettent en place des dispositifs plus souples comme le livret ouvrier, les caisses d’épargne, les conseils de prud’hommes ou les cités ouvrières, qui permettent, elles aussi, de normer le comportement des individus et de décourager les comportements jugés déviants (alcoolisme, instabilité, etc.).

Par rapport à ce niveau du « coercitif », la prison a un double statut d’isomorphie et d’aboutissement. Par là il s’agit de dire, premièrement, que ce qui rend la prison à la fois acceptable et évidente, c’est qu’elle est l’institution coercitive par excellence : condensé de surveillance ininterrompue, d’enfermement radical et d’examens répétés. Elle ne peut plus apparaître comme le symbole d’un abus de pouvoir, puisqu’elle ressemble à toute une série d’institutions parallèles, socialement parfaitement acceptées.

Le propre du coercitif est finalement d’établir ce qu’on pourrait appeler l’extension du punitif, d’une part et, d’autre part, la continuité du punitif et du pénal. L’extension du punitif, c’est simplement l’idée qu’au fond être surveillé ou être évalué, c’est être puni. Par le jeu de cette synthèse établie, par le coercitif, entre la surveillance, l’examen et la peine, quand un médecin me pose des questions sur mon état de santé, quand un professeur m’interroge, quand un contremaître me demande comment j’ai travaillé ou un supérieur ce que j’ai fait, toutes ces questions dégagent aussitôt une certaine aura punitive. Le coercitif fait disparaître la possibilité d’une vigilance empreinte de sollicitude ou d’une simple neutralité scientifique. « Qui es-tu ? », « Comment vas-tu ? », « Qu’as-tu fait ? », « Que sais-tu ? », ces questions pourraient au fond ne rien manifester d’autre qu’une simple curiosité scientifique ou un souci éthique de l’autre. Par le coercitif, elles éveillent en chacun d’entre nous la crainte d’être puni, si la réponse trahit un écart par rapport à une norme (de santé, d’instruction, de comportement, etc.), et même la certitude angoissée, si l’écart est trop grand, de finir en prison…

Cette dernière certitude se nourrit en effet de la continuité établie entre le punitif et le pénal : c’est l’idée que la sanction naturelle à tous les débordements et irrégularités est un enfermement dans les prisons de l’État. En conséquence, alors même que tout a été écrit et pensé par les grands théoriciens utilitaristes et libéraux modernes pour dissocier l’infraction et la faute, pour déconnecter le pénal du moral, pour absolument séparer les lois publiques et les normes éthiques, la prison, où s’effectue la peine, met en communication directe le châtiment public et la sanction morale.

Mais il faut se demander une dernière chose : à quoi sert ce dispositif punitif généralisé ? La réponse du cours de 1973 est d’une netteté aveuglante, d’un grand tranchant : il sert à transformer le temps de la vie en force de travail. Au fond, dit Foucault , tout le travail de Marx aura été de penser comment le capitalisme prend en otage la force de travail, comment il l’aliène, l’exploite, comment il la transforme, pour son plus grand profit, en force productive. C’est cette alchimie de transformation dont le secret est donné à lire dans Le Capital. Mais, en amont, il convient de décrire la manière dont le temps de la vie, qui comprend la fête, la paresse, la fantaisie et les caprices du désir, a pu déjà être transformé en force de travail. Au fond les institutions coercitives n’ont d’autre but que cette transformation. Ce qu’elles pourchassent, dit Foucault , ce sont toutes les formes de la dissipation : l’imprévoyance, l’irrégularité, le désordre, tout ce par quoi le temps de la vie est inutilement dépensé - « inutilement » pour le profit capitaliste. Le coercitif permettrait donc de faire coller le temps vivant des hommes au rythme des machines et aux cycles de la production.

Avec une très grande netteté conceptuelle, le cours de 1973 construit donc la prison comme le moment historique de nouage entre trois dimensions : le « pénitentiaire » (généalogie religieuse), le « carcéral » (fonctionnalité politique) et le « coercitif » (pertinence économique). Bien sûr, cette étude vaut surtout pour la prison du xixe siècle, et les discours qui tentaient de la légitimer à l’époque. Mais on peut poser, pour conclure, la question de l’actualité de ces analyses et de l’intérêt qu’il y a à les reprendre de nos jours. Un certain nombre d’éléments peuvent paraître encore actuels. Par exemple, l’idée d’un excès du pénitentiaire sur le pénal apparaît très nettement dans la mise en place des « peines de sûreté » : la prison apparaît alors évidemment comme autre chose qu’une détention légale, et la prise en compte de ce qu’est l’individu plutôt que de ce qu’il a fait pour justifier son incarcération se trouve là absolument manifeste. Foucault parle dans ce cours de la criminologie comme instrument de codage réciproque entre le juridique et le médico-social, expliquant par là le succès d’une notion comme celle de « dangerosité ». On sait à quel point elle a été largement réactualisée ces dernières années, dans le cadre des nouvelles politiques pénales. Le développement des « obligations de soins » et autres « injonctions thérapeutiques », à l’intérieur même de la prison, amène une confusion toujours plus grande entre le châtiment et le soin, dont Foucault avait annoncé qu’elle était caractéristique des sociétés disciplinaires.

