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Origine : http://lhomme.revues.org/document14.html
Parce qu’elles sont deux discours sur l’homme et qu’elles
ont toutes deux l’ambition d’énoncer ce qui fonde
son unité et son universalité, l’anthropologie
et la psychanalyse ont toujours eu des relations complexes caractérisées
par une fascination réciproque et une concurrence intellectuelle,
par des emprunts argumentés et des annexions sauvages. Si
des rapprochements ont bien eu lieu, ils ont toutefois été
rares et difficiles, les problèmes rencontrés tenant
autant à l’aporie théorique constituée
par l’articulation entre la culture et le psychisme qu’à
la réalité sociologique des deux champs peu propice
à une collaboration effective. Pourtant, de Totem et tabou
à Œdipe africain, de Malinowski à Devereux, des
tentatives de dialogue entre les deux disciplines ont eu lieu.
Au risque de simplifier une configuration assurément plus
riche en thèses qu’en synthèses, on peut distinguer
deux voies principalement suivies pour atteindre le confluent supposé
des deux corpus. D’une part, on s’est efforcé
de montrer comment les outils conceptuels de la psychanalyse pouvaient
s’avérer efficaces et pertinents pour comprendre des
faits que l’anthropologie étudie communément
(mythes, rites, cosmologies, représentations, pratiques,
institutions) : cette première orientation se reconnaît
sous la dénomination « anthropologie psychanalytique
»1. D’autre part, on s’est employé à
introduire des notions ou des objets sur lesquels travaillent les
anthropologues pour mieux appréhender ce qui ferait la spécificité
du psychisme dans des sociétés différentes
(le thème de la culture a été au cœur
de cette exploration de l’altérité, mais également
ceux de l’ethnie, de l’identité, de la parenté
ou de la sorcellerie) : cette seconde ligne correspond à
ce que l’on appelle généralement « ethnopsychanalyse
»2. Il s’agit bien de deux voies parallèles explorant
deux territoires distincts, ce que révèle significativement
l’examen des bibliographies respectives qui n’ont pratiquement
aucune citation commune et ne se réfèrent presque
jamais l’une à l’autre.
La première se déploie essentiellement dans un espace
académique aux marges duquel elle se situe cependant, de
l’aveu même de ses représentants (Gillison 1999).
Sans préjuger de l’importance de sa contribution scientifique,
elle demeure donc relativement confidentielle, confinée dans
des cercles anthropologiques et psychanalytiques restreints. La
seconde, en revanche, se présente comme un savoir appliqué,
ou tout au moins applicable, et donc d’emblée sur le
terrain de la pratique partout où des différences
culturelles peuvent être invoquées, qu’il s’agisse
de mondes lointains ou de populations étrangères,
position qui ne lui évite d’ailleurs pas non plus une
certaine marginalité institutionnelle (Kleinman 1995). Beaucoup
plus que l’autre, elle se trouve par conséquent projetée
dans l’espace public et même dans l’action publique,
puisqu’elle propose des modalités spécifiques
de prise en charge thérapeutique de certaines situations
étiquetées désordres mentaux.
Au cours de la période récente, s’est ainsi
développé, en France, un courant qui s’autodésigne
tantôt comme ethnopsychanalyse, tantôt comme psychiatrie
transculturelle, mais que l’usage habituel nomme ethnopsychiatrie
– quel que soit le statut professionnel, médical ou
non, de ses praticiens. Cette qualification a d’ailleurs le
mérite d’inscrire ce courant dans la filiation non
seulement des travaux théoriques dont il vient d’être
fait mention à l’interface entre anthropologie et psychanalyse,
mais également des expériences concrètes qui
ont été menées depuis plus d’un siècle
aux confins de l’ethnologie et de la psychiatrie3. Moins connues
et moins étudiées, les interactions entre psychiatres
et ethnologues n’en sont pas pour autant moins importantes,
que ce soit aux origines mêmes de l’anthropologie (Copans
& Jamin 1994) ou, bien plus tard, lors de l’émergence
de l’ethnopsychiatrie coloniale dans l’Empire britannique
(McCulloch 1995), puis de l’ethnopsychiatrie postcoloniale
autour de l’école de Fann à Dakar (Collignon
1995a). Même s’il oublie fréquemment de mentionner
cette tradition lorsqu’il énonce sa propre généalogie,
le courant français actuel en est aussi tributaire. Il ne
l’est cependant pas seulement sur le plan intellectuel, dans
une transmission de savoirs et de pratiques, dans une réminiscence
de présupposés théoriques et de principes méthodologiques,
il l’est aussi sur le plan politique.
Tel est du moins le point de départ de cette étude.
Il s’agit au fond d’un exercice d’ethnopsychiatrie
comparée dans lequel la comparaison ne porte pas sur les
sujets étudiés, mais sur les sujets étudiant,
et vaut comme démarche heuristique permettant d’appréhender
le courant actuel à la lumière d’un épisode
passé. La scène fondatrice de l’hôpital
de Mathari à Nairobi devrait ainsi éclairer la scène
du centre Georges-Devereux à Saint-Denis où est censée
se jouer la refondation de la psychopathologie, tout comme les prises
de position de John Colin Carothers sur la révolte des Mau
Mau au Kenya aideront à décrypter les prises de position
de Tobie Nathan sur le thème de l’immigration en France.
Cette remontée dans le temps révélera une dimension
encore peu perçue du phénomène : sa dimension
politique. Les principales analyses qui en ont été
faites se sont en effet attachées au contenu même du
projet de l’ethnopsychiatrie4. On voudrait ici en appréhender,
si l’on peut dire, le contenant. Ou plutôt le rapport
entre le contenu et le contenant, entre les textes des ethnopsychiatres
et les contextes de l’ethnopsychiatrie. En somme, la question
posée est celle de la signification politique d’un
dispositif d’interprétation et de traitement de troubles
mentaux et de déviances sociales qui constitue l’altérité
comme un indépassable horizon théorique et pratique.
L’orientation donnée à cette question trouve
sa justification dans le succès de l’entreprise auprès
des pouvoirs publics, des institutions et des professionnels. C’est
parce qu’elle jouit d’une reconnaissance sociale sans
précédent en France que l’ethnopsychiatrie dionysienne
est justiciable d’une anthropologie politique dont on esquissera
les grandes lignes.
De Mathari à Saint-Denis
En 1954, le gouvernement britannique nomma un commissaire spécial
pour enquêter sur la révolte Mau Mau qui, depuis le
début des années 50, agitait le pays kikuyu, conduisant
en 1952 à l’instauration d’un état d’urgence,
durant lequel trente-deux colons européens, soixante-trois
membres des forces de sécurité et onze mille cinq
cents rebelles périrent : il s’agissait, selon les
termes de la lettre de mission, de donner aux autorités coloniales,
alors en train de réprimer le mouvement Mau Mau, les moyens
d’en comprendre les fondements pour en gérer les suites
politiques (McCulloch 1995). Ce commissaire était John Colin
Carothers, médecin que le hasard d’une offre d’emploi
avait conduit en 1929 au Kenya et qu’une vacance imprévue
de poste avait amené en 1938 à prendre la direction
de l’hôpital psychiatrique de Mathari, à Nairobi.
Autodidacte dans cette spécialité vers laquelle les
circonstances de la carrière et les aléas de la colonie
avaient largement contribué à l’orienter, il
n’en devint pas moins, dans les années 40, la figure
prééminente de l’ethnopsychiatrie coloniale.
Il fut ainsi sollicité pour des expertises sur les systèmes
de santé mentale en Rhodésie et en Ouganda, et surtout,
la jeune Organisation mondiale de la santé, qui l’avait
préféré à d’autres candidats parmi
lesquels Melville Herskovitz, lui confia la rédaction d’une
monographie, publiée en anglais, puis en français
(Carothers 1954a), où il faisait l’état des
savoirs de l’époque sur la « psychologie normale
et pathologique de l’Africain ».
