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Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=SN&ID_NUMPUBLIE=SN_014&ID_ARTICLE=SN_014_0145
Ce livre est d’abord un acte. Un acte nécessaire.
Parce que Fanon est de notre histoire. On ne parle pas ici d’une
reconnaissance particulière dont l’œuvre de ce
grand psychiatre aurait bénéficié dans la communauté
de ses pairs : Alice Cherki signale par exemple qu’aucune
notice dans les revues professionnelles de l’époque
n’est venue signaler sa disparition. On ne parle pas non plus
de son école : au sens propre, il n’en a pas créé
et rares sont les cliniciens qui peuvent se réclamer de l’enseignement
clinique dispensé dans la période brève et
troublée de son exercice. Mais Fanon est de notre histoire
par ce fait qu’entre le premier manuscrit de Peau noire masques
blancs qu’en 1950 ou 1951 il présenta au professeur
Dechaume à Lyon comme thèse (faut-il préciser
qu’elle fut refusée et qu’il dut se contenter
d’un travail moins sulfureux sur un cas de délire de
possession lié à une « hérédo-dégénérescence
spinocérébelleuse » ?), entre ce premier écrit
essentiel, donc, et sa mort de leucémie dix ans plus tard,
Fanon a eu le temps de balayer de manière flamboyante beaucoup
des questions majeures de notre époque.
Et cette biographie bien documentée, impliquée, contextualisée
est un don précieux, car si le nom de Frantz Fanon est connu,
son histoire et son œuvre (elles sont indissociables) le sont
moins. Il semble d’ailleurs que ce voile recouvre aussi ses
anciens collaborateurs, comme Alice Cherki elle-même, dont
la biographie se trouve résumée, dans l’histoire
de la psychanalyse en France qui fait autorité, en une formule
inutilement condescendante [1].
C’est que Fanon, comme on l’a assez souligné,
bouscule. Le principe de moindre déplaisir commande donc
souvent de ramener le dérangement que provoquent son style
et son œuvre, à l’effet d’une proposition
simple : dans les veines de ce psychiatre antillais, qui mêla
son engagement clinique dans le domaine de la folie humaine avec
des responsabilités politiques de très haut niveau
dans la guerre de libération algérienne, circulait
un sang trop chaud qui a fait de lui un théoricien et un
apologiste de la violence.
L’ouverture de son dernier ouvrage, Les Damnés de
la terre, par un chapitre intitulé « De la violence
» tend d’ailleurs à accréditer cette opinion
pour le lecteur pressé. Et la belle préface à
cet ouvrage, rédigée par Sartre, ne simplifiait pas
les choses : écrivant dans un esprit de solidarité
« avec ses compagnons du tiers-monde », celui-ci n’évitait
pourtant pas de brouiller inutilement son propos par l’expression
déplacée des embarras de la conscience occidentale.
D’où une série de malentendus, voire de contresens,
qu’Alice Cherki relève : il (Sartre) « justifie
la violence alors que Fanon l’analyse, ne la promeut pas comme
une fin en soi mais comme un passage obligé ». À
l’aide « d’images superbes », il met en
scène la violence coloniale comme un retournement de l’écrasement
colonial : non pas « une absurde tempête ni la résurrection
d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment
», c’est, écrit-il, « l’homme lui-même
se recomposant ». Superbes images, mais propos parasité
par une manière de dénégation qui emporte le
raisonnement lui-même sur la voie d’une dialectique
trop simple, jusqu’à une sorte de justification du
meurtre individuel relevant d’une obsession probablement bien
éloignée de l’esprit de Fanon (« abattre
un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups,
supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé
: restent un homme mort et un homme libre »)…
La violence que Fanon met en évidence est autre, précise
Alice Cherki, et elle implique tout de même une question d’une
autre portée : « Ceux qui reprochent à Fanon
d’avoir voulu transposer une donnée existentielle dans
le champ du politique oublient que la violence dont il parle est
une violence des sociétés faite aux individus, à
l’empêchement d’être, d’advenir comme
être dans un possible de soi-même [2]. »
Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration,
les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du
colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas
plus qu’une peau d’indigène. C’est dire
que cette découverte introduit une secousse essentielle dans
le monde. Toute l’assurance nouvelle et révolutionnaire
du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le
même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus,
ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus.
Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde.
Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà
je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il
n’aura bientôt d’autre issue que la fuite.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre
Plus loin dans son commentaire, Alice Cherki nous dit qu’il
faut bien qu’un, au moins, réponde à ces appels
venus d’un lieu psychique incontournable, lieu du refus violent
d’une violence imposée qui « ne se manifeste
pas comme telle, mais qui empêche d’advenir comme sujet
de sa temporalité, de son devenir avec d’autres »,
dans une situation où deux mondes ne peuvent tisser entre
eux « aucun pacte », mais où l’un prétend
cependant être, aux yeux de l’autre, propriétaire
du lieu-de-l’autre-de-tous-les-autres-autres et rejette hors
de la civilisation convenue, voire hors de l’ordre humain,
quiconque récuse cet exorbitant et impérial monopole.
C’est là une perspective majeure de Fanon, dont on
trouve déjà le fil dans Peau noire masques blancs
(cf. infra).
Dire que cette perspective est encore actuelle est un truisme :
pendant que j’écris ces lignes, j’ai encore dans
l’oreille le bruit net des tirs d’un hélicoptère
israélien, en arrière-fond de la conversation téléphonique
que je viens d’avoir avec mon ami A. de Gaza. Pour parler
de quelque chose, je lui ai évoqué un article publié
ce jour dans Témoignage chrétien, qui débute
par la transposition journalistique d’un propos psychiatrique
commentant et généralisant la scène de l’assassinat
du petit Mohamed Jamal Al-Dourra : « Le père, théoriquement
symbole de force et d’autorité, est ici incapable de
protéger le fils qui cherche refuge dans ses bras […]
Pour les enfants, le soldat israélien incarne désormais
l’autorité mais en même temps il est l’ennemi,
d’où une énorme contradiction psychologique.
»
Il reste à espérer qu’il y a tout de même
encore des enfants à Gaza qui trouvent une issue à
cette « énorme contradiction psychologique »,
en ne consacrant pas « le soldat israélien »
comme le fin du fin du monde du grand Autre, et qui entendent quelque
chose au sens de la résistance de leurs parents. Faute de
quoi, la seule issue non suicidaire resterait le retournement circulaire
et mortel de la même figure en une identification à
l’agresseur.
Chez Fanon, donc, pas de fascination par la violence, mais une
pensée politique « toujours mue par un rapport incarné
à l’oppression et à la violence subie […]
de l’enveloppe corporelle jusqu’au corps politique »,
opposition violente infiniment aliénante « dans ses
effets de dépersonnalisation aussi bien sur un individu que
sur tout un peuple : c’est la quête des solutions pour
sortir de cette aliénation et créer des repères,
que Fanon », clinicien et militant politique révolutionnaire,
a placé, nous dit Alice Cherki, « au cœur de sa
pensée et de son action [3] ».
Ce rapport incarné et émotionnel au politique, Alice
Cherki n’en rend pas seulement compte comme une composante
de son « sujet », elle l’acclimate dans sa propre
écriture, une écriture travaillée, précise,
faite de longs paragraphes qui laissent peu de place à la
respiration. Cette écriture-là, quoique très
tenue, entre tout de même en résonance avec le mouvement,
le phrasé et le rythme fanoniens : une langue qui «
ne s’embarrasse pas d’une distinction entre langue orale
et langue écrite, (qui) bouleverse la ponctuation (et) est
truffée d’images issues du corps et des sensations
[4] » ; une écriture qui ne s’encombre pas inutilement
non plus du style démonstratif, car « Fanon introduit
un corps en mouvement, une intentionnalité ». C’est
que, ajoute Alice Cherki, « l’humain ne se juge pas
seulement à l’efficacité, mais à l’intentionnalité
de l’acte [5] ».
Prenons maintenant l’ouvrage d’Alice Cherki dans le
sens du déroulé biographique dont il rend compte.
Il débute par une évocation rapide de son enfance
sans drame particulier dans une famille assez nombreuse (six enfants
vivants) de la petite bourgeoisie martiniquaise : un père
inspecteur des douanes, une mère boutiquière. À
19 ans, il s’engage dans les forces de la France Libre, participe
à divers combats, et notamment à la bataille d’Alsace.
