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Origine : http://www.reveiltunisien.org/article.php3?id_article=115
Omar Frantz FANON, intellectuel de combat et d’engagement
qui s’est rallié à la révolution algérienne,
quittant son travail de médecin pour devenir membre dirigeant
de la FLN, connu surtout pour son fameux livre "les damnés
de la terre", a vécu a Tunis durant les premières
années de son indépendance et jusqu’a sa mort
en 1961. Le texte que je propose aux habitants de la rue mansouri
et à leur lecteurs constitue le troisième chapitre
de son livre. Il fut l’un des derniers textes écris
alors qu’il se savait condamné à cause de sa
maladie, à l’âge de 36 ans. Si la Tunisie n’est
pas expressément nommée, c’est bien de son expérience
qu’il s’agit. C’est en toile de fond que l’expérience
de l’indépendance tunisienne et du nouvel état
sont prises comme base de toute la construction théorique
et de la démonstration de sa crise inéluctable. Après
plus de quarante ans, ce texte garde toute son actualité
et peut encore nous fournir la clef pour déchiffrer la complexité
de notre réalité.
Yahyaoui Mokhtar
MESAVENTURE DE LA CONSCIENCE NATIONALE
OMAR Frantz FANON
Que le combat anticolonialiste ne s’inscrive pas d’emblée
dans une perspective nationaliste, c’est bien ce que l’histoire
nous apprend. Pendant longtemps le colonisé dirige ses effort
vers la suppression de certaines iniquités : travail forcé,
sanctions corporelles, inégalité des salaires, limitations
des droits politiques, etc. Ce combat pour la démocratie
contre l’oppression de l’homme va progressivement sortir
de la confusion néo-libérale universaliste pour déboucher
parfois laborieusement sur la revendication nationale. Or l’impréparation
des élites, l’absence d’une liaison organique
entre elle et les masses, leur paresse et, disons-le, la lâcheté
aux moments décisifs de la lutte vont être à
l’origine de mésaventure tragiques.
La conscience nationale au lieu d’être la cristallisation
coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble
du peuple, au lieu d’être le produit immédiat
le plus palpable de la mobilisation populaire, ne sera en tout état
de cause qu’une forme sans contenu, fragile, grossière.
Les failles qu’on y découvre expliquent amplement la
facilité avec laquelle, dans les jeunes pays indépendants,
on passe de l’Etat à l’ethnie, d l’ethnie
à la tribu. Ce sont ces lézardes qui rendent compte
des retours en arrière, si pénibles et si préjudiciable
à l’essor national, à l’unité nationale.
Nous verrons que ces faiblesses et les dangers graves qu’elles
renferment sont le résultat historique de l’incapacité
de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés
à rationaliser le praxis populaire, c’est-à-dire
à en extraire la raison.
La faiblesse classique quasi congénitale de la conscience
nationale des pays sous-développés n’est pas
seulement la conséquence de la mutilation de l’homme
colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le
résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son
indigence, de la formation profondément cosmopolite de son
esprit.
La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du
régime colonial est une bourgeoisie sous-développée.
Sa puissance économique presque nulle, et en tout cas, sans
commune mesure avec la bourgeoisie métropolitaine à
laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste,
la bourgeoisie nationale c’est facilement convaincue qu’elle
peut facilement remplacer la bourgeoisie métropolitaine.
Mais l’indépendance qui la met littéralement
au pied du mur va déclencher chez elle des réactions
catastrophiques et l’obliger a lancer des appels angoissés
en direction de l’ancienne métropole. Les cadres universitaires
et les commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée
du nouvel Etat se caractérisent par leur petit nombre, leur
concentration dans la capitale, le type de leurs activités
: négoce exploitations agricoles, professions libérales.
Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels
ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés
n’est pas orientée vers la production, l’invention,
la construction, le travail. Elle est toute entière canalisée
vers des activités intermédiaires. Etre dans le circuit,
dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La
bourgeoisie nationale a la psychologie d’un homme d’affaire
non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la
rapacité des colons et le système d’embargo
installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé
de choix.
Dans un système colonial une bourgeoisie qui accumule du
capital est une impossibilité. Or précisément
il semble que le rôle d’une bourgeoisie nationale authentique
dans un pays sous-développé est de se nier en tant
que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital
et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire
que constitue le peuple.
Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale
authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la
vocation à laquelle elle était destinée, de
se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire
de mettre a la disposition du peuple le capital intellectuel et
technique qu’elle a arraché lors de son passage dans
les universités coloniales. Nous verrons malheureusement
que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne
de cette voie héroïque et positive, féconde et
juste, pour s’enfoncer, lame en paix, dans la voie horrible,
parce qu’antinationale d’une bourgeoisie classique,
d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement
bourgeoise.
L’objectif des partis nationalistes à partir d’une
certaine époque est, nous l’avons vu, strictement national.
Ils mobilisent le peuple sur le mot d’ordre d’indépendance
et pour le reste s’en remettent à l’avenir. Quand
on interroge ces partis sur le programme économique de l’Etat
qu’ils revendiquent, sur le régime qu’ils se
proposent d’instaurer, ils se montrent incapables de répondre
parce que précisément ils sont totalement ignorants
à l’égard de l’économie de leur
propre pays.
Cette économie s’est toujours développée
en dehors d’eux. Des ressources actuelles et potentielles
du sol et du sous-sol de leur pays, ils n’ont qu’une
connaissance livresque, approximative. Ils ne peuvent donc en parler
que sur un plan abstrait, général. Après l’indépendance
cette bourgeoisie sous développée, numériquement
réduite, sans capitaux, qui refuse la voie révolutionnaire,
va lamentablement stagner. Elle ne peut donner libre cours à
son génie dont elle pouvait dire, un peu légèrement
qu’il était empêché par la domination
coloniale. La précarité de ses moyens et la rareté
de ses cadres l’acculent pendant des années à
une économie de type artisanal. Dans sa perspective inévitablement
très limitée, une économie nationale est une
économie basée sur ce que l’on appelle les produits
locaux. De grands discours seront prononcés sur l’artisanat.
Dans l’impossibilité où elle se trouve de mettre
en place des usines plus rentables pour le pays et pour elle, 3a
bourgeoisie va entourer l’artisanat d’une tendresse
chauvine qui va dans le sens de la nouvelle dignité nationale
et qui par ailleurs lui procurera de substantiels profits. Ce culte
des produits locaux, cette impossibilité d’inventer
de nouvelles directions se manifesteront également par l’enlisement
de la bourgeoisie nationale dans la production agricole caractéristique
de la période coloniale.
L’économie nationale de la période d’indépendance
n’est pas réorientée. Il s’agit toujours
de récolte d’arachide, de récolte de cacao,
de récolte d’olive. De même aucune modification
n’est apportée dans la traite des produits de base.
Aucune industrie n’est installée dans le pays. On continue
à expédier les matières premières, on
continue à se faire les petits agriculteurs de l’Europe,
les spécialistes de produits bruts.
Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisation
de l’économie et des secteurs commerciaux. C’est
que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la totalité
de l’économie au service de la nation, décider
de satisfaire tous les besoins de la nation. Pour elle, nationaliser
ne signifie pas ordonner l’Etat en fonction de rapports sociaux.
Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert
aux autochtones de passe-droits hérités de la période
coloniale.
Comme la bourgeoisie n’a ni les moyens matériels,
ni les moyens intellectuels suffisants (ingénieurs, techniciens),
elle limitera ses prétentions à la reprise des cabinets
d’affaires et des maisons de commerce autrefois occupés
par les colons. La bourgeoisie nationale prend la place de l’ancien
peuplement européen : médecins, avocats, commerçants,
représentants, agents généraux, transitaires.
Elle estime, pour la dignité du pays et sa propre sauvegarde,
devoir occuper tous ces postes. Dorénavant elle va exiger
que les grandes compagnies étrangères passent par
elle, soit qu’elles désirent se maintenir dans le pays,
soit qu’elles aient l’intention d’y pénétrer.
La bourgeoisie nationale se découvre la mission historique
de servir comme on le voit, il ne s’agit pas d’une vocation
à transformer la nation, mais prosaïquement à
servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé
au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste.
La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute
dignité, dans le rôle d’agent d’affaires
de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction
de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d’ambition
symbolisent l’incapacité de la bourgeoisie nationale
à remplir son rôle historique de bourgeoisie. L’aspect
dynamique et pionnier, l’aspect inventeur et découvreur
de mondes que l’on trouve chez toute bourgeoisie nationale
est ici lamentablement absent. Au sein de la bourgeoisie nationale
des pays coloniaux l’esprit jouisseur domine. C’est
que sur le plan psychologique elle s’identifie à la
bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements.
Elle suit la bourgeoisie occidentale dans son côté
négatif et décadent sans avoir franchi les premières
étapes d’exploration et d’invention qui sont
en tout état de cause un acquis de cette bourgeoisie occidentale.
A ses débuts la bourgeoisie nationale des pays coloniaux
s’identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale.
Il ne faut pas croire qu’elle brûle les étapes.
