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Origine http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article110
Le Fanon connu de nous
Sarah Shariati
Sociologue, EHESS
- La chouette aveugle est-elle une œuvre surréaliste
? (Paris IV, Sorbonne, 1990)
- Shariati au pluriel : l’homme, l’idéologue,
une double problématique (EHESS-1994)
- Les conditions de possibilité d’une modernité
religieuse : l’impact du modèle protestant sur les
courants de réforme en Iran : Affinités, emprunts
et dépassement, (EHESS-2002) Je voudrais juste introduire
l’intervention de Ehsan, en répondant à la question
que vous nous avez posée : Qui est le Fanon connu de nous
? Nous, les Iraniens dis de la génération de la révolution.
Le Fanon connu de nous, est avant tout, le Fanon de la dernière
période de sa vie. Le Fanon de « Damnés de la
terre » : l’Algérien, le militant, le tiers-mondiste.
L’un des principaux théoriciens de l’anticolonialisme
et de la libération du tiers-monde. Le médecin-chef
antillais, le psychiatre reconnu, qui démission de son poste,
abandonne sa carrière et s’engage dans la lutte de
libération algérienne. Il devient militant du FLN,
rédacteur du journal El-Moudjahid, représentant du
Gouvernement provisoire de la république algérien,
sans pour autant, connaître la victoire de ce rêve réalisé
auquel il a tant contribué. Celui qui déclare la libération,
par la mise à mort du système colonial[1] et par l’inauguration
d’une autre voie.
C’est là, l’actualité de la pensée
de Fanon. Le refus de l’obligation alternative, qu’à
chaque fois se trace devant le colonisé d’hier et «
le globalisé » d’aujourd’hui ! Cette alternative
se présentait hier, entre le système capitaliste et
le système socialiste et Fanon a refusé de «
choisir », en appelant à l’inauguration d’une
autre voie, et aujourd’hui, ce même choix alternatif
se présente entre un universalisme récupéré
par les puissants et un repli identitaire qui nous fige dans notre
particularisme et qui nous handicape, attitude qui va, selon Fanon,
non seulement contre l’histoire mais contre nos peuples également[2].
C’est la face politique de Fanon connue de nous.
Mais Fanon présenté par Shariati a une autre face
encore plus séduisante et mobilisatrice pour notre génération
révolutionnaire : celle de l’homme nouveau. Un homme
qui est « son propre fondement et chez qui, la densité
de l’histoire ne détermine aucun des actes et qui s’introduit
dans le cycle de sa liberté ». « Recommencer
une histoire de l’homme. »[3], C’est là,
l’ambition de Fanon connue de nous. « Ne perdons pas
de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds.
(...) Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité,
camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée
neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf », non pas
pour « le désir de rattraper l’Europe »,
mais pour que « que l’humanité avance d’un
cran », et pour « la porter à un niveau différent
de celui où l’Europe l’a manifestée ».
(Les Damnés de la Terre, Conclusion)
Etudiant les conséquences humaines de l’oppression
coloniale, il théorise « l’aliénation
psychotique » comme la principale conséquence de l’entreprise
de dépersonnalisation du colonialisme et dénonce le
processus de "lactification" de l’homme noir, et
de « l’assimilation » de l’intellectuel
de tiers-monde. D’autre part, selon Fanon, « la désaliénation
» ne peut être possible que par un rejet de ce même
processus et « la prise de conscience abrupte des réalités
économiques et sociales »[4]. L’homme nouveau,
accède de ce fait, à l’universel, à partir
de sa différence, non pas par un emprunt pur et simple du
verbe, mais par l’invention, à partir de son histoire,
de sa culture, de sa langue, de son propre message. Séparant
ainsi de son origine, sans jamais la renier. C’est là
justement, selon Fanon, la vocation de l’intellectuel du tiers-monde.
Sa modernité est constituée donc, non pas envers et
contre sa tradition mais à partir de celle-ci. Toutefois,
cette entreprise d’émancipation ne trouve jamais chez
Fanon, la structure d’un dogmatique. Car l’homme nouveau,
s’interroge, avant tout, jusqu’à sa « dernière
prière » : Oh mon corps ! Fait que je reste jusqu’à
la fin de mes jours, un homme qui s’interroge ! » .