Puis c’est son retour au pays, avec un petit groupe d’Antillais,
dans l’indifférence totale des autorités civiles
et militaires. Moment formateur de désillusions : «
Il avait abandonné ses études et s’était
battu contre l’intolérable d’une doctrine prônant
l’élimination d’hommes au nom de la supériorité
raciale. Et, tout au cours de ce combat, il s’était
retrouvé confronté à la discrimination ethnique,
à des nationalismes au petit pied [6]… »
Ayant seulement pris un peu de retard dans ses études, il
part pour Lyon, où il entamera, comme boursier, ses études
de médecine. Mais il y suivra aussi les cours de Merleau-Ponty
et de Leroi-Gourhan. C’est à un long article de Jacques
Postel, qui a alors connu Fanon, que l’on doit la description
la plus fiable de ces années lyonnaises [7].
C’est alors le choc de la découverte de la psychiatrie
asilaire, carcérale, empierrée, le constat de l’attitude
très généralement raciste et rejetante du corps
médical français devant un patient nord-africain qui
se présente avec sa douleur et c’est une réflexion
sur la condition d’être de ce dernier : « […]
homme mort quotidiennement, vivant dans un sentiment total d’insécurité,
menacé dans son affectivité, isolé dans son
activité sociale (qui), coupé de ses origines et coupé
de ses fins, devient un objet, une chose jetée dans le grand
fracas [8]. »
C’est seulement dix ans plus tard que l’on trouvera,
dans une conférence de Louis Le Guillant, prononcée
à L’Évolution psychiatrique deux semaines après
la mort de Frantz Fanon, un certain écho clinique et théorique
de cette réflexion sur la notion de « condition ».
Le Guillant y rendait compte de son étude remarquable et
avant-gardiste sur « Les incidences psychopathologiques de
la condition de “bonne à tout faire [9]” ».
La psychiatrie sociale se cherchait.
En fait, c’est du côté de la psychothérapie
institutionnelle que Fanon trouvera une alternative théorique
et idéologique aux logiques mortifères de l’asile,
à travers une expérience directe de quinze mois à
Saint-Alban, dans le service de François Tosquelles que «
Fanon reconnaîtra comme son maître, dans la différence
et non l’obéissance [10] ». L’admiration
mais aussi l’affection de Fanon pour Tosquelles ne se sont
pas démenties. Tosquelles, de son côté, avait
reconnu ce jeune psychiatre venu de loin qui avait trouvé
Saint-Alban « “quelque part” sur sa route, vers
un point d’ancrage et de rencontre » : une « présence
intense de son corps et de sa voix […] une attention soutenue
et exigeante aux autres, un rapport permanent avec son propre verbe,
à la fois travaillé par lui et le travaillant »,
rapport qui, commente Alice Cherki, lui permettra « d’évoquer
les fictions les plus excessives et de prendre ses distances par
rapport à elles, afin d’atterrir dans de nouvelles
actions plus inscrites dans un projet réalisable [11]…
».
À Saint-Alban, « l’espace de la folie est interrogé
dans son rapport étroit avec l’aliénation sociale,
culturelle aussi. Il faut désaliéner l’institution
psychiatrique, en faire un espace dans lequel les soignants et les
pensionnaires, les malades mentaux et ceux qui ne le sont pas inventent
des dispositifs […] L’aliénation est interrogée
dans tous ses registres au lieu de jonction du somatique et du psychique,
de la structure et de l’histoire ». Fanon n’allait
pas tarder à avoir l’occasion de mettre en pratique
ces principes à Blida.
À Saint-Alban encore, il fera le choix de ne pas s’engager
dans une psychanalyse didactique. À ce propos, Alice Cherki
témoigne en de nombreux passages de son ouvrage de confidences
ou de notations concernant ce rapport complexe de Fanon à
la psychanalyse : depuis son vœu, formulé à Tunis,
au plus fort de son engagement politique, d’entreprendre une
psychanalyse lorsque la guerre de libération de l’Algérie
serait terminée, jusqu’à telle notation saisie
à la volée dans ses souvenirs, concernant un dessin
d’enfant, qui témoignait de l’agilité
clairvoyante de ses interprétations lorsqu’elle travaillait
et apprenait avec lui, en passant par son intérêt appuyé
pour Ferenczi, notamment à propos de la question des traumatismes,
mais aussi des séances de lecture commentée de Hélène
Deutsch, de Reich, d’Adler, de Freud (l’« Homme
aux loups ») qu’il organisait à Blida dans l’ambiance
extrêmement tendue et dangereuse de 1956.
Peut-être plus significatif encore fut le dernier acte de
son activité de clinicien. Dans la voiture qui l’emmenait
à l’aéroport pour Accra, où il allait
devenir ambassadeur itinérant du gpra en Afrique, il confia
un volumineux manuscrit dactylographié. Il s’agissait
en fait du seul compte rendu dont on ait pu disposer d’une
cure psychanalytique menée par Fanon : cure « d’un
très grand intérêt », souligne Alice Cherki,
qui témoigne d’une connaissance approfondie des mécanismes
de l’inconscient, des théories psychanalytiques, d’une
authentique intuition interprétative. Selon Alice Cherki,
dans ce compte rendu, qui rappelle par son style le travail pionnier
des premiers analystes, on voit Fanon négocier avec ses propres
résistances pour cheminer vers une position d’analyste
acceptant le transfert de son patient.
Parallèlement, Fanon avait élaboré sa critique
théorique de la psychanalyse qu’il connaissait : passant
d’une certaine négation de l’universalité
de l’Œdipe en 1952, fondée sur le caractère
manifestement désajusté de sa version viennoise pour
la situation antillaise, à une interrogation théoriquement
plus fondée des traces où s’inscrivent la culture
et les histoires spécifiques dans l’inconscient [12].
Et surtout peut-être, les traumatismes de guerre avaient
confronté Fanon à une dimension de la souffrance psychique
qui s’entendait mal dans le ronronnement des fantasmatisations
œdipiennes d’après-coup qui climatisait les cabinets
d’analystes : effet d’une vulnérabilité
de la psyché pour laquelle il ne voyait guère alors
de perspective fertile que chez Ferenczi, alors que cette question
est devenue aujourd’hui, écrit Alice Cherki en grossissant
le trait, me semble-t-il, « une préoccupation majeure
dans la pratique quotidienne des psychanalystes » : «
Fanon insiste sur le réel et le traumatisme : sa démarche
est intuitive, mais il pressent qu’il existe, au-delà
du refoulement, des éléments du réel qui n’arrivent
pas à “s’inconscientiser”, c’est-à-dire
à se transformer en traces susceptibles d’être
refoulées et de naviguer dans l’oubli. Ce réel,
avec son cortège de sidérations ou de violences, qui
n’arrive pas à “s’inconscientiser”,
pour garder l’expression désuète mais parlante
de Fanon, est aujourd’hui une préoccupation majeure
dans la pratique quotidienne des psychanalystes. Cela ne concerne
pas seulement le réel individuel de la maltraitance parentale,
du viol et autres exactions qui provoquent des blancs dans la mémoire,
des pétrifications et une infinie violence envers l’autre
et envers soi. Il s’agit aussi du réel des guerres,
des exterminations, dont la Shoah reste pour notre siècle
le paradigme. Réel dont les expériences sont effectivement
sur plusieurs générations difficiles à nouer
en souvenirs inconscientisables [13]. »
Cette évolution de la psychanalyse participe d’un
phénomène culturel qui la dépasse, mais, dans
son fondement théorique, elle doit évidemment beaucoup
au travail sur la fonction symbolique qu’a autorisé
l’élaboration lacanienne. C’est probablement
l’absence d’un levier de ce calibre dans la psychanalyse
que Fanon a connue, qui a figé en lui, pendant quelques années,
une attitude de distance. Le chapitre de Peau noire masques blancs
(Le Seuil, 1952) consacré à la critique d’un
ouvrage d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation (Le
Seuil, 1950), est un moment fort de cette attitude qui procédait
d’une exigence théorique que l’on aurait tort
de mettre au compte d’un bouillonnement de jeunesse : il est
fondamental et actuel.