L’homme qui, en provenance de Porstmouth, arrive à
Nairobi en 1954 est donc un familier des lieux – on pourrait
ajouter : des milieux coloniaux, puisque ses différentes
fonctions antérieures l’ont conduit à fréquenter
la meilleure société européenne locale –
et une autorité internationalement reconnue de l’ethnopsychiatrie
– à laquelle son ouvrage vient de donner une légitimité
officielle. Sa mission n’étant que de deux mois, il
se met rapidement au travail et rend un rapport publié la
même année sous le titre The Psychology of Mau Mau
(Carothers 1954b). L’essentiel de son analyse revient à
faire de ce mouvement sociopolitique un phénomène
psychopathologique déterminé à la fois par
la personnalité des Kikuyu, elle-même étroitement
liée à leur culture, et par les bouleversements psychiques
collectifs occasionnés par la rencontre avec la société
européenne5. D’une part, en effet, les Kikuyu sont
individualistes, rusés et procéduriers, ce qui aurait
dû leur permettre de réussir dans la société
coloniale, d’autant qu’ils sont durs au travail et aptes
à se projeter dans le futur. Malheureusement pour eux, leur
environnement physique a déterminé une « mentalité
de la forêt » caractérisée notamment par
un sentiment d’insécurité, tant vis-à-vis
des groupes ethniques voisins qu’à l’égard
des esprits maléfiques. D’où une tendance au
secret et à la suspicion, mais également une propension
à la violence qui devaient marquer leur rébellion.
À cet égard, Carothers est fasciné par les
prestations de serment syncrétiques mêlant rituels
traditionnels, symbolique chrétienne et pratiques sexuelles,
qu’il attribue à l’influence de Jomo Kenyatta,
lequel se serait, d’après lui, inspiré de la
sorcellerie médiévale européenne pour «
inventer » ce rite initiatique. D’autre part, les Kikuyu
sont profondément marqués par l’expérience
coloniale. Le contact avec le monde européen a provoqué
chez eux des frustrations liées à la mise en cause
de leurs valeurs traditionnelles, mais dans le même temps,
a suscité des attentes mimétiques de promotion sociale.
Leur attitude à l’égard des Britanniques procède
donc d’une déception qui est comparable à celle
d’un « amant délaissé ». De là
les sentiments de haine qu’ils nourrissent à l’encontre
des autorités comme de leurs employeurs et les comportements
déloyaux que manifeste leur révolte. Là encore,
pour expliquer cette dérive pathologique, Carothers invoque
des traits psychologiques, notamment une dissociation de la personnalité,
fréquente parmi les Africains selon ses observations et ses
lectures, qui aurait favorisé leur duplicité criminelle.
À aucun moment, l’idéologie nationaliste du
mouvement Mau Mau et les revendications sur les terres dont ils
ont été spoliés quelques décennies plus
tôt et qu’ils n’ont cessé depuis lors de
réclamer ne sont évoquées. En nul lieu du rapport
ne sont mentionnés les antécédents universitaires,
militaires ou syndicaux des leaders de la rébellion, qui
en font des acteurs bien éloignés des représentations
en termes de tradition et d’irrationalité qu’en
donne l’ethnopsychiatre. C’est donc fort logiquement
qu’au terme de son analyse, le commissaire prône un
ensemble de mesures visant à permettre la réintégration
sociale des Kikuyu sur la base d’un programme de « villagisation
» favorisant leur regroupement dans des unités sociospatiales
de taille modeste, loin des villes et de leurs effets déstructurants,
où ils pourraient à la fois retrouver des formes de
vie ancestrales et bénéficier d’un enseignement
moral d’inspiration chrétienne6. Ainsi accéderaient-ils
à des valeurs, confiance, devoir, responsabilité,
qui leur faisaient précisément défaut.
The Psychology of Mau Mau eut un impact profond. D’un côté,
il imposait une version autorisée des événements
qui, en recherchant les explications dans la culture et la personnalité
des Kikuyu, dédouanait les Britanniques et, en interprétant
la révolte sur le plan psychopathologique, justifiait la
répression comme pratique thérapeutique. De l’autre,
il proposait un modèle de gestion pratique de l’après-conflit
qui inspira effectivement les autorités coloniales, puisqu’une
politique de regroupement dans des villages fut entreprise. Certes,
Carothers ne fut pas le seul à recourir à des modèles
ethnopsychiatriques pour rendre compte du mouvement Mau Mau. Avant
lui, John Wilkinson, et après lui, Michael Kirby, tous deux
médecins européens, ont donné eux aussi, dans
des articles de l’East African Medical Journal, une lecture
des faits mettant en relief les déterminations psychologiques
et les processus pathologiques à l’origine de la révolte.
Mais avec The Psychology of Mau Mau, ce n’est plus seulement
dans les cercles restreints d’une revue spécialisée
que se discute la genèse de la rébellion : le débat
est désormais porté sur le terrain politique et l’ethnopsychiatrie
devient un instrument officiel de l’administration des populations
colonisées. Comme le relève l’historien australien
Jock McCulloch (1995 : 71-72) : « Avec la monographie de Carothers,
la science ethnopsychiatrique entra formellement dans le domaine
de l’action politique. The Psychology of Mau Mau montra à
quel point l’ethnopsychiatrie convenait bien à l’élaboration
et à la rationalisation des croyances conventionnelles des
colons sur les Africains. » En somme, la nouvelle discipline
prétendait fonder en théorie les préjugés
sur les peuples colonisés et légitimait du même
coup, au nom du savoir scientifique, les pratiques de la colonisation.
Cette scène inaugurale de l’entrée en politique
de l’ethnopsychiatrie, il est intéressant de la mettre
en regard d’une autre, plus proche de nous, dans le temps
et dans l’espace, et pourtant tout aussi exotique, en établissant
un parallèle entre l’ethnopsychiatre de l’Empire
colonial britannique d’il y a un demi-siècle et l’ethnopsychiatre
des banlieues parisiennes d’aujourd’hui. La scène
française a pour protagoniste principal Tobie Nathan entouré
du cercle de ses élèves et pour cadre les départements
à forte composante populaire et étrangère de
la première ceinture de la capitale, Seine-Saint-Denis surtout,
mais aussi Val-d’Oise et Val-de-Marne. En 1979, un jeune psychologue,
d’origine juive égyptienne comme il aime à le
rappeler, met en place une consultation d’ethnopsychiatrie
pour les immigrés à l’hôpital Avicenne
de Bobigny. Quatre ans plus tard, il la quitte pour le centre de
Protection maternelle et infantile de Villetaneuse, dont il est
amené à partir à nouveau en 1988 pour s’installer
cette fois dans un lieu non médical : l’université
Paris VIII où il crée, à Saint-Denis, le centre
Georges-Devereux, du nom de celui qui fut son maître mais
à l’égard duquel il devait, après sa
mort, prendre ses distances7. S’appuyant sur une politique
de formation et d’essaimage de disciples, l’entreprise
connaît un succès rapide, grâce à d’efficaces
relais, d’une part, dans les institutions sociales, sanitaires
et judiciaires qui garantissent un recrutement pléthorique
à la consultation d’ethnopsychiatrie et, d’autre
part, plus récemment, dans certains segments du monde de
la recherche, où des sociologues, des philosophes, des médecins,
des éditeurs et des fondations lui apportent le crédit
d’une légitimité scientifique officielle.
Au cœur de ce réseau (Fassin 1999), Nathan est ainsi
devenu, en à peine deux décennies, la référence
obligée pour tout ce qui touche non seulement à la
psychopathologie des immigrés, en particulier africains,
mais également à leurs pratiques sociales les moins
conformes aux logiques d’intégration, comme la polygamie
ou l’excision, en faveur desquelles il a pris plusieurs fois
publiquement parti. Ce sont aujourd’hui plus de six cents
consultations annuelles dans le seul centre Georges-Devereux, c’est-à-dire
sans compter les divers autres lieux où exercent ses jeunes
collègues. Consultations qui proviennent en quasi-totalité
des services de protection maternelle et infantile, de l’aide
sociale à l’enfance et de la protection judiciaire
de la jeunesse, des associations de prévention spécialisée
et des tribunaux, plus rarement des hôpitaux. Autrement dit,
dans une proportion supérieure à 96 %, les patients
reçus dans ce centre sont des immigrés et des descendants
d’immigrés qu’en raison de leur différence
culturelle supposée, les institutions principalement publiques
intervenant dans les domaines de la prévention, de la répression
et du traitement des désordres, des déviances et des
délits de tous types, adressent à la consultation
d’ethnopsychiatrie. Si l’on considère son activité
croissante, cette dernière apparaît ainsi de plus en
plus comme une annexe des institutions de la République dans
la gestion des populations immigrées, essentiellement africaines,
qui habitent les quartiers dits en difficulté.