Fortement influencé par son message libérateur, aussi
bien que par le personnage de Fanon, Ali Shariati jeune intellectuel
iranien, introduit ses idées en Iran, dans les années
soixante, notamment par la traduction partielle des « Damnés
de la terre » et entretient une correspondance avec lui. Reconnaissant,
avec Fanon, la spécificité du tiers-monde et le fait
que dans ces sociétés l’infrastructure est le
colonialisme ou le capitalisme importé et non pas le mode
de production interne, l’importance du rôle des intellectuels
dans les pays du tiers-monde et l’assimilation et l’aliénation
comme les principales conséquences de l’oppression
coloniale, le dynamisme de leur relation repose toutefois sur une
différence : la place accordée au rôle social
de la religion. Conscient du fait que dans les sociétés
de type médiéval et oriental, la religion est à
la fois mode exclusif de vision du monde, principe organisateur
de la vie sociale, fondement de la légitimité du pouvoir
et que toute opposition de classe ou de nature politique s’exprime
dans un langage religieux et se vit sous forme d’une guerre
de religion, Shariati propose aux intellectuels, croyants ou athées,
l’appréhension du religieux, en l’occurrence
l’Islam, comme phénomène social. A l’instar
de Weber, il prête beaucoup d’attention à la
structure interne du champ religieux, tant sur le plan théorique
- représentation du monde et ses conséquences et sa
logique idéologique- qu’à son évolution
historique et aux réalités sociales auxquelles il
renvoie. Loin de vouloir proposer une vision exclusive de la religion,
il y trouve un « opium » à la fois toxique et
guérisseur, cause autonome pouvant jouer un rôle mystificateur
ou conscientisateur, selon ses périodes historiques de réification
et d’institutionnalisation statique ou bien de renouveau dynamique.
Par conséquent, selon Shariati, dans les sociétés
religieuses, et plus précisément musulmanes, aucun
changement social et politique ne peut être institutionnalisé
que par une déconstruction préalable et une reconstruction
de la religion elle-même.
Libérer la religion, de sa prison d’obscurantisme
et de la réaction, voilà la tâche qui incombe
selon Shariati à l’intellectuel des sociétés
musulmanes, entraînant leur libération, privilégiant
de ce fait, La libération intellectuelle et culturelle, reconnue
comme la garantie de toute entreprise d’émancipation.
C’est le principal sujet des correspondances de Fanon - Shariati.
Ainsi, tout en attestant la pertinence d’une lutte anticoloniale,
la réforme religieuse, comme dans le modèle européen,
devient le postulat du projet social et politique shariatien. Cependant
Fanon et Shariati se rencontrent et s’accompagnent, dans leur
volonté commune d’inaugurer une nouvelle voie, d’inventer
un nouveau modèle, chacun à partir des données
de sa culture, pour accéder à l’universalité
qui les réunit.
[1] Décolonisation et l’indépendance. Pour
la révolution africaine. Paris, Maspero, 1964.p.125
[2] Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1982, 154.
[3] Ibid., p.232
[4] Peau noire, Masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p10
Le Fanon persan Lecture de Fanon par Shariati Ehsan Shariati,
Philosophe, Sorbonne nouvelle
- L’examen critique de la réception iranienne de l’ontologie
fondamentale de M. Heidegger et ses implications politiques, thèse
de doctorat en cours, Sorbonne nouvelle ;
- Les impensée philosophiques de Ali Shariati, Cahiers de
la Fondation, 1er cahier : En marge du Texte, Téhéran,
2000 ;
- Les fondements de la démocratie dans la philosophie politique
de l’islam, in rev. Pejoohesh, Paris, 1996 ;
- Du gouvernement de la cité, traduction et commentaire
de Siyâsa al-madaniyya de Farabi ; + La philosophie politique
de Farabi, Paris XII : sous la direction de J. Quillet, 1992 ;
- La Sagesse de Soi dans la pensée de Iqbal Lahouri, Paris
: éd. Ershad, avril 1983 ;
- Nombreux articles en persan, sur le site Arash
Mesdames, Messieurs,
En remerciant les responsables du « Cercle Fanon »
de nous avoir accordé l’honneur d’évoquer
le souvenir de ces figures de proue des révolutions émancipatrices
du tiers-monde, j’essaie de tracer brièvement les traits
distinctifs des rapports entre Shariati et Fanon :
L’historique
Durant son séjour parisien (de 1959 à 1964), Ali
Shariati, en militant patriote démocrate convaincu, membre
du Front National de Dr. Mossadegh (Leader du Mouvement de la nationalisation
du pétrole iranien), élève, en islamologie,
de L. Massignon (1883-1962) et de J. Berque (1910-1995) ; de G.
Gurvitch (1894-1964) et H. Lefebvre (1901-91) en sociologie et,
influencé en philosophie, par le courant phénoménologique
et existentialiste via Sartre et Merleau-Ponty, fait connaissance
de l’œuvre et de la personne de Frantz Fanon.