O. Mannoni projetait une vision ambitieuse de savant culturaliste
sur une situation coloniale, Madagascar, qu’il ne connaissait
qu’imparfaitement, seulement par un bout, et certainement
pas le plus intéressant pour parler des « complexes
» du colonisé : « la position de Blanc »
– en l’occurrence, celle d’un Blanc anthropologue
informé par la psychanalyse et homme de lettres parisien
« pour qui être civilisé renvoyait nécessairement
à la civilisation occidentale » ; de ce fait, un intellectuel
si peu apte à se mettre dans la peau des « jeunes Malgaches
traumatisés par les tirailleurs sénégalais
» qu’il rapportera savamment leurs rêves habités
par les fusils qui avaient abattu leurs proches à la composante
scénographie phallique de l’affaire.
Cette lecture dépita Fanon qui attendait manifestement autre
chose, et il trouva dans son agacement l’argument d’une
approche théorique de l’altération radicale
et irréversible du rapport à l’autre engendré
par la situation coloniale. Alice Cherki la résume ainsi
: « Le Blanc, en arrivant à Madagascar, a bouleversé
les horizons, les mécanismes psychologiques, l’altérité.
L’altérité pour le Noir, ce n’est plus
le Noir mais le Blanc. En revanche, repère Fanon dans l’ouvrage
de Mannoni, l’altérité pour le Blanc est toujours
un autre Blanc et non le Noir. Le Noir n’est qu’un lieu
de projection. C’est de cette dissymétrie aliénante
que Fanon propose de sortir dans Peau noire masques blancs [14].
»
Cette approche sera travaillée et élaborée
plus tard par Fanon, qui manifestera une aversion définitive
pour toutes les formes d’incarcération culturaliste
des sujets, « n’évoquera jamais Gardiner »
et « détestera Margaret Mead », mais sera en
revanche influencé par la dialectique de Balandier. La clinique,
l’action politique et sa réflexion sur les leurres
de la « négritude » (les « impasses identitaires
du tout-blanc ou du tout-noir [15] ») l’amèneront
loin des identifications monocolores accablantes, vers la conception
des cultures comme repères d’accès à
l’universel, clés pour l’ouverture de chaque
homme aux virtualités de l’humain. Et c’est peut-être
alors le pire crime de l’ordre colonial, que celui d’avoir
placé des civilisations entières dans une impasse
culturelle absolue : « Il n’y a pas de possibilité
de culture dans le cadre de la domination coloniale où seulement
deux voies s’ouvrent : la rigidification de la culture ancestrale
en traditions stéréotypées et peu productives,
ou “l’acquisition forcenée de celle de l’occupant
[16]”. »
Cette assertion me paraît se vérifier encore largement
aujourd’hui, preuve s’il en était besoin que
le fait colonial prolonge ses effets bien au-delà de la durée
de vie de ses institutions politiques [17]. Seul un travail de la
culture sur elle-même permet de s’en dégager
et de contribuer alors à ouvrir aussi les voies de la libération
politique.
Il est inutile d’insister sur le fait que, comme l’écrit
Alice Cherki, l’anthropologie culturelle de Fanon est «
formidablement en avance par rapport au retour régressif
actuel de l’ethnopsychiatrie s’appuyant sur un culturalisme
dont Fanon s’est toujours méfié et défendu
[18] ».
La réalité de la colonisation, Fanon va la retrouver,
massivement, en arrivant en Algérie en 1953, pour prendre
ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.
Alice Cherki consacre un chapitre à une description de l’Algérois
à cette date : au statut particulier de cet étrange
« département » de la République où
une répartition par collèges permettait qu’un
vote européen pèse au moins autant que huit bulletins
de vote « musulmans », et beaucoup plus si l’ordre
colonial se trouvait mis en cause, comme ce fut la cas lors de la
première élection à l’Assemblée
algérienne de 1948, du fait de la conjonction entre une forte
affirmation nationaliste et l’influence du Parti communiste
algérien. Alice Cherki dresse un état des lieux de
la ségrégation : dans le sport, dans les hôpitaux,
dans les études, et plus encore à travers ces «
murs de verre » de la « ségrégation tranquille
» qui traversait la société civile. Elle évoque
le pétainisme et l’antisémitisme revanchard
des composantes les plus racistes du milieu européen, et
elle consacre une partie de son panorama aux Juifs d’Algérie,
qui seront pour la plupart happés par une logique binaire
de la guerre qui balayera l’originalité de leur histoire
et de leur position « entre deux mondes qui s’affrontaient
». Dans cette situation plombée derrière le
charme méditerranéen du grand port, quelques belles
figures du courage, comme celle du professeur André Mandouze,
et aussi des poches de résistance où s’inventaient
de nouveaux rapports dans la société : les syndicats,
le pca et ses associations proches, l’Association de la jeunesse
algérienne d’action sociale et sa branche « humanitaire
avant la lettre », les Amitiés algériennes,
de petites revues éphémères, l’éditeur
Charlot, des clubs culturels…
À Blida, première ville militaire d’Algérie,
Fanon trouvera un milieu culturel pauvre et des collègues,
tous métropolitains résignés, tous sauf un,
algérois, le docteur Ramée, élève de
Porot, le créateur de l’école d’Alger,
fondée sur l’idéologie raciste du « primitivisme
musulman » (cf. infra). L’« hpb » était
un hôpital « de seconde ligne », prévu
pour huit cents patients et où s’en entassaient deux
mille : un asile abandonnique et maltraitant, gouverné par
un principe d’autosuffisance et de ségrégation
(Européens et indigènes, hommes et femmes, agités,
tuberculeux, etc.).
Fanon, fraîchement débarqué de Saint-Alban
et bientôt secondé avec passion par le jeune psychiatre
Jacques Azoulay, appliqua rapidement la sociothérapie «
institutionnelle » dans le pavillon des femmes européennes
: réunions bihebdomadaires, fêtes symboliques, commission
regroupant infirmières et malades, journal… La thèse
d’Azoulay reste une trace importante de cette expérience
humble et exceptionnelle. C’est un succès. Dès
les premiers mois, on peut refourguer tout le matériel de
contention à l’administration.
Lourd échec, en revanche, lorsqu’il s’agit d’appliquer
la méthode au pavillon des « hommes indigènes
». Malgré tout le soin apporté à la préparation
de cette opération, les malades restent indifférents,
l’atelier de vannerie reste désert, l’équipe
rejette les extravagances des deux médecins. D’autres
auraient conclu à l’inadaptation de l’«
homme indigène » à ces innovations et en seraient
restés là. Fanon et Azoulay retournent l’échec
en une expérience féconde. Réflexions rapportées
par Azoulay dans sa thèse : « Si nous avions échoué,
ce n’est pas parce que le musulman serait biologiquement incapable
et paresseux, mais parce que nous avions cru adapter à une
société musulmane et, de surcroît, dans une
population à majorité paysanne les cadres d’une
société occidentale à évolution technique
déterminée. […] À la faveur de quel trouble
du jugement avions-nous cru possible une sociothérapie d’inspiration
occidentale, mettant entre parenthèses tous les cadres géographiques,
historiques, culturels et sociaux, dans un service d’aliénés
musulmans ? N’avons-nous pas irréflexivement adopté
la politique de l’assimilation [19] ? »
De cette réflexion autocritique, sortit l’invention
du café maure dans le service, le passage de conteurs, la
célébration des fêtes musulmanes, bref une révolution
psychiatrique inédite, qui amènera les psychiatres
à fréquenter les marabouts et qui mobilisera pleinement
le personnel soignant algérien.
« Du jamais vu », souligne Alice Cherki. Ce qui mobilisait
Fanon pour rouvrir des espaces de négociation par la parole,
de reconnaissance, qui abattent les cages d’une altérité
excluante et stigmatisante, c’était son analyse politique
des effets désubjectivants de l’écrasement des
« repères d’histoire, de culture et de langue
», mais c’était aussi une aptitude singulière
à entrer en intelligence avec l’autre le plus menacé
de néantisation.