Entouré de ceux auxquels il a donné la qualification
de « co-thérapeutes », mais qui sont souvent
désignés également comme ethnocliniciens et
qui représentent chacun une origine, une culture et une langue,
le maître des lieux s’y livre à une interprétation
des troubles qui lui sont présentés en recourant à
des techniques divinatoires, tels les cauris, mais aussi à
des associations mentales, parfois sur la base de ses lectures ethnologiques8.
Le diagnostic fait toujours intervenir des catégories nosographiques
et surtout étiologiques traditionnelles, le plus souvent
en termes persécutifs, et débouche sur des prescriptions
impliquant des rituels précis, des fabrications d’amulettes,
des sacrifices d’animaux. Une séance suffit souvent,
le principe étant de provoquer un choc salutaire par la révélation
inopinée d’une signification magico-religieuse, comme
la possession par un génie, une attaque en sorcellerie, ou
bien psychanalytique, telle qu’un événement
oublié, un souvenir douloureux. Mais cette « technique
traumatique » n’est efficace que parce qu’elle
fait sens dans l’univers culturel du patient.
Projetant son expérience de l’individu au niveau du
collectif, Nathan élabore dans les années 90, sur
la base de sa pratique clinique, un véritable programme de
gestion de l’immigration, qu’il énonce dans un
livre à valeur de manifeste : L’influence qui guérit
(1994). Puisqu’il faut, écrit-il, « tout faire
pour agir en Soninké avec un patient soninké, en Bambara
avec un bambara, en Kabyle avec un kabyle » (ibid. : 24),
de la même manière, les institutions françaises
doivent « favoriser les ghettos afin de ne jamais contraindre
une famille à abandonner son système culturel »
(ibid. : 216). Le principe fondamental est que l’essence de
l’être ethnique, c’est sa culture subsumée
dans sa personnalité : « Une culture est constituée
par l’ensemble de tous les individus culturellement semblables
ayant en commun des caractères qui les distinguent des autres
êtres humains, eux aussi membres d’une culture et capables
d’engendrer des individus culturellement semblables »
(ibid. : 183). Ainsi définie, la culture est clôture
héréditaire9. Ce qui est transmis inéluctablement,
c’est la personnalité de chaque membre du groupe, puisqu’il
existe « dans chaque individu deux systèmes redondants,
ayant une structure homologue : l’un d’origine interne
– l’appareil psychique – l’autre d’origine
externe : la culture », les deux définissant ensemble
une immuable identité ethnique, puisque, quelle que soit
son histoire, « un Dogon reste un Dogon et un Bozo un Bozo
» (ibid. : 219). Le danger absolu, dans ces conditions, c’est
le métissage culturel, à l’origine des désordres
psychiques que l’ethnopsychanalyste est amenée à
traiter dans sa consultation. Deux institutions se révèlent
à cet égard particulièrement menaçantes
: « les machines d’abrasion des systèmes culturels
en France que sont la Médecine et l’École, car
ce sont les deux lieux institutionnels où l’on perçoit
le migrant comme un humain universel et non comme un être
de culture » (ibid. : 217). Si l’on n’y prend
donc garde, le métissage républicain aboutira à
une explosion sociale : le maître de Saint-Denis va jusqu’à
prophétiser une « guerre » dans laquelle nous
serions « anéantis par nos banlieues » (ibid.
: 220). Euphémisées par ses thuriféraires qui
prétendent n’y voir que des provocations, salutaires
au demeurant, ces affirmations pourraient effectivement être
remisées si le succès de librairie et l’audience
auprès des pouvoirs publics ne venaient attester la reconnaissance
sociale et politique d’une entreprise qui se présente
comme une refondation de l’ethnopsychiatrie (Nathan 1995).
Aux marges du dispositif officiel de santé mentale, le centre
Georges-Devereux occupe pourtant aujourd’hui, dans les banlieues,
une place essentielle dans l’administration des populations
immigrées – ou même simplement, puisque l’on
n’échappe pas à la loi de son ethnie et de sa
culture, d’origine immigrée.
Les ethnopsychiatres en politique
Ainsi, à un demi-siècle de distance, ce qui rend
possible et concevable le rapprochement des deux scènes de
l’ethnopsychiatrie, c’est la double ambition, à
la fois théorique et pratique des deux ethnopsychiatres,
c’est leur volonté de produire un savoir et son application.
Plus précisément, il s’agit, pour l’un
comme pour l’autre, d’utiliser une expérience
clinique pour l’ériger en modèle de gouvernement.
Au plan de « villagisation » des Mau Mau proposé
par Carothers, correspond le programme de « ghettoïsation
» des banlieues préconisé par Nathan10. Des
prémisses identiques quant à l’origine du mal,
à savoir la confrontation inégale d’une culture
africaine traditionnelle et d’une culture européenne
moderne, conduisent à des remèdes similaires prônant
la séparation comme mode de pacification, et l’on sait
qu’une rhétorique proche a été utilisée
également en Afrique australe pour justifier l’apartheid.
On appellera politiques de l’ethnopsychiatrie les configurations
reliant les pratiques discursives qui énoncent la vérité
de la personnalité de l’Autre, dans son irréductible
différence, et les modalités opératoires par
lesquelles sont traitées ses déviances de nature supposée
psychopathologique, non seulement dans le colloque singulier de
la thérapie, mais aussi dans l’administration quotidienne
des populations. Ces politiques incluent donc à la fois les
oeuvres par lesquelles ces maîtres à penser énoncent
leur théorie dans l’espace public et les modalités
concrètes de leur mise en œuvre dans l’action
publique. Pour les appréhender, il faut tenir compte aussi
bien des écrits que de leur réception, des pratiques
développées par les ethnopsychiatres que des circonstances
locales qui les font considérer comme des réponses
pertinentes aux problèmes auxquels sont confrontées
les autorités. À cet égard, les textes de Carothers
sur les Mau Mau ne sont pas moins significatifs que le fait que
le pouvoir colonial fasse appel à un psychiatre pour interpréter
un mouvement anticolonial et les livres de Nathan nous intéressent
au même titre que la délégation de compétences
qui s’opère des services publics vers les consultations
ethnopsychiatriques de Saint-Denis. Il s’agit bien dans les
deux cas d’une relation dialectique entre un système
sociopolitique qui fournit les conditions de possibilité
de l’essor de l’ethnopsychiatrie et un dispositif ethnopsychiatrique
qui apporte les éléments de légitimation nécessaires
à la perpétuation de l’ordre sociopolitique.
Cette alliance objective entre l’ethnopsychiatre expatrié
et le colonisateur britannique, dans le premier cas, entre l’ethnopsychanalyste
dionysien et les pouvoirs locaux, dans le second, se présente
certes sous des configurations différentes, mais elle semble
procéder des mêmes logiques.
Carothers, né en Afrique du Sud, membre de la bourgeoisie
blanche kenyane, épouse presque naturellement les intérêts
de l’Empire colonial à l’élite duquel
il appartient à Nairobi. Lorsqu’il dirige l’hôpital
psychiatrique de Mathari, dont il contribue à l’humanisation,
il soigne des travailleurs noirs émigrés de leurs
villages pour servir de force de travail dans les plantations et
dans les villes, mais il propose un modèle explicatif de
la maladie mentale qui en fait un conflit de cultures entre le monde
traditionnel africain et la civilisation moderne européenne.
Lorsqu’il rédige sa synthèse sur la psychologie
et la psychopathologie des Africains, il reprend, tout en s’efforçant
de se démarquer des implications racistes les plus évidentes
de ses thèses, les préjugés raciaux des colons
européens sur l’infériorité des populations
noires auxquels il donne une forme de caution scientifique en expliquant,
sur la base de ses observations et de ses lectures, que la pensée
africaine ne se développe pas au-delà du stade de
l’enfance. Enfin, lorsqu’on le sollicite pour rendre
compte de la révolte des Mau Mau, il en fait la conséquence
d’une personnalité troublée par le contact avec
les Européens, éludant toute responsabilité
des autorités coloniales et négligeant toute revendication
foncière ou nationaliste des insurgés. En somme, l’association
d’un psychologisme sommaire et d’un culturalisme fruste
permet de dédouaner le colonisateur tout en évitant
une stigmatisation trop brutale des colonisés : la colonisation,
loin d’être une réalité historique comportant
des enjeux économiques et politiques, devient l’expérience
psychique douloureuse d’une acculturation avortée11.
