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Origine http://www.oasisfle.com/culture_oasisfle/frantz-fanon.htm
Né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France (Martinique).
Le 3e d'une famille de huit enfants. Fait ses études secondaires
au lycée Schoelcher, où Aimé Césaire
sera son professeur de français. En 1943, part en dissidence,
par l'île voisine de la Dominique, pour rejoindre les
Forces françaises libres Maroc, Algérie, Toulon. Blessé
en traversant le Rhin. Cette participation marque la fin de ses
illusions quant à la « Mère Patrie ».
Après sa démobilisation et sa réussite au
baccalauréat en Martinique, il s'inscrit en médecine
à Lyon. Il obtient un diplôme de médecine légale
et de pathologie tropicale, se spécialise en psychiatrie
et passe une licence de psychologie. Se marie en 1952. E choisit
d'aller à Saint-Alban, comme interne, dans le service
du D'Tosquelles, républicain espagnol exilé, car il
sait qu'on y expérimente des méthodes nouvelles en
psychiatrie. Présente le concours du médicat des hôpitaux
psychiatriques. Il fait une demande pour un poste en Afrique (Sénégal),
puis en Algérie.
Il est nommé, en novembre 1953, médecin-chef à
l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville : il y transforme
la vie des malades et prend la mesure des profonds traumatismes
qu'engendre le régime colonial. Il a très vite des
contacts avec des militants nationalistes de la base. Le chanteur
chaâbi, Abderrahmane Aziz, collabore avec lui. Dès
1954, il héberge, cache des militants, des responsables de
la wilaya IV. En juillet 1956, il envoie une lettre de démission
à R. Lacoste, ministre résident en Algérie.
Il est expulsé d'Algérie. Les contacts sont pris officiellement
avec la direction de la résistance algérienne, il
rejoint Tunis, s'engageant totalement dans ce combat, en tant qu'Algérien,
choisissant l'Algérie comme patrie. Il travaille au département
Information à Tunis avec Abane Ramdane. Brefs séjours
au Maroc. Membre de la rédaction d'El Moudjahid. En janvier
1960, le G.P.R.A. le nomme représentant à Accra: il
effectuera différentes missions en Afrique. En décembre
1960, il se sait atteint d'une leucémie mais ne ralentit
pas pour autant ses activités. Il meurt le 6 décembre
1961 aux Etats-unis. Selon son vœu, son corps est ramené
à Tunis et il est enterré en terre algérienne.
Il a écrit, de février à mai, Les Damnés
de la terre.
Peau noire, masques blancs (Paris, le Seuil, 1952) ; L'An V de
la révolution algérienne (Paris, Maspero, 1959 ; Les
Damnés de la terre (Paris, Maspero, 1961, avec une préface
de Jan Paul Sartre) ; Pour une révolution africaine (textes
rassemblés après sa mort ; Paris, Maspero, 1961).
L'OEUVRE DE FRANTZ FANON
Les mains parallèles. L'oeil se noie. La conspiration, pièces
de théâtre inédites, 1949/50.
"Peau Noire, Masques Blancs". éditions du Seuil.
1952.
Introduction aux troubles de la sexualité chez les Nord-Africains
(en collaboration avec les docteurs J. Azoulay et F. Sanchez), manuscrit
inédit, 1954/55.
Racisme et Culture, texte d'un exposé au premier Congrès
des écrivains et artistes noirs à Paris, septembre
1956.
De nombreux articles dans El Moudjahid en 1957 et 1958, entre autres
:
L'Algérie face aux tortionaires français. N°10
à propos d'un plaidoyer. N°12
Les intellectuels et les démocrates français devant
la révolution algérienne. N°1/15/30
Aux Antilles, naissance d'une nation ? N°16
Le sang maghrébin ne coulera pas en vain. N°18
La farce qui change de camp.N°21
Décolonisation et indépendance. N°22
"L'An V de la Révolution algérienne". éditions
Maspero. 1959.
"Les Damnés de la Terre". éditions Maspero.
1961.
"Pour la Révolution africaine". éditions
Maspero. 1964.
Aperçu sur son oeuvre:
Dès son arrivée en Algérie, ce psychiatre
martiniquais prend conscience, dans toute son acuité, de
l'impossibilité du maintien de la situation coloniale. Introduisant
de nouvelles méthodes d'intervention dans les soins psychiatriques
à l'hôpital de Blida-Joinville, il a des contacts,
très rapidement, avec des militants algériens et rejoint
officiellement le F.L.N. à Tunis, après son expulsion
d'Algérie qui avait été précédée
d'une lettre de démission. Il se considère comme algérien
à part entière, engagé dans le combat libérateur;
à Tunis, il occupe différentes fonctions dans l'information
et dans la diplomatie; il fera des missions en Afrique comme ambassadeur
du G.P.R.A.
Lorsqu'il arrive à Blida, Frantz Fanon a déjà
publié en France, en 1952, Peau noire et masques blancs,
où il analyse le processus de déculturation et d'infériorisation
culturelles chez les Antillais, à partir d'oeuvres littéraires
ou de cas cliniques. Déjà s'y affirme son humanisme
révolutionnaire : « Chaque fois qu'un homme fait triompher
la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non
à une tentative d'asservissement de son semblable, je me
suis senti solidaire de son acte. »
En tant que membre de la rédaction d'El Moudjahid, il écrit
de nombreux textes mais sans les signer, selon la décision
du collectif de rédaction (certains articles seront identifiés
et publiés après sa mort avec des inédits dans
Pour une révolution africaine).
En 1959, Frantz Fanon publie, chez Maspero, L'An V de la révolution
algérienne, où il démontre l'irréversibilité
de la marche vers son indépendance de la nation algérienne.
Il ne se contente pas d'un simple écrit de propagande aux
sentences étincelantes et frappantes, mais il offre au lecteur
français, pour qu'il comprenne la situation, et au lecteur
algérien, comme viatique de lutte, une analyse psycho-sociologique
et une information sur une lutte de libération en cours.
L'an V est loin d'être un froid traité de sociologie
; c'est une mise en mots d'actes de libération, l'affirmation
des forces optimales qu'un combat pour l'indépendance peut
réveiller « En Algérie c'est la conscience nationale,
les misères et les terreurs collectives qui rendent inéluctable
la prise en main de son destin par le peuple. » Certitude
sur une souveraineté: « La Nation algérienne
n'est plus dans un ciel futur. Elle n'est plus le produit d'imaginations
fumeuses et pétries de phantasmes. Elle est au centre même
de l'homme nouveau algérien. Il y a une nouvelle nature de
l'homme algérien, une nouvelle dimension à son existence.
»
L'An V est divisé en cinq chapitres : le premier est consacré
aux femmes ; le deuxième, à la pénétration
de la radio dans la société algérienne ; le
troisième, à la famille et aux bouleversements que
la révolution lui fait subir; le quatrième traite
de l'exercice de la médecine en situation coloniale, et le
dernier de la minorité européenne d'Algérie.
Le premier chapitre apparaît, encore aujourd'hui, comme l'un
des plus forts. Safia Bazi, moudjahida, déclarait récemment
qu'en lisant L'An V en prison, à sa parution, elle y avait
trouvé une « analyse exacte » de ce qu'elle avait
« personnellement vécu », car elle y retrouvait
cette « transformation radicale du comportement de la femme
à l'épreuve de la révolution [...], un affrontement
non moins radical avec la structure traditionnelle de la famille
». Elle y observait « un regard sans complaisance [...],
un regard à la fois critique et sympathique d'un colonisé
des Antilles qui a décidé à la fois de combattre
à nos côtés et d'expliquer dans ses écrits
la nature exemplaire de ce combat pour lui et pour les autres peuples
alors colonisés ».