Dans la méthodologie et la lecture cliniques, cela ne débouchait
ni sur un universalisme tout-terrain à bon marché,
ni sur une folklorisation des particularismes, mais sur la prise
en compte des repères historiques et culturels : études
de la « psychopathologie de l’Algérien en situation
coloniale », projet d’adaptation à la société
algérienne du test projectif tat, dont les planches classiques
étaient très peu opérantes auprès des
patients « indigènes » de Blida ; thèses
restées inachevées, aussi : celle de Ziza sur l’influence
de la croyance aux djnouns dans la vie rurale et celle, sur les
rêves, d’Asselah, qui mourut un an plus tard sous la
torture.
Toute cette démarche était à des années-lumière
de la psychiatrie qui tenait le haut du pavé universitaire
à Alger, et où s’illustrait alors le docteur
Sutter : élève de Porot, qui dirigea sa thèse
en 1938, il cosigna avec lui en 1939 un article sur le « primitivisme
des indigènes nord-africains et ses incidences en pathologie
mentale ». Ils insistaient pour décrire l’indigène
: « […] comme un être primitif, dont la vie, essentiellement
végétative et instinctive, est surtout réglée
par “son diencéphale (et par) une disposition particulière
de l’architectonie, du moins de la hiérarchisation
dynamique des centres nerveux”, c’est-à-dire
par une infériorité du développement cérébral
[20]. »
Cette « découverte » neurobiologique fantastique
permettait à ce courant raciste de la pensée médicale
de sanctifier des traits dudit primitivisme tels que l’aboulie
intellectuelle, l’incompétence pour la logique, le
mensonge, l’insolence, et évidemment, l’impulsivité
criminelle, autant de caractéristiques qui font couler de
source la conclusion savante, selon laquelle « ces primitifs
ne peuvent ni ne doivent bénéficier des progrès
de la civilisation européenne ».
Cela ne se passait pas dans l’Allemagne des années
trente, mais dans un « département français
» des années cinquante [21].
Fanon n’affronta pas directement cette machine à broyer
les têtes. Il se contenta d’une revue confidentielle,
Consciences maghrébines, pour rapprocher la thèse
de l’école d’Alger de celle de Carothers, pour
qui « l’Africain normal est un Européen lobotomisé
». C’est qu’il avait un autre combat à
mener.
Alice Cherki le souligne, Fanon et ceux qui travaillaient avec
lui ne faisaient pas de clivage entre leur vie professionnelle et
leur engagement politique militant.
L’année 1956 fut un tournant : année de structuration
politique du fln qui se concrétisa à la fin de l’été
autour de la plate-forme de Soummam, avec entre autres la création
d’El Moudjahid ; année où l’urss aborda
l’ère de la déstalinisation en écrasant
l’insurrection hongroise, en même temps qu’elle
s’affirma comme superpuissance en stoppant net, par la menace
nucléaire, la piteuse équipée anglo-française
de Suez (dans l’analyse que produit Alice Cherki, les éléments
de ce réaménagement géopolitique du monde n’occupent
qu’une place très ténue, sans que l’on
sache si cela correspond à la restitution de la vision de
Fanon ou à l’approche rétrospective de sa biographe)
; année, enfin, où la majorité de la gauche
française, sfio en tête, explora jusqu’au bout
les limites d’un affaissement idéologique déjà
bien entamé, avec les pleins pouvoirs à Guy Mollet
et Lacoste, accordés avec le soutien du pcf, l’appel
au contingent, le silence, le mensonge ; au plan de l’action
politique, le gâchis des possibilités de négociation,
la porte ouverte au tout-répressif, à la torture ;
et au plan international le recours à une politique de la
canonnière (cf. Suez, précisément).
Dans la région de Blida, la Wilaya 4 avait son esprit particulier.
Le commandant Azzeline et le colonel Saddek avaient accueilli dans
leurs maquis des étudiants marxisants, des jeunes filles
algéroises. Les liens avec Fanon se sont d’abord établis
à travers la demande de compétences psychiatriques
pour les combattants des maquis, mais aussi celle d’une aide
médicale et chirurgicale clandestine. L’hôpital
était alors une plaque tournante pour l’hébergement
de militants, l’acheminement de tracts et d’armes.
Dans cette période, Fanon hébergeait fréquemment
Manville, qui faisait partie du collectif des avocats français
chargés de la défense des prévenus algériens.
Communiste et légaliste, il eut l’occasion, avec ces
séjours à Blida et son amitié avec Fanon, de
découvrir vraiment la réalité algérienne
de l’époque, mais il influença aussi Fanon pour
intégrer la notion d’État de droit dans la lettre
annonçant sa démission, à laquelle il sera
contraint en décembre 1956, après l’accord Lacoste-Massu.
(Comment désaliéner les individus « dans un
pays où la déshumanisation est systématique,
le non-droit et le meurtre érigés en principes législatifs
[22] » ?)
L’automne 1956, ce sera aussi pour Fanon son intervention
à la Sorbonne au Congrès des écrivains et artistes
noirs sur le thème « Racisme et culture ». Son
cheminement théorique est déjà long depuis
Peau noire masques blanc. Alice Cherki le souligne : « Fanon
revient avec force sur l’idée selon laquelle le racisme
est un élément culturel, c’est-à-dire
un “élément qui se renouvelle, se nuance en
fonction de l’évolution de l’ensemble culturel
qui l’informe”. Le racisme biologique […] cède
la place à ce racisme culturel, reprise subtile par la modernité,
après 1945, des énoncés racistes : l’objet
du racisme, ce n’est plus la configuration du crâne
ou la couleur de la peau ou la forme du nez, mais une “certaine
forme d’exister”. Un pas de plus est fait : ce racisme
est l’élément d’un ensemble plus vaste,
“celui de l’oppression systématisée d’un
peuple par l’expropriation, la razzia, le dépouillement,
mais doublée d’une destruction des modalités
d’existence, d’une mise à sac des schémas
culturels, d’une disparition des lignes de force qui ordonnent
cette culture”. Fanon va plus loin. Il avance que le plus
traumatique n’est pas que cette culture soit détruite,
mais qu’elle ne disparaisse pas totalement. Dans une agonie
interminable, elle se momifie, s’enkyste, “figée
dans le statut colonial”. »
Et Alice Cherki fait ici le rapprochement avec les images de Kateb
Yacine dans Le Cadavre encerclé et Nedjma, pour décrire
la pétrification d’une culture restée à
l’état de cadavre que l’on ne peut enterrer [23].
D’où le programme : désenkyster la culture,
la refaire vivante, se la réapproprier, afin que la «
culture spasmée et rigide de l’occupant » elle-même
« s’ouvre enfin à la culture du peuple (colonisé)
devenu réellement frère », donnant alors lieu
à un mouvement de métissage authentiquement universalisant
[24].
En réponse à la lettre de démission évoquée
plus haut, Fanon reçut un arrêté d’expulsion
qui lui sauva probablement la vie, au regard de la violence de la
répression qui s’abattit quelques semaines plus tard
sur les réseaux de l’hôpital de Blida.
Arrivé en région parisienne, il sera d’abord
hébergé par Jean Ayme, qui découvrira que l’érudition
philosophique et psychiatrique de son hôte tranchait avec
sa relative ignorance concernant l’histoire des organisations
politiques (y compris algériennes). De surcroît, Fanon
n’était pas un habile : il montrait même une
certaine inaptitude aux ruses d’appareil, qui ne sera pas
sans conséquences lorsqu’il sera mêlé
au grand jeu du pouvoir dans le fln, à Tunis. Il sera ensuite
hébergé par Manville. En France, Fanon a pu constater
le délitement idéologique des grandes organisations
de la gauche, mais il aurait pu être plus sensible au fait
que quelque chose commençait à bouger, même
si cela était encore très marginal : autour de la
levée du secret sur les tortures, des prises de position
de quelques intellectuels, et d’initiatives courageuses de
la presse progressiste. Pendant son séjour en France, il
prolongera également avec Francis Jeanson un dialogue difficile
: malgré l’estime que Fanon portait à l’homme,
ses réseaux n’entraient pas bien dans la vision désillusionnée
qu’il portait désormais sur les militants et intellectuels
de France. Cela n’empêcha évidemment pas les
« réseaux Jeanson » de prendre en charge Fanon,
lorsqu’il fit le choix de continuer la lutte politique à
Tunis, où il arriva en mars-avril 1957.