La séparation des Noirs et des Blancs, par l’internement
ou la villagisation, représente alors une sortie de crise
qui élude toute critique de l’ordre colonial.
Nathan, quant à lui, peut faire illusion à cet égard
dans la mesure où il se présente comme contestant
l’ordre établi. D’une part, il rejette la République
et ses institutions, l’école et la médecine
servant d’exutoires à ses emportements anti-universalistes.
D’autre part, il prétend se trouver en position marginale
par rapport à l’appareil officiel de la santé
mentale, se décrivant métaphoriquement lui-même
comme faisant une « psychiatrie immigrée ». Et
il est vrai que, dans ses déclarations comme dans ses écrits,
il ne manque jamais une occasion de vilipender la manière
dont les personnes d’origine étrangère sont
prises en charge tant par les services sanitaires et sociaux que
dans les consultations ou les hôpitaux psychiatriques. Cette
rhétorique bien établie n’est toutefois contestataire
qu’en apparence. Il suffit de lire la liste, volontiers publiée
dans les revues et les rapports du centre Georges-Devereux, des
institutions qui le soutiennent par leurs financements, leurs relations
actives et l’envoi de patients pour constater les liens étroits
entre les pouvoirs publics et l’entreprise dionysienne. À
y regarder de près en effet, les fondements de la connivence
paraissent assez similaires à ce qu’ils étaient
dans l’ethnopsychiatrie coloniale. En montrant que les troubles
psychiques dont souffrent les immigrés sont d’origine
culturelle, c’est-à-dire liés à la rencontre
funeste entre des systèmes de pensée traditionnels
et des modes d’intelligence moderne, il place le registre
étiologique sur un terrain consensuel que le mirage des procédures
divinatoires, des interprétations surnaturelles et des thérapies
rituelles rend plus attrayant encore. La combinaison de psychologisme
et de culturalisme, ici teintée du merveilleux de l’exotisme,
permet d’éluder non seulement les conditions concrètes
d’existence qui sous-tendent les expériences des immigrés
et déterminent pour une large part les problèmes qui
les amènent chez le médecin ou chez le juge, mais
également l’inadéquation des réponses
qu’il s’agit précisément d’occulter
en montrant qu’au bout du compte, en lui adressant le patient,
le professionnel a fait le bon choix. Le succès rencontré
par l’ethnopsychanalyste dans les banlieues, tant auprès
des élus, et quelle que soit leur appartenance politique,
qu’auprès des services municipaux ou départementaux,
ne se comprendrait pas si l’on s’en tenait à
l’image qu’il cherche à se donner de celui qui
dérange. Les vérités supposées qu’il
énonce sont, sinon bonnes à dire, au moins bonnes
à entendre, dans la mesure où, sous couvert de discours
de guerre, elles préservent la paix sociale12. La distribution
des rôles est parfaitement au point, et l’Aide sociale
à l’enfance ou la Protection maternelle et infantile
qui font appel à ses compétences savent qu’elles
en obtiendront une interprétation où le psychique
sera consensuellement rabattu sur le culturel.
C’est ici que la liaison entre pouvoir et savoir se dévoile
le plus manifestement. Car si la culture est ainsi mise en avant,
non seulement dans l’analyse des problèmes, mais également
dans la recherche de solutions, on pourrait s’attendre à
ce qu’elle fasse l’objet d’une investigation particulière.
Sans exiger de l’ethnopsychiatre qu’il se fasse ethnologue,
on imaginerait qu’il utilise les travaux ethnologiques à
sa disposition ou même, simplement, fasse montre d’une
curiosité savante à l’égard de ces cultures
dont il prétend parler savamment. Or, chez Carothers comme
chez Nathan, on a affaire à la mise en œuvre, dans leurs
écrits comme dans leur pratique, d’un véritable
principe de méconnaissance. Ce qui frappe en effet, chez
les deux ethnopsychiatres, c’est, au moment même où
ils prétendent explorer l’altérité jusque
dans ses profondeurs les plus intimes et les plus obscures, l’absence
de tout travail de connaissance anthropologique. A l’évidence,
l’Autre n’a pas besoin d’être étudié,
car on sait déjà tout de lui. Le rebelle kikuyu et
l’immigré malien se livrent, transparents, au regard
de l’ethnopsychiatre qui peut tenir sur leur culture, et sur
la manière dont elle détermine leur personnalité,
des énoncés définitifs sans avoir engagé
la moindre enquête.
Lorsque Carothers décrit la culture et la personnalité
ethniques des Kikuyu, il n’a pas fait de travail ethnographique
particulier et utilise les notions de sens commun qui circulent
dans la société coloniale britannique au Kenya. Reprenant
simplement des analyses qu’il a précédemment
développées, à propos de l’Africain –
toujours cité au singulier –, il se contente d’y
ajouter quelques touches de couleur locale13. On retrouve, sur les
cultures traditionnelles, sur les phénomènes d’acculturation
au contact du monde européen, sur les raisons culturelles
des similitudes entre le psychisme africain et le psychisme des
enfants, les mêmes observations qui associent les préjugés
des manuels de psychiatrie clinique de l’époque, tel
le Henderson et Gillespie (1944), et les notions hâtivement
empruntées à l’anthropologie culturaliste, encore
que certains aient eu du mal à se reconnaître dans
ses théories. Les quelques singularités supposées
qu’il signale à propos de l’éducation
des enfants kikuyu, et auxquelles il attribue une valeur explicative
de leurs comportements à l’âge adulte, font d’autant
moins illusion que l’on retrouve ailleurs des indications
et des inférences similaires à propos de la psychologie
africaine en général. Moyennant ces menus aménagements,
il peut cependant décrire le Kikuyu comme un Africain mâtiné
d’un peu de « mentalité de la forêt ».
De son côté, Nathan, s’il ne se hasarde pas
à décrire la personnalité africaine de manière
systématique, n’hésite pas à procéder
par généralisations à l’échelle
continentale, voire plus large encore14. Mais c’est surtout
dans le traitement singulier des cas que se révèle
son usage du savoir ethnologique, au risque de quelques approximations
qui lui font adresser un proverbe bambara à un patient soninké,
après avoir expliqué que les deux cultures sont irréductiblement
distinctes (1994 : 23-24). Ainsi, à propos d’un enfant
camerounais qui lui est confié pour un cas d’autisme
et dont les parents appartiennent à deux groupes ethniques
différents, il met en cause le non-respect par ces derniers
des règles traditionnelles d’endogamie et surtout le
fait que les Bassa sont patrilinéaires, alors que les Dwala
sont matrilinéaires, ce qui lui semble, contre toute évidence
ethnologique, devoir expliquer la pathologie de l’enfant (ibid.
: 167-197). Dans un autre cas, où une jeune Ivoirienne de
treize ans a des difficultés scolaires imputées à
la révélation de relations sexuelles avec le mari
de sa sœur aînée, il s’en prend aux institutions
françaises qui, en plaçant l’adolescente dans
un foyer, n’ont pas su voir là ce qu’au mépris
de toute analyse anthropologique, il décrit comme l’application
des règles du lévirat en Afrique de l’Ouest,
et n’ont pas autorisé le beau-frère à
faire d’elle sa seconde épouse (1993 : 106-115). À
chaque fois, l’interprétation apparaît comme
un tour de passe-passe où des rudiments de connaissance ethnographique,
mis en scène autour d’un procédé divinatoire
lors de la consultation ou soulignés par la citation d’une
référence anthropologique dans la version écrite,
font briller le maître sans effleurer la réalité
de l’expérience culturelle du patient.
Ainsi est-ce au prix d’un court-circuit intellectuel radical
qui suppose l’Autre déjà connu, c’est-à-dire
réduit à quelques schèmes psychocognitifs immuables
et à quelques traits culturels génériques,
et par conséquent non digne d’être mieux connu,
qu’opère la séduction de l’ethnopsychiatrie.