Le choix de textes est délicat comme pour toute oeuvre riche,
au style exceptionnel, dont plus d'un lecteur a souligné
la beauté, la vigueur, la fascination qu'il exerce.
L'Algérie se dévoile
Le corps de la jeune Algérienne, dans la société
traditionnelle, lui est révélé par la nubilité
et le voile. Le voile recouvre le corps et la discipline, le tempère,
au moment même où il connaît sa phase de plus
grande effervescence. Le voile protège, rassure, isole. Il
faut avoir entendu les confessions d'Algériennes ou analyser
le matériel onirique de certaines dévoilées
récentes, pour apprécier l'importance du voile dans
le corps vécu de la femme. Impression de corps déchiqueté,
lancé à la dérive; les membres semblent s'allonger
indéfiniment. Quand l Algérienne doit traverser
une rue, pendant longtemps il y a erreur de jugement sur la distance
exacte à parcourir. Le corps dévoilé paraît
s'échapper, s'en aller en morceaux. Impression d'être
mal habillée, voire d'être nue. Incomplétude
ressentie avec une grande intensité. Un goût anxieux
d'inachevé. Une sensation effroyable de se désintégrer.
L'absence du voile altère le schéma corporel de l'Algérienne.
Il lui faut inventer rapidement de nouvelles dimensions à
son corps, de nouveaux moyens de contrôle musculaire. Il lui
faut se créer une démarche de femme-dévoilée-dehors.
Il lui faut briser toute timidité, toute gaucherie (car on
doit passer pour une Européenne) tout en évitant la
surenchère, la trop grande coloration, ce qui retient l'attention.
L'Algérienne qui entre toute nue dans la ville européenne
réapprend son corps, le réinstalle de façon
totalement révolutionnaire.
(L'An V de la révolution algérienne, éd. Maspero,
Paris, 1959.)
En 1960, Frantz Fanon, se sachant condamné, va accélérer
ses activités et la rédaction de ce qui, par la force
des choses, est considéré, aujourd'hui, comme le «
testament politique » de cet homme qui meurt à trente-six
ans, Les Damnés de la terre. De son ouvrage, Fanon parle
comme d'une sorte de sociodiagnostic du monde colonial; en affirmant
la fin d'un tel monde, il précise les contours du monde décolonisé
et les écueils et dangers du néo-colonialisme. Le
premier chapitre est consacré à la violence et souligne
le rôle primordial de la paysannerie dans la libération
où elle a tout à gagner, contrairement aux autres
classes, ainsi que la compartimentation étanche du monde
colonial.
Un monde coupé en deux
Le monde colonial est un monde compartimenté. [...]Le monde
colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage,
la frontière en est indiquée par les casernes et les
postes de police. [...] La zone habitée par les colonisés
n'est pas complémentaire de la zone habitée par les
colons. Ces deux zones s'opposent [...], elles obéissent
au principe d'exclusion réciproque: il n'y a pas de conciliation
possible, l'un des termes est de trop. La ville du colon est une
ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée,
asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de
restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés.
[...] La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre
est plein de bonnes choses à l'état permanent. [...]
La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène,
le village nègre, la médina, la réserve est
un lieu mal famé, peuplé d'hommes mal famés.
On y naît n'importe où, n'importe comment. On y meurt
n'importe où, de n'importe quoi. [...] La ville du colonisé
est une ville affamée, affamée de pain, de viande,
de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé
est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée.
C'est une ville de Nègres, une ville de bicots.
(Les Damnés de la terre, éd. Maspero, Paris, 1961.
Le deuxième chapitre met en garde, à partir d'observations,
contre' l'imitation des pays industrialisés après
l'indépendance. Cette dernière se prépare par
une politisation profonde des masses. Le troisième chapitre,
« Mésaventures de la conscience nationale »,
est une critique des bourgeoisies des pays indépendants.
Les pages que Fanon leur consacre sont d'une lucidité et
d'une actualité étonnantes: elles pointent les failles
qui font que l'on régresse « de la nation à
l'ethnie, de l'état à la tribu ».
Courroie de transmission
La bourgeoisie nationale prend la place de l'ancien peuplement
européen: médecins, avocats, commerçants, représentants,
agents généraux, transitaires. Elle estime, pour la
dignité du pays et sa propre sauvegarde, devoir occuper tous
ces postes, […] la bourgeoisie nationale se découvre
la mission historique de servir d'intermédiaire. Comme on
le voit, il ne s'agit pas d'une vocation à transformer la
nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission
à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare
aujourd'hui du masque du néo-colonialisme. La bourgeoisie
nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité,
dans le rôle d'agents d'affaires de la bourgeoisie occidentale.
[...] L'aspect dynamique et pionnier, l'aspect inventeur et découvreur
de mondes que l'on trouve chez toute bourgeoisie nationale est ici
lamentablement absent. [...] Cette bourgeoisie qui a adopté
sans réserve et dans l'enthousiasme les mécanismes
de pensée caractéristiques de la métropole,
qui a merveilleusement aliéné sa propre pensée
et fondé sa conscience sur des bases typiquement étrangères,
va s'apercevoir, la gorge sèche, qu'il lui manque cette chose
qui fait une bourgeoisie, c'est-à-dire l'argent. La
bourgeoisie des pays sous-développés est une bourgeoisie
en esprit. Ce ne sont ni sa puissance économique, ni le dynamisme
de ses cadres, ni l'envergure de ses conceptions, qui lui assurent
sa qualité de bourgeoisie. Aussi est-elle à ses débuts
et pendant longtemps une bourgeoisie de fonctionnaires. Ce sont
les postes qu'elle occupe dans la nouvelle administration nationale
qui lui donneront sérénité et solidité.
(Ibid.)
Cette analyse de l'évolution de la société
après l'indépendance conduit Fanon à une appréciation
du rôle et de la fonction du parti, en se fondant sur des
observations incisives accumulées pendant son expérience
africaine. Le dernier chapitre présentera des cas psychiatriques
pendant la guerre.
Auparavant, dans le chapitre IV, Fanon s'interroge sur la culture
nationale. Dans une perspective d'histoire littéraire, c'est
le chapitre qui nous interpelle le plus directement. Comme tout
écrivain, il s'est « passionnément attaché
à l'étude des actions du symbolique et de l'imaginaire
», mais il l'a fait, principalement, par le détour
du discours à la fois didactique et polémique de l'essai:
discours de l'explication, de l'argumentation et de la prise
de position qui permet de démontrer, alors que l'écriture
de fiction suggère plus qu'elle n'explique. Le texte fanonien
éveille les sens et l'apparente sérénité
du réel offerte par la littérature: par là,
il nous aide à mieux lire la littérature d'un pays
en situation coloniale. Fanon replace, dans ce contexte colonial,
la trajectoire des intellectuels, de l'assimilation totale à
la prise de conscience de la nécessité de la revendication
nationale. La première étape est celle qu'il nomme
« la période assimilationniste intégrale »,
celle où l'intellectuel qui « s'est jeté avec
avidité dans la culture occidentale [...] va tenter de faire
sienne la culture européenne ». Dans une seconde étape,
l'intellectuel colonisé qui, malgré tous les efforts
qu'il a déployés pour s'intégrer, se trouve
rejeté par la communauté européenne, va «
renier » cette culture apprise pour se tourner vers son peuple.