Nous sommes, durant ces années, en pleine guerre d’Algérie,
et notre étudiant ne cachait pas ses sympathies pour la lutte
du peuple algérien et du F.L.N., avec qui il était
entré un jour en contact direct, tout à fait par hasard,
dans un salon de coiffure algérien. Le coiffeur, membre du
F.L.N., l’avait mis en relation avec un réseau parisien
qui utilisait sa petite chambre d’étudiant. C’est
au cours de cette collaboration, qu’il s’est mis à
lire passionnément toute une littérature révolutionnaire
de l’époque, dénommée plus tard tiers-mondiste
(La nuit coloniale de Farhat Abbès, Le meilleur combat d’Ammar
Ouzeggane, etc..)
C’est ainsi qu’il a connu Fanon et s’est mis
à le traduire et à le faire connaître au monde
intellectuel iranien et inciter son entourage à accomplir
ce travail. Il traduit d’abord la conclusion des « Damnés
de la terre », accompagné de l’entrée
de la Préface de Sartre, ainsi qu’une traduction inachevée
de « L’An V de la révolution algérienne
»* (1959). Ce qui entraînera ultérieurement une
série de traductions collectives et individuelles plus complètes.
Entre-temps, Il entra en contact avec Fanon et essaya d’entretenir
avec lui une correspondance. Fanon décéda malencontreusement
le 19 mars 1962, à l’âge de 36 ans, et Shariati
quitta la France, deux ans plus tard, en mars 64.
La correspondance
Dans les « avant-propos adressés aux lecteurs »
de son traité d’« Islamologie » (Œ.C.
N° 30, p. 6-7), Shariati cite Fanon d’après une
lettre expédiée du bureau d’El-Moudjahid : «
.. En vue d’une prise de conscience universelle et la mobilisation
de masses dans leurs lutte défensive face à la tentation
et l’agression des tentatives pernicieuses et méfiantes
européennes, je souhaite que vos intellectuels authentiques
puissent exploiter les immenses ressources culturelles et sociales
cachées au fond des sociétés et esprits musulmans,
dans la perspective de l’émancipation et la fondation
d’une autre humanité et une autre civilisation, souffler
cet esprit dans le corps las de l’Orient musulman. C’est
à toi et tes collègues qu’il incombe d’accomplir
cette mission. Certes, je sais que tes efforts dans cette direction,
malgré les apparences, ne seraient incompatibles avec mon
objectif de construire une nation unie et harmonieuse dans ce pays
de tiers-monde- et plutôt le tiers pays du monde-. Car ce
qui nous réunit actuellement m’amène à
reconnaître cette démarche comme un grand pas intelligent
envers mon idéal.
Néanmoins, je pense que ranimer l’esprit sectaire
et religieux entraverait d’avantage cette unification nécessaire
-déjà difficile à atteindre- et éloigne
cette nation encore inexistante, et qui dans son optimum, n’est
qu’une « nation en devenir », de son avenir idéal
pour l’approcher vers son passé ! Ce que je redoute
toujours et qui m’angoisse, dans les efforts des militants
intègres du « Rassemblement des Oulémas maghrébins
» - tout en respectant leurs contribution efficace à
la lutte contre le colonialisme culturel français-.
Cependant ton interprétation de la renaissance de l’esprit
religieux et tes efforts pour mobiliser cette grande puissance -qui
à l’heure actuelle est en proie aux conflits internes
ou atteinte de paralysie- dans un but d’émancipation
d’une grande partie de l’humanité menacée
par l’aliénation et la dépersonnalisation et
dont le retour à l’islam est considéré
comme un repli sur soi, sera le chemin que tu a pris, à l’instar
de Senghor, Jomo Kenyata, Nirere et Kateb Yacine, avec leur entreprise
de renouveau du nationalisme africain ou bien le classicisme de
Henri Alleg. Quant à moi, bien que ma voie se sépare,
voir s’oppose à la tienne- je suis persuadé
que nos chemins se croiseraient finalement vers cette destination
où l’homme vie bien.. » Shariati rappel qu’il
avait auparavant traduit et publié cette lettre en France
(probablement dans la presse clandestine de l’opposition iranienne
à l’étranger) et l’avait confiée
ensuite, avec deux autres lettres, à Madame Zohra Drief qui
avait l’intention de publier la correspondance de Fanon à
Tunis.