Ce que relève avec justesse Maurice Bloch (1997) dans l’avant-propos
à la réédition américaine de Psychologie
de la colonisation d’Octave Mannoni. Le parallèle est
d’autant plus fondé que ce dernier, dans cet ouvrage
célèbre paru en anglais quatre ans avant ceux de Carothers,
cherche lui aussi à rendre compte d’une révolte,
celle des Malgaches contre le colonisateur français en 1947.
Mais il est également d’autant plus intéressant,
qu’à la différence du psychiatre britannique,
entièrement de connivence avec les autorités coloniales,
le psychanalyste français développe une critique acérée
de la colonisation, opposant le complexe d’infériorité
du colon au complexe de dépendance du colonisé. Les
erreurs de Mannoni ne sont donc pas à attribuer à
une complicité avec le pouvoir – encore que, faut-il
le rappeler, il deviendra, quelques années plus tard, responsable
des services coloniaux de renseignements à Madagascar –,
mais, de manière plus structurelle, doivent être rapportées
aux logiques mêmes des politiques de l’ethnopsychiatrie.
Discutant une série de contresens que fait Mannoni à
propos d’éléments qui vont lui permettre d’argumenter
sa théorie, Maurice Bloch conclut : « Il est amusant
de constater que si l’auteur de Psychologie de la colonisation
peut en toute impunité énoncer des hypothèses
aussi mal fondées que les siennes, il le doit au contexte
colonial au sein duquel il est immergé et qu’il prend
pour objet d’étude. Tout se passe en effet comme si,
menant des recherches dans un pays étranger dont il ignore
pour l’essentiel les us et les coutumes, Mannoni estimait
pouvoir accéder aux ressorts profonds des comportements individuels
sans se donner la peine de comprendre le cadre collectif dans lequel
ces comportements prennent place, sans éprouver le besoin
d’apprendre les significations publiques, nullement cachées,
que les hommes de ce pays attachent à leurs gestes et à
leurs conduites. Au bout du compte, Mannoni dissimule sa méconnaissance
des motifs que se donnent les Malgaches pour agir comme ils le font
en allant puiser des explications toutes trouvées dans une
tradition intellectuelle qui est, quant à elle, le produit
hautement spécialisé de sa propre culture. »
Le « sentiment de supériorité », que décèle
Maurice Bloch chez Mannoni, est ce qui permet également à
Carothers et à Nathan de pouvoir parler des autres, des Kikuyu
ou des Bambara, sans même avoir cherché à les
connaître15. De ce point de vue, si la vérité
ultime s’écrit sous la plume de Carothers après
seulement deux mois d’enquête, elle s’énonce
par la bouche de Nathan le plus souvent au terme de deux heures
de consultation.
La double aporie de l’ethnopsychiatrie
Probablement est-on ici face au paradoxe le plus manifeste de l’ethnopsychiatrie
qui, tout en se réclamant d’une pensée du particulier
contre la pensée de l’universel, met en œuvre
des techniques et des significations qui s’accommodent d’une
méconnaissance de l’Autre et qui se montrent, en somme,
indifférentes à la différence. Si l’Autre
ne gagne pas à être connu, c’est-à-dire
étudié en ce qu’il est autre, c’est en
effet que l’ethnopsychiatrie procède d’une double
opération de culturalisation et de psychopathologisation
qui s’effectue en dehors du monde social dans lequel les actes
prennent sens pour les sujets et qui n’a donc besoin d’aucune
épreuve de validation a posteriori puisqu’elle est
fondée a priori. Les pré-jugements sur lesquels elle
repose n’appellent pas de vérification, dans la pacification
des rebelles pour Carothers, la guérison des immigrés
pour Nathan : ils sont des postulats, par définition donnés
pour vrais.
D’une part, les problèmes sont interprétés
en fonction d’une grille culturelle indépendante des
réalités sociales. Cette interprétation obéit
aux deux principes qui caractérisent le raisonnement culturaliste
ordinaire : la réification de la culture et la surdétermination
par le culturel. Selon le premier, la culture est une entité
en soi, qu’il est possible de repérer et d’isoler,
dont l’individu hérite et qu’il transmet. Selon
le second, c’est dans cette culture qu’il faut rechercher
l’origine et le remède des maux de l’Autre ou
de ses conduites déviantes. Ainsi, pour Carothers (1954a
: 59), « contrairement aux cultures occidentales modernes,
toutes les cultures primitives sont relativement statiques et leur
survivance dépend de la gradualité de leur évolution.
Chaque élément de la culture forme partie intégrante
de celle-ci qui, en retour, dépend étroitement des
relations familiales et des lois de la tribu ; c’est pourquoi
tout changement rapide et profond renverse l’édifice
tout entier ». C’est ainsi qu’il explique que
la situation de « transition » culturelle de l’Afrique
soit à l’origine des dysfonctionnements sociaux qu’il
observe. De même, pour Nathan (1994 : 216) : « Il faut
permettre aux familles de demeurer aussi longtemps que nécessaire
dans leurs logiques culturelles. Ainsi épargnerons-nous davantage
que nous ne sommes capables de le faire aujourd’hui aux secondes
générations de sombrer dans la délinquance,
la toxicomanie ou pire encore l’idéologie, qui sont
toutes les trois des semblants de culture plus accessibles car simplifiées
et plates. Il est honteux que, dans notre société,
les migrants soient malheureux à cause du manque de respect
envers leurs cultures d’origine. » Les problèmes
sociaux qui affectent les banlieues sont avant tout, selon lui,
le résultat d’une « acculturation » des
immigrés qui ont trop vite adopté les valeurs du monde
occidental.
D’autre part (et, puisque la culture explique le psychisme,
voire en est un strict équivalent, les deux aspects sont
évidemment liés), les souffrances et les comportements
relèvent d’une lecture psychologique ou, plus exactement,
psychopathologique. Dans la situation coloniale, comme dans l’expérience
migratoire, le choc entre la culture, nécessairement traditionnelle,
du colonisé ou de l’immigré, et la culture occidentale,
donc moderne, entraîne des désordres psychiques insurmontables
qui donnent lieu ici à une rébellion pathologique,
là à un comportement psychopathique (McCulloch 1995).
L’un et l’autre lisent les situations sociales comme
la traduction et le produit de conflits intra-psychiques. Chez Carothers
(1954b), le mouvement des Mau Mau est une pathologie collective
développée par un groupe ethnique qui n’a pas
su maîtriser l’anxiété provoquée
par sa rencontre avec le monde européen. Soumise à
cette épreuve, la culture trop « rigide » des
Kikuyu n’était pas en mesure de s’adapter et
la révolte constitue la réaction pathologique à
cette impossibilité. L’analyse de l’expert britannique,
puisant presque exclusivement dans la littérature psychologique
et psychiatrique, conduit de la même façon à
traiter individuellement les rebelles comme des « criminels
psychopathes » dont la réinsertion risque fort, explique-t-il,
d’être problématique. Pour Nathan (1994 : 213-215),
les désordres sociaux, dès lors qu’ils concernent
des immigrés, sont traités comme des troubles psychiques,
tant au niveau individuel, dans les consultations ethnopsychiatriques,
qu’au niveau collectif, dans les rapprochements interculturels.
Étendant son analyse à l’histoire récente,
il va jusqu’à interpréter dans les mêmes
termes le génocide commis par le régime nazi, car
« un psychisme n’ayant pu s’articuler à
une culture fonctionnelle est nécessairement enclin au meurtre
sauvage » ; or c’est bien ce qui s’est produit
pour les Allemands à la suite de l’unification de leur
pays et de la perte de « la fonctionnalité de leurs
différentes cultures régionales » qui en a résulté,
les contraignant à « assurer par d’autres moyens
leur clôture culturelle et psychique ». De la souffrance
de l’immigré à l’extermination des juifs,
la psychopathologie dionysienne a décidément réponse
à tout.
Ce double processus de culturalisation et de psychopathologisation
ne se limite pas aux deux oeuvres mises ici en parallèle,
que l’on pourrait, si tel était le cas, traiter sur
le mode de l’exceptionalité. Il est, au contraire,
tellement au cœur de tout le projet intellectuel ethnopsychiatrique
que même lorsque des pensées critiques se développent
en son sein, c’est toujours dans les limites de cette construction.