Mais le présent destructuré de son peuple asservi
l'atterre : «L'intellectuel est effrayé par le vide,
l'anéantissement, la sauvagerie. » Du même coup,
il se jette passionnellement dans le passé grandiose de son
peuple, excluant du même mouvement le présent du colonisateur
et celui du colonisé. C'est à cette étape que
Fanon introduit la notion d'identité, question suscitée
et entretenue par la situation coloniale : fausse question à
un vrai problème. Comment affirmer sa culture dans une situation
de domination ? Fausse question, car elle oblige à une plongée
individuelle dans le psychologique, enfermant l'intellectuel dans
une dualité dont bon nombre d'entre eux ne se dépêtrent
pas encore à l'heure actuelle. Dualité vécue
comme un incontournable écartèlement. La seule réponse
à apporter à l'oppression est l'engagement dans la
lutte, en mettant en jeu toutes ses possibilités : en focalisant
l'intellectuel sur son identité, sur son « authenticité
», au sens le plus étroit du terme, le culturel tend
ses bras secourables au politique pour occulter la domination. Ainsi,
la culture nationale existe mais, pour s'imposer, elle doit être
partie intégrante de la lutte de libération. Celle-ci
fait émerger une humanité nouvelle ; l'écrivain,
héraut vigilant de la marche d'un peuple, ne peut créer
de façon novatrice et constructrice qu'en transformant sa
parole et son écoute : dire son peuple, écouter ses
rumeurs et non celles de sa psychologie déchirée.
Se mettre au rythme de son peuple: souvenons-nous de Lakhdar dans
Nedjma : « Je n'étais plus que le jarret de la foule
opiniâtre... » La culture nationale, la littérature
nationale commencent donc avec l'engagement dans la libération;
c'est la troisième étape, où l'intellectuel
se fait « éveilleur » du peuple.
Frantz Fanon est mort jeune, laissant, à sa patrie d'adoption
et au tiers monde en général, un message dont la portée
n'est pas encore caduque : l'invention dans l'existence, le refus
de l'aliénation de l'homme,
le questionnement du monde et le refus de ses certitudes à
travers une écriture caractérisée par une «
rhétorique de l'indignation ». Il laisse un grand texte
humaniste, mais d'« un humanisme combattant, un humanisme
de fureur et de révolte ». Une exhortation ferme et
d'une intense poésie clôt Les Damnés de la terre.
Fermes, avisés et résolus
Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant
de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes
plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau
qui déjà se lève doit nous trouver fermes,
avisés et résolus.
Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances
et nos amitiés d'avant la vie. Ne perdons pas de temps en
stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds.
Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout
en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous
les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.
[..]
Allons frères, nous avons beaucoup trop de travail pour
nous amuser des jeux d'arrière-garde. L'Europe a fait ce
qu'elle devait faire et somme toute elle l'a bien fait. [...]
Le tiers monde est aujourd'hui en face de l'Europe comme une masse
colossale dont le projet doit être d'essayer de résoudre
les problèmes auxquels cette Europe n'a pas su apporter de
solutions.
Mais alors, il importe de ne point parler rendement, de ne point
parler intensification, de ne point parler rythmes. Non, il ne s'agit
pas de retour à la Nature. Il s'agit très concrètement
de ne pas tirer les hommes dans des directions qui les mutilent,
de ne pas imposer au cerveau des rythmes qui rapidement l'oblitèrent
et le détraquent. Il ne faut pas, sous le prétexte
de rattraper, bousculer l'homme, l'arracher de lui-même, de
son intimité, le briser, le tuer.
Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher
tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous
les hommes. Il s'agit de ne pas étirer la caravane, car alors,
chaque rang perçoit à peine celui qui le précède
et les hommes qui ne se reconnaissent plus, se rencontrent de moins
en moins, se parlent de moins en moins.
Il s'agit pour le tiers monde de recommencer une histoire de l'homme
qui tienne compte à la fois des thèses quelquefois
prodigieuses soutenues par l'Europe mais aussi des crimes de l'Europe
dont le plus odieux aura été au sein de l'homme, l'écartèlement
pathologique de ses fonctions et l'émiettement de son unité,
dans le cadre d'une collectivité, la brisure, la stratification,
les tensions sanglantes alimentées par des classes, enfin,
à l'échelle immense de l'humanité, les haines
raciales, l'esclavage, l'exploitation et surtout le génocide
exsangue que constitue la mise à l'écart d'un milliard
et demi d'hommes. […]
Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour l'humanité,
camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée
neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.
(Ibid.)
Christinane ACHOUR. In Anthologie de la littérature Algérienne
de langue française. Ed.ENAP-BORDAS, Paris,1990.
Les Damnés de la terre.
Préface de Jean-Paul Sartre
Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants,
soit cinq cent millions d'hommes et un milliard cinq cent millions
d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres
l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus,
des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toute
pièce servaient d'intermédiaires. Aux colonies la
vérité se montrait nue ; les « métropoles
» la préféraient vêtue ; il fallait que
l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque
sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un
indigénat d'élite ; on sélectionnait des adolescents,
on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la
culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des baillons
sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après
un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez
eux, truqués. Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à
dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de
Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots « Parthénon
! Fraternité ! » et, quelque part en Afrique, en Asie,
des lèvres s'ouvraient. : « ... thénon ! ...
nité ! » C'était l'âge d'or.
Il prit fin. Les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et
noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour
nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans
déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord
ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout
seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions
pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient
de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut
à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques,
créé cette espèce nouvelle, les nègres
gréco-latins. Nous ajoutions, tout à fait entre nous,
pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage
; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça
la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable
patience essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient
mal avec la vérité de leur vie, qu'ils ne pouvaient
ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros, cela
voulait dire : vous faites de nous des monstres, votre humanisme
nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent.
Nous les écoutions, très décontractés
: les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire
Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n'ont pas besoin de
ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s'empêtrent
dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons
leur malheur, il n'en sortira que du vent. S'il y avait, nous disaient
les experts, l'ombre d'une revendication dans leurs gémissements,
ce serait celle de l'intégration. Pas question de l'accorder,
bien entendu : on eût ruiné le système qui repose,
comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir
devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à
se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène
conscient s'en irait massacrer les beaux fils de l'Europe à
seule fin de devenir Européen comme eux ? Bref, nous encouragions
ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois,
de décerner le prix Goncourt à un nègre : c'était
avant 39. 1961. Ecoutez : « Ne perdons pas de temps en stériles
litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette
Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant
partout où elle le rencontre, à tous les coins de
ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles
qu'au nom d'une prétendue « aventure spirituelle »
elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité.
» Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme
du Tiers Monde, ancien colonisé. Il ajoute : « L'Europe
a acquis une telle vitesse folle, désordonnée qu'elle
va vers des abîmes, dont il vaut mieux s'éloigner ».
