Origine
http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=1300
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I Rappel du contexte d’aliénation de la période
coloniale :
(analyse suivant pas à pas la pensée de Fanon dont
les citations sont en italique)
1. Définition : la colonisation est définie
comme un système dont les bases doctrinales s’opposaient
quotidiennement à une perspective humaine authentique. C’est
toujours un phénomène violent, un programme désorganisation
des sociétés, de désordre absolu. La rationalisation
de l’entreprise par le déterminisme historique et l’apport
de civilisation et de valeur ne change rien. Le colonisé
doit demeurer structurellement sous-homme, sinon la logique ne fonctionne
pas. Comme elle ne fonctionnera pas, l’application de la violence
extrême à un sous-homme n’est pas « extraordinaire
» ; Il n’y a pas d’aliénation du colonisateur
; il gère des bêtes.
Ce dernier commence à avoir des problèmes quand sa
conscience lui impose de voir qu’il a affaire à des
hommes. Ce qu’il a trouvé de mieux, comme solution,
c’est le dépassement de la condition de colonisé
par le passage par la condition de prolétaire dans le système
(ce qui est en soi contradictoire puisque le système colonial
refuse de classer le colonisé en tant que tel) et la lutte
des classes ( ce qui sera admis plus facilement).
Fanon considérait que ces positions sont en réalité
« tissée de mensonges, de lâchetés, du
mépris de l’homme ». (indigence du cœur,
stérilité de l’esprit). « le pari de vouloir
coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors
que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien
de l’homme étaient érigés en principes
législatifs, était absurde. La structure sociale existant
en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre
l’individu à sa place. Aucune morale professionnelle,
aucune solidarité de classe, aucun désir de laver
le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification ne
trouve grâce devant l’exigence d’une nouvelle
pensée ».
2. « L’aliénation fondamentale vient
en effet de ce que le
colonisé se vivait « non homme », ce à
quoi s’opposait sa conscience. Elle lui dictait la nécessité
d’un refus dans le principe avec cet état. Il prenait
conscience de l’exigence d’un choix de principes et
de règles de vie et d’une action politique qui doit,
« de toutes ses forces, lui permettre d’accéder
à la condition humaine ».
Le colonisé ne connaît que théoriquement ou
à travers une rhétorique révolutionnaire ficelée
la culture d’émancipation. Il n’en a pas la pratique.
Tant que l’émancipation (le droit d’accéder
à la condition humaine effective) n’est pas réalisé,
tant que les principes et valeurs universelles qu’elle implique
ne sont pas appropriés, tant que la contrainte externe à
sa libération s’exerce, le colonisé est à
la recherche de la personnalité qui manifeste cet état
inaccessible d’être digne et développe des comportements
incohérents.
Ces comportements reflètent « les contradictions entre
l’état biologique d’être humain et les
violences inhumaines qu’il subit, aboutissant à une
dépersonnalisation absolue. » (agression culturelle,
intimidation, humiliation permanentes, brutalités policières
et terreur à grande échelle ; précarité
sociale sans protections : pas de droits établis, interdictions
travail, habitat, scolarité,...)
Deux types de manifestations de l’aliénation :
- une partie de la population se résigne au désespoir
et la misère morale : elle est « esclave de l’esclavage
»
- une partie « se détruit en essayant de surmonter
la détresse en s’adonnant au kif et au vin, à
la sorcellerie. La folie est l’un des moyens qu’a l’homme
de perdre sa liberté. »
3. et un traitement
- mais en même temps, une partie prend conscience qu’il
faut agir et s’organiser politiquement pour préserver
la conscience d’une vie digne d’être humain. La
prise de position de principe puis l’action, multiforme, dictée
par la possibilité, nourrissent l’espoir et permettent
la formation morale et militante et la résistance. L’
« exigence fondamentale de dignité », l’émancipation,
sont recherchées à un n’importe quel prix pour
le colonisé.
II Comment en sortir ?
1. L’organisation :
La pratique longue et pénible, toujours décevante,
du dialogue et de la fausse négociation dans le cadre du
système colonial, aboutissent après un long cheminement,
à définir des principes d’action et inscrire
l’organisation hors du champ politique délimité
par le système politique colonial et sa structuration sociale,
en vue d’accroître les chances du projet.