En fait elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente
alors qu’elle n’a connu ni la pétulance, ni l’intrépidité,
ni le volontarisme de la jeunesse et de l’adolescence.
Dans son aspect décadent, la bourgeoisie nationale sera
considérablement aidée par les bourgeoisies occidentales
qui se présentent en touristes amoureux d’exotisme,
de chasse, de casinos. La bourgeoisie nationale organise des centres
de repos et détente, des cures de plaisir à l’intention
de la bourgeoisie occidentale. Cette activité prendra le
nom de tourisme et sera assimilée pour la circonstance à
une industrie nationale. Si l’on veut une preuve de cette
éventuelle transformation des éléments de la
bourgeoisie ex-colonisée en organisateur de "parties"
pour la bourgeoisie occidentale, il vaut la peine d’évoquer
ce qui s’est passé en Amérique latine. Les casinos
de La Havane, de Mexico, les plages de Rio, les petites Brésiliennes,
les petites Mexicaines, les métisses de treize ans, Acapulco,
Copacabana, sont les stigmates de cette dépravation de la
bourgeoisie nationale. Parce qu’elle n’a pas d’idées,
parce qu’elle est fermée sur elle-même, coupée
du peuple, minée par son incapacité congénitale
à penser l’ensemble des problèmes en fonction
de là totalité de la nation, la bourgeoisie nationale
va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident
et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe.
Encore une fois il faut avoir devant les yeux le spectacle lamentable
de certaines républiques d’Amérique latine.
D’un coup d’aile les hommes d’affaires des Etats-Unis,
les gros banquiers, les technocrates débarquent " sous
les tropiques " et pendant huit à dix jours s’enfoncent
dans la douce dépravation que leur offrent leurs " réserves
".
Le comportement des propriétaires fonciers nationaux s’identifie
pratiquement à celui de la bourgeoisie des villes. Les gros
agriculteurs ont, dès la proclamation de l’indépendance,
exigé la nationalisation des exploitations agricoles. A l’aide
de multiples combines ils arrivent à faire main basse sur
les fermes possédées autrefois par les colons, renforçant
ainsi leur emprise sur la région. Mais ils n’essaient
pas de renouveler l’agriculture, de l’intensifier ou
de l’intégrer dans une économie réellement
nationale.
En fait les propriétaires fonciers exigeront des pouvoirs
publics qu’ils centuplent à leur profit les facilités
et les passe-droits dont bénéficiaient autrefois les
colons étrangers. L’exploitation des ouvriers agricoles
sera renforcée et légitimée. Manipulant deux
ou trois slogans, ces nouveaux colons vont exiger des ouvriers agricoles
un travail énorme, au nom bien sur de l’effort national.
Il n’y aura pas de modernisation de l’agriculture, pas
de plan de développement, pas d’initiatives, car les
initiatives, qui impliquent un minimum de risques, jettent la panique
dans ces milieux et mettent en déroute la bourgeoisie terrienne
hésitante, prudente, qui s’enlise de plus en plus dans
les circuits mis en place par le colonialisme. Dans ces régions,
les initiatives sont le fait du gouvernement. C’est le gouvernement
qui les arrête, qui les encourage, qui les finance. La bourgeoisie
agricole refuse de prendre le moindre risque. Elle est rebelle au
parti, à l’aventure. Elle n’entend pas travailler
sur du sable. Elle exige du solide, du rapide. Les bénéfices
qu’elle empoche, énormes, compte tenu du revenu national,
ne sont pas réinvestis. Une épargne de bas de laine
domine la psychologie de ces propriétaires fonciers. Quelque
fois, surtout dans les années qui suivent l’indépendance,
la bourgeoisie n’hésite pas à confier à
des banques étrangères les bénéfices
qu’elle tire du sol national. Par contre des sommes importantes
sont utilisées en dépenses d’apparat, en voitures,
en villas, toutes choses bien décrites par les économistes
comme caractéristiques de la bourgeoisie sous- développée.
Nous avons dit que la bourgeoisie colonisée qui accède
au pouvoir emploie son agressivité de classe à accaparer
les postes anciennement détenus par les étrangers.
Au lendemain de l’indépendance, en effet, elle se heurte
aux séquelles humaines du colonialisme : avocats, commerçants,
propriétaires terriens, médecins, fonctionnaires supérieurs.
Elle va se battre impitoyablement contre ces gens " qui insultent
la dignité nationale ". Elle brandit énergiquement
les notions de nationalisation des cadres, d’africanisation
des cadres. En fait, sa démarche va se teinter de plus en
plus de racisme. Brutalement, elle pose au gouvernement un problème
précis : il nous faut ces postes. Et elle ne mettra une sourdine
à sa hargne que lorsqu’elle les aura totalement occupés.
De leur côté, le prolétariat des villes, la
masse des chômeurs, les petits artisans, ceux que l’on
a coutume d’appeler les petits métiers, se rangent
sur cette attitude nationaliste, mais, rendons-leur cette justice
: ils ne font que calquer leur attitude sur celle de leur bourgeoisie.
Si la bourgeoisie nationale entre en compétition avec les
Européens, les artisans et les petits métiers déclenchent
la lutte contre les Africains non nationaux. En Côte-d’Ivoire,
ce sont les émeutes proprement racistes antidahoméennes
et antivoltaïques. Les Dahoméens et les Voltaïques
qui occupaient dans le petit négoce des secteurs importants
sont l’objet, au lendemain de l’indépendance,
de manifestations d’hostilité de la part des Ivoiriens.
Du nationalisme nous sommes passés à l’ultranationalisme,
au chauvinisme, au racisme. On exige le départ de ces étrangers,
on brûle leurs magasins, on démolit leurs échoppes,
on les lynche et, effectivement, le gouvernement ivoirien les somme
de partir, donnant ainsi satisfaction aux nationaux. Au Sénégal
ce sont les manifestations antisoudanaises qui feront dire à
M. Mamadou Dia : " En vérité le peuple sénégalais
n’a adopté la mystique du Mali que par attachement
à ses leaders. Son adhésion au Mali n’a pas
d’autre valeur que celle d’un nouvel acte de foi dans
la politique de ces derniers. Le territoire sénégalais
n’en était pas moins vivant, d’autant que la
présence soudanaise d Dakar,se manifestait avec trop d’indiscrétion
pour le faire oublier. C’est ce fait qui explique que, loin
de susciter des regrets, l’éclatement de la Fédération
ait été accueilli dans les masses populaires avec
soulagement et que nulle part aucun appui ne se soit manifesté
pour la maintenir ".(1)
Tandis que certaines couches du peuple sénégalais
sautent sur l’occasion qui leur est offerte par leurs propres
dirigeants de se débarrasser des Soudanais qui les gênent
soit dans le secteur commercial, soit dans celui de l’administration,
les Congolais, qui assistaient sans y croire au départ massif
des Belges, décident de faire pression sur les Sénégalais
installés à Léopoldville et à Elizabeth
ville et d’obtenir leur départ.
Comme on le voit, le mécanisme est identique dans les deux
ordres de phénomènes. Si les Européens limitent
la voracité des intellectuels et de la bourgeoisie d’affaires
de la jeune nation, pour la masse du peuple des villes la concurrence
est représentée principalement par des Africains d’une
nation différente. En Côte-d’Ivoire ce sont les
Dahoméens, au Ghana, les Nigériens, au Sénégal,
les Soudanais.
Lorsque l’exigence de négrification ou d’arabisation
des cadres présentée par la bourgeoisie ne procède
pas d’une entreprise authentique de nationalisation mais correspond
simplement au souci de confier à la bourgeoisie le pouvoir
détenu jusque-là par l’étranger, les
masses à leur niveau présentent la même revendication
mais en restreignant aux limites territoriales la notion de nègre
ou d’arabe. Entre les affirmations vibrantes sur l’unité
du continent et ce comportement inspiré aux masses par les
cadres, de multiples attitudes peuvent être décrites.
On assiste à un va-et-vient permanent entre l’unité
africaine qui sombre de plus en plus dans l’évanescence
et le retour désespérant au chauvinisme le plus odieux,
le plus hargneux.
" Du côté sénégalais, les leaders
qui ont été les principaux théoriciens de l’unification
africaine, et qui, à différentes reprises ont sacrifié
leurs organisations politiques locales et leurs positions personnelles
à cette idée, portent, de bonne foi il est vrai, d’indéniables
responsabilités. Leur erreur, notre erreur, a été,
sous prétextes de lutter contre la balkanisation, de ne pas
prendre en considération ce fait précolonial qu’est
le territorialisme. Notre erreur a été de n’avoir
pas dans nos analyses, assez accordé d’attention à
ce phénomène, fruit du colonialisme, mais aussi fait
sociologique qu’une théorie sur l’unité
si louable ou sympathique soit-elle, ne peut abolir. Nous sous sommes
laissés séduire par le mirage de la construction la
plus satisfaisante pour l’esprit, et prenant notre idéal
pour une réalité, nous avons cru qu’il suffisait
de condamner le territorialisme et son produit naturel, le micro
nationalisme, pour avoir raison d’eux et pour assurer le succès
de notre entreprise chimérique ". (2)
Du chauvinisme sénégalais, au tribalisme ouolof la
distance ne saurait être grande. Et, de fait, partout où
la bourgeoisie nationale par son comportement mesquin et l’imprécision
de ses positions doctrinales n’a pu parvenir (à éclairer
l’ensemble du peuple, à poser les problèmes
d’abord en fonction du peuple, partout où cette bourgeoisie
nationale s’est révélée incapable de
dilater suffisamment t sa vision du monde, on assiste à un
reflux vers les positions tribalistes ; on assiste, la rage au coeur,
au triomphe exacerbé des ethnies. Puisque le seul mot d’ordre
de la bourgeoisie est : remplaçons les étrangers et
qu’elle se hâte dans tous les secteurs de se rendre
justice et de prendre les places, les petits nationaux : chauffeurs
de taxi, vendeurs de gâteaux, cireurs de souliers vont également
exiger que les Dahoméens rentrent chez eux ou, allant plus
loin, que les Foulbé retournent à leur brousse ou
à leurs montagnes.