En somme, Shariati fut fasciné par le personnage de «
ce brave homme dans ces temps inhumains », figure de proue
de la lutte anti-coloniale et, en qui il voyait un vrai intellectuel
dans l’acception shariatienne, c.-à-d. « prophétique
» du terme.
« Nous devons, en tant qu’écrivains et penseurs,
nous tourner vers ceux qui ont des préoccupations semblables
aux nôtres ; une histoire, une situation, une destinée
pareille à la nôtre. Au lieu de Brecht, nous devrions
connaître Kâtib Yâcine ; au lieu de Jean-Paul
Sartre, Omar Mowloud ou Amar Uzgân ; à la place d’Albert
Camus, Aimé Césaire et Frantz Fanon. »
Les thèmes empruntés
On peut regrouper les concepts-clés de Fanon qui avaient
tant d’attrait pour Shariati autour de quelques axes : D’abord,
l’idée de l’ HOMME NOUVEAU et cet appel vers
un nouvel humanisme. Ensuite, la TROISIÈME VOIE spécifique
de tiers-monde et la nécessité du non-alignement sur
les deux blocs de l’Est et l’Ouest (ainsi qu’un
équilibre négatif contre la tradition aveugle et la
modernité imposée. Enfin, cette quête d’un
juste milieu entre la spontanéité violente des masses
et le rôle des intellectuels dans la prise de conscience et
la direction des pays en voie de développement. Aujourd’hui,
ces idées doivent elles-mêmes être contextualisées
et remises en perspective, pour pouvoir les comprendre et les jauger
à leur juste valeur. L’Humanisme de « l’autre
homme » (Pour emprunter la terminologie de Levinas)
Shariati reprend cet appel à la reconstitution de fond en
comble d’un nouveau type d’humanisme désaliéné
et simultanément indigène et surmontant les particularismes
ethniques et religieux des luttes de libération nationale
du tiers-monde en vue de fondation d’une nouvelle humanité
universelle et totale.
« recommencer une histoire de l’homme qui tienne compte
à la fois des thèses quelquefois prodigieuses soutenues
par l’ Europe mais aussi des crimes de l’ Europe dont
le plus odieux aura été, au sein de l’homme,
l’écartèlement pathologique de ses fonctions
et l’émiettement de son unité, dans le cadre
d’une collectivité la brisure, la stratification, les
tensions sanglantes alimentées par des classes, enfin, à
l’échelle immense de l’humanité, les haines
raciales, l’esclavage, l’exploitation et surtout le
génocide exsangue que constitue la mise à l’écart
d’un milliard et demi d’hommes. » (Les damnés
de la terre, Paris, Maspero, 1982, pp. 232-233)
« .. Ne perdons pas de temps en stériles litanies
ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe
qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant
partout où elle le rencontre.. » (Ibid., Conclusion)
Depuis « la Lettre sur l’humanisme » de Heidegger,
en réponse à « l’Existentialisme, est
un humanisme » de Sartre où ce dernier déclarait
: « Par humanisme on peut entendre une théorie qui
prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure
» (p. 90), cette notion était une matière à
controverse dans les débats philosophiques de l’intelligentsia
européenne. Un climat ainsi décrit par Merleau-Ponty
: « Tout ce qu’on croyait pensé et bien pensé
- la liberté et les pouvoirs, le citoyen contre les pouvoirs,
l’héroïsme du citoyen, l’humanisme libéral,
la démocratie formelle et la réelle, qui la supprime
et la réalise, l’héroïsme et l’humanisme
révolutionnaires - tout cela est en ruine. » (Signes,
Gallimard, 1960, p. 31).
Ce débat annonçait en effet, l’avènement
de ce que Lyotard appellera l’ère de « la décomposition
des grands récits » et « l’incrédulité
à l’égard des métarécits »
(Lyotard, J.-F., La condition postmoderne, Paris, Éditions
de Minuit, 1979, p. 7) Quant à Shariati, il s’agissait
d’une transmutation des valeurs du vieil humanisme à
l’Aufklärung dans un perspectif d’« interprétation
spirituelle du monde et de l’homme » selon les termes
du philosophe IQBAL Lahouri.
La troisième voie
2. Une TROISIÈME VOIE dans ses deux sens politiques et culturels
: D’abord, une politique de non-alignement et « équilibre
négatif » pour les nations du tiers-monde, en se forgeant
une nouvelle identité nationale par la déconstruction
« des traditions stérilisantes » (selon Fanon),
et afin d’ouvrir une voie de développement social démocratique
spécifiques des pays libérés du sud ; Ensuite,
au sens d’une troisième voie entre « la mosquée
et la taverne », la tradition nationale - religieuse et une
modernité importée de l’Occident.