Il avait tourné la page. Ayant rejoint la direction en exil
du fln, il s’imposa alors une rupture avec tous les Français,
même les plus engagés dans la solidarité avec
l’Algérie. Son grand interlocuteur et ami européen
sera alors un personnage hors normes, Giovanni Pirelli, riche héritier
comme son nom l’indique, en rupture de ban, militant pacifiste
et anticolonialiste, écrivain, journaliste, mécène
de Luigi Nono et d’autres. Il créera un Centre Frantz
Fanon en Italie.
Devenu porte-parole du fln deux mois après son arrivée,
Fanon fut immédiatement confronté aux sacrifices éthiques
qu’impose la discipline de résistance, surtout à
celui qui est peu doué pour la manipulation. Ainsi, il croira,
exposera publiquement puis ne démentira pas la version officielle
trafiquée qui attribuera à tort à l’armée
française un massacre de paysans commis dans la localité
de Mélouza. Et la machine politique allait lui réserver
encore d’autres épreuves, notamment avec l’assassinat
de Abbane, le dirigeant dont il se sentait le plus proche et qui
l’avait intégré dans l’équipe d’El
Moudjahid. Mais elle lui offrit aussi des leviers d’une grande
puissance. Participant à la rédaction du journal du
fln, il rédigea des articles, notamment des adresses aux
démocrates et intellectuels français, qui ont été
réunis dans Pour la révolution algérienne (le
caractère collectif et anonyme de la rédaction du
journal n’a pas simplifié l’identification des
articles sortis de sa plume). Le journal a aussi publié,
de manière nominale, deux interventions importantes de Fanon
: à la Conférence des peuples africains d’Accra
(1958), et au Deuxième Congrès des écrivains
et artistes noirs de Rome (1959). En 1961, El Moudjahid a également
publié des extraits des Damnés de la terre.
En fait, les vrais intérêts de Fanon étaient
du côté de ce que vivaient les Algériens de
l’intérieur, avant que son attention se dirige sur
les mouvements de libération en Afrique subsaharienne. El
Moudjahid a ainsi publié un extrait de ce qui allait devenir
L’An V de la révolution algérienne : un texte
concernant les modifications des rapports père-fils au sein
de la famille algérienne depuis le début de l’insurrection
– « faute de place », de larges passages consacrés
aux femmes furent sacrifiés. Il imaginera à cette
époque la constitution d’une archive de la mémoire
du peuple algérien, qui aurait été faite de
témoignages sur la vie quotidienne.
La question des souffrances de la population rejoignait un intérêt
clinique pour la question des traumatismes. C’est que, parallèlement
à son activité politique, Fanon est resté psychiatre.
Il a questionné Freud et a surtout trouvé Ferenczi.
Alice Cherki nous livre, à propos de la perspective thérapeutique
fanonienne sur le trauma, une remarque intrigante, seule concession
à une tentation psychographique : « Il avait aussi
une notion aiguë de la nécessité de convoquer,
sur la scène de la parole, les figures tyranniques, afin
que, par l’intermédiaire d’une voix tierce, ces
figures s’absentent ou prennent un autre visage. Mais, s’il
y réussissait souvent avec d’autres, il n’y parvenait
pas vraiment pour lui-même. »
Fanon a occupé, dès son arrivée à Tunis,
un poste à l’hôpital de la Manouba et il a eu
de surcroît la charge de combattants algériens traumatisés.
Alice Cherki, qui viendra le rejoindre en tant qu’interne,
souligne à quel point il aimait profondément le travail
clinique et institutionnel de la psychiatrie. Il a essayé
d’introduire la sociothérapie dans cet asile comme
il l’avait fait à Blida, mais, le racisme et l’antisémitisme
ambiants aidant, l’atmosphère est devenue rapidement
irrespirable avec les psychiatres asilaires et le directeur de l’hôpital.
Cela est même allé très loin : il fut tout simplement
accusé de torturer des combattants algériens pour
le compte d’intérêts sionistes obscurs ! On sortit
de la situation en confiant à Fanon et à son équipe
le service de psychiatrie du grand hôpital général
Charles-Nicolle. Ce sera l’occasion d’expérimenter
une structure nouvelle, le Centre neuropsychiatrique de jour (cnpj),
qui sera inaugurée ce même jour de septembre 1958 où
sera officiellement créé le Gouvernement provisoire
de la République algérienne. Parallélisme décidément
insistant de ses deux voies, clinique et politique !
Ce cnpj sera une structure pionnière, prévue pour
quatre-vingts adultes et six enfants, avec un personnel infirmier
travaillant entre soins et écoute, et référencé
pour chaque patient. De l’activité de cette structure,
Fanon rendra compte dans ce qui restera comme une sorte de testament
psychiatrique : un article paru dans la Tunisie médicale
en 1959, et cosigné avec son interne Charles Geronimi. En
open door, « le malade ne rompt pas avec son milieu familial
et quelquefois avec son milieu professionnel, et la symptomatologie
psychiatrique n’est pas étouffée artificiellement
par l’internement, au cours duquel ceux-ci sont alors simplement
réprimés, empierrés parfois, mais non résolus
[25]… ». Sur un autre plan, après deux années
de fonctionnement, il était possible de considérer
de telles formules d’hôpitaux de jour non pas comme
un luxe de pays riches, mais comme un modèle efficace et
socialement rentable, « même dans les pays sous-développés
». Autre question : cette structure était-elle valable
pour toutes les affections psychiatriques ? La réponse était
que, hormis les états de crises psychotiques aiguës
avec risque de passage à l’acte important, un tel mode
de prise en charge convenait pour pratiquement tous les cas, y compris
pour les patients chroniques.
Le cnpj, dit Alice Cherki, aura été « le lieu
» de Fanon à Tunis. Il y travaillera jusqu’à
la veille de son départ pour Accra, au printemps 1960, où
il sera nommé ambassadeur itinérant du gpra pour l’Afrique.
La période précédant son départ fut
dangereuse, et il sera l’objet de tentatives d’assassinat.
Mais ce fut aussi une période fertile, pendant laquelle,
malgré les mises en garde amicales, les saisies et les inculpations
de son éditeur Maspero pour « atteintes à la
sécurité intérieure de l’État,
incitation de militaires à la désertion, et injure
vis-à-vis de l’armée » (rien de moins),
son livre, L’An V de la révolution algérienne,
fresque de la vie du petit peuple algérien dans la tourmente
de la guerre de libération dictée par Fanon chaque
matin avant la prise de son service, sera publié et republié.
C’est, souligne Alice Cherki : « La vision d’une
“révolution” non plus comme phénomène
politique événementiel du terme, mais au sens plus
large de bouleversement de toute une société, dans
et par la lutte […]. Un homme nouveau se dessine. Ce dont
il s’agit, ce qui est central, c’est que la mort du
colonialisme doit être à la fois celle du colonisé
et du colonisateur (pour qu’advienne) “une Algérie
démocratique et rénovée, libre et ouverte à
tous [26]”. »
« Volonté d’utopie », certes, commente
encore Alice Cherki, mais « non pas l’utopie idéologique
venant prescrire le bon lieu où viennent s’écraser
le lien et la diversité, mais l’utopie rêveuse
d’un avenir incertain, mue par l’espoir d’une
autre relation des hommes entre eux. Fanon croyait en l’homme
incroyablement [27]. »
Pour cette volonté d’utopie, qui manque si dramatiquement
à notre époque de frilosités politiques et
de passions comptables, Fanon avait su trouver des mots, une poétique,
et une fabuleuse emphase : « Le colonisé, pareil en
cela aux hommes des pays sous-développés ou aux déshérités
de toutes les régions du monde, perçoit la vie non
comme épanouissement ou développement d’une
fécondité essentielle mais comme lutte permanente
contre une mort atmosphérique. Cette mort à bout touchant
est matérialisée par la famine endémique, le
chômage, la morbidité importante, le complexe d’infériorité
et l’absence de portes sur l’avenir [28]… »
La page suivante de la biographie est africaine. Fanon croyait
à son efficacité politique, il se sentait même
« démesurément responsable » dans cette
période cruciale où s’annonçaient les
indépendances. Il sacrifia la psychiatrie à une mission
de mise en relation entre la révolution algérienne
et le continent. À la première conférence panafricaine
d’Accra, il avait rencontré N’kruma, Sékou
Touré, Nyerere, Modibo Keita, et surtout Patrice Lumumba
et, malgré ses raisons d’être sceptique, il avançait
« à corps perdu » dans la lutte pour l’unité
panafricaine. Mais très vite, il assista, impuissant, à
ce qu’il « pressentait et redoutait le plus […],
le peu de combativité de l’anticolonialisme africain
et les nouveaux visages, camouflés, de la domination coloniale
[…], la constitution de gouvernements de compromis, les luttes
pour le pouvoir, la corruption ». Et ce fut aussi le dépeçage
du Congo de Lumumba… Bref, « Fanon souffrit beaucoup
en Afrique [29] ».