2. Le projet : " Faire peau neuve, développer
une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf",
Tout reposait en définitive sur l’éducation
de masse, la préparation à la violence et la fusion
militant/population aliénée pour porter au plus haut
niveau de conscience politique l’avant-garde en lutte .
Pas de négociation possible sans changer le rapport de forces
; l’action politique intègre la contre-violence et
se développe hors du champ des règles fixées
par le colonisateur pour avoir des chances d’aboutir à
la négociation. Elle est déterminée et exige
discipline de combat, sanctions dures et détermination.
III En est-on sorti ? La décolonisation :
1. dans les pays ex colonisés
" Faire peau neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf"
emprunte plus au discours révolutionnaire véhiculé
par des appareils souvent éloignés des situations
révolutionnaires effectives, sinon hostiles à ses
dernières ou les manipulant, qu’à la conscience
des colonisés, en situation. Cette conscience qui porte le
projet est en réalité celle d’un « homme
» et d’une « femme » anciens, même
s’ils sont simultanément à la recherche d’une
« pensée neuve » pour une action inédite.
Cette thèse s’est avérée à la
pratique contraire à l’émancipation et au sens
de la dignité.
Les avant-gardes post-indépendance n’ont ainsi pas
cherché à fonder à partir des sociétés
les formes appropriées d’émancipation et de
construction des Etats. Elles ont fondamentalement, consciemment
ou non, hâtivement repris à leur compte, pour aller
vite en besogne, la violence qui a présidé à
l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement
la destruction des formes sociales indigènes, démoli
sans restrictions les systèmes de références
de l’économie, les modes d’appartenance, l’appropriation
des valeurs universelles. La structure sociale post-indépendance
déduite de ces modes de structuration des Etats issus de
la décolonisation a échoué à mettre
en place des institutions traversées par le souci de l’égalité
de la dignité et de la justice. Les régimes héritiers
de la colonisation ont acculé le décolonisé
à de nouvelles situations de désespoir et de nouvelles
solutions de violence qui s’expriment massivement un peu partout
depuis les années 80..
2. Dans les pays ex-coloniaux, la culture coloniale
fait-elle partie du passé ? L’Etat de l’ex-colonisateur,
qui a attiré d’importantes migrations du fait de l’échec
social de la décolonisation n’a jamais cessé
d’être loin, et surtout aujourd’hui, de ce qu’il
était lors des manifestations d’octobre 61 : l’ancien
colonisé et sa descendance sont désignés en
permanence comme l’ennemi de l’intérieur préféré.
La classe politique qui a accompagné alors dans le consensus
la guerre est bien proche de nouveau du consensus pour traiter les
problèmes des « populations à problèmes
» cette fois françaises, mais d’origine étrangère
de deuxième et troisième génération.
La situation dans laquelle nous sommes ici et là-bas est
le produit du système économique et politique de domination
qui a fait la colonisation, avec laquelle il renoue aujourd’hui
qu’il est en crise. C’est d’abord une crise du
rapport de la France à son présent plus qu’à
son passé.
Pour en sortir, il faut reconnaître au préalable que
la référence au caractère égalitaire
ou émancipateur de la « République » est
un mythe et plus gravement une hypocrisie. Il n’y a pas de
dialogue positif avec les hypocrites : nous sommes toujours en face
de la prétendue préférence nationale qui cache
la préférence aux nantis et agresse l’aspiration
à l’égalité des droits de l’autre
et la réprime. Nous devons répondre à partir
des réalités présentes et du futur que nous
voulons, en interrogeant de nouveau le national. Notre lecture du
passé dépend de notre capacité politique à
comprendre et nous battre dans les luttes populaires où se
trouvent les ex-colonisés, mais pas tous seuls, parmi le
peuple diversement opprimé. « Il faut briser les systèmes
de référence particularistes et partir de principes
de vie réellement universels ». Il faut pour cela,
ici et là-bas, sortir de l’organisation réfléchie
à l’intérieur des théories dominantes
de l’Etat. « C’est la condition du véritable
retour à l’universalité perdue »..
Il y a de nombreuses façons de célébrer Fanon.
Ghazi Hidouci
Texte de référence pour l’espace Frantz Fanon
organisé avec le partenariat d’IPAM au Forum social
mondial de Nairobi (Kenya) des 20-25 janvier 2007.
Site de l’Espace Frantz Fanon au Forum social mondial de
Nairobi (Kenya) des 20-25 janvier 2007.
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