C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter
le fait que, dans les jeunes pays indépendants, triomphe
çà et là le fédéralisme. La domination
coloniale a, on le sait, privilégié certaines régions.
L’économie de la colonie n’est pas intégrée
à l’ensemble de la nation. Elle est toujours disposée
dans des rapports de complémentarité avec les différentes
métropoles. Le colonialisme n’exploite presque jamais
la totalité du pays. Il se contente de mettre à jour
des ressources naturelles qu’il extrait et exporte vers les
industries métropolitaines permettant ainsi une relative
richesse sectorielle tandis que le reste de la colonie poursuit,
ou du moins approfondit, son sous-développement et sa misère.
Au lendemain de l’indépendance, les nationaux qui
habitent les régions prospères prennent conscience
de leur chance et par un réflexe viscéral et primaire
refusent de nourrir les autres nationaux. Les régions riches
en arachide, en cacao, en diamants, surgissent en figure, face au
panorama vide constitué par le reste de la nation. Les nationaux
de ces régions regardent avec haine les autres chez qui ils
découvrent envie, appétit, impulsions homicides. Les
vieilles rivalités anté coloniales, les vieilles haines
interethniques ressuscitent. Les Balubas refusent de nourrir les
Luluas. Le Katanga se constitue en Etat et Albert Kalondji se fait
couronner roi du sud Kasaï.
L’unité africaine, formule vague mais à laquelle
les hommes et les femmes d’Afrique étaient passionnellement
attachés et dont la valeur opératoire était
de faire terriblement pression sur le colonialisme, dévoile
son vrai visage et s’émiette en régionalismes
à l’intérieur d’une même réalité
nationale. La bourgeoisie nationale, parce qu’elle est crispée
sur ses intérêts immédiats, parce qu’elle
ne voit pas plus loin que le bout de ses ongles, se révèle
incapable de réaliser la simple unité nationale, incapable
d’édifier la nation sur des bases solides et fécondes.
Le front national qui avait fait reculer le colonialisme se disloque
et consume sa défaite.
Cette lutte implacable que se livrent les ethnies et les tribus,
ce souci agressif d’occuper les postes rendus libres par le
départ de l’étranger vont également donner
naissance à des compétitions religieuses. Dans les
campagnes et en brousse, les petites confréries, les religions
locales, les cultes maraboutiques retrouveront leur vitalité
et reprendront le cycle des excommunications. Dans les grandes villes,
au niveau des cadres administratifs, on assistera à la confrontation
entre les deux grandes religions révélées l’Islam
et le catholicisme.
Le colonialisme, qui avait tremblé sur ses bases devant
la naissance de l’unité africaine, reprend ses dimensions
et tente maintenant de briser cette volonté en utilisant
toutes les faiblesses du mouvement. Le colonialisme va mobiliser
les peuples africains en leur révélant l’existence
de rivalités " spirituelles ". Au Sénégal,
c’est le journal Afrique Nouvelle qui chaque semaine distillera
la haine de l’Islam et des Arabes. Les Libanais, qui possèdent
sur la côte occidentale la majorité du petit commerce,
sont désignés à la vindicte nationale. Les
missionnaires rappellent opportunément aux masses que de
grands empires noirs, bien avant l’arrivée du colonialisme
européen, ont été démantelés
par l’invasion arabe. On n’hésite pas à
dire que c’est l’occupation arabe qui a fait le lit
du colonialisme européen ; on parle d’impérialisme
arabe et l’on dénonce l’impérialisme culturel
de l’Islam. Les musulmans sont généralement
tenus à l’écart des postes de direction. Dans
d’autres régions se produit le phénomène
inverse et ce sont les autochtones christianisés qui sont
considérés comme des ennemis objectifs et conscients
de l’indépendance nationale.
Le colonialisme utilise sans vergogne toutes ces ficelles, trop
heureux de dresser les uns contre les autres les Africains qui hier
s’était ligués contre lui. La notion de Saint
Barthélemy prend corps dans certains esprits et le colonialisme
ricane doucement quand il entend les magnifiques déclarations
sur l’unité africaine. A l’intérieur d’une
même nation la religion morcelle le peuple et dresse les uns
contre les autres les communautés spirituelles entretenues
et renforcées par le colonialisme et ses instruments. Des
phénomènes totalement inattendus éclatent çà
et là. Dans des pays à prédominance catholique
ou protestante on voit les minorités musulmanes se jeter
dans une dévotion inaccoutumée. Les fêtes islamiques
sont réactivées, la religion musulmane se défend
pied à pied contre l’absolutisme violent de la religion
catholique. On entend de ; ministres dire à l’adresse
de tels individus que s’ils ne sont pas contents, ils n’ont
qu’à aller au Caire. Quelquefois le protestantisme
américain transporte sur le sol africain ses préjugés
anticatholiques et entretient à travers la religion les rivalités
tribales.
A l’échelle du continent, cette tension religieuse
peut revêtir le visage du racisme le plus vulgaire. On divise
l’Afrique en une partie blanche et une partie noire. Les appellations
de substitution : Afrique au sud ou au nord du Sahara n’arrivent
pas à cacher ce racisme latent. Ici, on affirme que l’Afrique
Blanche a une tradition de culture millénaire, qu’elle
est méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe,
qu’elle participe de la culture gréco-latine. On regarde
l’Afrique Noire comme une région inerte, brutale, non
civilisée... sauvage. Là, on entend à longueur
de journée des réflexions odieuses sur le voile des
femmes, sur la polygamie, sur le mépris supposé des
Arabes pour le sexe féminin. Toutes ces réflexions
rappellent par leur agressivité celles que l’on a si
souvent décrites chez le colon. La bourgeoisie nationale
de chacune de ces deux grandes régions, qui a assimilé
jusqu’aux racines les plus pourries de la pensée colonialiste,
prend le relais des Européens et installe sur le continent
une philosophie raciste terriblement préjudiciable pour l’avenir
de l’Afrique. Par sa paresse et son mimétisme elle
favorise l’implantation et le renforcement du racisme qui
caractérisait l’ère colonial. Aussi n’est-il
pas étonnant dans un pays qui se dit africain, d’entendre
des réflexions rien moins que racistes et de constater l’existence
de comportements paternalistes qui laissent l’impression amère
qu’on se trouve à Paris, à Bruxelles ou à
Londres.
Dans certaines régions d’Afrique le paternalisme bêlant
à l’égard des Noirs, l’idée obscène
puisée dans la culture occidentale que le Noir est imperméable
à la logique et aux sciences règnent dans leur nudité.
Quelquefois on a même l’occasion de constater que les
minorités noires sont confinées dans un semi esclavage
qui légitime cette espèce de circonspection, voire
de méfiance, que les pays d’Afrique Noire ressentent
à l’égard des pays d’Afrique Blanche.
Il n’est pas rare qu’un citoyen d’Afrique Noire
se promenant dans une grande ville d’Afrique Blanche s’entende
traiter de a négro v par les enfants ou se voit adresser
la parole en petit-nègre par des fonctionnaires.
Non, il n’est malheureusement pas exclu que des étudiants
d’Afrique Noire inscrits dans des collèges au nord
du Sahara s’entendent demander par leurs camarades de lycée,
s’il existe des maisons chez eux, s’ils connaissent
l’électricité, si dans leur famille ils pratiquent
l’anthropophagie. Non, il n’est malheureusement pas
exclu que dans certaines régions au nord du Sahara des Africains
venus des pays au sud du Sahara rencontrent des nationaux qui les
supplient de les emmener "n’importe où mais avec
des nègres ". Pareillement, dans certains jeunes états
d’Afrique Noire des parlementaires, voire des ministres, affirment
sans rire que le danger n’est point d’une réoccupation
de leur pays par le colonialisme mais de l’éventuelle
invasion des a Arabes vandales venus du Nord.
Comme on le voit la carence de la bourgeoisie ne se manifeste pas
uniquement sur le plan économique. Parvenue au pouvoir au
nom d’un nationalisme étriqué, au nom de la
race, la bourgeoisie, en dépit de déclarations très
belles dans la forme mais totalement vides de contenu, maniant dans
une complète irresponsabilité des phrases qui sortent
en droite ligne des traités de morale ou de philosophie politique
de l’Europe, va faire la preuve de son incapacité à
la faire triompher un catéchisme humaniste minimum. La bourgeoisie,
quand elle -est forte, quand elle dispose le monde en fonction de
sa puissance, n’hésite pas à affirmer des idées
démocratiques à prétention universalisante.