Autrement dit : elle est foutue. Une vérité qui n'est
pas bonne à dire mais dont - n'est-ce pas, mes chers co-continentaux
? - nous sommes tous, entre chair et cuir, convaincus. Il faut faire
une réserve, pourtant. Quand un Français, par exemple,
dit à d'autres Français - « Nous sommes foutus
! » - ce qui, à ma connaissance, se produit à
peu près tous les jours depuis 1930 - c'est un discours passionnel,
brûlant de rage et d'amour, l'orateur se met dans le bain
avec tous ses compatriotes. Et puis il ajoute généralement
: « A moins que » On voit ce que c'est : il n'y a plus
une faute à commettre ; si ses recommandations ne sont pas
sui- vies à la lettre, alors et seulement alors le pays se
désintègrera. Bref, c'est une menace suivie d'un conseil
et ces propos choquent d'autant moins qu'ils jaillissent de l'intersubjectivité
nationale. Quand Fanon, au contraire, dit de l'Europe qu'elle court
à sa perte, loin de pousser un cri d'alarme, il propose un
diagnostic. Ce médecin ne prétend ni la condamner
sans recours - on a vu des miracles - ni lui donner les moyens de
guérir : il constate qu'elle agonise. Du dehors, en se basant
sur les symptômes qu'il a pu recueillir. Quant à la
soigner, non : il a d'autres soucis en tête ; qu'elle crève
ou qu'elle survive, il s'en moque. Par cette raison, son livre est
scandaleux. Et si vous murmurez, rigolards et gênés
: « Qu'est-ce qu'il nous met ! » la vraie nature du
scandale vous échappe : car Fanon ne vous « met »
rien du tout ; son ouvrage - si brûlant pour d'autres - reste
pour vous glacé ; on y parle de vous souvent, à vous
jamais. Finis les Goncourt noirs et les Nobel jaunes : il ne reviendra
plus le temps des lauréats colonisés. Un ex-indigène
« de langue française » plie cette langue à
des exigences nouvelles, en use et s'adresse aux seuls colonisés
: « Indigènes de tous les pays sous-développés,
unissez-vous ! » Quelle déchéance : pour les
pères, nous étions les uniques interlocuteurs ; les
fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables
: nous sommes les objets du discours. Bien sûr, Fanon mentionne
au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoï, Madagascar,
mais il ne perd pas sa peine à les condamner : il les utilise.
S'il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu complexe
des relations qui unissent et qui opposent les colons aux «
métropolitains » c'est pour ses frères ; son
but est de leur apprendre à nous déjouer. Bref, le
Tiers Monde se découvre et se parle par cette voix. On sait
qu'il n'est pas homogène et qu'on y trouve encore des peuples
asservis, d'autres qui ont acquis une fausse indépendance,
d'autres qui se battent pour conquérir la souveraineté,
d'autres enfin qui ont gagné la liberté plénière
mais qui vivent sous la menace constante d'une agression impérialiste.
Ces différences sont nées de l'histoire coloniale,
cela veut dire de l'oppression. Ici la Métropole s'est contentée
de payer quelques féodaux : là, divisant pour régner,
elle a fabriqué de toute pièce une bourgeoisie de
colonisés ; ailleurs elle a fait coup double : la colonie
est à la fois d'exploitation et de peuplement. Ainsi l'Europe
a-t-elle multiplié les divisions, les oppositions, forgé
des classes et parfois des racismes, tenté par tous les expédients
de provoquer et d'accroître la stratification des sociétés
colonisées. Fanon ne dissimule rien : pour lutter contre
nous, l'ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou
plutôt les deux ne font qu'un. Au feu du combat, toutes les
barrières intérieures doivent fondre, l'impuissante
bourgeoisie d'affairistes et de compradores, le prolétariat
urbain, toujours privilégié, le lumpenproletariat
des bidonvilles, tous doivent s'aligner sur les positions des masses
rurales, véritable réservoir de l'armée nationale
et révolutionnaire ; dans ces contrées dont le colonialisme
a délibérément stoppé le développement,
la paysannerie, quand elle se révolte apparaît très
vite comme la classe radicale : elle connaît l'oppression
nue, elle en souffre beaucoup plus que les travailleurs des villes
et, pour l'empêcher de mourir de faim, il ne faut rien de
moins qu'un éclatement de toutes les structures. Qu'elle
triomphe, la Révolution nationale sera socialiste ; qu'on
arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée
prenne le pouvoir, le nouvel Etat, en dépit d'une souveraineté
formelle, reste aux mains des impérialistes. C'est ce qu'illustre
assez bien l'exemple du Katanga. Ainsi l'unité du Tiers Monde
n'est pas faite : c'est une entreprise en cours qui passe par l'union,
en chaque pays, après comme avant l'indépendance,
de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne.
Voilà ce que Fanon explique à ses frères d'Afrique,
d'Asie, d'Amérique latine : nous réaliserons tous
ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous
serons battus un à un par nos anciens tyrans. Il ne dissimule
rien -, ni les faiblesses, ni les discordes, ni les mystifications.
Ici le mouvement prend un mauvais départ ; là, après
de foudroyants succès, il est en perte de vitesse ; ailleurs
il s'est arrêté : si l'on veut qu'il reprenne, il faut
que les paysans jettent leur bourgeoisie à la mer. Le lecteur
est sévèrement mis en garde contre les aliénations
les plus dangereuses : le leader, le culte de la personne, la culture
occidentale et, tout aussi bien, le retour du lointain passé
de la culture africaine : la vraie culture c'est la Révolution
; cela veut dire qu'elle se forge à chaud. Fanon parle à
voix haute, nous, les Européens, nous pouvons l'entendre
: la preuve en est que vous tenez ce livre entre vos mains ; ne
craint-il pas que les puissances coloniales tirent profit de sa
sincérité ? Non. Il ne craint rien. Nos procédés
sont périmés : ils peuvent retarder parfois l'émancipation,
ils ne l'arrêteront pas. Et n'imaginons pas que nous pourrons
rajuster nos méthodes : le néocolonialisme, ce rêve
paresseux des Métropoles, c'est du vent ; les « Troisièmes
Forces » n'existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies-bidons
que le colonialisme a déjà mises au pouvoir. Notre
machiavélisme a peu de prises sur ce monde fort éveillé
qui a dépisté l'un après l'autre nos mensonges.
Le colon n'a qu'un recours : la force, quand il lui en reste ; l'indigène
n'a qu'un choix : la servitude ou la souveraineté. Qu'est-ce
que ça peut lui faire, à Fanon, que vous lisiez ou
non son ouvrage ? c'est à ses frères qu'il dénonce
nos vieilles malices, sûr que nous n'en avons pas de rechange.
C'est à eux qu'il dit : l'Europe a mis les pattes sur nos
continents, il faut les taillader jusqu'à ce qu'elle les
retire ; le moment nous favorise : rien n'arrive à Bizerte,
à Elisabethville, dans le bled algérien que la terre
entière n'en soit informée ; les blocs prennent des
partis contraires, ils se tiennent en respect, profitons de cette
paralysie, entrons dans l'histoire et que notre irruption la rende
universelle pour la première fois ; battons-nous : à
défaut d'autres armes, la patience du couteau suffira. Européens,
ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit
vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu,
approchez, écoutez : ils discutent du sort qu'ils réservent
à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent.
Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler
entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence
frappe au cœur : les pères, créatures de l'ombre,
vos créatures, c'étaient des âmes mortes, vous
leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient qu'à
vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à
ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire
et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à
distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, noctur ' nés,
transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d'où
va surgir une autre aurore, les zombies, c'est vous. En ce cas,
direz-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi le
lire puisqu'il n'est pas écrit pour nous ? Pour deux motifs
dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères
et démonte pour eux le mécanisme de nos aliénations
: profitez-en pour vous découvrir à vous-même
dans votre vérité d'objets. Nos victimes nous connaissent
par leurs blessures et par leurs fers : c'est ce qui rend leur témoignage
irréfutable. Il suffit qu'elles nous montrent ce que nous
avons fait d'elles pour que nous connaissions ce que nous avons
fait de nous. Est-ce utile ? Oui, puisque l'Europe est en grand
danger de crever. Mais, direz-vous encore, nous vivons dans la Métropole
et nous réprouvons les excès. Il est vrai : vous n'êtes
pas des colons, mais vous ne valez pas mieux. Ce sont vos pionniers,
vous les avez envoyés, outre-mer, ils vous ont enrichis ;
vous les aviez prévenus : s'ils faisaient couler trop de
sang, vous les désavoueriez du bout des lèvres ; de
la même manière, un Etat - quel qu'il soit - entretient
à l'étranger une tourbe d'agitateurs, de provocateurs
et d'espions qu'il désavoue quand on les prend. Vous, si
libéraux, si humains, qui poussez l'amour de la culture jusqu'à
la préciosité, vous faites semblant d'oublier que
vous avez des colonies et qu'on y massacre en votre nom. Fanon révèle
à ses camarades - à certains d'entre eux, surtout,
qui demeurent un peu trop occidentalisés - la solidarité
des « métropolitain5 » et de leurs agents coloniaux.
Ayez le courage de le lire : par cette première raison qu'il
vous fera honte et que la honte, comme a dit Marx, est un sentiment
révolutionnaire. Vous voyez : moi aussi je ne peux me déprendre
de l'illusion subjective. Moi aussi, je vous dit : « Tout
est perdu, à moins que... » Européen, je vole
le livre d'un ennemi et j'en fais un moyen de guérir l'Europe.
Profitez-en.
Et voici la seconde raison : si vous écartez les bavardages
fascistes de Sorel, vous trouverez que Fanon est le premier depuis
Engels à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire.
Et n'allez pas croire qu'un sang trop vif ou que des malheurs d'enfance
lui aient donné pour la violence je ne sais quel goût
singulier . il se fait l'interprète de la situation, rien
de plus. Mais cela suffit pour qu'il constitue, étape par
étape, la dialectique que l'hypocrisie libérale vous
cache et qui nous a produits tout autant que lui. Au siècle
dernier, la bourgeoisie tient les ouvriers pour des envieux, déréglés
par de grossiers appétits mais elle prend soin d'inclure
ces grands brutaux dans notre espèce : à moins d'être
hommes et libres comment pourraient-ils vendre librement leur force
de travail. En France, en Angleterre, l'humanisme se prétend
universel. Avec le travail forcé, c'est tout le contraire
: pas de contrat ; en plus de ça, il faut intimider ; donc
l'oppression se montre. Nos soldats, outre-mer, repoussant l'universalisme
métropolitain, appliquent au genre humain le numerus clausus
: puisque nul ne peut sans crime dépouiller son semblable,
l'asservir ou le tuer, ils posent en principe que le colonisé
n'est pas le semblable de l'homme. Notre force de frappe a reçu
mission de changer cette abstraite certitude en réalité
: ordre est donné de ravaler les habitants du territoire
annexé au niveau du singe supérieur pour justifier
le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale
ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes
asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne
sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer
nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur
donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. Dénourris,
malades, s'ils résistent èncore la peur terminera
le job : on braque sur le paysan 'des fusils ; viennent des civils
qui s'installent sur sa terre et le contraignent par la cravache
à la cultiver pour eux. S'il résiste, les soldats
tirent, c'est un homme mort ; s'il cède, il se dégrade,
ce n'est plus un homme ; la honte et la crainte vont fissurer son
caractère, désintégrer sa personne. L'affaire
est menée tambour battant, par des experts : ce n'est pas
d'aujourd'hui que datent les « services psychologiques ».
Ni le lavage de cerveau. Et pourtant, malgré tant d'efforts,
le but n'est atteint nulle part : au Congo, où l'on coupait
les mains des nègres, pas plus qu'en Angola où, tout
récemment, on trouait les lèvres des mécontents
pour les fermer par des cadenasi Et je ne prétends pas qu'il
soit impossible de changer un homme en bête : je dis qu'on
n'y parvient pas sans l'affaiblir considérablement ; les
coups ne suffisent jamais, il faut forcer sur la dénutrition.
C'est l'ennui, avec la servitude : quand on domestique un membre
de notre espèce, on diminue son rendement et, si peu qu'on
lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter plus qu'il
ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés d'arrêter
le dressage à la mitemps : le résultat, ni homme ni
bête, c'est l'indigène. Battu, sous-alimenté,
malade, apeuré, mais jusqu'à un certain point seulement,
il a, jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes traits de caractère
: c'est un paresseux, sournois et voleur, qui vit de rien et ne
connaît que la force. Pauvre colon : voilà sa contradiction
mise à nu. Il devrait, comme fait, dit-on, le génie,
tuer ceux qu'il pille. Or cela n'est pas possible : ne faut-il pas
aussi qu'il les exploite ? Faute de pousser le massacre jusqu'au
génocide, et la servitude jusqu'à l'abêtissement,
il perd les pédales, l'opération se renverse, une
implacable logique la mènera jusqu'à la décolonisation.
Pas tout de suite. D'abord l'Européen règne. il a
déjà perdu mais ne s'en aperçoit pas ; il ne
sait pas encore que les indigènes sont de faux indigènes
: il leur fait du mal, à l'entendre, pour détruire
ou pour refouler le mal qu'ils ont en eux ; au bout de trois générations,
leurs pernicieux instincts ne renaîtront plus. Quels instincts
? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le maître
? Comment n'y reconnaît-il pas sa propre cruauté retournée
contre lui ? La sauvagerie de ces paysans opprimés, comment
n'y retrouve-t-il pas sa sauvagerie de colon qu'ils ont absorbée
par tous les pores et dont ils ne se guérissent pas ? La
raison est simple : ce personnage impérieux, affolé
par sa toute puissance et par la peur de la perdre, ne se rappelle
plus très bien qu'il a été un homme : il se
prend pour une cravache ou pour un fusil ; il en est venu à,
croire que la domestication des « races inférieures
» s'obtient par le conditionnement de leurs réflexes.
Il néglige la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables
; et puis, surtout, il y a ceci qu'il n'a peut-être jamais
su : nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation
intime et radicale de ce qu'on a fait de nous. Trois générations
? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils les yeux,
les fils ont vu battre leurs pères. En termes de psychiatrie,
les voilà « traumatisés ». Pour la vie.
Mais ces agressions sans cesse renouvelées, loin de les porter
à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable
dont l'Européen, tôt ou tard, fera les frais. Après
cela, qu'on les dresse à leur tour, qu'on leur apprenne la
honte, la douleur et la faim : on ne suscitera dans leurs corps
qu'une rage volcanique dont la puissance est égale à
celle de la pression qui s'exerce sur eux. Ils ne connaissent, disiez-vous,
que la force ? Bien sûr ; d'abord ce ne sera que celle du
colon et, bientôt, que la leur, cela veut dire : la même
rejaillissant sur nous comme notre reflet vient du fond d'un miroir
à notre rencontre. Ne vous y trompez pas ; par cette folle
rogne, par cette bile et ce fiel, par leur désir permanent
de nous tuer, par la contracture permanente de muscles puissants
qui ont peur de se dénouer, ils sont hommes : par le colon,
qui les veut hommes de peine, et contre lui. Aveugle encore, abstraite,
la haine est leur seul trésor : le Maître la provoque
parce qu'il cherche à les abêtir, il échoue
à la briser parce que ses intérêts l'arrêtent
à michemin ; ainsi les faux indigènes sont humains
encore, par la puissance et l'impuissance de l'oppresseur qui se
transforment, chez eux, en un refus entêté de la condition
animale. Pour le reste on a compris ; ils sont paresseux, bien sûr
: c'est du sabotage. Sournois, voleurs : parbleu ; leurs menus larcins
marquent le commencement d'une résistance encore inorganisée.