C’est dans les derniers jours de cette année soixante,
« l’année des indépendances » africaines,
qu’il apprit qu’il était leucémique. Entre
une lutte médicale pour retarder de quelques mois l’échéance,
et un rapprochement politique avec l’armée des frontières
de Boumediene, la grande affaire de ses derniers mois fut l’écriture,
à la hâte, des Damnés de la terre, dont il soumit
le projet à Maspero en avril 1961 et lui remit le manuscrit
en juillet.
À la différence de L’An V de la révolution
algérienne, ce livre-là a été écrit
pour les colonisés engagés dans les luttes de libération
nationale. C’est d’abord « un cri d’alarme
[…] une description lucide et impitoyable des obstacles et
des impasses ». Il insiste sur une orientation fondamentale,
concernant à la fois le moyen et le but de la révolution
: la mobilisation des masses rurales. Cette orientation pose d’emblée,
de manière incontournable, la question de la violence. Si
« la haine, le ressentiment, le désir légitime
de vengeance ne peuvent alimenter une guerre de libération
(ni) constituer un programme [30] », il est cependant clair
que l’on ne peut en ignorer les racines : la violence coloniale,
l’affrontement duel entre deux forces antagonistes et inégales
qui s’excluent réciproquement et ne laissent au colonisé
d’autre choix que « la pétrification soumise
ou la révolte ».
Et, parce que la violence coloniale prend tout l’être
et lui dénie le statut d’humanité, la décolonisation
doit aussi porter sur l’être, pour qu’advienne
le processus de libération qui fera du colonisé chosifié
un homme pleinement humain. Il faut pour cela prendre le temps :
« Même si les changements sont plus lents, plus conflictuels,
il faut “agrandir le cerveau”, le différencier,
le rendre humain, c’est-à-dire sortir du manichéisme
; (il faut) que chacun participe du collectif, en n’étant
ni influençable, ni crédule [31]… »
D’où quelques propositions radicales, par exemple
sur la séparation entre les partis et les appareils d’administration
du pouvoir, ou la décentralisation effective des pôles
de décision…, car « le travail de libération
ne se fait que dans la praxis et non pas avec les flonflons des
hymnes nationaux… un drapeau, quelques réformes au
sommet et, tout en bas, la masse indivise, “moyenâgeuse”,
qui continue son mouvement perpétuel [32]… ».
Alice Cherki termine son travail important et précieux par
deux chapitres, l’un consacré à l’influence
de Fanon après sa disparition, l’autre à l’actualité
de son œuvre, et elle ajoute une conclusion : « Restaurer
le tragique. »
Parler de l’influence posthume de Fanon en Algérie,
c’est d’abord constater un recouvrement, un oubli qui
participe largement de la relation que les jeunes générations
entretiennent avec la guerre de libération de leur pays,
mais qui a aussi des causes plus précises : de Ben Bella
à Boumediene et de Boumediene à Chadli, la figure
de Fanon a été l’objet d’un refoulement,
voire d’un relatif effacement, juste contredit par un colloque-événement
organisé en 1987. Effet de l’islamisation de la société
? Sans doute. Effet probablement aussi de l’incompatibilité
entre la pensée de cet internationaliste authentique, qui
pouvait dire : « Je ne suis pas identifié à
l’origine, je ne la renie pas, mais mon destin de sujet me
pousse ailleurs [33] », et le programme minimum de sa dignité
qui était servi au peuple algérien pendant toutes
ces années : le nationalisme.
Sur ce volet, l’analyse d’Alice Cherki me semble cependant
s’appuyer sur un tableau trop systématiquement noirci
de la société algérienne actuelle. Il est,
par exemple, dommage que l’enquête concernant le chu
Frantz Fanon de Blida d’aujourd’hui (l’ancien
hpb), se résume en un témoignage débilitant
de son directeur et le vieux souvenir d’un coopérant.
Le lecteur assidu de Sud/Nord sait tout de même que cet hôpital
n’est pas le principal lieu de l’effacement dans la
psychiatrie algérienne, et qu’au contraire, une tradition
assurément proche de l’inspiration fanonienne y vit
d’une manière qui n’est pas marginale [34].
En France, les livres de Fanon ont été réédités
(Les Damnés de la terre en poche en 1968), mais l’œuvre,
dit Alice Cherki, a suivi globalement le mouvement d’encryptage
de l’histoire de la colonisation. Et elle date de l’ouvrage
de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, la «
clôture » du dossier du tiers-mondisme dans la conscience
intellectuelle française la plus convenue.
Alice Cherki passe également en revue l’influence
de Fanon en Italie, au Moyen-Orient, et aux Antilles, mais c’est
sur le cas des États-Unis qu’elle s’arrête
le plus, y soulignant en particulier la carrière des Damnés
de la terre, livre d’abord reçu comme une véritable
arme idéologique par les Black Panthers et le Black Power,
puis devenu incontournable et même politiquement correct dans
les universités.
Cela dit, l’ouvrage d’Alice Cherki est d’abord
un livre d’aujourd’hui. Et elle répète
la formule dans son chapitre dernier : « Fanon est un enfant
de l’actuel. » On peut supposer que c’est là
l’une des motivations majeures du considérable travail
de mise au jour que représente cette écriture. De
quoi s’agit-il ?
Après avoir restitué, d’aussi près que
le permettait le genre de la présente note, le parcours que
nous propose l’ouvrage qui en est l’objet, je me permettrai
de prendre un peu de liberté dans l’exposé de
mon entendement de sa forte conclusion.
Partons de l’interrogation d’Alice Cherki sur le succès
de Fanon au Japon à la fin des années soixante, puis
son effacement et sa réémergence actuelle : «
Dans une société discriminatoire, régie par
la concurrence […] un monde de haute technologie, où
chaque homme est un rouage d’une machine, et les enfants et
adolescents eux-mêmes sont soumis, pour faire face à
cette concurrence, à un rythme de scolarisation et d’apprentissage
forcenés, dans des buts de productivité et d’efficacité
(qui) amène une violence inouïe, (et) où le nombre
de suicides de jeunes et surtout de parricides atteint des proportions
inquiétantes [35]. »
Il avait, pour sa part, entièrement réorganisé
un service psychiatrique selon une pratique de psychiatrie institutionnelle,
très peu connue à l’époque en Algérie,
et qui consistait à faire prendre en charge par les malades
l’organisation de la vie collective. Ce qui faisait la profonde
différence avec cette pratique dans d’autres hôpitaux
français, c’est que Fanon avait fait en sorte que cette
prise en charge soit très proche de leur milieu culturel
d’origine (commerce, café maure, assemblée de
villages, etc.). De même, il incitait les internes à
des projets de thèses ou de diplômes absolument impensables
dans l’atmosphère du milieu psychiatrique algérois,
qui cherchait essentiellement à « théoriser
» l’infériorité des Algériens musulmans.
Cependant, son activité politique empiétait de plus
en plus sur son temps et sa réflexion psychiatrique, mais
il y était tout naturellement conduit, dicté par le
sentiment que l’aliénation coloniale est non seulement
économique, mais pèse de tout son poids, dans l’évolution
du psychisme individuel.
Aussi la désaliénation coloniale sous toutes ses
formes devint son premier objectif et le conduisit progressivement
à porter plutôt ses efforts dans cette direction.