« Nous sommes au moment d’un grand choix ; un moment
ardu, délicat, dont la signification est d’une grande
importance ; c’est une mission plus haute encore que toutes
responsabilités qui, jusqu’alors, nous incombaient..
Or, nous sommes sur le point d’opter entre deux pôles
: Le premier est ce pôle que nous avons hérité
du passé et qui s’impose dans sa plénitude ;
le second est celui que nous avons repris de l’Occident de
façon mimétique et sous tous les angles.
Quand je dis : ce pôle légué par la tradition,
j’entends l’ensemble des opinions, règles, actes
qu’on appelle religion, que l’on pratique et auquel
les masses croient ; j’entends aussi une conception du monde
particulière. Une philosophie de la vie, une langue et une
littérature spécifique, un ensemble distinct de rapports
sociaux et de formes humaines.
Quant au deuxième pôle,Il constitue lui aussi une
nouvelle conception du monde, une nouvelle doctrine philosophique
pour vivre, une nouvelle façon d’être et d’agir
; même si elle se présente par le biais d’écoles
différentes et opposées, cette seconde entité
s’impose face à la première. Quoi qu’il
en soit, notre intellectuel se trouve aujourd’hui à
l’interférence de ces deux pôles : le pôle
traditionnel hérité de notre passé et le pôle
imité. Copié pendant ce dernier siècle sur
la civilisation européenne. Dans la société
orientale, les sociétés islamiques et notre propre
société, chacun de ces pôles a son moule fixé,
ses valeurs reconnues, ses principes définis, déterminés,
ses gardiens officiels sélectionnés.
La situation est donc claire : nos masses héritent d’une
nourriture toute faite et bien cuite, dite religion ou tradition
; elles n’ont pas à se tourmenter pour faire leur choix,
pour se décider ; car leur choix est déjà fait
ou, plutôt, elles n’ont fait que l’enregistrer.
De même, nos intellectuels n’ont pas à se tracasser
à l’heure du choix puisqu’une technique empaquetée,
des produits de consommation bien emballés leur arrivent
tout droit d’Occident et il leur suffit d’ouvrir et
de consommer ; ainsi, des doctrines différentes voire opposées
sont aujourd’hui importées sous des emballages bien
confectionnés, conformes aux normes standards et il ne reste
plus aux gens instruits qu’à se servir ; autrement
dit, sans se donner le moindre mal, sans se faire de bile, sans
s’efforcer à chercher, à comparer, ils deviennent
partisans de telle ou telle doctrine.
Mais, entre ces deux pôles, se trouvent des « intellectuels
égarés » qui ne peuvent ni se résigner
aux cadres hérités et se scléroser dans ces
moules dépassés -car ils se veulent intellectuels
-, ni consommer les emballages idéologiques venus d’Occident
au cours de ce dernier siècle. En effet, ils veulent «
penser », « construire », « choisir »
de par eux-mêmes ; car l’expérience actuelle
a montré que la consommation pure et simple ne peut remédier
à nos maux ; même si elle parvient à pallier
au « manque de personnalité », à l’«
anonymat », au « mal d’être ignoré
» de certains intellectuels, elle ne peut constituer un remède
au « mal du peuple ».
C’est pourquoi, pour reprendre Sartre, depuis l’Afrique
et l’Amérique latine jusqu’en Asie, une nouvelle
voix se fait entendre ; Sartre écrit : « II y a peu
de temps, le monde se divisait en cent millions d’hommes et
un milliard cinq cent millions d’indigènes -en Afrique,
Asie et Amérique latine. Nous avions une catégorie
d’intellectuels dans le tiers-monde qui reprenaient en chœur,
jusqu’aux confins de l’Asie et de l’Afrique, les
slogans progressistes et très modernistes que nous lancions
d’Amsterdam, de Londres ou Paris. Or, maintenant, un événement
inattendu se passe : on voit un intellectuel - tel Fanon - qui parle
lui-même de l’Afrique, sans attendre que nous en parlions
; autrement dit, un Africain se met à parler ! Le plus surprenant
est que cet Africain n’est ni un traditionaliste passéiste
ni un réactionnaire ; il est plutôt un intellectuel
au courant des valeurs actuelles, mais il ne dit pas les mêmes
choses que nous ! II va même jusqu’à contester
la métropole ! C’est un grand événement
pour l’Occident ».