Il faut à cette bourgeoisie solide économiquement
des conditions exceptionnelles pour l’acculer à ne
pas respecter son idéologie humaniste. La bourgeoisie occidentale,
quoique fondamentalement raciste, parvient le plus souvent à
masquer ce racisme en multipliant les nuances ce qui lui permet
de conserver intacte sa proclamation de l’éminente
dignité humaine.
La bourgeoisie occidentale a aménagé suffisamment
de barrières et de garde-fous pour ne pas craindre réellement
la compétition de ceux qu’elle exploite et qu’elle
méprise. Le racisme bourgeois occidental à l’égard
du nègre et du « bicot n est un racisme de mépris
; c’est un racisme qui minimise. Mais l’idéologie
bourgeoise qui est proclamation d’une égalité
d’essence entre les hommes, se débrouille pour rester
logique avec elle-même en invitant les sous-hommes à
s’humaniser à travers le type d’humanité
occidentalqu’elleincarne.
Leracismede la jeune bourgeoisie nationale est un racisme de défense,
un racisme basé sur la peur. Il ne diffère pas essentiellement
du vulgaire tribalisme, voire des rivalités entre cofs ou
confréries. On comprend que les observateurs internationaux
perspicaces n’aient guère pris au sérieux les
grandes envolées sur l’unité africaine. C’est
que le nombre des lézardes perceptibles à vue d’oeil
est tel que l’on pressent avec suffisamment de clarté
que toutes ces contradictions devront d’abord se résoudre
avant que ne vienne l’heure de cette unité.
Les peuples africains se sont récemment découverts
et ont décidé, au nom du continent, de peser de manière
radicale sur le régime colonial. Or les bourgeoisies nationales,
qui se dépêchent, région après région,
de constituer leur propre magot et de mettre en place un système
national d’exploitation, multiplient les obstacles à
la réalisation de cette « utopie a. Les bourgeoisies
nationales parfaitement éclairées sur leurs objectifs
sont décidées à barrer la route à cette
unité, à cet effort coordonné de deux cent
cinquante millions d’hommes pour triompher à la fois
de la bêtise, de la faim et de l’inhumanité.
C’est pourquoi il nous faut savoir que l’unité
africaine ne peut se faire que sous la poussée et sous la
direction des peuples, c’est-à-dire au mépris
des intérêts de la bourgeoisie.
Sur le plan intérieur et dans le cadre institutionnel, la
bourgeoisie nationale va également faire la preuve de son
incapacité. Dans un certain nombre de pays sous-développés
le jeu parlementaire est fondamentalement faussé. Economiquement
impuissante, ne pouvant mettre à jour des relations sociales
cohérentes, fondées sur le principe de sa domination
en tant que classe, la bourgeoisie choisit la solution qui lui semble
la plus facile, celle du parti unique. Elle ne possède pas
encore cette bonne conscience et cette tranquillité que seules
la puissance économique et la prise en main du système
étatique pourraient lui conférer. Elle ne crée
pas un Etat qui rassure le citoyen mais qui l’inquiète.
L’Etat qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion,
devrait donner confiance, désarmer, endormir, s’impose
au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise,
signifiant ainsi au citoyen qu’il est en danger permanent.
Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise
sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique.
Cette dictature, c’est un fait, ne va pas très loin.
Elle n’arrête pas de sécréter sa propre
contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques
pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à
l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée
de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi
le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans
le marasme. Et pour cacher ce marasme, pour masquer cette régression,
pour se rassurer et pour s’offrir des prétextes à
s’enorgueillir, la bourgeoisie n’a d’autres ressources
que d’élever dans la capitale des constructions grandioses,
de faire ce que l’on appelle des dépenses de prestige.
La bourgeoisie nationale tourne de plus en plus le dos à
l’intérieur, aux réalités du pays en
friche et regarde vers l’ancienne métropole, vers les
capitalistes étrangers qui s’assurent ses services.
Comme elle ne partage par ses bénéfices avec le peuple
et né lui permet aucunement de profiter des prébendes
que lui versent les grandes compagnies étrangères,
elle va découvrir la nécessité d’un leader
populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le
régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie.
La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire
sa solidité de l’existence d’un leader. Dans
les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise
est le produit de la puissance économique de la bourgeoisie.
Par contre dans les pays sous-développés le leader
représente la puissance morale à l’abri de laquelle
la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide
de s’enrichir.
Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou entendu
parler, qui de loin, dans une sorte de rêve a suivi les démêlés
du leader avec la puissance coloniale, spontanément fait
confiance à ce patriote. Avant l’indépendance,
le leader incarnait en général les aspirations du
peuple indépendance, libertés politiques, dignité
nationale. Mais, au lendemain de l’indépendance, loin
d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin
de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple,
celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre
les mains sacrées du peuple, le leader va révéler
sa fonction intime : être le président général
de la société de profiteurs impatients de jouir que
constitue ta bourgeoisie nationale.
En dépit de sa fréquente honnêteté et
malgré ses déclarations sincères, le leader
est objectivement le défenseur acharné des intérêts
aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et
des ex-compagnies coloniales. Son honnêteté, qui est
une pure disposition de l’âme, s’effrite d’ailleurs
progressivement. Le contact avec les masses est tellement irréel
que le leader en arrive à se convaincre qu’on en veut
à son autorité et qu’on met en doute les services
rendus à la patrie. Le leader juge durement l’ingratitude
des masses et se range chaque jour un peu plus résolument
dans le camp des exploiteurs. Il se transforme alors. En connaissance
de cause, en complice de la jeune bourgeoisie qui s’ébroue
dans la corruption et la jouissance.
Les circuits économiques du jeune Etat s’enlisent
irréversiblement dans la structure néo-colonialiste.
L’économie nationale, autrefois protégée,
est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget
est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les
trimestres, les chefs d’Etat eux-mêmes ou les délégations
gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles
ou ailleurs, à la pêche aux capitaux. L’ancienne
puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions
et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour
masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national.
Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable
et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses
dirigeants. Cette conscience est d’autant plus aiguë
que la bourgeoisie est incapable de se constituer en classe. La
répartition des richesses qu’elle organise n’est
pas différenciée en secteurs multiples, n’est
pas étagée, ne se hiérarchise pas par demi-tons.
La nouvelle caste insulte et révolte d’autant plus
que l’immense majorité, les neuf dixièmes de
la population continuent à mourir de faim. L’enrichissement
scandaleux, rapide, impitoyable de cette caste s’accompagne
d’un réveil décisif du peuple, d’une prise
de conscience prometteuse de lendemains violents. La caste bourgeoise,
cette partie de la nation qui annexe à son profit la totalité
des richesses du pays, par une sorte de logique, inattendue d’ailleurs,
va porter sur les autres nègres ou les autres arabes des
jugements péjoratifs qui rappellent à plus d’un
titre la doctrine raciste des anciens représentants de la
puissance coloniale. C’est à la fois la misère
du peuple, l’enrichissement désordonné de la
caste bourgeoise, son mépris étalé pour le
reste de la nation qui vont durcir les réflexions et les
attitudes.
Mais les menaces qui éclosent vont entraîner le raffermissement
de l’autorité et l’apparition de la dictature.
Le leader, qui a derrière lui une vie de militant et de patriote
dévoué, parce qu’il cautionne l’entreprise
de cette caste et ferme les yeux sur l’insolence, la médiocrité
et l’immoralité foncière de ces bourgeois, constitue
un écran entre le peuple et la bourgeoisie rapace. II contribue
à freiner la prise de conscience du peuple. Il vient au secours
de la caste, cache au peuple ses manœuvres devenant ainsi l’artisan
le plus ardent au travail de mystification et d’engourdissement
des masses. Chaque fois qu’il s’adresse au peuple il
rappelle sa vie, qui fut souvent héroïque, es combats
qu’il a menés au om du peuple les victoires qu’en
son nom il a remportées, signifiant ainsi aux masses qu’elles
doivent continuer muer lui faire confiance. Les exemples foisonnent
de patriotes africains qui ont introduit dans la lutte politique
précautionneuse de leurs aînés un style décisif
à caractère nationaliste. Ces hommes sont venus de
la brousse. Ils ont dit, au grand scandale du dominateur et à
la grande honte des nationaux de la capitale qu’ils venaient
de cette brousse et, qu’ils parlaient au nom des nègres.
Ces hommes, qui ont chanté la race, qui ont assumé
tout le passé, l’abâtardissement et l’anthropophagie,
se retrouvent aujourd’hui, hélas ! à la tête
d’une équipe qui tourne le dos à la brousse
et qui proclame que la vocation de son peuple est de suivre, de
suivre encore et toujours.
Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance,
incapable d’inviter le peuple à une oeuvre concrète,
incapable d’ouvrir réellement l’avenir au peuple,
de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation,
donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l’histoire
de l’indépendance, rappeler l’union sacrée
de la lutte de libération. Le leader, parce qu’il refuse
de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer
vers le passé et de s’enivrer de l’épopée
qui a conduit à l’indépendance. Le leader -
objectivement - stoppe le peuple et s’acharne soit à
l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher
d’y prendre pied. Pendant la lutte de libération le
leader réveillait le peuple et lui promettait une marche
héroïque et radicale. Aujourd’hui, il multiplie
les efforts pour l’endormir et trois ou quatre fois l’an
lui demande de se souvenir de l’époque coloniale et
de mesurer l’immense chemin parcouru.
Or, il faut le dire, les masses montrent une totale incapacité
à apprécier le chemin parcouru. Le paysan qui continue
à gratter la terre, le chômeur qui n’en finit
pas de chômer n’arrive pas, malgré les fêtes,
malgré les drapeaux pourtant neufs, à se convaincre
que quelque chose a vraiment changé dans leur vie. La bourgeoisie
au pouvoir a beau multiplier les démonstrations, les masses
ne parviennent pas à s’illusionner. Les masses ont
faim et le commissaire de police aujourd’hui africain ne les
rassure pas outre mesure. Les masses commencent à bouder,
à se détourner, à se désintéresser
de cette nation qui ne leur fait aucune place.
De temps à autre cependant le leader se mobilise, parle
à la radio, fait une tournée pour apaiser, calmer,
mystifier. Le leader est d’autant plus nécessaire qu’il
n’y a pas de parti. Il existait bien pendant la période
de lutte pour l’indépendance, un parti que le leader
actuel a dirigé. Mais, depuis, ce parti s’est lamentablement
désagrégé. Ne subsiste que le parti formel,
l’appellation, l’emblème et la devise. Le parti
organique, qui devait rendre possible la libre circulation d’une
pensée élaborée à partir des besoins
réels des masses, s’est transformé en un syndicat
d’intérêts individuels. Depuis l’indépendance
le parti n’aide plus le peuple à formuler ses revendications,
à mieux prendre conscience de ses besoins et à mieux
asseoir son pouvoir. Le parti, aujourd’hui, a pour mission
de faire parvenir au peuple les instructions émanant du sommet.
Il n’y a plus ce va-et-vient fécond de la base au sommet
et du sommet à la base qui fonde et garantit la démocratie
dans un parti. Tout au contraire, le parti s’est constitué
en écran entre les masses et la direction. II n’y a
plus de vie du parti. Les cellules mises en place pendant la période
coloniale sont aujourd’hui dans un état de démobilisation
totale.
Le militant ronge son frein. C’est alors qu’on se rend
compte de la justesse des positions prises par certains militants
pendant la lutte de libération. De fait, au moment du combat,
plusieurs militants avaient demandé aux organismes dirigeants
d’élaborer une doctrine, de préciser des objectifs,
de proposer un programme. Mais, sous prétexte de sauvegarder
l’unité nationale, les dirigeants avaient catégoriquement
refusé d’aborder cette tâche. La doctrine, répétait-on,
c’est l’union nationale contre le colonialisme. Et l’on
allait, armé d’un slogan impétueux érigé
en doctrine, toute l’activité idéologique se
bornant à une suite de variantes sur le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes, sur le vent de l’histoire
qui irréversiblement emportera le colonialisme. Lorsque les
militants demandaient que le vent de l’histoire, soit un peu
mieux analysé, les dirigeants leur opposaient l’espoir,
la décolonisation nécessaire et inévitable,
etc.
Après l’indépendance, le parti sombre dans
une léthargie spectaculaire. On ne mobilise plus les militants
qu’à l’occasion de manifestations dites populaires,
de conférences internationales, des fêtes de l’indépendance.
Les cadres locaux du parti sont désignés à
des postes administratifs, le parti se mue en administration, les
militants rentrent dans le rang et prennent le titre vide de citoyen.
Maintenant qu’ils ont rempli leur mission historique qui
était d’amener la bourgeoisie au pouvoir, ils sont
fermement invités à se retirer afin que la bourgeoisie
puisse calmement remplir sa propre mission. Or, nous avons vu que
la bourgeoisie nationale des pays sous-développés
est incapable de remplir une quelconque mission. Au bout de quelques
années, la désagrégation du parti devient manifeste
et tout observateur, même superficiel, peut se rendre compte
que l’ancien parti, devenu aujourd’hui squelettique,
ne sert qu’à immobiliser le peuple. Le parti, qui pendant
le combat avait attiré à lui l’ensemble de la
nation, se décompose. Les intellectuels qui à la veille
de l’indépendance avaient rallié le parti confirment
par leur comportement actuel que ce ralliement n’avait d’autre
but que de participer à la distribution du gâteau de
l’indépendance. Le parti devient un moyen de réussite
individuelle.
Cependant, il existe à l’intérieur du nouveau
régime une inégalité dans l’enrichissement
et dans l’accaparement. Certains mangent à plusieurs
râteliers et se révèlent de brillants spécialistes
de l’opportunisme. Les passe-droits se multiplient, la corruption
triomphe, les moeurs se dégradent. Les corbeaux sont aujourd’hui
trop nombreux et trop voraces eu égard à la maigreur
du butin national Le parti, véritable instrument du pouvoir
entre les mains de la bourgeoisie, renforce l’appareil d’Etat
et précise l’encadrement du peuple, son immobilisation.
Le parti aide le pouvoir à tenir le peuple. C’est,
de plus en plus, un instrument de coercition et nettement anti-démocratique.
Le parti est objectivement, et quelquefois subjectivement, le complice
de la bourgeoisie mercantile. De même que la bourgeoisie nationale
escamote sa phase de construction pour se jeter dans la jouissance,
pareillement, sur le plan institutionnel, elle saute la phase parlementaire
et choisit une dictature de type national-socialiste. Nous savons
aujourd’hui que ce fascisme à la petite semaine qui
a triomphé pendant un demi-siècle en Amérique
.latine, est le résultat dialectique de l’ ?tat serai-colonial
de la période d’indépendance.
Dans ces pays pauvres, sous-développés, où,
selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus
grande misère, l’armée et la police constituent
les piliers du régime. Une armée et une police qui,
encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées
par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance
de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel
baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de
plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères.
A coups de prébendes, les concessions sont arrachées
par l’étranger, les scandales se multiplient, les ministres
s’enrichissent. Leurs femmes se transforment en cocottes,
les députés se débrouillent et il n’est
pas jusqu’à l’agent de police, jusqu’au
douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption.
L’opposition devient plus agressive et le peuple saisit à
demi-mot sa propagande. L’hostilité à l’égard
de la bourgeoisie est désormais manifeste. La jeune bourgeoisie
qui semble atteinte de sénilité précoce ne
tient pas compte des conseils qui lui sont prodigués et se
révèle incapable de comprendre qu’il y va de
son intérêt de voiler, même légèrement,
son exploitation.
C’est le très chrétien journal, La Semaine
Africaine de Brazzaville qui écrit à l’adresse
des princes du régime « Nommes en place, et vous leurs
épouses, vous êtes aujourd’hui riches de, votre
confort, de votre instruction peut-être, de votre belle maison,
de, vos relations, des multiples missions qui vous sont octroyée
et vous ouvrent des horizons nouveaux. Mais toute votre richesse
vous fait une carapace qui vous empêche de voir la misère
qui vous entoure. Prenez garde. " Cette mise en garde de La
Semaine Africaine adressée aux suppôts de M. Youlou
n’a, on le devine, rien de révolutionnaire. Ce que
La Semaine Africaine veut signifier aux affameurs du peuple congolais,
c’est que Dieu pénalisera leur conduite vis-à-vis
des gens placés en dessous de vous, il n’y aura. S’il
n’y a pas dans votre coeur pour les égard pas de place
pour vous dans la maison de Dieu. Il est clair que la bourgeoisie
nationale ne s’inquiète guère de ces accusations.
Branchée sur l’Europe, elle demeure fermement résolue
à profiter de la situation. Les bénéfices énormes
qu’elle retire de l’exploitation du peuple sont exportés
à l’étranger. La jeune bourgeoisie nationale
est très souvent plus méfiante à l’égard
du régime qu’elle a instauré que ne le sont
les compagnies étrangères. Elle refuse d’investir
sur le sol national et se comporte vis-à-vis de l’Etat
qui la protège et la nourrit avec une ingratitude remarquable
qu’il convient de signaler. Sur les places européennes,
elle fait l’acquisition des valeurs boursières étrangères
et va passer le week-end à Paris ou à Hambourg. Par
son comportement la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés
rappelle les membres d’un gang qui, après chaque hold-up,
dissimulent leur part aux coéquipiers et préparent
sagement la retraite. Ce comportement révèle que,
plus ou moins consciemment, là bourgeoisie nationale joue
perdant à long terme. Elle devine que cette situation ne
durera pas indéfiniment mais elle entend en profiter au maximum.