Dans cette démarche, les Antilles étaient très
présentes, notamment dans son désir d’étendre
et de favoriser cette désaliénation en Afrique noire.
Il le disait souvent, cachant le sérieux de cette présence
dans une boutade. C’est ainsi qu’il prit la décision
d’abandonner momentanément cette part préservée
de son activité de psychiatre et de gagner Accra comme ambassadeur
du gpra.
Il a vécu à une époque où ce qui était
offert aux jeunes de notre génération pour comprendre
leur aliénation et œuvrer dans le sens d’une libération
était essentiellement une alternative entre la lutte de classes,
où la question du sujet était délibérément
étouffée, secondarisée, et une solution de
libération individuelle, existentielle. Or, il a été
l’un des premiers à avoir une conscience très
aiguë du fait que les problèmes de culture, de langue
et leur négation constituaient des éléments
profonds de l’aliénation de la domination coloniale,
que l’intériorisation par les minoritaires de cet écrasement
symbolique était le plus sûr garant de la permanence
de la domination politique et économique et, au-delà,
de la non-créativité individuelle.
Cette position peut paraître bien banale aujourd’hui.
Et pourtant la question de la violence implicite qu’exerce
un pouvoir d’État sur les individus mêmes et
de la nécessité éventuelle du recours à
la violence pour que le sujet se libère de l’écrasement
quand il n’y a pas de langue possible négociable reste,
aujourd’hui encore, objet de pudeur et de crainte.
Alice Cherki
in Mémorial international Frantz Fanon, 1982
Présence africaine, Fort-de-France
Ce n’est pas seulement de violence qu’il s’agit,
c’est de violence symbolique. Alice Cherki, sans que l’on
en comprenne la raison, nous dit que, sous une forme brute et explicite,
il « n’est plus question, aujourd’hui, de déclarer
explicitement l’autre inhumain (car) cela a déjà
eu lieu, et a été condamné comme “crime
contre l’humanité [36]” » : on ne contestera
pas que la Shoah soit le paradigme de l’extermination pour
le siècle, mais l’histoire ne s’arrête
pas à Nuremberg, et la catastrophe rwandaise s’est
déroulée au vu et au su de la Terre entière
et il a suffi aux grandes puissances et aux Nations Unies de tarder
à déclarer ce génocide comme tel pour qu’il
« ait été question » que cela se passe.
Mais par-delà cette surprenante dénégation,
le propos d’Alice Cherki nous invite à y réfléchir
: des jeunes Japonais tuent leur père dans un univers où
la concurrence sans recours est érigée en principe
de la vie sociale ; ailleurs, au Guatemala, qui n’est pas
près de surmonter la tentative de génocide physique
et culturel que j’ai évoquée plus haut, la société
est devenue la première pourvoyeuse au monde d’enfants
pour des circuits véreux d’adoption internationale,
les lynchages se multiplient à l’instigation des églises
évangélistes états-uniennes, et les violences
sexuelles intrafamiliales apparaissent extraordinairement nombreuses.
Quel rapport entre la violence symbolique du système social
et ces manifestations de violence sur la scène familiale
ou villageoise ?
Réponse « fanonienne » d’Alice Cherki
: « Quand se conjuguent rupture de lois, exclusions des repères
par le discours dominant, dévalorisation imposée de
l’image de soi, s’arrête le processus de subjectivation
“du corps au cerveau”. Et reconstruire, à partir
du corps, des images, des mots, une inscription dans le temps et
dans la langue ne peut se faire sans cette violence de l’être
[37]. »
Application : « Cette ligne de compréhension de la
violence, et dans l’actuel et dans l’histoire, concerne,
dans la France de notre quotidienneté, prioritairement, les
fils des anciennes colonies, principalement les Algériens.
Car si, sous sa forme explicite, historique, le colonialisme n’existe
plus, les effets de sa structure en deux mondes ne pouvant tisser
entre eux aucun pacte persistent sous des habits différents
[38]. »
Mais la violence de la désinscription n’engendre pas
seulement des explosions de déliaison mortifère. Elle
cause aussi la honte si marquante des souffrances actuelles de l’exclusion
: « […] affect ou plutôt expérience à
la jonction du privé et du social, du psychique et du culturel,
du plus intime au plus public et du plus intime, qui fige le corps
qui veut rentrer sous terre, devenir transparent et qui atteint
l’image du corps et coupe toute parole. […] Marque temporaire
ou permanente de la désintégration du lien social,
(elle) est une rupture de la continuité subjective, dans
laquelle se trouble profondément l’image de soi, s’éprouve
la perte des repères dans le temps et se profile la menace
d’effondrement des investissements [39]. »
Cette approche suggère une stratégie contre la désinscription,
la désaffiliation, la déliaison consécutives
aux affaissements symboliques du social : « ou le sujet disparaît,
ou il agit comme sujet du politique », écrit Alice
Cherki, ajoutant : « […] le trajet de Fanon, allant
de la libération de la personne à une interrogation
du politique, est une question qui ne cesse de travailler nos sociétés
modernes. Un sujet responsable, qui serait un citoyen-acteur et
non un sujet passivé, assujetti est au cœur d’une
réflexion d’aujourd’hui sur le politique [40].
»
C’est là, pratiquement dans les mêmes mots,
l’un des thèmes que Francis Jeanson avait mis au centre
de son intervention, à l’occasion d’une vaste
rencontre internationale, La comunita possibile, qui se tint à
Trieste en octobre 1998 afin de célébrer l’œuvre
de Franco Basaglia, et si possible, de créer un réseau
mondial contre l’exclusion sociale. Tout le problème,
ajoutait Jeanson, est de « lutter contre une culture de l’analyse
qui ne ferait pas référence à la totalité.
Nous avons à travailler à une culture qui combine
une prise de conscience de la dimension mondiale des problèmes
avec un ancrage dans un territoire précis. Ce couple-là
est capital. Ce n’est que si nous sommes ancrés que
nous pouvons travailler sur les problèmes mondiaux ».
Sans aucun doute, une invitation à refonder une pratique
de l’universalité située qui mette au centre
d’un projet émancipateur le rapport sujet-monde : question
d’aujourd’hui, s’il en est.
NOTES
[1] « Alice Cherki, une sympathique Juive algérienne
qui a combattu la France (sic) dans les rangs du fln et travaillé
avec Frantz Fanon à l’hôpital de Blida. »,
Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans, histoire de
la psychanalyse en France 2, Le Seuil, 1986, p. 591.
[2] Ibid., p. 260-261.
[
[3] Alice Cherki, Frantz Fanon – Portrait, p. 288-289.
[4] Alice Cherki, op. cit., p. 309.
[5] Alice Cherki, op. cit., p. 263. En une occasion, cet accompagnement
de la pensée « en intention » de Fanon conduit
sa biographe à une manifestation de frivolité politique
inattendue. Commentant la confidence que Fanon lui a faite d’avoir
échafaudé avec son ami le colonel Saddek un plan pour
mettre rapidement fin à la guerre en bombardant la ville
européenne d’Alger depuis l’amirauté en
profitant d’une session des Nations Unies consacrée
à l’Algérie, Alice Cherki propose : «
Alger de 1956 n’est pas Pristina ni Belgrade, et l’aln
n’est pas l’otan. Mais un tel scénario ne paraît
pas délirant de nos jours. » Alice Cherki, op. cit.,
p. 160. À vrai dire, poser le problème de l’efficacité
pratique de la seule équivalence « algérienne
» de l’intervention de l’otan dont il est question
ici reviendrait à se demander si, en 1956, 35 000 x n (coefficient
rendant compte de la disparité des territoires Serbie + Kosovo
et France + Algérie) attaques aériennes de l’aviation
du pacte de Varsovie détruisant l’ensemble des ponts
sur la Loire, le Rhône et la Seine, les raffineries de Berre,
les mines du Nord, les usines Renault et Citroën, les principaux
ministères, le siège de la sfio, la maison de Balzac,
les studios de radio et de télévision, ainsi que quelques
hôpitaux et un très grand nombre d’autres sites
en France et en Algérie, et accompagné d’une
pollution des sols avec des bombes à uranium 238, aurait
été la voie la plus directe pour un accès de
l’Algérie à son indépendance, voie qui
lui aurait assuré un cours démocratique de son histoire.