Ces intellectuels qui veulent faire entendre leur propre voix,
qui cherchent à connaître leur société,
qui choisissent et annoncent avec ferveur une voie doctrinale répondant
aux besoins et conditions particulières à leur histoire
et société, se trouvent à un tournant crucial
de la destinée humaine : comme dit Sartre, l’instant
capital, le plus critique, le plus ardu, le plus inquiétant
pour l’homme est celui où il doit « choisir »
; car celui qui choisit veut un modèle de référence
non seulement pour lui-même mais aussi pour le peuple ; aussi,
lors de ce moment décisif, la responsabilité qui incombe
à l’individu n’est plus d’ordre individuel
; elle relève de toute une époque, elle est d’ordre
social.
Les intellectuels qui ne peuvent ni admettre les valeurs imposées
par l’Occident, ni se contenter des traditions ataviquement
héritées, se retrouvent à un moment de choix
comparable, Mais la difficulté majeure de ce groupe médian,
qui ne se satisfait d’aucun modèle, qui, avant d’opter,
cherche à évaluer, estimer une par une les valeurs,
réside dans le manque de défenseurs et de moyens de
diffusion ; on peut facilement l’étouffer ou l’abattre
car les deux pôles contraires qui se font une lutte permanente
-le pôle traditionnel historique et le pôle occidentaliste
-empêchent tout autre groupe de s’exprimer librement
et d’opter, d’inaugurer une TROISIÈME VOIE autonome.
Ainsi, le groupe médian se voit fustiger, mitrailler de part
et d’autre ; n’ayant aucun moyen de défense,
ni même la possibilité concrète de dire parfois
; « Non, pas cela ! », il subit aisément l’attaque
de ce double adversaire dont la pression décompose et dénature
ses pensées, ses idées. Ce travail médian est
un travail ardu et nous sommes actuellement dans un tel effort.
L’ensemble de propos que j’ai pu, au cours de ces quelques
années, émettre, proférer -avec les faibles
moyens dont j’ai disposé - dans cette société,
je n’ai pu le faire entendre qu’à quelques étudiants
qui voulaient m’écouter ; et encore, je n’ai
pu leur parler qu’une fois par an, voire une fois tous les
vingt ans dans certaines facultés. Les questions que je soulève
en tant que représentant de ce groupe « solitaire »
et « égaré » sont raillées, contestées,
déformées, dénaturées des deux côtés,
d’autant plus facilement que je ne dispose d’aucun soutien,
d’aucun appui. Ces agressions s’effectuent sous forme
d’intrigues bien préparées, de conjurations
habilement concertées, et avec l’emploi de tous les
moyens de propagande.
Ce qu’il importe de relever, c’est l’attaque
conjuguée de ces deux pôles ; ceux-ci, apparemment
distincts l’un de l’autre, théoriquement en opposition
permanente religion contre athéisme), opèrent de concert
; à partir d’un point de vue partisan l’assaut
est donné sans coup férir. Moi, je ne dispose ni de
chaire, ni d’autel pour pouvoir dire aux gens qui viennent
sur la place publique commémorer le deuil chi’ite et
se rassembler autour du prédicateur ou dans le bazar, que
tout ce qu’on raconte sur moi est faux, que je n’ai
jamais dit telle chose et qu’on vous ment. De même,
je ne possède pas comme les intellectuels officiels du pays
de moules déterminés, de valeurs reconnues et de moyens
de défense et de propagande.
Saadi relate ce récit : par une nuit froide d’hiver,
un mendiant se rend aux portes de la demeure d’un riche personnage.
Il frappe au battant ; mais personne ne répond si ce n’est
les chiens qui se lancent à ses trousses. Les voyant se ruer
sur lui, le mendiant tente de ramasser une pierre pour la leur lancer.
Mais la pierre, gelée, reste clouée à même
la terre. Il s’écrie alors : « Étrange
époque ! On lâche les chiens et on attache les pierres
! ». Le destin de ce mendiant est aussi le mien ; ce n’est
pas une destinée individuelle mais celle d’un groupe
de penseurs ; un groupe qui existe non seulement en Iran mais aussi
dans tout l’Orient ; un groupe qui s’efforce de (se)
frayer une voie propre entre les deux pôles établis.