Ainsi en est-il d’Octave Mannoni (1984 : 48) qui, dans Psychologie
de la colonisation, élabore sa théorie du complexe
de dépendance en se référant au développement
psychologique de l’enfant et en lui attribuant une origine
culturelle : « Un Européen plus ou moins infériorisé
a tendance à ressentir, et non pas seulement à juger,
une condition objective de dépendance comme une infériorité.
Il peut s’insurger contre elle ou protester par des “symptômes”.
Le Malgache ne se sent, au contraire, en infériorité
que lorsque les liaisons de dépendance sont d’une façon
ou d’une autre, compromises. Cette différence peut
être prise comme la clé de la psychologie des “populations
attardées”. Elle explique la longue stagnation de leurs
civilisations. »16 Psychisme et culture se font strictement
écho : les traits de la personnalité sont pris dans
une détermination ethnique et les caractéristiques
du groupe sont liées à l’existence d’un
complexe. Quant à Frantz Fanon (1968 : 20-21) lui-même,
qui a critiqué l’œuvre de son ami Mannoni et dont
les travaux ont constitué une contribution décisive
aux luttes anticoloniales, il n’échappe pas à
ces deux logiques de l’ethnopsychiatrie dans sa description
d’une psychologie du colonisé qui renvoie à
une culture archétypale en situation coloniale où
la violence tribale se mêle à l’archaïsme
superstitieux : « La dernière ressource du colonisé
est de défendre sa personnalité face à son
congénère. Les luttes tribales ne font que perpétuer
de vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires.
En se lançant à muscles perdus dans ses ven-geances,
le colonisé tente de se persuader que le colonialisme n’existe
pas, que tout se passe comme avant. Entre-temps, la vie continue,
et c’est à travers des mythes terrifiants, si prolifiques
dans les sociétés sous-développées,
que le colonisé va puiser des inhibitions à son agressivité.
»17 Le psychisme du colonisé organise la reconfiguration
de la culture traditionnelle en fonction de la donnée historique
générique que constitue la colonisation. On a donc
bien affaire à une méthode consubstantielle de l’entreprise
ethnopsychiatrique : l’articulation du psychique et du culturel
passe par une double réduction à une culture essentialisée
et à un social pathologisé. Cette réduction
pose toutefois deux problèmes.
Le premier concerne la délimitation du culturel. D’un
côté, le culturalisme, savant aussi bien qu’ordinaire,
procède en principe d’une mise en cause de toute théorie
biologique de la différence : il s’oppose clairement
au racialisme comme schème interprétatif et au racisme
comme discours idéologique18. Pourtant, il est sans cesse
aux prises avec un retour du refoulé de la race. Carothers
(1954a), qui insiste sur le déterminisme du « milieu
», à la fois physique et surtout culturel, et rejette
en théorie l’existence de « différences
raciales fondamentales », mais ne cesse de discuter des particularités
morphologiques et comportementales des « Noirs », rappelle
avec insistance la taille et le poids inférieurs du cerveau
des « Africains » comparés aux Européens
et propose une théorie physiologique de la « paresse
frontale » caractéristique de cette « race ».
Nathan (1994), qui fait de la « Culture avec un grand C »
le cœur de sa théorie, n’en utilise pas moins
la couleur de la peau comme une marque de distinction, au demeurant
souvent sur le mode de la stigmatisation inversée, mais significative
de la rémanence de la pensée raciale : les enfants
de parents africains scolarisés en France deviennent des
« janissaires blanchis dans les écoles républicaines
» ; ceux adoptés par des familles françaises,
une fois devenus adultes, « seront les plus insipides de tous
les Blancs » ; quant à ses collègues d’Afrique
formés dans les facultés de médecine, ils sont
qualifiés de « psychiatres africains blanchis dans
les universités ». Plus fondamentalement, dans les
deux cas, la culture fonctionne dans la théorie comme un
succédané de la race, puisqu’elle est une réalité
collective attachée à l’individu et transmise
par hérédité. Certes, de même que Carothers
s’est déclaré profondément choqué
qu’on puisse le considérer comme raciste (McCulloch
1995 : 138), il est probable que Nathan rejetterait cette qualification
le concernant, mais il n’en reste pas moins que tous deux
mettent en œuvre une conception racialiste de la culture. D’un
autre côté, les frontières du groupe culturel
ne sont jamais totalement définies. Elles hésitent
entre l’ethnie – le Kikuyu, le Bambara – ou un
ensemble plus vaste – les Africains, les Noirs – voire
coextensif au monde non occidental –, les sociétés
traditionnelles. Cette indécision permet une économie
de moyens sur le plan ethnographique, condition de possibilité
d’une discipline qui prétend soigner tous les individus
dans leur culture propre19. Carothers (1954b) peut ainsi, sur la
base de ce qu’il vient d’écrire sur l’Africain,
faire le portrait du Kikuyu, passant d’ailleurs d’un
terme à l’autre comme si les deux étaient interchangeables.
Nathan (1996), en apparence plus soucieux de respecter la spécificité
de chacun par la présence supposée d’un «
co-thérapeute » de même langue et de même
culture, montre en pratique que, non seulement des aménagements
et des approximations sont évidemment nécessaires,
l’ethnoclinicienne wolof interrogeant par exemple la patiente
bambara, mais que surtout, l’interprétation étant
toujours faite par lui-même in fine, c’est dans un registre
limité de causes et de traitements, parfois désigné
comme « cosmogonie africaine », qu’il puise. Au
bout du compte, que ce soit dans la difficulté à séparer
la culture de la race ou dans l’incapacité à
la cerner concrètement, le culturalisme se présente
comme une simple idéologie.
Le second problème concerne l’escamotage du politique
que permet le recours à la culture et au psychisme dans l’élaboration
des explications. Peut-être serait-il d’ailleurs plus
juste de parler de culturalisation et de psychopathologisation du
politique. Cette opération se fait là encore à
deux niveaux. En premier lieu, les conditions économiques
et sociales qui sous-tendent les conduites déviantes, collectives
ou individuelles, ne sont jamais appréhendées. Pour
Carothers (1954b), les Kikuyu sont violents, méfiants, peu
sûrs d’eux-mêmes, mais jamais paysans dépossédés
et prolétarisés. Leur mouvement s’explique par
une frustration névrotique et non par des revendications
foncières ou nationalistes. Pour Nathan (1994), les Africains
sont des Bambara, des Peuls ou des Lari qu’il faut soigner
selon leur culture, mais jamais des immigrés en butte à
des problèmes de titre de séjour, de logement, de
racisme. De leur souffrance, il peut entendre ce qui relève
d’une acculturation posée a priori comme impossible,
mais non l’expérience concrète des difficultés
juridiques, matérielles, sociales qui la sous-tend. Dans
cette conception, « le Manding de Casamance » n’est
que « provisoirement et par nécessité ouvrier
d’entretien dans une administration parisienne », ce
qui rend cette caractéristique accessoire20. En second lieu,
l’occultation touche la position qu’occupe l’ethnopsychiatre
lui-même. Carothers, homme blanc en terre africaine, citoyen
britannique membre de la bonne société coloniale,
méconnaît le fait que sa situation sociale conditionne
ses énoncés et que son histoire personnelle produit
les préjugés auxquels il donne des allures de discours
savant. Nathan, s’il se réfère volontiers, quant
à lui, à ses origines et à son parcours, gomme
néanmoins cette relation particulière aux immigrés
qui le conduit à dire en leur nom une vérité
qui les concerne et à devenir leur porte-parole malgré
qu’ils en aient. Aveugles l’un et l’autre à
ce que leur statut signale de leur vision, muets tous deux sur les
bénéfices sociaux qu’ils peuvent tirer de l’analyse
si politiquement conforme qu’ils produisent, ils parlent de
l’Autre en savants au-dessus de toute subjectivité
politique.
À près d’un demi-siècle de distance,
deux sociétés, l’une britannique et coloniale,
l’autre française et républicaine, ont ainsi
délégué pour partie à l’ethnopsychiatrie
la charge de l’interprétation théorique et de
la gestion pratique de désordres sociaux – révolte
contre le pouvoir dans le premier cas, difficultés plus polymorphes
dans le second. Ce qui, dans le discours officiel, justifie la sollicitation
des ethnopsychiatres, c’est l’altérité
– de l’ethnie rebelle ou des immigrés souffrants
– que l’on place au cœur de l’interprétation.