Cela ne suffit pas : il en est qui s'affirment en se jetant à
mains nues contre les fusils ; ce sont leurs héros ; et d'autres
se font hommes en assassinant des Européens. On les abat
: brigands et martyrs, leur supplice exalte les masses terrifiées.
Terrifiées, oui : en ce nouveau moment, l'agression coloniale
s'intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là
je n'entends pas seulement la crainte qu'ils éprouvent devant
nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle
que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés entre
nos armes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs
de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu'ils ne reconnaissent
pas toujours : car ce n'est pas d'abord leur violence, c'est la
nôtre, retournée, qui grandit et les déchire
; et le premier mouvement de ces opprimés est d'enfouir profondément
cette inavouable colère que leur morale et la nôtre
réprouvent et qui n'est pourtant que le dernier réduit
de leur humanité. Lisez Fanon : vous saurez que, dans le
temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l'inconscient
collectif des colonisés. Cette furie contenue, faute d'éclater,
tourne en rond et ravage les opprimés eux-mêmes. Pour
s'en libérer, ils en viennent à se massacrer entre
eux : les tribus se battent les unes contre les autres faute de
pouvoir affronter l'ennemi véritable - et vous pouvez compter
sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités
; le frère, levant le couteau contre son frère, croit
détruire, une fois pour toutes, l'image détestée
de leur avilissement commun. Mais ces victimes expiatoires n'apaisent
pas leur soif de sang ; ils ne s'empè cheront de marcher
contre les mitrailleuses qu'en se faisant nos complices : cette
déshumanisation qu'ils repoussent, ils vont de leur propre
chef en accélérer les progrès. Sous les yeux
amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes
par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de
vieux mythes terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux
: ainsi l'obsédé fuit son exigence profonde en s'infligeant
des manies qui le requièrent à chaque instant. lis
dansent : ça les occupe ; ça dénoue leurs muscles
douloureusement contractés et puis la danse mime en secret,
souvent à leur insu, le Non qu'ils ne peuvent dire, les meurtres
qu'ils n'osent commettre. En certaines régions ils usent
de ce dernier recours - la possession. Ce qui était autrefois
le fait religieux dans sa simplicité, une certaine communication
du fidèle avec le sacré, ils en font une arme contre
le désespoir et l'humiliation : les zars, les loas, les Saints
de la Sainterie descendent en eux, gouvernent leur violence et la
gaspillent en transes jusqu'à l'épuisement. En même
temps ces hauts personnages les protègent : cela veut dire
que les colonisés se défendent de l'aliénation
coloniale en renchérissant sur l'aliénation religieuse.
Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu'ils cumulent
les deux aliénations et que chacune se renforce par l'autre.
Ainsi, dans certaines psychoses, las d'être insultés
tous les jours, les hallucinés s'avisent un beau matin d'entendre
une voix d'ange qui les complimente ; les quolibets ne cessent pas
pour autant : désormais ils alternent avec la félicitation.
C'est une défense et c'est la fin de leur aventure : la personne
est dissociée, le malade s'achemine vers la démence.
Ajoutez, pour quelques malheureux rigoureusement sélectionnés,
cette autre possession dont j'ai parlé plus haut : la culture
occidentale. A leur place, direz-vous, j'aimerais encore mieux mes
zars que l'Acropole. Bon : vous avez compris. Pas tout à
fait cependant car vous n'êtes pas à leur place. Pas
encore. Sinon vous sauriez qu'ils ne peuvent pas choisir. ils cumulent.
Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse toute la
nuit, à l'aube on se presse dans les églises pour
entendre la messe ; de jour en jour la fêlure s'accroît.
Notre ennemi trahit ses frères et se fait notre complice
; ses frères en font autant. L'indigénat est une névrose
introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec
leur consentement. Réclamer et renier, tout à la fois,
la condition humaine : la contradiction est explosive. Aussi bien
explose-t-elle, vous le savez comme moi. Et nous vivons au temps
de la déflagration : que la montée des naissances
accroisse la disette, que les nouveaux venus aient à redouter
de vivre un peu plus que de mourir, le torrent de la violence emporte
toutes les barrières. En Algérie, en Angola, on massacre
à vue les Européens. C'est le moment du boomerang,
le troisième temps de la violence : elle revient sur nous,
elle nous frappe et, pas plus que les autres fois, nous ne comprenons
que c'est le nôtre. Les « libéraux » restent
hébétés : ils reconnaissent que nous n'étions
pas assez polis avec les indigènes, qu'il eût été
plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits dans
la mesure du possible ; ils ne demandaient pas mieux que de les
admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé,
notre espèce. et voici que ce déchaînement barbare
et fou ne les épargne pas plus que les mauvais colons. La
Gauche Métropolitaine est gênée : elle connaît
le véritable sort des indigènes, l'oppression sans
merci dont ils font l'objet, elle ne condamne pas leur révolte,
sachant que nous avons. tout fait pour la provoquer. Mais tout de
même, pense-t-elle, il y a des limites : ces guérilleros
devraient tenir à cœur de se montrer chevaleresques
; ce serait le meilleur moyen de prouver qu'ils sont des hommes.
Parfois elle les gourmande : « Vous allez trop fort, nous
ne vous soutiendrons plus ». Ils s'en foutent : pour ce que
vaut le soutien qu'elle leur accorde, elle peut tout aussi bien
se le mettre au cul. Dès que leur guerre a commencé,
ils ont aperçu cette vérité rigoureuse : nous
nous valons tous tant que nous sommes, nous avons tous profité
d'eux, ils n'ont rien à prouver, ils ne feront de traitement
de faveur à personne. Un seul devoir, un seul objectif :
chasser le colonialisme par tous les moyens. Et les plus avisés
d'entre nous seraient, à la rigueur, prêts à
l'admettre mais ils ne peuvent s'empêcher de voir dans cette
épreuve de force le moyen tout inhumain que des sous-hommes
ont pris pour se faire octroyer une charte d'humanité : qu'on
l'accorde au plus vite et qu'ils tâchent alors, par des entreprises
pacifiques, de la mériter. Nos belles âmes sont racistes.
Elles auront profit à lire Fanon ; cette violence irrépressible,
il le montre parfaitement, n'est pas une absurde tempête ni
la résurrection d'instincts sauvages ni même un effet
du ressentiment : c'est l'homme lui-même se recomposant. Cette
vérité, nous l'avons, sue, je crois, et nous l'avons
oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les
effacera : c'est la violence qui peut seule les détruire.
Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale
en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate,
il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la
mesure même où il se fait - de loin nous tenons sa
guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède
par elle même à l'émancipation progressive du
combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement,
les ténèbres coloniales. Dès qu'elle commence,
elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible
; cela veut dire : s'abandonner aux dissociations d'une vie truquée
ou conquérir l'unité natale. Quand les paysans touchent
des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont
un à un renversés : l'arme d'un combattant, c'est
son humanité. Car, en le premier temps de la révolte,
il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre
deux coups p supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé
: restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la
première fois, sent un sol national sous la plante de ses
pieds. Dans cet instant la Nation ne s'éloigne pas de lui
: on la trouve où il va, où il est jamais plus loin,
elle se' confond avec sa liberté. Mais, après la première
surprise, l'armée coloniale réagit : il faut s'unir
ou se faire massacrer. Les discordes tribales s'atténuent,
tendent à disparaître : d'abord parce qu'elles mettent
en danger la Révolution, et plus profondément parce
qu'ePes n'avaient d'autre office que de dériver la violence
vers de faux ennemis. Quand elles demeurent comme au Congo - c'est
qu'elles sont entretenues par les agents du colonialisme. La Nation
se met en marche : pour chaque frère elle est partout où
d'autres frères combattent Leur amour fraternel est l'envers
de la haine qu'ils vous portent : frères en ceci que chacun
d'eux a tué, peut d'un instant à l'autre, avoir tué.
Fanon montre à ses lecteurs les limites de la « spontanéité
», la nécessité et les dangers de « l'organisation
». Mais, quelle que soit l'immensité de la tâche,
à chaque développement de l'entreprise la conscience
révolutionnaire s'approfondit. Les derniers complexes s'envolent
: qu'on vienne un peu nous parler du « complexe de dépendance
» chez le soldat de l'A.L.N. Libéré de ses œillères,
le paysan prend connaissance de ses besoins - ils le tuaient mais
il tentait de les ignorer ; il les découvre comme des exigences
infinies. En cette violence populaire - pour tenir cinq ans, huit
ans comme ont fait les Algériens, les nécessités
militaires, sociales et politiques ne se peuvent distinguer. La
guerre - ne fût-ce qu'en posant la question du commandement
et des responsabilités - institue de nouvelles structures
qui seront les premières institutions de la paix. Voici donc
l'homme instauré jusque dans des traditions nouvelles, filles
futures d'un horrible présent, le voici légitimé
par un droit qui va naître, qui naît chaque jour au
feu : avec le dernier colon tué, rembarqué ou assimilé,
l'espèce minoritaire disparaît, cédant la place
à la fraternité socialiste. Et ce n'est pas encore
assez : ce combattant brûle les étapes ; vous pensez
bien qu'il ne risque pas sa peau pour se retrouver au niveau du
vieil homme « métropolitain ». Voyez sa patience
: peut-être rêve-t-il quelquefois d'un nouveau DienBien-Phu
; mais croyez qu'il n'y compte pas vraiment : c'est un gueux luttant,
dans sa misère, contre des riches puissamment armés.
En attendant les victoires décisives et, souvent, sans rien
attendre, il travaille ses adversaires à l'écœurement.
Cela n'ira pas sans d'effroyables pertes ; l'armée coloniale
devient féroce : quadrillages, ratissages, regroupements,
expéditions punitives ; on massacre les femmes et les enfants.
Il le sait : cet homme neuf commence sa vie d'homme par la fin ;
il se tient pour un mort en puissance. Il sera tué : ce n'est
pas seulement qu'il en accepte le risque, c'est qu'il en a la certitude
; ce mort en puissance a perdu sa femme, ses fils ; il a vu tant
d'agonies qu'il veut vaincre plutôt que survivre ; d'autres
profiteront de la victoire, pas lui : il est trop las. Mais cette
fatigue du cœur est à l'origine d'un incroyable courage.
Nous trouvons notre humanité en deçà de la
mort et du désespoir, il la trouve au-delà des supplices
et de la mort. Nous avons été les semeurs de vent
; la tempête, c'est lui. Fils de la violence, il puise en
elle à chaque instant son humanité : nous étions
hommes à ses dépens, il se fait homme aux nôtres.
Un autre homme : de meilleure qualité. Ici Fanon s'arrête.
Il a montré la route : porte-parole des combattants, il a
réclamé l'union, l'unité du continent africain
contre toutes les discordes et tous les particularismes. Son but
est atteint. S'il voulait décrire intégralement le
fait historique de la décolonisation, il lui faudrait parler
de nous : ce qui n'est certes pas son propos. Mais, quand nous avons
fermé le livre, il se poursuit en nous, malgré son
auteur : car nous éprouvons la force des peuples en révolution
et nous y répondons par la force. Il y a donc un nouveau
moment de la violence et c'est à nous, cette fois, qu'il
faut revenir car elle est en train de nous changer dans la mesure
où le faux indigène se change à travers elle.
A chacun de mener ses réflexions comme il veut. Pourvu toutefois
qu'il réfléchisse : dans l'Europe d'aujourd'hui, tout
étourdie par les coups qu'on lui porte, en France, en Belgique,
en Angleterre, le moindre divertissement de la pensée est
une complicité criminelle avec le colonialisme. Ce livre
n'avait nul besoin d'une préface. D'autant moins qu'il ne
s'adresse pas à nous. J'en ai fait une, cependant, pour mener
jusqu'au bout la dialectique : nous aussi, gens de l'Europe, on
nous décolonise : cela veut dire qu'on extirpe par une opération
sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si
nous en avons le courage, et voyons ce qu'il advient de nous. Il
faut affronter d'abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de
notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n'était
qu'une idéologie menteuse, l'exquise justification du pillage
; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos
agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes ni
bourreaux ! Allons ! Si vous n'êtes pas victimes, quand le
gouvernement que vous avez plébiscité, quand l'armée
où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation
ni remords, ont entrepris un « génocide », vous
êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez
d'être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous
choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous
ne l'en tirerez pas : il faut qu'elle y reste jusqu'au bout. Comprenez
enfin ceci : si la violence a commencé ce soir, si l'exploitation
ni l'oppression n'ont jamais existé sur terre, peut-être
la non-violence affichée peut apaiser la querelle. Mais si
le régime tout entier et jusqu'à vos non violentes
pensées sont conditionnées par une oppression millénaire,
votre passivité ne sert qu'à vous ranger du côté
des oppresseurs. Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs.
Vous savez bien que nous avons pris l'or et les métaux puis
le pétrole des « continents neufs » et que nous
les avons ramenés dans les vieilles métropoles. Non
sans d'excellents résultats : des palais, des cathédrales,
des capitales industrielles ; et puis quand la crise menaçait,
les marchés coloniaux étaient là pour l'amortir
ou la détourner. L'Europe, gavée de richesses, accorda
de jure l'humanité à tous ses habitants : un homme,
chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous
profité de l'exploitation coloniale. Ce continent gras et
blême finit par donner dans ce que Fanon nomme justement le
« narcissisme ». Cocteau s'agaçait de Paris «
cette ville qui parle tout le temps d'elle-même ». Et
l'Europe, que fait-elle d'autre ? Et ce monstre sureuropéen,
l'Amérique du Nord ? Quel bavardage : liberté, égalité,
fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne
nous empêchait pas de tenir en même temps des discours
racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits,
libéraux et tendres - des néo-colonialistes, en somme
- se prétendaient choqués par cette inconséquence
; erreur ou mauvaise foi : rien de plus conséquent, chez
nous, qu'un humanisme raciste puisque l'Européen n'a pu se
faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant
qu'il y eut un indigénat, cette imposture ne fut pas démasquée
; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d'universalité
qui servait à couvrir des pratiques plus réalistes
: il y avait, de l'autre côté des mers, une race de
sous-hommes qui, grâce à nous, dans mille ans peut-être,
accéderait à notre état. Bref on confondait
le genre avec l'élite. Aujourd'hui l'indigène révèle
sa vérité ; du coup, notre club si fermé révèle
sa faiblesse : ce n'était ni plus ni moins qu'une minorité.