Cependant une telle exploitation et une telle méfiance à
l’égard de l’Etat déclenchent inévitablement
le mécontentement au niveau des masses. C’est dans
ces conditions que le régime se durcit. Alors l’armée
devient le soutient indispensable d’une répression
systématisée. En l’absence d’un parlement
c’est l’armée qui devient l’arbitre. Mais
tôt ou tard elle découvrira son importance et fera
peser sur le gouvernement le risque toujours ouvert d’un pronunciamiento.
Comme on le voit, la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés
n’a rien appris dans les livres. Si elle avait mieux regardé
vers les pays d’Amérique latine, elle aurait sans nul
doute identifié les dangers qui la guettent. On arrive donc
a la conclusion pue cette micro- bourgeoisie qui fait tant de bruit
est condamnée à piétiner. Dans les pays sous-développés
la phase bourgeoise est impossible. Il y aura certes une dictature
policière, une caste de profiteurs mais l’élaboration
d’une société bourgeoise se révèle
vouée à l’échec. Le collège des
profiteurs, chamarrés, qui s’arrachent les billets
de banque sur le fonds d’un pays misérable, sera tôt
ou tard un fétu de paille entre les, mains de l’armée
habilement manoeuvrée par des experts étrangers. Ainsi,
l’antienne métropole pratique le gouvernement indirect
à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par
une armée nationale encadrée par ses experts et qui
fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise.
Les quelques remarques que nous avons pu faire sur la bourgeoisie
nationale nous conduisent à une conclusion qui ne devrait
pas étonner. Dans les pays sous-développés,
la bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence
et à son épanouissement. Autrement dit, l’effort
conjugué des masses encadrées dans un parti et des
intellectuels hautement conscients et armés de principes
révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie
inutile et nocive.
La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine
d’années quand on aborde l’histoire des pays
sous-développés, à savoir la phase bourgeoise
peut-elle ou non être sautée, doit être résolue
sur le plan de l’action révolutionnaire et non par
un raisonnement. La phase bourgeoise dans les pays sous-développés
ne se justifierait que dans la mesure où la bourgeoisie nationale
serait suffisamment puissante économiquement et techniquement
pour édifier une société bourgeoise, créer
les conditions de développement d’un prolétariat
important, industrialiser l’agriculture, rendre possible enfin
une authentique culture nationale.
Une bourgeoisie telle qu’elle s’est développée
en Europe a pu, tout en renforçant sa propre puissance, élaborer
une idéologie. Cette bourgeoisie dynamique, instruite, laïque
a réussi pleinement son entreprise d’accumulation du
capital et a donné à la nation un minimum de prospérité.
Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il
n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte
de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée
par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes
que lui assure l’ancienne puissance coloniale. Cette bourgeoisie
à la petite semaine se révèle incapable de
grandes idées, d’inventivité. Elle se souvient
de ce qu’elle a lu dans--les manuels occidentaux et imperceptiblement
elle se transforme non plus en réplique de l’Europe
mais en sa caricature.
La lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés
est loin d’être une position théorique. II ne
s’agit pas pie déchiffrer la condamnation portée
contre elle par le jugement de l’histoire. II ne faut pas
combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés
parce qu’elle risque de freiner le développement global
et harmonieux de la nation. II faut s’opposer résolument
à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à
rien. Cette bourgeoisie, médiocre dans ses gains, dans ses
réalisations, dans sa pensée tente de masquer cette
médiocrité par des constructions de prestige à
l’échelon individuel, par les chromes des voitures
américaines, les vacances sur la Riviera, les week-ends dans
les boites de nuit néonisées.
Cette bourgeoisie qui se détourne de plus en plus du peuple
global n’arrive même pas à arracher à
l’Occident des concessions spectaculaires : investissements
intéressants pour l’économie du pays, mise en
place de certaines industries. Par contre les usines de montage
se multiplient, consacrant ainsi le type néo-colonialiste
dans lequel se débat l’économie nationale. Il
ne faut donc pas dire que la bourgeoisie nationale retarde l’évolution
du pays, qu’elle lui fait perdre du temps ou qu’elle
risque de conduire la nation dans les chemins sans issue. En fait
la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés
est une phase inutile. Quand cette caste se sera anéantie,
dévorée par ses propres contradictions, on s’apercevra
qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance,
qu’il faut tout reprendre, qu’il faut repartir à
zéro. La reconversion ne sera pas opérée au
niveau des structures mises en place par la bourgeoisie au cours
de son règne, cette caste n’ayant fait autre chose
que de prendre sans changement l’héritage de l’économie,
de la pensée et des institutions coloniales.
Il est d’autant plus facile de neutraliser cette classe bourgeoise
qu’elle est, nous l’avons vu, numériquement,
intellectuellement, économiquement faible. Dans les territoires
colonisés, la caste bourgeoise après l’indépendance
tire principalement sa force des accords passés avec l’ancienne
puissance coloniale. La bourgeoisie nationale aura d’autant
plus de chance de prendre la relève de l’oppresseur
colonialiste qu’on lui aura laissé le loisir de rester
en tête à tête avec l’ex-puissance coloniale.
Mais de profondes contradictions agitent les rangs de cette bourgeoisie,
ce qui donne à l’observateur attentif une impression
d’instabilité. Il n’y a pas encore d’homogénéité
de caste. Beaucoup d’intellectuels par exemple condamnent
ce régime basé sur la domination de quelques-uns.
Dans les pays sous-développés, il existe des intellectuels,
des fonctionnaires, des élites sincères qui ressentent
la nécessité d’une planification de l’économie,
d’une mise hors-la-loi des profiteurs, d’une prohibition
rigoureuse de la mystification. De plus, ces hommes dans une certaine
mesure luttent pour la participation massive du peuple à
la gestion des affaires publiques.
Dans les pays sous-développés qui accèdent
à l’indépendance, il existe presque toujours
un petit nombre d’intellectuels honnêtes, sans idées
politiques bien précises qui, instinctivement, se méfient
de cette course aux postes et aux préhendes, symptomatique
des lendemains de l’indépendance dans les pays colonisés.
La situation particulière de ces hommes (soutien ’de
famille nombreuse) ou leur histoire (expériences difficiles,
formation morale rigoureuse ? explique ce mépris si manifeste
pour les débrouillards et les profiteurs. II, faut savoir
utiliser ces hommes dans le combat décisif que l’on
entend mener pour une orientation saine de la nation. Barrer la
route à la bourgeoisie nationale, c’est, bien sûr,
écarter les péripéties dramatiques des lendemains
d’indépendance, les mésaventures de l’unité
nationale, la dégradation des moeurs, le siège du
pays par la corruption, la régression économique et,
à brève échéance, un régime antidémocratique
reposant sur la force et l’intimidation. Mais c’est
aussi choisir le seul moyen d’avancer.
Ce qui retarde la décision et rend timides les éléments
profondément démocratiques et progressistes de la
jeune nation, c’est l’apparente solidité de la
bourgeoisie. Dans les pays sous-développés nouvellement
indépendants, au sein des villes bâties par le colonialisme
grouille la totalité des cadres. L’absence d’analyse
de la population globale induit les observateurs à croire
à l’existence d’une bourgeoisie puissante et
parfaitement organisée. En fait, on le sait aujourd’hui,
il n’existe pas de bourgeoisie dans les pays sous-développés.
Ce qui crée la bourgeoisie, ce n’est pas l’esprit,
le goût ou les manières. Ce ne sont même pas
les espoirs. La bourgeoisie est avant tout le produit direct de
réalités économiques précises.
Or, dans les colonies, la réalité économique
est une réalité bourgeoise étrangère.
A travers ses représentants, c’est la bourgeoisie métropolitaine
qui se trouve présente dans les villes coloniales. La bourgeoisie
aux colonies est, avant l’indépendance, une bourgeoisie
occidentale, véritable succursale de la bourgeoisie métropolitaine
et qui tire sa légitimité, sa force, sa stabilité
de cette bourgeoisie métropolitaine. Pendant la phase d’agitation
qui précède l’indépendance, des éléments
intellectuels et commerçants indigènes au sein de
cette bourgeoisie importée, tentent de s’identifier
à elle. II existe chez les intellectuels et les commerçants
indigènes une volonté permanente d’identification
avec les représentants bourgeois de la métropole.
Cette bourgeoisie qui a adopté sans réserves et dans
l’enthousiasme les mécanismes de pensée caractéristiques
de la métropole, quia merveilleusement aliéné
sa propre pensée et fondé sa conscience sur des bases
typiquement étrangères, va s’apercevoir, la
gorge sèche, qu’il lui manque cette chose qui fait
une bourgeoisie, c’est-à-dire l’argent. La bourgeoisie
des pays sous-développés est une bourgeoisie en esprit.
Ce ne sont ni sa puissance économique, ni le dynamisme de
ses cadres, ni l’envergure de ses conceptions qui lui assurent
sa qualité de bourgeoisie. Aussi est-elle à ses débuts
et pendant longtemps une bourgeoisie de fonctionnaires. Ce sont
les postes qu’elle occupe dans la nouvelle administration
nationale qui lui donneront sérénité et solidité.
Si le pouvoir lui en laisse le temps et les possibilités
cette bourgeoisie arrivera à se constituer un petit bas de
laine qui renforcera sa domination. Mais elle se révélera
toujours incapable de donner naissance à une authentique
société bourgeoise avec toutes les conséquences
économiques et industrielles que cela suppose.