Ainsi posé, le problème auquel est confrontée
l’autorité politique est ramené à une
simple incompréhension entre deux cultures. La demande adressée
aux experts concerne avant tout l’intelligibilité de
la situation. En décidant de faire appel à cette spécialité,
le colonisateur britannique tout comme la collectivité territoriale
française sont assurés que les troubles constatés,
au niveau collectif ou individuel, trouveront une interprétation
en termes psychopathologiques et culturels, ce à quoi s’emploient
effectivement les spécialistes convoqués dans cette
entreprise : le choix du destinataire de la question garantit la
teneur de sa réponse.
Cette logique circulaire dans laquelle chacun ne peut trouver que
des avantages ne résulte pas nécessairement d’un
calcul machiavélique. Le pouvoir colonial, s’il considérait
devoir réprimer la rébellion, souhaitait aussi trouver
des moyens plus humains de pacification. Les acteurs locaux, s’ils
ne tiennent pas à remettre en cause les inégalités
sociales qui sous-tendent les troubles et les déviances,
cherchent sincèrement à aider les immigrés
à l’égard desquels ils se sentent souvent désemparés.
Les politiques de l’ethnopsychiatrie, au sens donné
ici à cette expression, renvoient en fait plus profondément
à un mode d’appréhension des rapports sociaux
de domination en termes de psychopathologie et de culture dès
lors que ces rapports apparaissent surdéterminés par
une relation à l’Autre. La question de l’altérité,
ainsi formulée, ne peut qu’aboutir à une conception
de la différence vidée de toute substance sociale
et à une sublimation rassurante de la conflictualité
qui est au principe du politique.
* Ce texte est la version remaniée d’une communication
présentée le 18 mai 1999 au colloque « Afriques
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Notes
1 Les travaux de Géza Róheim (1967) peuvent être
considérés comme pionniers de cette orientation, même
s’ils semblent aujourd’hui moins cités. Pour
une approche de l’état de la réflexion et des
recherches dans ce domaine, principalement en France, on pourra
se référer au dossier de L’Homme (1999, 149)
consacré à ce domaine et plus particulièrement
à l’introduction, « Arguments », de Patrice
Bidou, Jacques Galinier et Bernard Juillerat. Pour une discussion
moins consensuelle, on se reportera au numéro spécial
du Journal des Anthropologues (1996, 64-65) et notamment à
l’article de Richard Rechtman.
2 Le nom de Georges Devereux (1972) est évidemment attaché
à cette ligne, même si l’on sait combien il s’est
lui-même gardé d’unifier ses recherches sous
un intitulé unique, parlant également d’ethnopsychiatrie,
de psychiatrie interculturelle, de psychiatrie transculturelle et
de psychiatrie métaculturelle. Pour une perspective diachronique
sur les travaux effectués dans ce domaine, on consultera
la revue Psychopathologie africaine qui constitue un bon miroir
de la diversité des approches.
3 Dans la bibliographie annotée qu’il a consacrée
à la « psychiatrie comparée » et à
la « psychiatrie coloniale », René Collignon
(1995b) fait remonter à un article de Moreau de Tours, paru
en 1843 dans les Annales médico-psychologiques, la première
tentative d’analyse des « rapports entre civilisation
et aliénation » à partir d’une étude
des maladies mentales au Proche-Orient.
4 Parmi les recensions d’ouvrages de Tobie Nathan, on peut
notamment citer les articles de Richard Rechtman (1995) sur les
inconséquences du relativisme prôné dans Fier
de n’avoir ni pays ni amis, quelle sottise c’était
(1993), de Yannick Jaffré (1996) sur les contresens anthropologiques
de L’influence qui guérit (1994) et de Christine Henry
(1997) sur les pillages d’ouvrage ethnographique dans La parole
de la forêt initiale (1996). À côté de
ces nécessaires dénonciations des mystifications intellectuelles
du maître de Saint-Denis, il est aussi important de se demander
comment une telle entreprise peut non seulement fonctionner, mais
prospérer. C’est à quoi s’emploie le présent
texte.
5 Il s’agit là d’une innovation par rapport à
la synthèse qu’il venait de rédiger pour l’Organisation
mondiale de la santé (1954a : 8). Il s’était
en effet imposé de traiter « uniquement l’Africain
rural pur », tout en reconnaissant que « cette “personne”
est de nos jours, au moins sur le papier, une abstraction tant soit
peu hypothétique », mais ajoutant, pour justifier son
parti pris, que « peu d’Africains sont complètement
affranchis des coutumes de leur tribu ». À sa manière,
The Psychology of Mau Mau marque l’entrée de l’histoire
dans les recherches de Carothers.
6 La « villagisation » était devenue à
cette époque, il faut le noter, le principal référentiel
de pacification des rébellions dans l’Empire britannique,
à la suite de l’expérience malaise : confrontée
à une révolte des Chinois, les autorités coloniales
décrétèrent en 1948 l’état d’urgence,
ce qui entraîna le passage des rebelles dans la clandestinité
; pour éviter que la guérilla ne s’étende
à l’ensemble de la population rurale, les Britanniques
regroupèrent un demi-million de paysans dans quatre cents
villages créés pour l’occasion, avant de réprimer
brutalement la révolte. L’histoire semblait recommencer
à Nairobi. La seule originalité de Carothers fut d’introduire
dans son adaptation kenyane du modèle malais une note d’éducation
morale en s’appuyant sur le Jeanes’ Movement, déjà
présent, qui était censé apporter aux femmes
africaines des rudiments d’économie familiale et surtout
à leurs enfants des principes de bonnes moeurs (McCulloch
1995).
7 S’il dédie L’influence qui guérit (1994)
« à la mémoire de mon maître, Georges
Devereux » et s’il reconnaît dans un éditorial
de la Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie (1998) : « Il
m’a fasciné d’intelligence – l’intelligence
que je préfère », il déclare néanmoins
dans une discussion sur « Les fondements de l’ethnopsychiatrie
» (1997) : « Quand je regarde les textes de G. Devereux,
je reconnais bien entendu les questions qui m’habitent, mais
en même temps, je n’accepte aucune des réponses
qu’il a données » et dans la « Préface
» à l’édition française d’un
ouvrage de son maître (1996), il dénonce sa duplicité
en l’accusant d’avoir dissimulé sa judéité
et changé son nom juif : « Il le cachait ! Il le cachait
! »
8 Des combinaisons de ces techniques sont bien sûr possibles,
comme dans le cas rapporté d’une jeune fille bambara
souffrant d’évanouissement et pour laquelle une histoire
de sorcellerie est soupçonnée (Nathan 1995 : 36-38).
D’abord, une « co-thérapeute » wolof «
lance les cauris » et annonce « qu’il faudra faire
un “sarakh” (une offrande) de deux choses qui se ressemblent
». Puis, le maître, invitant sa patiente à téléphoner
à sa mère au pays, édicte sentencieusement
: « Dites-lui aussi que j’ai vu dans les cauris qu’il
fallait enterrer vivants dans la cour, je dis bien vivants, un gros
animal et son petit – une vache et un veau… peut-être
seulement une brebis et son agneau. Elle, elle comprendra. »
Et, pour le lecteur qui, lui, n’a pas compris, il explique
sa singulière prescription d’enterrement des victimes
propitiatoires vivantes dans une note en se référant
à l’essai d’Hubert et Mauss sur le sacrifice
: « En étouffant l’animal, on enferme les souffles.
»
9 Littéralement : « Une culture fonctionnelle assure
la clôture du groupe et lui donne la conscience de son identité
» (1994 : 199) et : « Personne ne fabrique seulement
un garçon ou une fille… Les uns fabriquent des Grecs,
les autres des Juifs, d’autres encore des Mossis, des Mandings,
des Inuits, des Hurons » (ibid. : 213).
10 À celui qui sous-estimerait l’ambition du projet
politique de l’ethnopsychiatre de Saint-Denis, on peut conseiller
de lire les pages où il explique comment « quelques
règles pratiques élémentaires suffiraient à
prévenir les crimes contre l’humanité »
(1994 : 213-220). Pour accomplir cette tâche assurément
utile, il s’agirait « simplement » de maintenir
chaque groupe dans son « cadre culturel ».