Il y a pis : puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît
que nous sommes les ennemis du genre humain ; l'élite révèle
sa vraie nature : un gang. Nos chères valeurs perdent leurs
ailes ; à les regarder de près, on n'en trouvera pas
une qui ne soit tachée de sang. S'il vous faut un exemple,
rappelez-vous ces grands mots : que c'est généreux,
la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces
huit années de guerre féroce qui ont coûté
la vie à plus d'un million d'Algériens ? Et la gégène.
Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je
ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n'en avions
aucune. C'est la générosité même qui
est en cause ; ce beau mot chantant n'a qu'un sens : statut octroyé.
Pour les hommes d'en face, neufs et délivrés, personne
n'a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne.
Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu'un
jour elle se sera faite , ne se définira pas comme la somme
des habitants du globe mais comme l'unité infinie de leurs
réciprocités. Je m'arrête ; vous finirez le
travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la première
et pour la dernière fois, nos aristocratiques vertus : elles
crèvent ; comment survivraientelles à l'aristocratie
de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années,
un commentateur bourgeois - et colonialiste - pour défendre
l'Occident n'a trouvé que ceci : « Nous ne sommes pas
des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords ».
Quel aveu ! Autrefois notre continent avait d'autres flotteurs :
le Parthénon, Chartres, les Droits de l'Homme, la svastika.
On sait à présent ce qu'ils valent : et l'on ne prétend
plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien
de notre culpabilité. C'est la fin, comme vous voyez : l'Europe
fait eau de toute part. Que s'est-il donc passé ? Ceci, tout
simplement, que nous étions les sujets de l'histoire et que
nous en sommes à présent les objets. Le rapport des
forces s'est renversé, la décolonisation est en cours
; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter c'est d'en retarder
l'achèvement. Encore faut-il que les vieilles « Métropoles
» y mettent le paquet, qu'elles engagent dans une bataille
d'avance perdue toutes leurs forces. Cette vieille brutalité
coloniale qui a fait la gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons,
à la fin de l'aventure, décuplée, insuffisante.
On envoie le contingent en Algérie, il s'y maintient depuis
sept ans sans résultat. La violence a changé de sens
; victorieux nous l'exercions sans qu'elle parût nous altérer
: elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre
humanisme restait intact ; unis par le profit, les métropolitains
baptisaient fraternité, amour, la communauté de leurs
crimes ; aujourd'hui la même, partout bloquée, revient
sur nous à travers nos soldats, s'intériorise et nous
possède. L'involution commence : le colonisé se recompose
et nous, ultras et libéraux, colons et « métropolitains
» nous nous décomposons. Déjà la rage
et la peur sont nues : elles se montrent à découvert
dans les « ratonnades » d'Alger. Où sont les
sauvages, à présent ? Où est la barbarie ?
Rien ne manque pas même le tam-tam : les klaxons rythment
« Algérie Française » pendant que les
Européens font brûler vifs des Musulmans. Il n'y a
pas si longtemps, Fanon le rappelle, des psychiatres en Congrès
s'affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là
s'entretuent, disaient-ils, cela n'est pas normal ; le cortex de
l'Algérien doit être sous-développé.
En Afrique centrale d'autres ont établi que « l'Africain
utilise très peu ses lobes frontaux ». Ces savants
auraient intérêt aujourd'hui à poursuivre leur
enquête en Europe et particulièrement chez les Français.
Car nous aussi, depuis quelques années, nous devons être
atteints de paresse frontale : les Patriotes assassinent un peu
leurs compatriotes ; en cas d'absence, il font sauter leur concierge
et leur maison. Ce n'est qu'un début : la guerre civile est
prévue pour l'automne ou pour le prochain printemps. Nos
lobes pourtant semblent en parfait état : ne serait-ce pas
plutôt que, faute de pouvoir écraser l'indigène,
la violence revient sur soi, s'accumule au fond de nous et cherche
une issue ? L'union du peuple algérien produit la désunion
du peuple français : sur tout le territoire de l'ex-métropole,
les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur
a quitté l'Afrique pour s'installer ici : car il y a des
furieux tout bonnement, qui veulent nous faire payer de notre sang
la honte d'avoir été battus par l'indigène
et puis il y a les autres, tous les autres, aussi coupables - après
Bizerte, après les lynchages de septembre, qui donc est descendu
dans la rue pour dire : assez ? - mais plus rassis : les libéraux,
les durs de durs de la Gauche molle. En eux aussi la fièvre
monte. Et la hargne. Mais quelle frousse 1 Ils se masquent leur
rage par des mythes, par des rites compliqués ; pour retarder
le règlement de compte final et l'heure de la vérité,
ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l'office
est de nous maintenir à tout prix dans l'obscurité.
Rien n'y fait ; proclamée par les uns, refoulée par
les autres, la violence tourne en rond : un jour elle explose à
Metz, le lendemain à Bordeaux ; elle a passé par ici,
elle passera par là, c'est le jeu du furet. A notre tour,
pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à
l'indigénat. Mais pour devenir indigènes tout à
fait, il faudrait que notre sol fût occupé par les
anciens colonisés et que nous crevions de faim. Ce ne sera
pas : non, c'est le colonialisme déchu qui nous possède,
c'est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et superbe
; le voilà,, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez
en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu'il vaut mieux être
un indigène au pire moment de la misère qu'un ci-devant
colon. Il n'est pas bon qu'un fonctionnaire de la police soit obligé
de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses
nerfs vont craquer à moins qu'on n'interdise aux bourreaux,
dans leur pro pre intérêt, de faire des heures supplémentaires.
Quand on veut protéger par la rigueur des lois le moral de
la Nation et de l'Armée, il n'est pas bon que celle-ci démoralise
systématiquement celle-là. Ni qu'un pays de tradition
républicaine confie, par centaines de milliers, ses jeunes
gens à des officiers putschistes. Il n'est pas bon, mes compatriotes,
vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n'est
vraiment pas bon que vous n'en souffliez mot à personne pas
même à votre âme par crainte d'avoir à
vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite
vous avez douté à présent vous savez mais vous
vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade.
Et vainement : aujourd'hui, l'aveuglant soleil de la torture est
au zénith, il éclaire tout le pays ; sous cette lumière,
il n'y a plus un rire qui sonne juste, plus un visage qui ne se
farde pour masquer la colère ou la peur, plus un acte qui
ne trahisse nos dégoûts et nos complicités.
Il suffit aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour
qu'il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France,
autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce
ne soit, en 1961, le nom d'une névrose. Guérirons-nous
? Oui. La violence, comme la lance d'Achille, peut cicatriser les
blessures qu'elle a faites. Aujourd'hui, nous sommes enchaînés,
humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement cela
ne suffit pas encore à l'aristocratie colonialiste : elle
ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu'elle
n'ait achevé d'abord de coloniser les Français. Nous
reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que
nous ne l'éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs ;
ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas. Ainsi
finira le temps des sorciers et des fétiches : il faudra
vous battre ou pourrir dans les camps. C'est le dernier moment de
la dialectique : vous condamnez cette guerre mais n'osez pas encore
vous déclarer solidaires des combattants algériens
; n'ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires
: ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos
au mur, débriderez vous enfin cette violence nouvelle que
suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on
dit, est une autre histoire. Celle de l'homme. Le temps s'approche,
j'en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux
qui la font.
Jean Paul Sartre. Septembre 1961.
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