Mais le cours de 1973 peut permettre aussi, je crois, de nous poser au moins deux questions. Premièrement, on a, dans ce cours, l’idée que le capitalisme de la production industrielle de masse et de l’exploitation systématique des propriétés agricoles avait, au début du xixe siècle, entraîné une redéfinition majeure du jeu des illégalismes entre la bourgeoisie et les classes populaires. On pourrait se demander ce que l’émergence depuis le début des années quatre-vingt d’un nouveau capitalisme, le capitalisme financier, provoque comme redistribution des illégalismes, alors même que le problème n’est plus dans ce corps à corps de l’ouvrier et de la marchandise. La création de richesses dépend en effet aujourd’hui beaucoup plus de capacités d’anticipation sur des flux et de maîtrise de réseaux informels, et il conviendrait, à partir de là, de décrire les nouvelles complicités et les nouveaux clivages. Mais ce cours nous permet aussi de comprendre la crise actuelle de la prison et sa transformation : c’est l’affaiblissement du poids social des institutions coercitives décrites par Foucault qui amène l’effacement de son évidence, d’autant plus que la sécurité se comprend davantage aujourd’hui à partir d’une logique de contrôle des flux que d’enfermement : ainsi, le grand paradigme de la sécurité est aujourd’hui l’aéroport plus que la prison.

Pourquoi alors la prison demeure-t-elle, et pas seulement en France, la modalité punitive majeure ? Par manque d’imagination punitive ? Ou bien parce que ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’on y passe avant de rejoindre une autre centrale, qu’on y laisse des traces et des dossiers informatiques, à compléter pour le prochain passage ? Ce qui fait résonner ensemble aujourd’hui les hôpitaux, les prisons et les écoles, ce n’est plus l’imposition autoritaire de normes, mais les dispositifs de traçabilité.

Notes

[1] Voir pour une bonne synthèse d’ensemble, François Boullant, Michel Foucault et les Prisons, PUF, 2003.

[2] On dispose cependant pour ce cours de son résumé rédigé par Foucault lui-même (« La société punitive », Dits et Écrits, Gallimard, 1994, t. II, p. 456-470), ainsi que d’une conférence prononcée au Brésil au mois de mai 1973, dans laquelle il donne une synthèse des résultats du cours prononcé quelques mois auparavant (« La vérité et les formes juridiques », ibid., p. 588-623). On pourra lire aussi deux entretiens contemporains dans lesquels il évoque les thèmes travaillés (« Prisons et révoltes dans les prisons », ibid., p. 424-432, et « À propos de l’enfermement pénitentiaire », ibid., p. 435-445).

[3] Leçon du 3 janvier 1973.

[4] Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1961.

[5] « Il faut défendre la société », Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études », 1997.

[6] Leçon du 10 janvier 1973.

[7] Cette dimension se fait sentir par exemple au moment de la mise en œuvre en France du code pénal et d’instruction criminelle : les députés ( Foucault cite l’intervention à la Chambre, le 23 décembre 1831, d’un député du Var, qui pourtant n’avait pas lu Marx) reconnaissent que les lois pénales sont faites par une classe pour s’appliquer à une autre.

[8] Leçon du 17 janvier 1973.

[9] Leçon du 24 janvier 1973.

[10] Leçons des 7 et 14 février 1973.

[11] Leçons des 21 et 28 février 1973.

[12] Leçons du mois de mars 1973 et cours du 7 février.

Résumé

Foucault prononce en 1973 un cours au Collège de France intitulé « La société punitive ». Ce cours, encore inédit, offre les premières grandes propositions théoriques de Foucault sur la naissance de la prison. Elles seront reprises, infléchies, reproblématisées dans Surveiller et Punir. Mais, en 1973, elles sont données avec une netteté conceptuelle et un tranchant polémique qu’elles ne retrouveront plus par la suite. Trois grandes notions sont définies : le « pénitentiaire », le « carcéral » et le « coercitif ». C’est le nouage de ces trois dimensions qui rend compte de l’invention de la prison.

Frédéric Gros « Foucault et « la société punitive » », Pouvoirs 4/2010 (n° 135), p. 5-14.

Professeur des universités à l’université Paris Est-Créteil, chargé de cours à l’iep de Paris. Il assure l’édition des derniers cours de Foucault au Collège de France et termine une histoire de l’idée de sécurité, après un ouvrage sur la disparition de la forme classique de la guerre (États de violence, Gallimard, 2004).

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