» (Œuvre 31, Caractéristique des Temps Modernes,
La Machine captive du machinisme, p.306-310)
Violence et Conscience
3. La recherche d’un équilibre et interactivité
entre la SPONTANÉITÉ VIOLENTE de masses révoltés
et la DIRECTION CONSCIENTE, d’où l’importance
du rôle de l’intellectuel : Le thème de la «
violence » n’a pas retenu l’attention de Shariati,
quoiqu’il cite souvent cette phrase de Sartre disant : «
Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière
l’accoucheuse de l’histoire ». Non pas seulement
qu’il n’était pas profondément convaincu
des vertus sublimatoires et « désintoxiquant »
de la violence révolutionnaire, « débarrassant
le colonisé de son complexe d’infériorité
» (pp. 51-52), mais, tout en admettant les analyses de cet
« interprète de la situation », selon Sartre
.., il croyait (comme le disait ailleurs Fanon) « …
D’autres pays par l’action politique et grâce
au travail du parti pouvaient amener le peuple au même résultat…
» (p. 193)
Somme toute, Shariati optait, dans le contexte de l’Iran
et des pays musulmans, surtout, dans leur lutte interne contre l’obscurantisme
religieux, pour une stratégie de révolution culturelle
et de conscientisation non-violente. Car, pour les pays musulmans,
« la critique de la religion » n’était
pas encore terminée, et que « la critique de la religion
est la condition préliminaire de toute critique » (Marx,
Critique de la philosophie du droit de Hegel). Or dans ces pays,
l’islam demeurait toujours « l’âme d’un
monde sans cœur », et tout à la fois « l’expression
de la misère réelle et la protestation contre cette
misère ».
Conclusion
La tâche primordiale de l’intellectuel musulman, par
conséquent, est cette fois d’organiser un autre type
de combat, une guerre de « religion contre religion »,
pour libérer l’islam de la prison de la réaction,
pour déconstruire la tradition, relire le Kitab et la Sunnah
à la lumière des exigences des temps modernes et les
apports des sciences et des nouvelles méthodologies et techniques.
Si et seulement si, cette entreprise d’exploitation et d’épuration
de nos sources culturelles est prospère, notre mot d’ordre
de « Retour à Soi » pourrait avoir un sens positif
et progressiste. A l’instar de la Réforme et la Renaissance
en Occident qui « ne furent pas un retour en arrière,
une simple résurgence du « passé », mais
au contraire le point de départ d’une nouvelle aventure
de l’esprit » (Alain de Benoist, Comment peut-on être
païen ?, Albin Michel, Paris, 1981, pp. 30-34) ; ou bien ce
que Ernst Bloch appelle l’« ontologie du non-encore-être
».
« Des solutions nouvelles, dans la projection des principes
: tel serait l’ijtihâd de notre temps. On doit au penseur
iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d’évidence
que la charî’a dont se réclament aujourd’hui
tant d’activistes les engage non pas au fixisme, mais au contraire
à la dynamique qu’implique l’étymologie
du mot. Il évoque en effet la voie, l’accès,
le cheminement. » (Jacques Berque, Quel Islam ?)
Malgré leur influence sur la jeunesse et dans la formation
des idéaux du mouvement révolutionnaire, non seulement
les idées de Fanon, Shariati et Iqbal, ne s’étaient
pas réalisées en Algérie, Iran, et Pakistan,
mais par surcroît, c’est l’inverse qui s’est
parfois produit !
Cependant, ils demeurent toujoursdesréférences spirituelles
pour tous les mouvements protestataires et réformateurs et,
globalement et malgré tous les aspects contestables de leurs
pensées, les seuls horizons possibles.
BIOGRAPHIES :
ALI SHARIATI (1933-1977)
1933 Né en Mars à Mazinan au Nord-est de l’Iran
1948 devient membre du Centre de la Propagation des Vérités
islamiques fondé par son père Mohammad-Taghi, le grand
interprète du Coran, un clerc éclairé devenu
enseignant laïque.