La bourgeoisie nationale est dès le début orientée
vers des activités de type intermédiaire. La base
de son pouvoir réside dans son sens du commerce et du petit
négoce, dans son aptitude à rafler des commissions.
Ce n’est pas son argent qui travaille mais son sens des affaires.
Elle n’investitpas,elle ne peutpas réalisercetteaccumulation
du capital qui est nécessaire à l’éclosion
et à l’épanouissement d’une bourgeoisie
authentique. A cette cadence il lui faudrait des siècles
pour mettre sur pied un embryon d’industrialisation. En tout
état de lause elle se heurtera à l’opposition
implacable de l’ancienne métropole, qui dans le cadre
des conventions néo-colonialistes aura pris toutes ses précautions.
Si le pouvoir veut sortir le pays de la stagnation et le conduire
à grands pas vers le développement et le progrès
il lui faut en tout premier lieu nationaliser le secteur tertiaire.
La bourgeoisie qui veut faire triompher l’esprit de lucre
et de jouissance, ses attitudes méprisantes avec la masse
et l’aspect scandaleux du profit, du vol devrait-on dire,
investit en effet massivement dans ce secteur. Le domaine tertiaire
autrefois dominé par les colons sera envahi par la jeune
bourgeoisie nationale. Dans une économie coloniale le secteur
tertiaire est de loin le plus important. Si l’on veut avancer
on doit décider dans les premières heures de nationaliser
ce secteur. Mais il est clair que cette nationalisation ne doit
pas prendre l’aspect d’une étatisation rigide.
I1 fie s’agit pas de placer à la tête des services
des citoyens non formés politiquement. Chaque fois que cette
procédure a été adoptée on s’est
aperçu que le pouvoir avait en fait contribué au triomphe
d’une dictature de fonctionnaires formés par l’ancienne
métropole qui se révélaient rapidement incapables
de penser l’ensemble national. Ces fonctionnaires commencent
très vite à saboter l’économie nationale,
à disloquer les organismes et la corruption, la prévarication,
lé détournement des stocks, le marché noir
s’installent. Nationaliser le secteur tertiaire c’est
organiser démocratiquement les coopératives de vente
et d’achat. C’est décentraliser ces coopératives,
en intéressant les, masses à la gestion des affaires
publiques. Tout cela on le voit ne peut réussir que si on
Politise le peuple. Auparavant on se sera rendu compte de la nécessité
de clarifier une fois pour toutes un problème capital. Aujourd’hui
en effet le principe d’une politisation des masses est généralement
retenu dans les pays sous-développés. Mais il ne semble
pas qu’on aborde authentiquement cette tâche primordiale.
Quand on affirme la nécessité de politiser le peuple
on décide de signifier dans le même temps qu’on
veut être soutenu par le peuple dans l’action que l’on
entreprend. Un gouvernement qui déclare vouloir politiser
le peuple exprime son désir de gouverner avec le peuple et
pour le peuple. Ce ne doit pas être un langage destiné
à camoufler une direction bourgeoise. Les gouvernements bourgeois
des pays capitalistes ont depuis longtemps dépassé
cette phase infantile du pouvoir. Froidement, ils gouvernent à
l’aide de leurs lois, de leur puissance économique
et de leur police. Ils ne sont pas obligés maintenant que
leur pouvoir est solidement établi de perdre leur temps en
attitudes démagogiques. Ils gouvernent dans leur intérêt
et ont le courage de leur pouvoir. Ils ont créé une
légitimité et sont forts de leur bon droit.
La caste bourgeoise des pays nouvellement indépendants n’a
encore ni le cynisme, ni la sérénité fondés
sur la puissance des vieilles bourgeoisies. D’où chez
elle un certain souci de cacher ses convictions profondes, de donner
le change, bref de se montrer populaire. La politisation des masses
n’est pas la mobilisation trois ou quatre fois l’an
de dizaines ou de centaines de milliers d’hommes et de femmes.
Ces meetings, ces rassemblements spectaculaires, s’apparentent
à la vieille tactique d’avant l’indépendance
où l’on exhibait ses forces pour se prouver à
soi-même et aux autres qu’on avait le peuple avec soi.
La politisation des masses se propose non d’infantiliser les
masses mais de lés rendre adultes.
Cela nous amène à envisager le rôle du parti
politique dans un pays sous-développé. Nous avons
vu dans les pages précédentes que très souvent
des esprits simplistes, appartenant d’ailleurs à la
bourgeoisie naissante, ne cessent de répéter que dans
un pays sous-développé la direction des affaires par
un pouvoir fort, voire une dictature, est une nécessité.
Dans cette perspective on charge le parti d’une mission de
surveillance des masses. Le parti double l’administration
et la police et contrôle les masses non pour s’assurer
de leur réelle participation aux affaires de là nation
mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles
obéissance et discipline. Cette dictature qui se croit portée
par l’histoire, qui s’estime indispensable aux lendemains
de l’indépendance symbolise en réalité
la décision de la caste bourgeoise de diriger le pays sous-développé
d’abord avec le soutien du peuple, mais bientôt contre
lui. La progressive du parti en un service de renseignement indice
que le pouvoir se tient de plus en plus sur la défensive.
La masse informe du peuple est perçue commerce aveugle que
l’on doit constamment tenir en laisse soit par : la mystification
soit par la crainte que lui inspirent les forces de police. Le parti
sert de baromètre, de service de renseignements. On transforme
le militant en délateur. On lui confie des missions punitives
sur les villages. Les embryons de partis d’opposition sont
liquidés à coups de bâton et à coups
de pierre. Les candidats de l’opposition voient leurs maisons
incendiées.’ La police multiplie les provocations.
Dans ces conditions, bien sûr, le parti est unique et 99,99
% des voix reviennent au candidat gouvernemental. Nous devons dire
qu’en Afrique un certain nombre de gouvernements se comportent
selon ce modèle. Tous les partis d’opposition, d’ailleurs
généralement progressistes donc qui oeuvraient pour
une plus. grande influence des masses dans la gestion des affaires
publiques, qui souhaitaient une mise au pas de la bourgeoisie méprisante
et mercantile ont été par la force des matraques et
des prisons condamnés au silence puis à la clandestinité.
Le parti politique dans beaucoup de régions africaines aujourd’hui
indépendantes connaît une inflation terriblement grave.
En présence d’un membre du parti le peuple se tait,
se fait mouton et publie .des éloges à l’adresse
du gouvernement et du leader. Mais dans la rue, le soir à
l’écart du village, au café ou sur le fleuve,
il faut entendre cette déception amère du peuple,
ce désespoir mais aussi cette colère contenue. Le
parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances
populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre
circulation des idées du peuple vers la direction, forme
écran et interdit. Les dirigeants du parti se comportent
comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple
qu’il faut faire " silence dans les rangs ». Ce
parti qui s’affirmait le serviteur du peuple, qui prétendait
travailler à l’épanouissement du peuple, dès
que le pouvoir colonial lui a remis le pays, se dépêche
de renvoyer le peuple dans sa caverne. Sur le plan de l’unité
nationale le parti va également multiplier les erreurs. C’est
ainsi que le parti dit national se comporte en parti ethnique. C’est
une véritable tribu constituée en parti. Ce parti
qui se proclame volontiers national, qui affirme parler au nom du
peuple global, secrètement et quelquefois ouvertement organise
une authentique dictature ethnique. Nous assistons non plus à
une dictature bourgeoise mais à une dictature tribale. Les
ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets
sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même
directement dans sa famille. Ces régimes de type familial
semblent reprendre les vieilles lois de l’endogamie et on
éprouve non de la colère mais de la honte en face
de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère
intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les
véritables traîtres à l’Afrique car ils
la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette
tribalisation du pouvoir entraîne on s’en doute l’esprit
régionaliste, le séparatisme. Les tendances décentralisatrices
surgissent et triomphent, la nation se disloque, se démembre.
Le leader qui criait : " Unité africaine " et qui
pensait à sa petite famille se réveille un beau jour
avec cinq tribus qui elles aussi veulent avoir leurs ambassadeurs
et leurs ministres ; et toujours irresponsable, toujours inconscient,
toujours misérable il dénonce " la trahison ".
Nous avons maintes fois signalé le rôle très
souvent néfaste du leader. C’est que le parti dans
certaines régions est organisé comme un gang dont
le personnage le plus dur assumerait la direction. On parle volontiers
de l’ascendance de ce leader, de sa force et on n’hésite
pas sur un ton complice et légèrement admiratif à
dire qu’il fait trembler ses proches collaborateurs. Pour
éviter ces multiples écueils il faut se battre avec
ténacité pour que jamais le parti ne devienne un instrument
docile entre les mains d’un leader. Leader, du verbe anglais
qui signifie conduire. Le conducteur de peuple ça n’existe
plus maintenant. Les peuples ne sont pus des troupeaux, et n’ont
pas besoin d’être conduits. Si le leader me conduit
je veux qu’il sache qu’en même temps je le conduis.