Ce n’est pas tout à fait certain.
[6] Alice Cherki, op. cit., p. 27.
[
[7] J. Postel et C. Razanajo, « La vie et l’œuvre
psychiatrique de Frantz Fanon », L’Information psychiatrique,
vol. 51, n° 10, décembre 1975, p. 1053-1073, cité
par Alice Cherki, op. cit., p. 29.
[8] Alice Cherki, op. cit., p. 32.
[9] Cf. Louis le Guillant, « Les incidences psychopathologiques
de la condition de “bonne à tout faire” »,
dans Louis Le Guillant (textes et écrits de), Quelle psychiatrie
pour notre temps ?, Érès 1984 : « … nous
en sommes finalement venus à l’étude de situations
que nous qualifions de “dominantes” et que je définirai
très brièvement. Ce sont celles qui pèsent
si lourdement qu’il est impossible de se soustraire entièrement
à leur pression et que leur influence transparaît presque
toujours à travers la trame complexe et souvent mal dessinée
ou indéchiffrable d’une existence : être un Algérien
musulman, aujourd’hui, à Paris, être, n’importe
où, un pupille de l’assistance publique, une bonne
à tout faire (note : ou un Juif, comme vient de le montrer
admirablement A. Memmi dans son récent ouvrage, Portrait
d’un Juif…) » (p. 295). Et encore : « Le
sens propre de “condition”, quand il s’agit de
celle de domestique, terme encore assez souvent employé aujourd’hui
(on dit d’une jeune paysanne qu’elle est entrée
en condition) la concerne entièrement. On saisit bien, ici,
le caractère “fort”, global, la sorte de “gestalt
sociale” réalisée par certaines situations,
dont les éléments constituent, derrière des
visages différents, un tout indissociable et gardent un noyau
permanent. C’est ce que dit la bonne du “Square”
de Marguerite Duras dans son étrange entretien avec le colporteur
: “Ce n’est pas un métier que le mien. On l’appelle
ainsi pour simplifier, mais ce n’en est pas un. C’est
une sorte d’état, d’état tout entier,
vous comprenez, comme par exemple d’être un enfant ou
d’être un malade.” » (p. 304).
[10] Alice Cherki, op. cit., p. 35.
[11] F. Tosquelles, « Frantz Fanon à Saint-Alban »,
L’Information psychiatrique, vol. 51, n° 10, décembre
1975, et Alice Cherki, op. cit., p. 35-36.
[12] Alice Cherki, op. cit., p. 175.
[13] Alice Cherki, op. cit., p. 308.
[14] Alice Cherki, op. cit., p. 52.
[15] Alice Cherki, op. cit., p. 113.
[16] Alice Cherki, op. cit., p. 206.
[17] Je pense ici au travail de Josias Semujanga, chercheur rwandais
en littérature, sur les Récits fondateurs du drame
rwandais (L’Harmattan, 1998). Il s’agit d’une
analyse du processus de désintégration des liens symboliques
de la société rwandaise traditionnelle par la colonisation.
Celle-ci a introduit dans l’eau des échanges humains
le poison de la violence dualiste, c’est-à-dire qu’elle
a introduit la contradiction sans médiation, source de violence
et de conflits irréductibles, dans une société
où tout était fait pour marquer la référence
permanente au Tout social dans les actes sociaux. Ce qui a été
mis en cause, c’est en fait la loi humaine dans ce qu’elle
a de plus fondamental, la coopération et l’alliance
qui veut que, dans le monde humain, 1 + 1 doivent faire toujours
un peu plus que 2. En effet, dans l’échange au sein
des sociétés humaines, se constitue la référence
à une autre dimension, où s’affirme l’appartenance
des deux à une communauté qui les dépasse.
Toutes les langues et tous les échanges humains sont ainsi
constitués sur ce maillage du Je, du Tu et du Il. Ce sont
précisément les instances tierces de la société
traditionnelle qui ont été violemment et immédiatement
dévaluées avec la colonisation, créant ainsi
les conditions de base à une violence sans limite entre des
parties de la société qui ne reconnaissent plus aux
autres leur caractère d’humanité. Le processus
de cette destruction des liens entre Rwandais est bien repérable
dans l’histoire. La loi Mortehan de 1926, en brisant le système
traditionnel de triple chefferie par un acte terne et violent d’abus
politique, n’écartait pas seulement la majorité
de la population de l’administration coloniale : elle créait
un lourd nuage de confusion dans le repérage de ce qu’un
Rwandais pouvait être pour un autre Rwandais. Ce n’était
là que la traduction politique d’un processus qui faisait
entrer la société dans un système binaire du
« l’un ou l’autre », système qui
débilisait les espaces de négociation et la référence
commune au Rwanda comme totalité. Ainsi, selon Semujanga,
l’opposition bakiristu/bapagani (chrétiens/païens)
allait produire des effets structurels, qui ne dépendaient
plus de ce que croyaient ou non les gens : elle allait créer
le brouillage de la place de l’autre pour chaque Rwandais,
et particulièrement le brouillage de la place de l’autre
dont dérivent tous les autres autres : l’Ancêtre.
Cet auteur montre comment cette situation a en particulier pu faire
le lit d’une fusion entre la figure du Père Blanc et
de l’Ancêtre, pour tous les Rwandais à une certaine
période, qu’ils soient catholicisés ou non.
Le rapport entre les Rwandais transitait désormais par une
figure, celle du Père Blanc, figure par laquelle ils ne pouvaient
pas se sentir reconnus puisque le discours idéologique véhiculé
par les missions faisait des Africains des êtres plus proches
de la nature que de la culture, des à peine humains : cela
à la différence de la figure de l’Ancêtre
ou du dieu Imana qui était véritablement une instance
tierce faisant lien entre les gens. Une puissante force de déliaison
a alors envahi la société rwandaise.
[
[18] Alice Cherki, op. cit., p. 298.
[19] Alice Cherki, op. cit., p. 103.
[20] Alice Cherki, op. cit., p. 96-97.
[21] Le professeur Sutter termina sans problème majeur à
ma connaissance une carrière de notable universitaire à
Marseille (N. de l’A.).
[22] Alice Cherki, op. cit., p. 131.
[23] C’est une situation très semblable qui prévaut
aujourd’hui au Guatemala où, après les années
d’élimination physique et de « génocide
culturel » (cf. Concepcion de la Garza, « La brisure
du miroir de l’altérité, génocide culturel
en pays maya », Sud/Nord « Traumatismes », n°
12), la culture traditionnelle est célébrée
sur un mode folklorisant par le pouvoir même qui avait tenté
de l’éradiquer.
[24] « En conclusion, l’universalité réside
dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque
de cultures différentes, une fois exclu irréversiblement
le statut colonial » (transcription archive ina diffusée
à l’occasion de l’interview d’Alice Cherki
par Benoît Ruelle, rfi, « Les idées »,
automne 2000).
[25] Cité par Alice Cherki, op. cit., p. 171.
[26] Alice Cherki, op. cit., p. 195-197.
[27] Alice Cherki, op. cit., p. 199.
[28] Cité par Alice Cherki, op. cit., p. 200.
[29] Alice Cherki, op. cit., p. 212-213.
[30] Cité par Alice Cherki, op. cit., p. 250.
[31] Alice Cherki, op. cit., p. 251.
[32] Alice Cherki, op. cit., p. 252.
[33] Cité par Alice Cherki, op. cit., p. 278.
[34] Cf. à ce propos les deux articles de Houria Chafaï
Salhi publiés dans Sud/Nord, Traumatismes, n° 12. J’ai
par ailleurs consacré un chapitre de L’inhumanitaire,
le cannibalisme guerrier à l’ère néolibérale,
La dispute, 2000, à rendre compte du travail clinique qui
se fait dans le service de pédopsychiatrie, dirigé
par H. Chafaï Salhi au chu Frantz Fanon de Blida.
[35] Alice Cherki, op. cit., p. 293.
[36] Alice Cherki, op. cit., p. 313.
[37] Alice Cherki, op. cit., p. 297.
[38] Alice Cherki, op. cit., p. 296.
[39] Alice Cherki, op. cit., p. 300.
[40] Alice Cherki, op. cit., p. 299.
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