1952 Fin du 1er cycle des études secondaires, devient enseignant
des lycées, et fond l’association islamique des élèves,
arrêté suite à une manifestation anti-gouvernementale
1953 devient membre du Mouvement de la Résistance Nationale
1954 Baccalauréat en lettres, traduit de l’arabe un
livre de Kashif al-qetâ’ : Les archétypes moraux
en islam
1955 Faculté de Lettres de Machhad, traduction de «
Abû-Zar al-Qaffârî, Un socialiste théiste
», d’un auteur égyptien Jodat al-Sahhâr,
rédaction d’un traité sur l’« Histoire
de l’évolution de la philosophie »
1957 arrêtés avec 16 autres membres du M.R.N à
Machhad
1959 obtention d’une Bourse d’études en France,
élu comme meilleur étudiant de Licence ès lettres
(1958) début de collaboration à Paris avec le FLN
1960 connaissance de Fanon et traduction d’une anthologie
de son œuvre
1961 activités politiques au sein de l’opposition
nationale démocratique et la confédération
des étudiants iraniens, publication d’un journal «
Iran Libre » du Front National et son organe théorique
« la pensée du front » où il présente
Fanon pour la première fois dans la littérature révolutionnaire
persane ; arrestation à Paris suite à la manifestation
des étudiants devant l’ambassade de Belgique lors du
martyre de Patrice Lumumba, le 17 janvier, dialogue avec Guioze
(intellectuel togolais) à la prison de la Cité
1962 étude et recherche en sociologie et histoire des religions,
suit les cours de Massignon, Berque et Gurvitch, fait la connaissance
de Sartre et le milieu intellectuel français, publication
en Iran de l’« Occidentalite » de Jalal Al-Ahmad
1963 obtentions d’un Doctorat ès Lettres à
la Sorbonne sous la direction de Guilbert Lazard
1964 Retour en Iran, arrêté à la frontière
et incarcéré à Téhéran
1965-72 devient professeur d’histoire à l’Université
de Machhad, après une période d’enseignement
dans les écoles, publication de ses cahiers intimes «
Désert » et de son « Islamologie », une
série de discours et de conférences à travers
le pays et les Universités et surtout à Téhéran
dans le centre culturel et religieux de Hosseiniyeh Ershâd,
fermé par l’ancien régime (à la demande
du clergé conservateur), interdiction de publication et de
toute intervention publique
1973-75 Détention pendant 18 mois par la SAVAK, police secrète
du Shah, dans les cellules d’isolement, libération
après les accords d’Alger et, assignation à
résidence
1977 le 17 mai, après avoir réussi à quitter
l’Iran sous son second Nom de famille, son épouse,
prise en otage, se voit interdite de sortie à l’aéroport,
et on trouve Shariati mort, le 19 juin à Southampton en Angleterre.
BIBLIOGRAPHIE
* SHARIAT-RAZAVI, Pouran, Tarhi az yek zendeghi (Portrait d’une
vie), Téhéran, éd. Chapakhsh, 3e tirage, 1996.
* RAHNEMÂ, Ali, An islamic utopian, A political biography
of Ali Shariati, London : I.B.Tauris, 1998/1377.
FRANTZ FANON (1925-1961)
1925 20 juillet -né à Fort-de-France en Martinique
dans un milieu aisé
1939/43 lycées Schœlcher où enseigne Aimé
Césaire. Puis, se rend à Dominique pour rallier les
Forces françaises libres de la rég. Caraïbe
1947 s’inscrit à la faculté de médecine
de Lyon et se spécialise en psychiatrie
1949/50 Les mains parallèles, L’œil se noie,
La conspiration, pièces de théâtre inédites
1952 publie sa thèse, Peau noire, masques blancs (éd.
Seuil), où il cesse de s’adresser au seul intellectuel
(blanc ou noir) aliéné ; L’année où
il se retrouve à l’hôpital de Saint-Alban. Là,
formé par François Tosquelles, il s’inscrit
dans le grand courant de la psychothérapie institutionnelle
(né en France avec la lutte anti-nazie)
1953 Nommé médecin-chef de l’hôpital
de Blida en Algérie où il passera trois ans à
soigner des malades mentaux dans le contexte de la guerre de libération
nationale
1954/55 Introduction aux troubles de la sexualité chez les
Nord-Africains, en coll. avec les docteurs J. Azoulay et F. Sanchez,
manus. inéd.
1956 Racisme et Culture, 1er Congrès des écrivains
et artistes noirs, Paris, septembre
1957/1958 Nom. Art. dans El-Moudjahid, entre autres : L’Algérie
face aux tortionnaires français (N°10) ; à propos
d’un plaidoyer (N°12) ; Les intellectuels et les démocrates
français devant la révolution algérienne (N°1/15/30)
; Aux Antilles, naissance d’une nation ? (N°16) ; Le sang
maghrébin ne coulera pas en vain (N°18) ; La farce qui
change de camp (N°21) ; Décolonisation et indépendance
(N°22)
1957 déjà partisan, devient membre actif du FLN et
démissionne de son poste de médecin-chef en 1956 pour
se rendre à Tunis pour s’engager dans le combat
1959 L’An V de la Révolution algérienne (éd.
Maspero)
1960 au moment où il rédige son grand livre, Les
Damnés de la Terre (1961, éd. Maspero), il se sait
atteint d’une leucémie
1961 meurt en décembre dans un hôpital de Washington
1964 Pour la Révolution africaine (éd. Maspero)
mardi 14 décembre 2004
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