La nation ne doit pas être une affaire dirigée par
un manitou. Aussi comprend-t-on cette paniqué s’empare
des sphères dirigeantes chaque fois qu’un de ces leaders
tombe malade. C’est que la question qui les obsède
est celle de la succession. Que deviendra le pays si le leader disparaît
? Les sphères dirigeantes qui ont abdiqué devant le
leader, irresponsables, inconscientes, préoccupées
essentiellement de la bonne vie qu’elles mènent, des
cocktails organisés, des voyages payés et de la rentabilité
des combines découvrent de temps à autre le vide spirituel
au coeur de la nation.
Un pays qui veut réellement répondre aux questions
que lui pose l’histoire, qui veut développer ses .villes
et le cerveau de ses habitants doit posséder un parti véridique.
Le parti n’est pas un instrument entre les mains du gouvernement.
Bien au contraire, le parti est un instrument entre les mains du
peuple. C’est lui qui arrête la politique que le gouvernement
applique. Le parti n’est pas, ne doit jamais être le
seul bureau politique où se retrouvent bien à leur
aise tous les membres du gouvernement et les grands dignitaires
du régime. Le bureau politique, trop souvent hélas,
constitue tout le parti .et ses membres résident en permanence
dans la capitale. Dans un a s sous-développé les membres
dirigeants du parti doivent fuir la capitale comme la peste, Ils
doivent résider à l’exception de quelques-uns,
dans les régions rurales. On doit éviter de tout centraliser
dans la grande ville. Aucune excuse d’ordre administratif
ne peut légitimer cette effervescence d’une capitale
déjà surpeuplée et surdéveloppée
par rapport aux neuf dixièmes du territoire. Le parti doit
être décentralisé à l’extrême.
C’est le seul moyen d’activer les régions mortes,
les régions qui ne sont pas encore éveillées
à la vie.
Pratiquement il y aura au moins un membre du bureau politique dans
chaque région et on évitera de le nommer chef de région.
Il n’aura pas entre ses mains les pouvoirs administratifs.
Le membre du bureau politique régional n’est pas tenu
d’occuper le plus haut rang dans l’appareil administratif
régional. Il ne doit pas obligatoirement faire corps avec
le pouvoir. Pour le peuple le parti n’est pas l’autorité
mais l’organisme à travers lequel il exerce en tant
que peuple son autorité et sa volonté. Moins il y
aura de confusion, de dualité de pouvoirs, plus le parti
jouera son rôle de guide et plus il constituera pour le peuple
la garantie décisive. Si le pari se confond avec le pouvoir,
alors être militant du parti c’est prendre le plus court
chemin pour parvenir à des fins égoïstes avoir
un poste dans l’administration augmenter de grade, changer
d’échelon, faire carrière.
Dans un pays sous-développé, la mise en place de
directions régionales dynamiques stoppe le processus de macrocéphalisation
des villes, la ruée incohérente des masses rurales
vers les cités. La mise en place, dès les premiers
jours de l’indépendance, de directions régionales
ayant toute compétence dans une région pour la réveiller,
la faire vivre, accélérer la prise de conscience des
citoyens est une nécessité à laquelle un pays
qui veut avancer ne saurait échapper. Sinon, autour du leader
s’amassent les responsables du parti et les dignitaires du
régime. Les administrations s’enflent, non parce qu’elles
se développent et se différencient mais parce que
de nouveaux cousins et de nouveaux militants attendent une place
et espèrent s’infiltrer dans les rouages. Et le rêve
de tout citoyen est de gagner la capitale d’avoir sa part
de fromage. Les localités sont désertées, les
masses rurales non encadrées, non éduquées
et non soutenues se détournent d’une terre mal travaillée
et se dirigent vers les bourgs périphériques, enflant
démesurément le lumpenprolétariat.
L’heure d’une nouvelle crise nationale n’est
pas loin. Nous pensons au contraire que l’intérieur,
l’arrière-pays devrait être privilégié.
A l’extrême d’ailleurs, il n’y aurait aucun
inconvénient à ce que le gouvernement siège
ailleurs que dans la capitale. Il faut désacraliser la capitale
et montrer aux masses déshéritées que c’est
pour elles que l’on décide de travailler. C’est
dans un certain sens ce que le gouvernement brésilien a tenté
de faire avec Brasilia. La morgue de Rio de Janeiro était
une insulte pour le peuple brésilien. Mais malheureusement
Brasilia est encore une nouvelle capitale aussi monstrueuse que
la première. Le seul intérêt de cette réalisation
est qu’aujourd’hui, il existe une route à travers
la brousse. Non, aucun motif sérieux ne peut s’opposer
au choix d’une autre capitale, au déplacement de l’ensemble
du gouvernement vers l’une des régions les plus démunies.
La capitale des pays sous-développés est une notion
commerciale héritée de la période coloniale.
Mais dans les pays sous-développés, nous devons multiplier
les contacts avec les masses rurales. Nous devons faire une politique
nationale, c’est-à-dire avant tout une politique pour
les masses. Nous ne devons jamais perdre le contact avec le peuple
qui a lutté pour son indépendance et l’amélioration
concrète de son existence.
Les fonctionnaires et les techniciens autochtones doivent s’enfoncer
non dans les diagrammes et les statistiques, mais dans le corps
du peuple. Ils ne doivent plus se hérisser chaque fois qu’il
est question d’un déplacement vers " l’intérieur
". On ne doit plus voir ces jeunes femmes de pays sous-développés
menacer leurs maris de divorce, si jamais ils ne se débrouillent
pas pour éviter l’affectation dans un poste rural.
C’est pourquoi, le bureau politique du parti doit privilégier
les régions déshéritées, et la vie de
la capitale, vie factice, superficielle, plaquée sur la réalité
nationale comme un corps étranger doit tenir le moins de
place possible dans la vie de la nation qui elle, est fondamentale
et sacrée.
Dans un pays sous-développé, le parti doit être
organisé de telle sorte qu’il ne se contente pas d’avoir
des contacts avec les masses. Le parti doit être l’expression
directe des masses. Le parti n’est pas une administration
chargée de transmettre les ordres du gouvernement. Il est
le porte parole énergique et le défenseur incorruptible
des masses. Pour parvenir à cette conception du parti, il
faut avant toute chose se débarrasser de l’idée
très occidentale, très bourgeoise donc très
méprisante que les masses sont incapables de se diriger.
L’expérience prouve en fait, que les masses comprennent
parfaitement les problèmes les plus compliqués. Ce
sera l’un des plus grands services que la révolution
algérienne aura rendu aux intellectuels algériens
que de les avoir mis en contact avec le peuple, de leur avoir permis
de voir l’extrême, l’ineffable misère du
peuple et en même temps d’assister à l’éveil
de son intelligence, aux progrès de sa conscience. Le peuple
algérien, cette masse d’affamés et d’analphabètes,
ces hommes et ces femmes plantés pendant des siècles
dans l’obscurité la plus effarante ont tenu contre
les chars et les avions, contre lé napalm et les services
psychologiques, mais surtout contre la corruption et le lavage de
cerveau, contre les traîtres et les armées «
nationales " du général Bellounis. Ce peuple
a tenu malgré les faibles, les hésitants, les apprentis
dictateurs. Ce peuple à tenu parce que pendant sept ans sa
lutte lui a ouvert des domaines dont il ne soupçonnait même
pas l’existence. Aujourd’hui, des armureries fonctionnent
en plein djebel à plusieurs mètres sous terre, aujourd’hui,
des tribunaux du peuple fonctionnent à tous les échelons,
des commissions locales de planification organisent le démembrement
des grandes propriétés, élaborent l’Algérie
de demain. Un homme isolé peut se montrer rebelle à
la compréhension d’un problème mais le groupe,
le village comprend avec une rapidité déconcertante.
Il est vrai que si l’on prend la précaution d’utiliser
un langage compréhensible par les seuls licenciés
en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément
faite que les masses doivent être dirigées .mais si
l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas
obsédé par la volonté perverse de brouiller
les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s’aperçoit
que les masses saisissent toutes les nuances, toutes les astuces.
Le recours à un langage technique signifie que l’on
est décidé à considérer les masses comme
des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers
de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise
d’obscurcissement du langage est un masque derrière
lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement.
On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa souveraineté.
On peut tout expliquer au peuple à condition toutefois qu’on
veuille vraiment qu’il comprenne. Et, si l’on pense
qu’ on n’a pas besoin de lui, qu’au contraire
il risque de gêner la bonne marche des multiples sociétés
privées et à responsabilité limitée,
dont le but est de rendre le peuple plus misérable encore,
alors la question est tranchée...
Le gouvernement national s’il veut être national doit
gouverner par le peuple et pour le peuple, pour les déshérités
et par les déshérités. Aucun leader quelle
que soit sa valeur ne peut s substituer à la volonté
populaire et le gouvernement national doit, avant de se préoccuper
de prestige international, redonner dignité à chaque
citoyen, meubler les cerveaux, emplir les yeux de choses humaines,
développer un panorama humain parce qu’habité
par des hommes conscients et souverains.
1. Mamadou Dia, Nations africaines et solidarité mondiale.
P. U. F., p. 140.
2. Mamamou DIA, op. cit.
mercredi 18 septembre 2002
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