11 La conclusion de Psychologie normale et pathologique de l’Africain
est sur ce plan sans ambiguïté : « Les modes africains
de pensée peuvent en grande partie sinon entièrement
être expliqués par des raisons culturelles »
(1954a : 187). Et plus loin : « Il semble donc, en fin de
compte, que les attributs psychiques des Africains soient le résultat
direct de leur culture » (ibid. : 192).
12 La conclusion de L’influence qui guérit, dont le
titre interroge : « La guerre ? », pose le débat
dans des termes qui ne sont pas sans rappeler la « lutte des
races » dont parlait Michel Foucault : « Je l’affirme
haut et fort, les enfants des Soninkés, des Bambaras, des
Peuls, des Dioulas, des Ewoundous, des Dwalas, que sais-je encore
? appartiennent à leurs ancêtres. Leur laver le cerveau
pour en faire des blancs, républicains, rationalistes et
athées, c’est tout simplement un acte de guerre »
(1994 : 331).
13 Au terme d’une revue de la littérature psychologique
et psychiatrique de son époque, il dressait le tableau suivant
: « L’Africain est conventionnel, il dépend fortement
des stimulations physiques et émotionnelles, il manque de
spontanéité, de prévoyance, de ténacité,
de jugement et d’humilité ; il est inapte à
l’abstraction saine et à la logique, enclin à
la fantaisie et à l’invention, et, en général,
instable, impulsif ; on ne peut compter sur lui, il n’a pas
le sens des responsabilités, et il vit dans le présent
sans réfléchir ni avoir d’ambitions, et sans
se préoccuper du droit des gens qui vivent en dehors de son
propre cercle. En contrepartie de ces défauts, on a aussi
dit qu’il était gai, stoïque, sûr de lui,
sociable, loyal, intuitif dans ses émotions et éloquent,
sans rancune et doué d’une excellente mémoire,
d’un vocabulaire étendu, et ayant des aptitudes pour
la musique et la danse » (1954a : 95). On retrouve ici des
traits mentionnés à propos de groupes particuliers,
comme ceux relevés par Jean Bazin (1985) dans ses lectures
coloniales sur les Bambara. De la même manière, Carothers
ne s’embarrasse pas de contradictions (« on ne peut
compter sur lui » et « il est loyal », écrit-il
de l’Africain) qui, du reste, lui permettront de choisir,
pour ses portraits particuliers, les éléments les
plus conformes aux préjugés ambiants (ainsi les Kikuyu
sont-ils décidément déloyaux et assurément
on ne peut compter sur eux, trait néfaste qui va fonder son
analyse et ses préconisations).
14 Ainsi : « Si l’on admet que tout événement
produisant du désordre est engendré par une intention
invisible, alors aucune mort ne peut être considérée
comme “naturelle”. Eh bien, c’est exactement ce
que l’on constate que les Africains semblent penser. Je dirais
que chez eux, 95 % des morts sont attribuées à la
malveillance d’un être invisible » (1995 : 58).
Et ailleurs : « Dans la plupart des sociétés
traditionnelles, les enfants pratiquent une sexualité complète
(coït compris) à partir de six ou sept ans » (1993
: 116).
15 L’exemple que cite Maurice Bloch (1997 : 115-117) est,
à cet égard, un parangon du fonctionnement de l’ethnopsychiatrie.
Il s’agit d’une anecdote qui sert à Mannoni d’illustration
et de preuve du complexe de dépendance. Le jeune Malgache
qui lui donne des leçons de tennis tombe un jour malade,
victime d’une crise de paludisme. Mannoni lui rend visite
et lui apporte des médicaments. Rétabli, le professeur,
au lieu de manifester sa reconnaissance, se met à lui réclamer
des cadeaux. Pour le psychanalyste, le complexe du colonisé
trouve ici sa parfaite expression, puisqu’une fois aidé,
le jeune homme devient dépendant. Or, l’anthropologue,
mieux averti des usages locaux, montre qu’au contraire, les
sollicitations constituent précisément, dans la société
mérina dont fait partie le professeur de tennis, la marque
d’un rapport d’égalité. Par conséquent,
loin d’avoir entraîné une relation de dépendance,
le don de médicaments a signifié pour le jeune Malgache
la volonté de son employeur d’instaurer une relation
d’amitié imposant des demandes de part et d’autre,
ce que Manonni non seulement n’a pas fait en ce qui le concerne,
mais a interprété à l’envers pour ce
qui est de son employé. « Au lieu de se livrer d’emblée
à des spéculations d’aussi vaste ampleur »,
Mannoni aurait donc mieux fait de « se poser des questions
sur ce que signifie, dans cette culture, le fait de “donner”
et de “demander” », information qu’il aurait
probablement obtenue en abordant « le sujet avec l’intéressé
ou avec un Malgache ».
16 De manière révélatrice, c’est chez
Lucien Lévy-Bruhl que Mannoni (ibid. : 53) puise ses sources
anthropologiques et La mentalité primitive lui fournit la
justification empirique de son modèle de la dépendance,
même s’il prend ses distances théoriques avec
les interprétations mystiques auxquelles il substitue ses
propres explications psychanalytiques : « La méthode
d’analyse de Lévy-Bruhl ne permettait pas d’apercevoir
cette projection qui l’a trompé lui-même. »
17 Le culturalisme n’exclut pas, chez Fanon (ibid. : 21),
d’autres figures de raisonnement typiques de la psychanalyse,
en particulier le fonctionnalisme qui fait des mythes un instrument
inconscient de résistance à la colonisation : «
L’atmosphère de mythe et de magie, en me faisant peur,
se comporte comme une réalité indubitable. En me terrifiant,
elle m’intègre dans les traditions, dans l’histoire
de ma contrée ou de ma tribu, mais dans le même temps,
elle me rassure, elle me délivre un statut, un bulletin d’état
civil. »
18 On ne saurait oublier, à cet égard, que le culturalisme
nord-américain, à ses débuts, était,
pour Franz Boas et Melville Herskovitz notamment, une réplique
scientifique au racialisme scientifique en pleine expansion, à
cette époque, dans des États-Unis en proie à
un retour de la violence raciste (Jackson 1986). De plus, il n’est
pas sans intérêt de noter que, chez ces auteurs, la
défense des minorités n’était pas exempte
d’un universalisme de principe, l’acculturation des
Noirs dans leur pays étant pour eux aussi inéluctable
que souhaitable.
19 Ce qu’avait constaté Maurice Bloch (1997 : 105)
à propos de Mannoni, qui ne se privait pas en effet de passer
des Mérina en particulier aux Malgaches en général
et de ceux-ci aux « colonisés », aux «
primitifs », aux « non-civilisés » et aux
« populations attardées » : « Le recours
massif à la psychanalyse présente l’avantage
de puiser dans le corps de cette discipline des explications toutes
faites destinées à rendre compte de conduites qui,
de prime abord, semblent incompréhensibles à l’observateur
étranger. Ainsi que cela se produit souvent, l’existence
de ces explications, trouvées d’avance, procure le
sentiment qu’il est inutile de se mettre en quête d’explications
mieux adaptées et plus pertinentes, lesquelles appellent
pour être formulées un minimum de connaissance réelle
du contexte culture ».
20 De cet aveuglement sur les conditions économiques et sociales,
on ne peut évidemment taxer Frantz Fanon, lequel n’a,
au contraire, cessé de dénoncer les rapports d’exploitation
et de domination de la situation coloniale. Toutefois, il n’échappe
pas complètement à la critique portée ici à
l’ethnopsychiatrie, dans la mesure où, comme le relève
Jock McCulloch (1995 : 135) : « Dans Les damnés de
la terre, Fanon présente son concept de personnalité
coloniale sans référence à une théorie
systématique de la classe ou même de l’ethnicité.
Il en résulte que les colonisés demeurent une masse
amorphe seulement identifiée dans son rapport à une
culture européenne dominante. » On doit toutefois rendre
justice à la sensibilité politique et à la
finesse sociologique de nombre d’études de cas cliniques
présentées par Fanon dans ce même ouvrage.
Didier Fassin, Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché
africaine, des colonies africaines aux banlieues parisiennes, L'Homme,
153 - Observer Nommer Classer, 2000
http://lhomme.revues.org/document14.html
Didier Fassin
CRESP, Université Paris-XIII et EHESS, Centre d’études
africaines, Paris.
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